1Quand en 1929, dans le premier numéro des Annales, Marc Bloch publia sa documentation sur les plans parcellaires en Europe, il y inclut une contribution sur le cadastre allemand écrite par Walter Vogel et traduite par Marc Bloch lui-même1. Vogel y décrit les fonds cadastraux, surtout du xix^e siècle, dans cinq pays d’Allemagne et cite les principales études de géographie historique qui contiennent des reproductions de plans parcellaires. Qu’une courte publication de quelques pages n’ait pu prétendre épuiser le sujet va de soi. C’est pourquoi l’auteur lui-même annonça un complément à ce premier exposé. Or, comme on le sait, l’initiative de Marc Bloch est restée lettre morte. Dans une large mesure, le cadastre allemand reste donc encore à découvrir, et pas seulement par le public français2. Les cadastres allemands existent pourtant, peut-être plus nombreux que l’on ne pourrait s’y attendre. Cependant, il faut les rechercher non seulement à travers la recherche régionale, mais aussi à travers la connaissance archivistique. Dans ce but, une perspective internationale est bienvenue, car elle exige une vue d’ensemble sur les états de l’Empire germanique. Bien sûr, comme les autres cadastres européens, le cadastre allemand est un instrument fiscal et politique nécessaire au développement de l’État moderne. Ce qui est différent, c’est peut-être moins le cadastre que la fiscalité de l’État.

I. L’ÉTAT DE FINANCE DANS L’ALLEMAGNE DE L’ANCIEN RÉGIME

2Si, en France, la naissance de l’État moderne est caractérisée par le développement de l’État de justice du Moyen Âge en un État de finance aux temps modernes3, on trouve un processus tout à fait similaire en Allemagne et dans les pays du Nord bien que structuré différemment. Ici, l’accent est porté sur le développement de l’État domanial (Domänenstaat/Domain State) en un État fiscal (Steuerstaat/Tax State). Cette distinction, introduite dans la discussion historique par Schumpeter4, a été reprise par l’historien danois Petersen pour caractériser l’essor de l’ensemble des grandes puissances européennes à l’époque moderne5. Cette expansion de l’État, tant vers l’extérieur par l’extension de son territoire que vers l’intérieur par l’intensification de son administration, était rendue possible par le fait que l’État n’était plus limité dans le financement de ses activités par le seul produit du domaine princier, comme cela avait été le cas au Moyen Âge, mais qu’il réussit à trouver un nouveau financement dans l’impôt. L’instrument de choix était l’impôt indirect qui pouvait être introduit directement par le prince et qui frappait directement les sujets. Ce nouveau paradigme ne tarda pas à susciter des recherches fructueuses, dont un premier bilan fut tiré par l’historien anglais Bonney. Ceci permit de dégager une typologie de la modernité en ce qui concerne le système financier des états européens de l’Ancien Régime finissant6.

