I.

« Envoyé en Piémont, en 1801, pour y organiser les finances, je fus à même de connaître à fond son ancien cadastre ; il était purement parcellaire, tellement que, fort bien exécuté pour servir à la répartition individuelle entre les propriétaires, il ne pouvait être d’aucune utilité pour la répartition entre les communes par le soin que chacune d’elles avait pris à cacher l’ensemble de son revenu, au moyen d’un allivrement fictif : dans l’une, la livre cadastrale représentait 100 francs de revenu, dans l’autre, 600 francs ; ainsi la première, avec un allivrement de 8 000 francs, était plus pauvre que la seconde, dont l’allivrement n’était que de 2 000 francs »2.

1Ce jugement nous semble mériter une attention particulière puisqu’il provient d’un Rapport remis au ministre des Finances français en 1817 par Hennet : ce commissaire royal du cadastre exerçait ses fonctions dans un contexte marqué par la loi du 19 septembre 1807 qui ordonnait la création d’un cadastre parcellaire général et avait tranché entre plusieurs types de cadastres qui avaient tous été essayés en France à partir de la loi du 23 septembre 1791 : le cadastre par masses de culture exécuté en vertu de l’arrêté du 27 vendémiaire an XII et le cadastre inductif à partir de l ’ arpentage et de l’expertise de 1 900 communes sur un total de 50 000 dont l’Empire était composé. Dans l’affirmation que le cadastre piémontais était « purement parcellaire », on entrevoit les profonds partages qui existaient, encore à cette date, entre les administrateurs français chargés de réaliser cet instrument de répartition de l’impôt foncier. À ce propos, il n’est pas sans intérêt de rappeler que le cadastre français fut achevé seulement en 1850, sans utiliser la structure fortement centralisée mise en place entre 1791 et 1799 par Prony, le directeur du cadastre qui avait fait procéder aux travaux d’arpentage parallèlement à la création d’un plan géodésique de la France ; pour améliorer les délais, les opérations cadastrales furent en effet confiées aux départements et aux communes, si bien que le cadastre français, à la différence de l’ancien cadastre savoyard dont on parlera par la suite, est seulement un document fiscal et non un authentique titre de propriété3.

2Le constat d’Hennet, d’autre part, se révèle particulièrement intéressant puisqu’il témoigne de la déception vis-à-vis d’une réforme cadastrale, comme celle qui avait été réalisée dans le Piémont, qui avait connu une vaste popularité dans le milieu des administrateurs français pendant le xviii^e siècle. On peut expliquer le profond désarroi éprouvé par Hennet, promoteur convaincu de cadastres géométriques et parcellaires, si l’on considère le poids que la connaissance des réformes accomplies dans les anciens états italiens eut dans la formation de la culture politique des administrateurs français du xviii^e siècle. En effet, les méthodes expérimentées en Italie jouèrent en France un rôle majeur dans le rejet ou l’adoption de solutions techniques précises (l’adoption de la planchette, la création de plans parcellaires) ainsi que de cadres juridiques spécifiques (la création de communautés, le degré de leur dépendance vis-à-vis de l’administration centrale, le rôle des propriétaires vis-à-vis des experts-estimateurs). Dans cet article, j’essayerai de reconstruire l’histoire de cette continuité d’intérêt, car ce furent précisément les administrateurs et les écrivains d’économie politique français qui, partagés entre des projets de réforme différents et souvent opposés, utilisèrent les informations dont ils disposaient, pour soutenir ou pour discréditer la réalisation d’un cadastre général en France. Circonstance qui explique comment un pays qui réalisa son cadastre général seulement au xix^e siècle parvint à imposer cet instrument de répartition de l’impôt au centre du débat politique européen tout au long du xviii^e siècle.

II.

3L’importance du rôle joué par les administrateurs et les écrivains d’économie politique français dans la formation d’un courant favorable à la création de cadastres est évidente si l’on considère que la grande époque de leur réalisation, celle qui se situe aux alentours de la guerre de Succession d’Espagne4, ne vit pas un débat public. Avec R. Zangheri5, on peut en effet affirmer que les cadastres réalisés en Catalogne, dans le duché de Savoie et dans le duché de Milan étaient le produit d’une culture administrative enracinée dans des dynamiques de longue durée et de choix techniques eux aussi ancrés dans un savoir-faire et des compétences juridiques très anciennes : le vieux concept « hoc fructuum nomine continetur quod justis sumptibus super est »6 adopté par les experts milanais pour déterminer le « revenu imposable », et l’emploi de la planchette témoignent suffisamment de la force de ces pratiques liées à la confection des estimi du Moyen Âge. À la différence de ces derniers, où les biens-fonds étaient décrits sommairement sans être ni mesurés, ni estimés suivant des catégories, ni même représentés géométriquement, les cadastres du xviii^e siècle adoptèrent le plan, instrument d’affirmation du pouvoir de l’État7. La continuité des anciennes pratiques ne doit cependant pas dissimuler le caractère presque révolutionnaire des cadastres réalisés au cours du xviii^e siècle : le savoir-faire consolidé et les connaissances juridiques anciennes soutinrent en effet un projet politique qui, associant le renforcement de l’État à la poursuite de la justice distributive, parvint à restreindre les privilèges fiscaux et les libertés politiques dont avaient joui jusqu’alors toutes sortes de privilégiés, les nobles, les ecclésiastiques, les villes et certaines provinces entières8.

4À partir des années cinquante du xviii^e siècle, le climat culturel change : au centre de la réflexion des administrateurs et des intellectuels, en train de devenir des écrivains d’économie politique9, se place en effet la recherche de stratégies aptes à assurer la force de l’État tout en accroissant la richesse nationale. Au cadastre, instrument qui avait été mis en œuvre pour répartir l’impôt d’une façon plus rationnelle et équitable, en restreignant les privilèges, on demanda désormais de stimuler et d’accroître la richesse nationale. C’est dans ce contexte que les cadastres réalisés dans les anciens états italiens se transforment en puissants modèles de réforme : ce furent les administrateurs et les économistes français qui, se partageant sur la désidérabilité et la rentabilité de la mise en œuvre de cet instrument en France, ouvrirent un débat public sur l’utilité des cadastres généraux. Ils firent ainsi circuler ce puissant « rêve cadastral »10 qui séduisit les élites dirigeantes européennes avec la remarquable exception de l’Angleterre qui, comme on le verra, tout en ayant développé d’excellentes pratiques d’arpentage, ne connut et ne connaît pas encore aujourd’hui le cadastre général11.