3Cependant, cette interprétation générale laissait de la place à mainte spécificité. L’accent peut-être trop exclusivement porté par Bonney sur l’impôt indirect ne laisse en Europe qu’un seul état vraiment moderne (l’Angleterre avec l’électorat du Hanovre) et surestime une structure donnée d’impôt au détriment de la réalité effective de la force financière des états. De plus, il y a beaucoup d’états en Europe, à l’époque moderne, qui, sans s’élever au type d’état fiscal et sans pouvoir financer la chose publique exclusivement par des impôts indirects, restent quand même des états fortement fiscalisés tout en pourvoyant les finances publiques d’une manière différente. C’est notamment le cas des états de l’Empire qui, indépendamment de la souveraineté territoriale obtenue par eux au traité de Westphalie, restent des organismes étatiques ambigus, entre une autonomie intérieure et fiscale et une appartenance à l’Empire et ses institutions. Ici, l’extension de la fiscalité publique est un but et une nécessité également évidents sans que, pour autant, un contrôle absolu de l’impôt sur tous les sujets soit directement atteint. C’est pourquoi Oestreich et Krüger ont introduit le terme d’État de finance (Finanzstaat) comme étape intermédiaire entre l’État domanial et l’État fiscal7. Déjà Schumpeter avait attiré l’attention sur la grande crise de l’État domanial à la fin du Moyen Âge. Le remplacement de l’armée féodale des chevaliers par l’armée des lansquenets ainsi que l’essor de la cour comme instrument du gouvernement territorial naissant, avaient augmenté la demande de moyens financiers que le revenu du domaine princier ne suffisait plus à couvrir. La crise pouvait être surmontée dans la mesure où les états généraux prenaient en charge les dettes, mais en tant que dettes publiques du pays et non en tant que dettes privées du prince. Cela impliquait un triple renouvellement : la naissance de l’État, la participation des états généraux et la transformation des revenus payés en nature en impôts payés en argent : « La naissance de l’État comme État de finance est exclusivement due à la participation des états généraux » (Oestreich). Un premier exemple étudié fut le landgraviat de Hesse (Krüger). La Hesse était une des grandes puissances protestantes de l’époque de la Réforme. Sa division entre plusieurs branches dynastiques, après 1567, diminua sa force mais ne fit que renforcer l’effort pour mettre à profit tous les moyens financiers de l’État, ce qui aboutit à un essai de rationalisation de toute l’économie du pays8. Or, le cas de la Hesse n’est pas unique et on peut trouver une politique similaire dans d’autres pays de l’Empire9. Sur cette base, Buchholz a repris l’expression d’État de finance comme une désignation plus générale, assise sur les caractéristiques de la fiscalité des états de l’Empire jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, fiscalité qui exige le plus souvent la participation des états généraux et repose essentiellement sur l’impôt direct, voire foncier10. Finalement, le terme d’État de finance est entré dans le droit public allemand11 où il a pris une signification quelque peu différente et désigne d’une manière générale tout système politique qui, pour ses besoins, recourt à des revenus acquittés essentiellement en argent – économie de finance – et non en nature12. Ce terme d’État de finance est, par ailleurs, distingué du terme plus spécifique d’État fiscal qui, lui, caractérise un État dont les finances reposent essentiellement sur des impôts13. Le paradigme historique qui se déploie dans le temps a donc été redéfini sur un plan systématique par le droit public.

4Les états d’Empire (Reichsstände) de l’Ancien Régime en Allemagne se présentent donc sous forme d’états de finance. Si l’exercice de la justice avait défini la domination princière du Moyen Âge, c’est la fiscalité qui créa l’État des temps modernes. La monétarisation des revenus rendit possible le calcul des revenus et des dépenses du prince et l’établissement d’un budget. Le prince pouvait imposer ses sujets plus directement et les soumettre plus fortement à sa domination. Le lien entre protection du prince et aide des vassaux et sujets cessa d’être une relation personnelle pour acquérir un caractère public. Du même coup, la participation au gouvernement ne se faisait plus dans le conseil du prince mais dans les assemblées des états territoriaux (Landstände). La noblesse, les villes et dans de rares cas même les paysans assumèrent l’administration de la dette publique. Ils votaient et levaient les impôts et pouvaient essayer de discuter l’usage que le prince en faisait.

5Bien sûr, l’impôt ne supprima pas les autres formes de revenu public. Le prince continuait d’exploiter ses domaines et souvent, il étendit même son exploitation directe à d’autres entreprises comme les mines. L’administration de la dette publique par les assemblées d’états n’empêchait pas non plus le prince d’introduire d’autres impôts comme des indirects sur toute sorte de marchandise. Mais l’importance de l’impôt direct et foncier restait primordiale et atteignit souvent plus de trente, voire quarante pour cent des revenus publics14. Bien sûr, aussi, le degré de la participation des assemblées d’états variait dans les différents pays de l’Empire et il y avait bien des princes qui essayaient imposer leurs sujets de leur propre autorité et sans passer par les assemblées d’états. Mais bien que, après 1648, l’influence des assemblées d’états en Allemagne s’affaiblît sous l’absolutisme princier, ce dernier n’y prit pas une extension telle que la connut la France de 1614 à 1789. L’État de finance allemand diffère donc de l’État fiscal anglais et Scandinave par le fait que la source principale du revenu public n’est pas l’impôt indirect mais l’impôt direct et surtout foncier. Malgré l’identité du terme, l’État de finance allemand diffère aussi de l’État de finance français par le fait que l’impôt est souvent placé sous le contrôle des assemblées d’états.

6Sous le régime de l’État de finance les impôts connurent un développement marqué. Dans une société agraire, l’impôt sur la possession foncière devait nécessairement être ancien. Ainsi on trouve ce type d’impôt dans presque tous les états de l’Empire, bien que sous des formes variables et des noms différents (Bede [prière], Schoss [payement], Schatzung [impôt sur la fortune] etc.). Au commencement (xii^e siècle), c’était un impôt extraordinaire, levé en cas de nécessité et avec le consentement des sujets. Aux xiv^eet xv^e siècles, il devint un impôt ordinaire avec une tarification fixe. Il restait cependant une charge modique.