5On doit toutefois souligner que ce ne furent pas les cadastres italiens qui furent exploités en première instance par les partisans français de cadastres généraux : le premier cadastre qui eut une certaine notoriété fut celui de la principauté de Catalogne12, connu sous le nom de cadastre Patiño, du nom du surintendant des finances de qui émana en 1714 le Real Decreto de Catastro, suivi l’année suivante des Normas generales du Real Catastro (1715). Véron de Forbonnais, l’un des économistes les plus significatifs du groupe se réunissant dans les années cinquante autour de l’intendant du commerce Goumay et qui domine la scène publique avant le succès de l’école physiocratique13, utilisa l’expérience du cadastre catalan pour démontrer, dans ses Considérations sur les finances d’Espagne (1753), l’utilité de cet instrument qui, fixant la rente foncière à un moment donné, décharge l’investissement. Visant à subordonner les besoins de l’État au développement économique, Forbonnais employa le cadastre Patiño pour attaquer la réforme adoptée par le contrôleur des finances Machault en établissant le vingtième : cet impôt proportionnel, frappant l’industrie et l’accroissement de la rente foncière, ne déchargeait pas le surplus obtenu par l’exploitant et par le propriétaire. Il est intéressant de remarquer que toujours en 1753, année de publication des Considérations, Forbonnais fit paraître la traduction de l’ouvrage d’un fonctionnaire proche du parti de Philippe V, Jeronimo Uztáriz14, qui avait critiqué le cadastre réalisé par Patiño justement parce qu’il ne l’avait pas uniquement utilisé pour frapper la rente foncière, mais pour imposer l’industrie15.

6À ce propos, il est important de souligner que les écrivains qui réfléchirent en France, entre 1753 et 1757, à la réforme des finances, se déclarant favorables à la création de cadastres, le firent pour assurer la fixité de l’imposition sur la rente foncière, comme cela se faisait en l’Angleterre, un pays où, à partir d’un choix politique précis, on avait atteint ce but sans utiliser les cadastres. En tenant compte de ce choix dans un pays où le propriétaire foncier avait acquis un rôle prédominant, il est possible d’expliquer la présentation de la land tax fournie par Herbert. Faisant siennes les considérations avancées par Boisguilbert dès 1697, Herbert transforma la land tax en une imposition foncière répartie grâce au cadastre : « Si le gouvernement [anglais] n’avait pas une extrême attention à la répartition judicieuse et toujours égale de ces impositions et à leur perception, s’il ne favorisait pas la population et l’industrie par tous les moyens imaginables, si le cadastre ne fixait d’une façon invariable l’impôt sur les terres, toutes les choses nécessaires à la vie auraient augmenté plus considérablement, non à raison de la quantité d’or et d’argent qui serait dans le pays, mais en proportion de la diminution du peuple travaillant, et des franchises et des inégalités qui se seraient introduites »16. Comme on le sait, la land tax était une imposition foncière qui était répartie à partir de listes de propriétés rédigées d’après les déclarations faites par les propriétaires eux-mêmes. Ces listes, envoyées à l’office central sans indiquer les noms des propriétaires, formaient la base sur laquelle s’effectuait le prélèvement. La land tax, contrairement à ce qu’écrivait Herbert, n’était pas répartie grâce au cadastre : elle ne prévoyait ni mesures, ni registres écrits et, forcément, pas de plans. La land tax était, en outre, administrée par un personnel qui n’avait aucun rapport de dépendance vis-à-vis de l’administration : les commissaires qui s’occupaient de sa répartition étaient choisis et nommés par le Parlement en tenant compte des desiderata des comtés17.

7La solution envisagée par Herbert, qui prévoyait la création d’une imposition fixe sur la rente foncière répartie par les propriétaires eux-mêmes sans l’intervention d’un personnel dépendant de l’État, correspondait précisément à celle que souhaitait Forbonnais. Pour soutenir son point de vue, il opéra une sélection parmi les réformes réalisées en Europe et décida de donner beaucoup de relief au cadastre que Patiño avait ordonné, et qui avait estimé le revenu général en faisant recours aux déclarations soumises au contrôle d’experts envoyés sur place, sans toutefois réaliser de plans. Forbonnais, au contraire, ne fit rien pour faire valoir une autre réforme, à savoir celle du cadastre savoyard, sans doute parce qu’elle représentait l’un des exemples les plus importants de ce qu’une administration fortement centralisée avait réalisé pour atteindre l’équité fiscale. Sur l’exemple de ce qui venait de se produire dans le duché de Milan et utilisant le savoir-faire des géomètres lombards, le roi Victor-Amédée II avait ordonné, en 1728, la création d’un cadastre géométrique et parcellaire avec les plans de son duché de Savoie, opération qui fut portée à terme après sa mort, en 1738, et qui pendant longtemps représenta le seul exemple en Europe d’un cadastre conçu comme un instrument pour estimer et imposer uniquement la rente foncière18 ; un cadastre donc qui se détachait de la vieille tradition des cadastres descriptifs du Moyen Âge qui étaient utilisés pour estimer le revenu global et pour répartir l’impôt entre ses composantes, tradition qui, au contraire, était en application en Catalogne.

III.

8Ce furent précisément les méthodes employées dans le cadastre savoyard, très proches de celles qui avaient été expérimentées dans le duché de Milan, que le milieu des administrateurs français apprécia le plus à la fin de la guerre de Sept Ans : l’intérêt pour le cadastre du duché de Milan et pour le cadastre piémontais (comme on le verra, on doit plus correctement parler de la péréquation de la principauté de Piémont, du cadastre savoyard et des cadastres des provinces ayant autrefois appartenu au duché de Milan et réunies au royaume après la paix de Vienne) est intimement lié aux partages techniques, culturels et politiques nés à la suite de l’édit d’avril 1763 qui ordonna la création, en France, du premier cadastre général du royaume19. Si l’on peut affirmer que la loi de 1807 a réalisé un rêve conçu par les administrateurs qui se regroupaient dans le département des impositions à partir des années soixante-dix du xviii^e siècle, milieu où Hennet ainsi que Gaudin s’étaient tous deux formés20, c’est précisément grâce aux connaissances acquises et aux choix accomplis dans les années soixante à l’intérieur du Contrôle général des finances. L’intendant des finances d’Ormesson, chargé d’exécuter l’édit d’avril 1763, décida que ce qui était connu dans ses bureaux et dans ceux des intendants provinciaux n’était pas suffisant. Tout en sachant qu’il existait « de bons écrits anglois sur la manière pour arpenter »21, il décida, de concert avec le contrôleur général des finances Henri Bertin, et avec le soutien de l’intendant des finances Trudaine, d’envoyer en Italie un homme qui lui était attaché par des liens d’amitié et de fidélité, le receveur général des finances Harvoin pour « y prendre les renseignements et documents, ainsi que des modèles et des copies des pièces qui peuvent servir à l’exécution de l’objet qu’on se propose »22.

9Après avoir séjourné à Grenoble et avoir exprimé une opinion négative sur le péréquaire qui y avait été réalisé dès 1697 par l’intendant Bouchu23, Harvoin arriva à Turin, pourvu d’instructions précises, le 5 août 1763, pour vérifier « si leur besogne était bonne ou mauvaise », comme le roi Charles Emmanuel III eut à le souligner au cours de la longue audience qu’il lui accorda le 10 septembre24. Pendant les quatre mois qu’il passa à Turin (du 5 août au 15 décembre 1763), l’envoyé français fut frappé non seulement par la quantité et la qualité du matériel produit par les bureaux du cadastre piémontais et savoyard, mais surtout par la disponibilité du roi et de ses collaborateurs à lui donner des éclaircissements verbaux sur ce qui était en cours de discussion. Harvoin arriva en effet à Turin au cours de l’été 1763, période pendant laquelle le roi était en train de s’occuper des provinces d’Alexandrie, de Valence et de Lumelline, qui avaient été acquises après la paix de Vienne et qui n’avaient pas fait l’objet d’opérations cadastrales, à la différence des provinces de Tortone, Voghera, Vigevano, Ossola et Pallanza, provinces qui avaient elles aussi été réunies au royaume de Piémont, mais qui avaient été arpentées et estimées par les autorités milanaises dans les années vingt.

10Grâce à la collaboration des administrateurs piémontais chargés des opérations cadastrales de ces provinces nouvellement acquises, qui mirent à sa disposition leurs archives et leurs connaissances, Harvoin comprit que dans le royaume il existait trois différents types de cadastres ; c’est ce dont il fit part à d’Ormesson à qui il écrivit que :

« l’opération du Piémont n’a été faite que relativement aux paroisses en général, pour connoître seulement leur etenduë, et leurs revenus, à fin de proportionner les impositions entre les communautés, mais qu’il n’a point eté opéré dans chaque communauté pour mettre les contribuables en proportion entr’eux. Que celles pour le Duché de Savoye ont été faittes dans toutes les parties, mais que faute d’instructions suffisantes, et d’éxpèrience sur la matière, il s’est introduit des erreurs qui ont donné lieu à des plaintes et à des représentations ; d’ailleurs, par la même raison il a eté employé beaucoup plus de tems et d’argent qu’il n’en auroit fallû, si l’on eût été plus instruit. Au contraire l’operation des Provinces nouvellement reünies, a été aussy faitte, non seulement dans toutes ses parties mais sur des principes beaucoup plus simples et bien plus epurés que ceux employés dans la Savoye, avec une diminution de frais de près de trois quarts, par conséquent on sera donc portée de tirer un très grand party de cette derniere opération. Il paroît donc qu’il y a tout lieu d’être très satisfait de ce que S.M. le Roy de S[ardaigne] a bien voulû étendre ses bontés jusqu’à donner des ordres pour procurer la communication de cette derniere opération »25.

11Dans son Mémoire sur les cadastres des Pays soumis à la domination de Sa Majesté le Roy de Sardaigne26, Harvoin consacra plus de 600 pages à décrire et à expliquer les différences existant entre la péréquation du Piémont, la méthode employée en Savoie et la démarche utilisée dans les provinces nouvellement acquises, donnant sa préférence à cette dernière.

12La réforme lancée dans le Piémont par Victor-Amédée II en 1698, et menée à terme eri 1731 par son fils, Charles Emmanuel III, avait en effet adopté des procédures techniques simples et donc relativement rapides. Les équipes d’experts et d’arpenteurs envoyées sur place pour mesurer et estimer le revenu des biens-fonds avaient décidé de ne pas les mesurer individuellement, mais par groupe déterminé selon les identités de destination culturale (par masses de culture) ; ils avaient choisi en outre de ne pas réaliser de plans, procédure qui explique comment en un laps de temps assez court, vu l’interruption des opérations entre 1704 et 1708 à cause de la guerre, ces équipes aient pu terminer en 1716 la mesure des 794 communautés dont était composée la principauté. Une partie importante des 300 000 « journaux » de biens-fonds que cette opération, dirigée par l’administration centrale grâce à la présence sur place des intendants provinciaux, avait récupérés pour le fisc, fut destinée par Victor-Amédée II « au bénéfice universel des sujets »27, pour soulager les communautés les plus imposées. Employant une méthode très proche de celle adoptée par l’intendant Bouchu dans le Dauphiné et de celle mise en place en 1699 par le landgrave Karl dans son Landgraviat de Hesse-Cassel28, Victor-Amédée II avait obtenu des résultats politiques importants, presque révolutionnaires. Le souverain piémontais, qui avait conféré aux équipes envoyées sur place le pouvoir d’identifier, de définir juridiquement les biens exempts d’impôt, de les mesurer et les estimer, réussit à restreindre les privilèges dont jouissaient les ecclésiastiques, à récupérer des biens-fonds passés abusivement en biens féodaux, et surtout à renforcer son autorité. 11 est pourtant incontestable que la péréquation des charges entre les communautés n’était pas sans reproches, comme l’atteste le secret qui entoura pendant tout le siècle les critères de la répartition du subside entre ces dernières. Faute de cadastres au niveau communal, le poids relatif de chaque communauté avait été déterminé en adoptant la moyenne des valeurs obtenues à partir des estimations des arpenteurs, des informations fournies par les intendants provinciaux, des déclarations rendues par les propriétaires des biens ecclésiastiques et féodaux et des contrats de vente enregistrés. Ce qu’il importe avant tout de souligner, c’est que la répartition du subside entre les contribuables de chaque communauté était sujette à toute sorte d’abus de la part des nobles et des ecclésiastiques, ce qui posait à nouveau les problèmes que la péréquation avait cherché à résoudre : l’équité fiscale à travers l’affirmation de l’autorité de l’État vis-à-vis des pouvoirs forts. C’est justement pour surmonter ces difficultés qu’en 1739, Charles III avait pris la décision de dicter des règles très strictes de confection des cadastres de chaque communauté29. Les opérations furent confiées aux communautés sous la vigilance et le contrôle de l’intendant : la disposition royale de 1739 et les nombreuses instructions données par les intendants tout au long du siècle, qui imposèrent l’utilisation de la planchette ou table prétorienne, ne renouvelèrent pourtant pas les critères d’estimation ; l’estimation ne fut pas faite, comme en Savoie, pièce par pièce, mais par « valva » (ensemble de biens de même valeur). Le résultat de ce mouvement de création de cadastres, qui s’échelonne pendant tout le xviii^e siècle, fut ce « cadastre purement géométrique » dont Hennet parlait dans son Rapport : dans le cas de la principauté de Piémont, l’adoption de techniques très avancées et sophistiquées (plans parcellaires et matrices) ne donna pas les résultats auxquels on pouvait s’attendre et qui furent au contraire obtenus dans le duché de Milan. Comme on le sait le cadastre milanais est un vrai cadastre géométrique général, puisque, dans le duché, grâce au savoir-faire du mathématicien de la cour Marinoni et à la personnalité du président de Miro, magistrat formé par d’importants conflits juridictionnels à Naples, qui apporta dans le duché de Milan sa haute conception du rôle de l’État, la première « Giunta del Censimento » (1718-1733) choisit de représenter chaque unité minimale en possession d’un propriétaire (parcelle) dans un plan géométrique à l’échelle et d’en estimer le revenu imposable, publiant cette estimation. Ce fut précisément la crainte de voir remise en question la péréquation générale réalisée par son père, qui poussa Charles III à ne pas estimer les parcelles, pourtant si soigneusement décrites et recensées, et surtout à ne pas publier les estimations après leur réalisation, car elles risquaient de ne pas être conformes à celles qui avaient été réalisées entre 1698 et 1731.