7Cela changea avec les grandes guerres de l’époque moderne, quand de nouveaux impôts fonciers furent introduits à deux époques. Curieusement, ce fut l’empereur qui fraya la voie. Bien qu’il échouât à se procurer un pouvoir fiscal propre, les états de l’Empire le laissèrent faire pour obtenir le pouvoir d’imposer leurs propres sujets. Les guerres de l’Empire contre les Hussites d’abord, au xv^e siècle, puis contre les Turcs au xvi^e siècle, donnèrent l’occasion de lever un premier nouvel impôt sur la fortune (Türkensteuer), non pas sur les états de l’Empire mais sur leurs sujets. Les conclusions de la diète de 1543 donnèrent aux états de l’Empire le pouvoir d’imposer leurs sujets, à l’exception des domaines princiers et des possessions nobles. La loi d’Empire de 1654 entérina définitivement le système15. Au xvii^e siècle, la guerre de Trente Ans et les guerres de Louis XIV aidant, la même chose se répéta pour un second nouvel impôt, la contribution (Kontribution), à la différence près que l’impôt était maintenant directement levé au niveau des états de l’Empire sans plus passer par le biais de l’Empire. Pratiquement, chaque état de l’Empire introduisit ce nouvel impôt, anticipé souvent déjà pendant la guerre de Trente Ans pour le financement des charges de défense ou d’occupation, et au plus tard dans la seconde moitié du xvii^e siècle pour l’entretien d’armées permanentes.

8Si l’impôt de guerre de l’Empire restait une charge limitée aux cas de nécessité, la contribution, quant à elle, fut levée régulièrement par année ou même par trimestre. La ponction devint donc régulière et c’est cela qui posa problème. Jamais le mode de répartition de l’impôt n’avait vraiment été conforme à la répartition des fortunes. Mais ce qui pouvait passer si l’impôt se levait rarement et dans une proportion modique, se transforma en oppression quand l’impôt devint une lourde charge, répétée à courts intervalles. La disproportion entre le montant de l’impôt et le revenu de l’objet imposé pouvait être si forte qu’il y avait des fermes qui ne trouvaient plus preneur. Or, la nécessité de la reconstruction après les guerres du xvii^e siècle ainsi que la philosophie gouvernementale, qu’elle fut d’inspiration chrétienne ou éclairée, tendaient à assurer une répartition plus égale des charges publiques, en même temps que l’absolutisme cherchait tout simplement une augmentation des revenus du prince. Tout demandait un renouvellement de la répartition de l’impôt et surtout de l’impôt foncier, principale source du revenu public. À ce moment, les nouvelles techniques du mesurage trigonométrique et de la cartographie étaient prêtes à y répondre. On peut donc, à juste titre, s’interroger sur la façon dont se fit en Allemagne le passage de l’estime au cadastre.

II. LES CADASTRES ÉTRANGERS

9Curieusement, l’apparition des premiers cadastres dans l’Empire est surtout due à des influences étrangères : influence des Provinces-Unies où la cartographie topographique avait atteint un niveau particulièrement développé, influence des pays nordiques où l’impôt foncier avait acquis une importance particulièrement grande.

A. Les Provinces-Unies

10Les Provinces-Unies étaient, à l’époque moderne, le grand centre de l’édition des cartes et atlas qui dominaient le marché européen. En ce qui concerne les cartes cadastrales, ce pays était important pour les cartes des administrations des digues (waterschapen). Ces cartes étaient à la fois des cartes techniques pour la construction des digues et des cartes cadastrales pour la répartition des frais de leur entretien16. Dès leur création comme état indépendant, les Provinces-Unies furent une puissance régionale et exercèrent une influence territoriale, politique et finalement dynastique en dehors de leur propre territoire.