13Dans son Mémoire sur les cadastres des Pays soumis à la domination de Sa Majesté le Roy de Sardaigne, Harvoin s’exprima nettement en faveur du troisième type qui était en cours d’application dans le Piémont, celui qui concernait les provinces nouvellement réunies : pour assurer l’uniformité des opérations cadastrales, le roi piémontais avait créé une « junte consultive [sic] auprès de sa personne, destinée à lui présenter des projets uniformes pour chaque opération, dictés par la justice, et également utiles à son service et à celui du public, et qui assurassent le succès d’une opération aussi importante » ; pour la direction des opérations Charles III avait créé un « Bureau, composé des sujets capables, et gouvernés par un règlement propre pour entreprendre, continuer et accomplir les opérations et mit à la tête un surintendant ». Le contentieux était ainsi soustrait aux tribunaux ordinaires car les contestations qui pouvaient naître à la suite de la mesure des pièces (effectuée par des géomètres en se servant de la table prétorienne), de l’estimation de chaque parcelle (confiée conjointement à quatre estimateurs, deux nommés par chaque communauté et deux nommés d’office), de la confection des plans et des livres de transport (confiés aux géomètres) étaient portées devant ce même bureau. Analysant ce troisième type de cadastre, Harvoin comprit qu’il était en présence d’une réforme qui avait beaucoup de points communs avec celle qui avait été exécutée dans le duché de Milan. Ralentis par toutes sortes de difficultés, entre autres l’invasion franco-piémontaise de 1733 lors de la guerre de Succession polonaise, les travaux du cadastre du duché de Milan s’étaient terminés seulement en 1757.

14Dès son arrivée à Milan, le 16 décembre 1763, Harvoin avait soumis à une attentive analyse la Relazione dello stato in cui si trova l’opera del censimento universale del ducato di Milano nel mese di maggio dell’anno 175030 de Pompeo Neri, le président de la dernière « Giunta » (1749-1756) à qui l’on doit la conclusion des opérations cadastrales dans le duché de Milan. Sa déception dut être grande puisqu’en examinant la Relazione de Neri, qu’il avait lue en traduction, Harvoin découvre que ce livre était « relatif a la situation de l’état de Milan et ne peut avoir d’application ailleurs ». Harvoin jugea dans les mêmes termes la Raccolta degli editti31 qui avait paru à Milan en 1760 à la suite de la Relazione. Ce recueil de lois, à la rédaction duquel Neri n’avait pas participé, concernait exclusivement l’état de Milan et il ne pouvait par conséquent « servir d’aucuns renseignemens, modèles instructions ou indications pour l’établissement d’un cadastre dans quelque pais que ce soit »32.

15En mars 1764, lors de leur rencontre à Florence où Neri était rentré après la fin des travaux du cadastre milanais, Harvoin lui soumit un mémoire33 dans lequel il lui faisait part de ses perplexités quant à la traduction en français de sa Relazione. Conscient de l’inutilité pratique et des risques que cette traduction pouvait entraîner en France au niveau politique, Harvoin avait exprimé ses doutes également à Bertin qui était le promoteur de cette traduction. L’opinion de l’ancien président de la « Giunta » était tout à fait conforme à celle exprimée par Harvoin :

« Mais pour dire la verité, je crois que vous avés fort bien fait d’insinuer la suspension de ce projet pour deux raisons : la première parce que la marche de ce livre est uniquement relative a la circonstance locale de l’état de Milan, et que la moitié n’a aucun rapport avec les loix, usages, coutumes, positions et circonstances des provinces de France. La seconde parce que cette Relation est par elle même insuffisante pour donner des notions de ce qui a eté pratiqué, fait et exécuté dans le Milannois ; il est nécessaire de sçavoir que la même Relation fut dressée par nécessité dans les premiers mois de ma commission, apres qu’a mon arrivée à Milan, on m’eut remis un archive fort nombreux et trés en désordre, parce que lors de la guerre de 1733 il avoit été transporté en confusion a Mantoue et depuis rapporté a Milan, et laissé dans la même confusion jusqu’à l’établissement de la nouvelle junte. Comme dans ce tems tous les ministres de l’ancienne junte etoient morts, il convenoit de remettre en ordre tout ce qui avoit été fait pour acquérir par ce moïen et peu a peu les notions et connoissances et se mettre en etat, sans le secours d’une tradition vocale de ceux qui avoient opéré et de ce qu’avoient passé les defunts ministres, a fin de prendre une idée juste de ce qui avoit été fait, de ce qui restoit a faire et des difficultés qu’il y avoit a surmonter. On a donc rapporté dans cette Relation, tant ce qui restoit a faire en adherant aux actes et mémoires de l’ancienne junte, que ce qu’il était posfsible] de pratiquer dans les premiers mois de la commis[sion] mais cela ne suffit pas pour donner des eclaircis[sements] de ce qui fut en effet exécuté lorsque l’on mit la m[ain] a l’ouvrage. On a fait aussi plusieurs opérations sur la matiere auxquelles l’ancienne junte interompuf[e] par la guerre n’avoit pas eu le tems de penser ; dans quelques parties, on a fait divers changemens dans les opérations et surtout dans celle de l’ancienne junte, des quelles ma Relation de 1750, n’a pû rendre compte. Ainsi cette Relation est insuffisante comme on l’a désja dit pour avoir l’histoire complette du Censiment de Milan, et a de plus plusieurs deff[auts] que l’on evite rarement dans des operations faites par nécessité et confuses en elles même ; en par[lant] sincèrement je n’ay d’autre pretention dans cet ec[rit] que celle d’avoir parlé avec un certain esprit prophé[tique] que l’evenement n’a que trop justiffié. Je crois donc que le mieux serait de faire une histoire des opérations qui ont eté mises en usage dans l’exécution du Censiment de Milan, tant pour la partie mécanique que pour la partie législative du travail en les dépouillant, autant qu’il serait possible, de l’ennuyeux amas de contestations qui ont toujours affligés [sic] les provinces de cet Etat, et en relevant les principes generaux de justice et de prudence qui peuvent contribuer a procurer le même bien et le même avantage dans toutes les nations. Je me suis appliquée [sic] a ramasser tous les matériaux necessaire [sic] pour former cette histoire, et j’ay toujours eû ce projet dans l’esprit, désirant ardemment d’avoir quelques mois de repos pour pouvoir l’effectuer, afin de conserver la mémoire, non tant de ce qui a eté fait, que des raisons qui ont obligé d’agir ainsi ; un nombre infini d’occupations qui se sont succedées jusqu’à present, se sont opposées a ce que je pusse executer ce projet, mais comme je vois, qu’independemment de ma propre satisfaction, la publication d’un tel ouvrage pourrait épargner du travail, a ceux qui penseraient a l’etablissement d’un Censiment dans les pais etrangers, j’emploierai toute la diligence possible, et je feray mes effors pour trouver le tems nécessaire d’accomplir sur cela mes desirs »34.

16Si la Relazione de Neri ne fournissait pas les renseignements souhaités et ne pouvait donc pas servir de modèle, elle pouvait, au contraire, être très dangereuse : la traduction en français d’un ouvrage qui laissait une énorme place aux contestations soulevées par les propriétaires qui se sentaient lésés, offrirait, selon Harvoin, de puissants arguments à ceux qui, en France, s’opposaient à la création du cadastre général prévu par l’édit d’avril 1763.

IV.

17Ce que Harvoin craignait en 1764, s’avéra en 1767, quand la Relazione de Neri connut une « version expurgée » grâce à Véron de Forbonnais qui inséra dans les Principes et Observations économiques, ouvrage conçu pour contester la doctrine physiocratique de l’« impôt unique sur le produit net », une quatrième partie intitulée Précis historique du cadastre établi dans le Duché de Milan35. Forbonnais qui, dès les années cinquante, avait utilisé le cadastre Patiño pour attaquer la réforme fiscale de Machault qui ne sauvegardait pas la rente foncière, utilisa la Relazione de Neri en 1767 pour démontrer la nature fondamentalement arbitraire et despotique du cadastre. Pour comprendre cette apparente contradiction, il est nécessaire de prendre en considération la culture politique de Forbonnais et surtout sa sensibilité très proche de la réflexion janséniste sur la nature irrémédiablement corrompue de l’homme.

18À cause des liens qui l’unissaient à Choiseul, partisan de la ligne de concertation en matière fiscale avec les parlements, Forbonnais avait été contraint par Bertin à s’autoexiler, en 1763, dans ses terres à Champaissant. Il était retourné à Paris en 1764, après la déclaration du 21 décembre 1763 qui mettait le cadastre projeté sous le contrôle des parlements, et après le remplacement de Bertin au Contrôle général par L’Averdy, le conseiller du parlement de Paris choisi par Choiseul pour donner exécution pratique à la politique de concertation en matière fiscale élaborée avec les meneurs de l’opposition parlementaire36.

19Une fois rentré sur la scène politique, Forbonnais chercha, d’une part, à obtenir une approbation officielle pour la réforme qu’il avait expérimentée dans ses terres ; de l’autre, il attaqua frontalement les administrateurs qui empêchaient que sa réforme ne se généralise car ils soutenaient, comme d’Ormesson, la nécessité de créer en France un cadastre général :

« Le cadastre est une spéculation théorique régulière qui doit flatter tous les gens bien intentionnés qui ne sont pas au fait des campagnes, et ceux qui aiment à faire tout d’autorité. Voilà pourquoi M. d’Ormesson en est l’apôtre, et il n’y a que lui de bien zélé. Comme c’est son département, et qu’il est aussi entêté que borné, il faut que la balance penche de ce côté, mais sans décision, d’autant qu’on voit le public très opposé ; cela seul retient sur tout projet quelconque ; car je vous réitère qu’on serait comblé de joie de voir celui-ci s’étendre ; on le goûte : Travaillons en conséquence, c’est par l’assiduité qu’on force le bien »37.

20Cette lettre est particulièrement importante car elle nous permet de reconstruire les motivations qui poussèrent Forbonnais à utiliser la presse pour défendre son projet de réforme antiautoritaire et pour discréditer ceux qui lui semblaient aimer l’autorité comme d’Ormesson : « Il [d’Ormesson] a sa manie, et dans la tête une méthode impraticable, et il ne veut que celle-la. C’est un homme honnête mais borné, entêté et peu actif. En deux mots, il y a six ans que tous les ingénieurs de sa généralité travaillent au cadastre de sa paroisse, où ils n’ont pas fini ». L’attention de Forbonnais s’était surtout concentrée sur Harvoin :

« J’ai vérifié que le sieur Harvoin, envoyé en Piémont pour connoître la méthode cadastrale avait réellement des bureaux. Mais ce qui s’y fait, je l’ignore ; est-ce par ordre du gouvernement ? Je l’ignore encore. Il n’est pas douteux que tous les ignorants admirent les opérations du cadastre parce que cela tient à la perfection mais il rencontrera en France des grandes difficultés : 1) dans la volonté des peuples ; 2) dans la classification des terres ; 3) dans les suites de l’arpentage ; 4) dans les longueurs ; 5) dans les dépenses ; 6) dans les impositions nécessaires. Le Piémont et le Milanais sont de petites provinces et des plaines ; l’autorité y est absolue, et le droit féodal très restreint, la variété du son médiocre ; cela ne nous ressemble pas. Sans attaquer le cadastre, je fais voir très clairement dans ma Réponse que l’objet de mon opération a été d’arriver au même but, en évitant cette forme et ces inconvénients »38.

21La Réponse à laquelle Forbonnais se référait paraîtra dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances de juin 176739. Cet écrit, où il prenait ses distances par rapport au cadastre géométrique confié à des experts-estimateurs, avait été précédé depuis quelques mois par la publication du Précis, ouvrage où Forbonnais s’efforça le plus de discréditer le cadastre milanais et de soutenir son propre projet de réforme.