11L’intérêt territorial dominait dans le cas du comté de Lingen sur le bord oriental de l’Ems qui devint possession des Habsbourg, ducs de Gueldre en 1548, puis fut conquis par les Provinces-Unies en 1597 et finit par devenir une possession de la maison d’Orange en 1633. Déjà sous les Habsbourg, la nouvelle acquisition fut objet d’un recensement du domaine princier, commencé en 155517, auquel s’ajouta un véritable cadastre parcellaire commencé en 1603-1605, après la conquête par Maurice d’Orange, et terminé en 1616-1619, après une interruption due à une reconquête par les Espagnols18. Ce cadastre, qui est peut-être le premier connu en Allemagne, reposait déjà sur un mesurage du terrain et aboutit à un registre parcellaire et à un registre des possessions. Cependant, le montant de l’impôt foncier n’y est pas noté. C’est pourquoi il ne fut pas directement utilisé pour la perception de l’impôt. En outre il n’est pas accompagné de cartes.

12L’intérêt politique domine aussi dans le cas du comté de Frise orientale où les Provinces-Unies exerçaient une médiation souvent décisive entre le prince et les assemblées d’états. Cela amena, à plusieurs reprises, des géomètres hollandais dans le comté, offrant leurs connaissances pour lever des cartes de digues. Un premier travail encore isolé, en 1628, concerne une colonie hollandaise établie sous les murs d’une forteresse des Provinces-Unies en territoire étranger Bunderneuland)19. Il est célèbre surtout par son auteur, le cartographe Jean Sems (1572-1656), qui y avait acquis lui-même une propriété. Plus importants sont les travaux de deux autres cartographes hollandais, qui levèrent des cadastres pour deux syndicats de digue (Deichachten), celui de l’Ems inférieure près Emden en 20 feuilles à l’échelle de 1 /8 700, levé par Jean de Honart (1669-1673) (voir dans le cahier photographique, la carte 1) et celui de Esens en 8 feuilles à l’échelle de 1/8 330, levé par Jean-Baptiste Regemont (1670-1679)20. Bien que limités dans leur extension, ce sont de véritables petits cadastres, qui reposent sur un mesurage et consistent en des cartes parcellaires qui renvoient aux registres de possessions. Ils furent effectivement employés pour la collection des cotisations.

13Quant aux relations du comté de Nassau-Siegen sur la Lahn, pays natal de la maison d’Orange, avec les Provinces-Unies, elles n’exigent pas d’explication. Et des influences hollandaises s’exercèrent probablement, en 1711-1722, quand le comte Frédéric-Guillaume-Adolphe (1691-1722) y fit lever par le mathématicien Éric-Philippe Ploennies (1672-1751) des cartes cadastrales des communes à l’échelle de 1/7 200 et des cartes topographiques du pays à l’échelle de 1/3 8 4 0021. Bien que le travail fût bien avancé et présentât avec des descriptions topographiques (Markbeschreibungen) et des registres des possessions (Markbücher) toute possibilité d’être employé pour la collecte des impôts, l’œuvre fut abandonnée à la mort du prince.

14Le cas hollandais frappe donc par sa précocité et par sa perfection technique. Tout le système du cadastre mesuré y est déjà. De surcroît, le cadastre est effectivement mis en vigueur.

B. Le Danemark

15Au Danemark, la défaite dans la guerre de Trente Ans avait provoqué une réforme de l’État aboutissant à l’introduction d’un gouvernement absolutiste en 1660-1664, et à une réforme du système agraire et fiscal. À la suite de la vente du domaine royal d’une part et de l’abolition des privilèges fiscaux de la noblesse d’autre part, toute propriété foncière fut soumise au même impôt foncier. Par le mesurage du terrain, par l’estimation du revenu agraire et par l’évaluation de la fortune imposable, on obtint en 1688 un cadastre de l’impôt foncier qui forma dorénavant la base des finances du royaume de Danemark22.