22En effet dans le Précis, la Relazione de Neri est sciemment « réécrite » pour démontrer l’impossibilité d’une réforme cadastrale en France : à un examen attentif, le Précis révèle en effet une traduction sélective et manipulée du texte de Neri40. Forbonnais omit des parties et il tourna le texte de telle façon que le lecteur était seulement amené à entrevoir dans cette réforme d’énormes dépenses et d’immenses difficultés ; il y était surtout enclin à faire partager son opinion, hostile à la création d’un cadastre général en France :

« On peut même, sans trop accorder de créance aux discours vulgaires, supposer qu’il existe encore un grand nombre de fautes [dans le cadastre milanais] ; parce que l’abus de la corruption est inséparable de l’humanité, et en général l’exactitude ne peut être attendue que des communautés elles-mêmes, et de l’intérêt que chaque particulier aurait à la juste répartition de l’impôt. Toute autre méthode sera coûteuse, longue, incertaine et sujette à collusion. [...] Ce travail, auquel on ne peut refuser l’éloge d’une grande méthode, a duré, pour 2 387 communautés, l’espace de vingt ans, sans y comprendre les diverses suspensions, et passe pour avoir coûté plus de 9 millions. Dans un pais moins bien cultivé et moins fertile que le Milanois, les changemens seraient vraisemblablement assez considérables dans un espace de cinquante années, pour exiger un nouveau travail : et si une pareille méthode étoit appliquée sur quarante mille communautés, dans les mêmes principes, il parait que la réforme serait devenue indispensable dans celles par lesquelles on aurait commencé, longtems avant qu’on eut achevé le travail des dernières : dès-lors il serait impossible d’arriver jamais à une balance entre les provinces, qui parait le résultat unique cherché par cette immense et dispendieuse opération. Peut-être même les circonstances locales seraient-elles un obstacle insurmontable pour cette balance, dans un pais où la diversité des usages et des privilèges généraux et particuliers n’auroit pas permis de remplir l’objet de la société d’une manière uniforme »41.

23Forbonnais, convaincu de la nature corrompue de l’humanité, avait, dès 1764, confié à l’assemblée des propriétaires la tâche de répartir équitablement la contribution foncière sans la confier aux administrateurs qui risquaient d’y introduire le despotisme : « nous connaissons tous nos propriétés, nous connaissons celles de nos voisins [...] les hommes rassemblés se respectent, les hommes les plus injustes au fond de leur âme corrompue, ne veulent pas le paraître, et un fait constaté par la notoriété publique ne sera point altéré dans l ’ assemblée de ceux qui en joignent la plus intime connaissance à un intérêt direct pour la vérité »42. C’est pour réaffirmer ce présupposé qu’il insère dans les dernières pages de son Précis la requête présentée « À Monseigneur l’intendant de la généralité » afin qu’il lui soit donné la possibilité d’adopter les mêmes critères que ceux qu’il avait suivis dans ses terres : à Champaissant la taille était répartie par les contribuables sur la base des déclarations qu’ils avaient rendues sans qu’un personnel payé par l’État ne s’en mêle. Forbonnais, de toute évidence, avait décidé au début de l’année 1767 de régler publiquement ses comptes avec le cadastre milanais.

24La commission des finances, créée en exécution de la déclaration du 21 novembre 1763, composée de six représentants du parlement et de la Cour des aides de Paris, et chargée de vérifier s’il existait les conditions pour réformer le système fiscal français en adoptant le cadastre général43, s’engagea à discréditer la méthode employée dans les provinces nouvellement acquises par le roi Charles III, c’est-à-dire la réforme proposée par Harvoin comme modèle possible. Ce qu’il est important de souligner c’est que ce fut Harvoin lui-même qui procura les données de fait que la commission utilisa pour mettre fin au « rêve cadastral » français. Harvoin fut chargé par L’Averdy d’abréger le Mémoire sur les cadastres des Pays soumis à la domination de Sa Majesté le Roy de Sardaigne qu’il avait écrit à Turin et qu’il avait envoyé à d’Ormesson au moment où la crise politique née du refus des parlements d’accepter la réforme cadastrale était à son apogée. Dans son Mémoire sur les cadastres44, Harvoin rendait compte des caractéristiques spécifiques des trois réformes qui avaient été réalisées dans le Piémont, tout en synthétisant les trois premières parties du Mémoire sur les cadastres des Pays soumis à la domination de Sa Majesté le Roy de Sardaigne, et il donnait encore une fois sa préférence à la réforme qui était en cours de réalisation dans les provinces d’Alexandrie, de Valence et de Lumelline.

25Dans la quatrième et dernière partie du Mémoire sur les cadastres qui a pour titre Avantages résultans de la formation des péréquations soit pour l’État en général soit pour les contribuables en particulier, Harvoin se déclarait convaincu des avantages que la réforme cadastrale avait apportés dans le royaume de Piémont, tout en reprenant les considérations qu’il avait développées dans la Récapitulation finale de son Mémoire sur les cadastres des Pays soumis à la domination de Sa Majesté le Roy de Sardaigne. La création du cadastre avait en premier lieu atteint le but de l’équité fiscale, elle avait en outre permis au roi d’avoir un cadre exact de la population ; la réforme avait enfin donné au roi la possibilité de réunir au domaine « les biens qui en avoient été alienés au préjudice des constitutions fondamentales de son état ». Le roi de Sardaigne était en outre parvenu « à connoitre la vraye valeur et le produit réel des biens de ce même domaine, de sorte qu’il en tire les mêmes avantages que pourraient en tirer des particuliers qui en seroient propriétaires ». La création du cadastre « a fait rentrer dans la masse des biens sujets au tribut, tous les biens acquis par les gens d’Église, depuis l’année 1620 et il y a également assujetti ceux qu’ils pourront acquérir à l’avenir, par quelque voye et manière que ce puisse être ». La réforme, si importante d’un point de vue économique, s’était enfin révélée fondamentale dans l’organisation plus générale de l’État, car elle avait « procuré des lumières certaines et entières sur la force, ou la faiblesse intrinsèque de chacune des parties de l’administration dans le plus grand détail et dans la plus scrupuleuse exactitude, on en avait formé un tableau unique, qui sert au roy de Sardaigne à régler annuellement toutes les parties de son gouvernement ». Harvoin concluait son Mémoire sur les cadastres en indiquant combien une telle opération aurait coûté en France :

« La province d’Alexandrie contient deux cent vingt mille journaux. Le journal égale un arpent et demi de France, mesure du roy, ainsy la province d’Alexandrie contient trois cent trente mille arpens de France. La mesure de cette province et toutes les opérations qui y sont relatives ont coûtés [sic] cent dix mille livres de Piémont faisant cent trente deux mille livres de France. Par conséquent trois cent trente mille arpens ont coûtés [sic] cent trente deux mille livres, ce qui revient à huit sols l’arpent mais cela ne suffit pas pour faire une juste spéculation : pour cet effet il serait nécessaire de faire faire un essay par des personnes désintéressées et sur la bonne foy des qu’elles on put compter »45.

26Les informations contenues dans le Mémoire sur les cadastres d’Harvoin furent utilisées par les auteurs des Observations sur l’imposition unique à tant par arpent en substitution de la taille et de la capitation et des vingtièmes écrites pour sanctionner la fin du « rêve cadastral » conçu par d’Ormesson et Bertin. L’auteur de ces Observations, envoyées en 1768 à Choiseul en même temps que le Mémoire sur les cadastres d’Harvoin, après avoir comparé les caractéristiques des impositions existantes dans le Piémont avec celles qui avaient lieu en France, et relevé le manque d’uniformité dans l’administration française par rapport à celle du Piémont, la nature des privilèges en France, les compétences en matière fiscale reconnues par la déclaration du 21 novembre 1763 aux cours souveraines, les sommes immenses employées pour réaliser le cadastre de l’Alexandrine, donnait un jugement négatif sur la possibilité de réaliser la réforme cadastrale « dans un Royaume aussi considérable que celui de la France [...]. Il résulte de ces Observations que la constitution de l’État, les loix rendües sur la matiere des impositions, les tribunaux crées pour en connoitre, les usages diffèrens, les Privilegès du Clergé et de la noblesse, et ceux attachés aux offices, ainsy qu’une dépense considérable, sont autant d’obstacles a vaincre pour établir ce Cadastre en France, et que cet objet, avant d’entreprendre son éxécution, demande les plus mûres réflexions »46.

27Puisque la réforme cadastrale n’était plus à l’ordre du jour en France, le Mémoire sur les cadastres d’Harvoin, trouva sa place, après de simples changements de style, sous le titre d’ Impositions dans les États du Roi de Sardaigne, dans les Mémoires concernant les droits et les impositions en France et en Europe qui parurent, sans nom d’auteur, justement en 1768- 176947. La mission d’Harvoin en Italie, qui avait été suivie, après l’émanation de la déclaration du 21 décembre 1763, par une vaste enquête sur les systèmes fiscaux des États européens menée en utilisant le personnel diplomatique en place48, produisit en effet un recueil, dont l’importance49 ne peut pas cacher le fait qu’une enquête née avec un but opérationnel s’était transformée en un sujet d’étude.

V.

28Forbonnais poursuivit sa campagne contre la création en France d’un cadastre général confié à des experts-estimateurs et son combat en défense de la valorisation du rôle autonome des communautés et des propriétaires, en publiant une Observation sur la Lettre de M. Pingeron, qu’on peut lui attribuer par la ressemblance entre le Précis et plusieurs passages de cet article où l’« opération du grand cadastre », c’est-à-dire le cadastre à la milanaise, définie « par détail », était mise en contraste avec le cadastre « par déclarations » confié aux communautés elles-mêmes « car qui peut mieux que les habitans eux-mêmes, parvenir à cette évaluation juste et proportionnelle, par les connoissances journalières de leur propre territoire, et d’en apprécier les déclarations par comparaison d’un domaine à un autre, d’une pièce de terre, d’une prairie à une autre, etc. Des Appréciateurs étrangers n’en connoissant souvent que la superficie, seront-ils plus instruits que ces habitans résidens ? »50. Il est important de souligner que la Lettre, à laquelle cette Observation servait de réponse, avait été publiée dans le Journal œonomique de novembre 176851 par J.-C. Pingeron. Cet « attivissimo tramite délia cultura tecnica, economica e giuridica italiana con la Francia del 1700 »52 partageait l’aversion de Forbonnais non seulement pour le système physiocratique, mais aussi pour la création d’un cadastre géométrique et parcellaire confié à des experts-estimateurs. Pingeron mit à la disposition de Forbonnais ses connaissances techniques acquises au cours de ses voyages en Italie, pour discréditer le cadastre milanais tout en utilisant ce qui avait été expérimenté dans le Piémont. Dans sa Lettre, Pingeron s’était en effet déclaré favorable à l’adoption en France des mêmes procédures que celles qui avaient été utilisées pour effectuer la péréquation de la principauté de Piémont, opération dont les limites avaient été mises en relief par Harvoin : on se souviendra qu’il avait souligné que « l’opération du Piémontna été faite que relativement aux paroisses en général, pour connoître seulement leur etenduë, et leurs revenus, à fin de proportionner les impositions entre les communautés, mais qu’il n’à point eté opéré dans chaque communauté pour mettre les contribuables en proportion entr’eux » et qu’il s’était donc exprimé en faveur des méthodes fortement centralisées qui avaient été employées pour créer les cadastres des provinces nouvellement acquises puisqu’elles assuraient l’uniformité et permettaient de proportionner la contribution à l’impôt de chaque propriétaire. Dans sa Lettre, et à l’instar de ce qu’avait fait Forbonnais dans le Précis en traitant du cadastre milanais, Pingeron présenta au public français une version fortement sélective de la réalité piémontaise pour soutenir une hypothèse de réforme qui était profondément anticentralisatrice et qui visait à attaquer les « faiseurs de projets » :

« Les besoins pressans du Roi de Sardaigne aujourdh’hui régnant, écrivait-il, l’obligerent pendant la guerre à exiger un tribut annuel. Comme ses intentions étaient qu’il fut reparti de la manière la plus juste et la moins onéreuse, il se servit du tableau d’imposition de chaque Paroisse. Comme celles-ci n’avoient pu faire de fausses déclarations à leurs Syndics, ni aux anciens qui connaissaient parfaitement la valeur absolue et relative de leurs fonds, le Prince eut un état fidèle du prix et du revenu des terres, c’est ainsi que le cadastre fut fait sans le sçavoir. Ne serait-il pas aisé d’employer le même moyen par-tout ailleurs ? Chaque généralité devrait etre imposée, par exemple, à tant l’arpent de telle ou telle espèce de terrain, ayant plus ou moins de débouché et de facilité pour vendre ; si chaque Paroisse qui la compose, régloit elle-même l’imposition d’après ce principe, en permettant toutefois au particulier prétendu lesé ou lesé-réellement de faire ses représentations dans un temps fixe, un cadastre ne seroit plus une opération effrayante, et cesseroit de fournir matière aux spéculations des faiseurs de projets. La somme de tous ces petits cadastres particuliers, seroit le cadastre général. Partant d’après les faits, modifiant ce que la nature des lieux et celle des gouvememens exige, on court moins de risque de s’égarer »53.

29Certes, le cadastre proposé par Pingeron et qui pouvait se faire « sans le savoir » n’était pas le type de cadastre que d’Ormesson et Harvoin voulaient réaliser en France.

VI.

30Ce fut dans un climat politique et culturel profondément changé que le travail d’Harvoin réapparut, grâce à des personnages proches de Turgot. L’ancien intendant de Limoges, une fois devenu contrôleur général avait en effet cherché à donner corps à la réforme cadastrale et il avait rédigé un édit qui prévoyait la création à Paris d’une école gratuite d’arpenteurs54. Turgot, en outre, prévoyait d’associer les propriétaires à la répartition de l’impôt et c’est pour cette raison qu’il avait sollicité l’intervention de Dupont de Nemours qui, en 1775, rédigea pour lui le Mémoire sur les municipalités à établir en France où était prévue la création d’une pyramide d’assemblées de propriétaires55. Nonobstant la disgrâce de Turgot, la question de la création du cadastre général et de la participation des propriétaires à la répartition de l’impôt demeura d’actualité. À ce propos, il est important de souligner que le Mémoire sur les cadastres des pays soumis à la domination de Sa Majesté le Roy de Sardaigne écrit par Harvoin en 1764 ne cessa pas de poser des problèmes aux écrivains d’économie politique qui, comme Le Trosne, cherchaient à réformer la répartition de l’impôt, en suivant la leçon de Turgot. Le Trosne, qui avait adopté la doctrine physiocratique de l’impôt unique sur le produit net, dut reconnaître dans De l’Administration provinciale et de la réforme de l’impôt que son proj et de réforme avait « des rapports avec le cadastre » réalisé dans les États du roi de Sardaigne et écrit :

« Il semble que ce qu’on a fait dans un endroit, on peut le faire ailleurs ; que ce qu’on a fait dans un petit État, on peut le faire dans un grand, parce que ce qui est praticable dans deux ou trois Provinces, l’est également dans vingt-cinq et trente. Lorsque j’ai composé cet Ouvrage, je n’avois aucune connoissance du cadastre exécuté dans les États du Roi de Sardaigne, et je vois avec grand plaisir combien il a de rapports avec l’opération que je propose. Ce cadastre a été long et coûteux, parce qu’on a arpenté le territoire avec la plus grande exactitude, et aux frais du Gouvernement. Mais si l’arpentage est désirable pour une plus grande précision, je ne le crois pas nécessaire ; je pense qu’une description à vue suffit, 1°) parce que c’est sur le revenu qu’il s’agit d’imposer, et non sur l’étendue ; 2°) parce que les gens du lieu connoissent parfaitement l’étendue, et que l’inventaire de chaque numéro, fait avec les précautions que j’indique, donnera une connoissance suffisante du territoire. Si par la suite les Communautés se déterminent à faire un plan et arpentage, ce sera plus pour leur satisfaction et pour la plus grande sûreté de toutes les possessions, que pour la régularité de l’assiette de l’impôt. Le Piémont a été d’abord cadastré en vertu d’un Édit de 1731 ; ensuite la Savoie, par un Édit de 1738. L’opération du Piémont ayant été faite la première et sans modèle, a été plus difficile, et a produit quelques inconveniens, qu’on a évités dans la formation du cadastre de Savoie. L’opération a été encore plus parfaite pour les nouvelles Provinces que le Roi de Sardaigne a acquises par les traités de Wormes et de Vienne ; elle a été faite avec plus de promptitude, de régularité et moins de dépense. Lorsque le feu Roi a envoyé à Turin pour prendre les instructions sur les différentes cadastres établis dans les États du Roi de Sardaigne, ce Prince a fait faire avec le plus grand détail des copies de toutes les pièces de cette dernière opération, comme étant la plus parfaite, et méritant à tous égard la préférence ; ainsi le Ministère de France est à porté de s’instruire de tous ces détails, et ces pièces existent dans les bureaux »56.

31Grâce à Turgot, Le Trosne avait évidemment eu accès à ce matériel qui ne cessa de stimuler la réflexion de ceux qui soutirent les raisons du cadastre général en France, comme Richeprey, l’élève de Monge à l’École du génie militaire de Mézières qui, après avoir passé cinq années en Corse prenant part aux travaux du plan terrier, était rentré en France grâce à Turgot qui lui avait donné la charge d’inspecteur et commis des finances pour le bureau de la Corse. Pendant son séjour à Milan, lors de son voyage en Italie (1777-1778), Richeprey avait étudié la réforme cadastrale et avait « recherché quel bien elle avait produit, quels étaient les inconvénients qu’on lui reprochait et comment il fallait la réaliser ou l’étendre pour qu’elle réalisât les vœux des sujets et des gouvernements »57. Il est important de souligner que dans le Rapport lu à l’Assemblée de l’Administration de Haute-Guyenne58, en exposant sa réforme axée sur la création de plans parcellaires, sur l’adoption d’une unité de mesure uniforme, il prévoyait le système métrique, et sur des critères d’estimations uniformes, il cita non seulement les Mémoires de Moreau de Beaumont mais d’autres mémoires manuscrits qu’on peut avec vraisemblance identifier avec les mémoires que Harvoin avait écrits au cours de son séjour en Italie :

« Des voisins de la France ont été plus heureux. Le Roi de Prusse a fait encadastrer la Silésie en se servant des moyens à peu-près semblables à ceux que vous employés (Voyez les Mémoires [de Moreau de Beaumont] 2^e volume). On a encadastré avec plus de perfection encore le Milanais, mais on y avait inutilement travaillé pendant plus de cent ans, jusqu’à ce qu’on a eu recours à un des plus célèbres savans de l’Italie. Il a fondé la juste répartition sur la perfection des cadastres de chaque communauté (Voyes ci-joint les Mémoires manuscrites sur les cadastres du Milanois, n° 3003, pièces justificatives). Les impositions ont été aussi reparties dans le Piémont sur des cadastres parfaits dont le feu Roi de Sardaigne se glorifiait comme du plus grand monument de sa bienfaisance (Voyes les Mémoires manuscrits et les instructions du Roi de Sardaigne, n° 3004 Pièces justificatives) ».59

32La fortune dont jouit l’exemple piémontais grâce au travail d’Harvoin permet d’expliquer l’absence de référence au cadastre milanais dans le Recueil méthodique des lois, décrets, règlemens, instructions et décisions sur le cadastre de la France approuvé par le Ministre des Finances60, un texte qui deviendra la bible du personnel chargé de réaliser en Italie les dispositions prises par Napoléon. Après avoir retracé l’histoire des lois cadastrales avant la loi impériale de septembre 1807, les auteurs de ce texte établirent une ligne de continuité non seulement entre ce qui avait été fait par l’Assemblée Constituante et l’Empire, mais aussi avec la grande tradition absolutiste, et pas seulement française. Une place importante dans la reconstruction de cette continuité était donnée en effet à l’exemple piémontais : « Ainsi l’expérience a ramené par degrés à l’idée de l’Assemblée constituante, qui avait été aussi celle de Colbert et de plusieurs autres Ministres ; idée réalisée en Savoie et en Piemont, mais avec des imperfections qui ne se retrouveront pas dans le cadastre de F Empire français »61.