16Le Danemark gouvernait les duchés de Slesvig et de Holstein et il les incorpora même dans son royaume en 1713. En outre, le roi de Danemark régna par succession sur le comté d’Oldenbourg de 1667 à 1773. C’est ainsi qu’il y introduisit son système d’impôt foncier reposant sur des terriers (jördebØger, Erdbücher), mais sans pour autant donner directement naissance à des cartes cadastrales. Dans les duchés de Slesvig et de Holstein, ce ne fut qu’à partir des années soixante du xviii^e siècle que l’on commença à lever des cadastres, destinés d’ailleurs moins à une réforme des impôts qu’à une réforme agraire. C’est dans le but d’augmenter les rendements agricoles par le partage des communaux et le remembrement des champs dispersés, que l’on mesura la propriété foncière et leva des cartes parcellaires. Le renouvellement des impôts ne fut qu’une conséquence de cette réforme agraire. Les plus connues de ces cartes sont celles levées sous la direction du géomètre Bruyn (1739-1799) pour la partie danoise des duchés. Elles sont au 1/1 800 pour les cartes parcellaires et au 1/4 845 pour les cartes des communes. Mais les parties des duchés gouvernées par d’autres princes suivaient de très près cet exemple23. Ces cartes ont le grand avantage de contenir un double état de la situation, avant et après la réforme, ce qui les rend extrêmement intéressantes pour l’histoire agraire24. Dans le comté d’Oldenbourg, il faut attendre la fin de l’époque danoise pour voir les premiers essais d’un cadastre, levé pourtant par des gens nourris encore dans la tradition danoise. Georges-Chrétien d’Oeder (1728-1791) commença en 1781 à mesurer le pays pour lever des cartes parcellaires au 1/4 000 et des assemblages au 1/20 000. Comme au Slesvig-Holstein, le but était une réforme agraire, c’est pourquoi les cartes parcellaires furent vite abandonnées comme trop chères. Seules les cartes topographiques furent achevées25. Il en existe une édition moderne au 1/25 00026.

C. La Suède

17En Suède, l’arpentage du pays à des fins fiscales commença au xvi^e siècle. Bien connu est le cadastre de 1628 reposant sur un mesurage général du finage et sur une estimation des revenus agricoles. Sur cette base, le gouvernement absolutiste de Charles XI (1660/1672-1697) put introduire à partir de 1680 un nouveau système d’impôt foncier. La politique de reconstruction du domaine royal et de la propriété paysanne au détriment des derniers agrandissements de la propriété noble assura à la couronne un financement solide, soit par les revenus de ses propres domaines soit par les impôts acquittés par les propriétés paysannes, même si la propriété noble restait par privilège exempte d’impôt. Le cadastre jouait un rôle éminent. Il assurait à la fois au roi l’impôt et au paysan la propriété parce que, contre paiement de l’impôt, le paysan achetait la protection de la couronne contre les convoitises de la noblesse. De cette façon, le système fiscal put assurer le financement des dernières guerres de la Suède, à son époque de grande puissance27.

18L’Empire suédois incluait depuis le traité de Westphalie des possessions allemandes : le duché de Brême et la Poméranie antérieure. Cependant, après la défaite suédoise dans la guerre du Nord en 1720, seule la partie de la Poméranie antérieure située au nord du fleuve Peene resta suédoise, et ce jusqu’au congrès de Vienne en 1815. Comme le Danemark, la Suède eut du mal à introduire son système d’impôt foncier dans ses possessions allemandes. Dans le duché de Brême, on trouve les terriers suédois (Jördebücher, Erdbücher) depuis 168528. Ils donnent dans l’ordre de la hiérarchie administrative un état de toutes les fermes avec l’indication des propriétaires et/ou fermiers ainsi que des revenus que l’Etat en tirait. Dans la Poméranie antérieure, la politique suédoise d’introduction de son système d’impôt foncier échoua. Au début, la Suède avait reconnu l’ancienne matricule fiscale. Mais, dès 1680, elle procéda à une révision sous le nom de lustration en faisant vérifier l’estimation de la propriété paysanne par une commission à laquelle des représentants des États territoriaux (noblesse et villes) participaient. La même commission devait aussi vérifier l’exemption fiscale de la propriété noble. Mais elle ne le fit jamais et toute l’initiative fut vite abandonnée. Dix ans plus tard, Charles XI reprit cette politique mais en séparant arpentage et estimation de la fixation de l’impôt. La première partie, c’est-à-dire l’arpentage et l’estimation, se fit exclusivement sous direction suédoise. En 1692, le roi envoya huit arpenteurs suédois sous les ordres du maître Gunno Eurelius (1661-1709) en Poméranie antérieure. En 1698, ils achevèrent leur arpentage des finages, qui se composait d’une description accompagnée de l’estimation de la qualité des champs et d’un relevé cartographique. La deuxième partie, c’est-à-dire la fixation de l’impôt, fut aussi placée sous direction suédoise, exercée cette fois par le conseiller Magnus Lagerström (1665-après 1728). Mais elle ne put pas se passer de la participation des assemblées d’états qui furent autorisés à y déléguer quatre représentants. Malgré des conflits fréquents, Lagerström arriva, lui aussi, à mener le travail à bien. Ainsi, en 1709, un cadastre (ou une matricule) de la propriété imposable était prêt à être présenté à la diète de la province (matricule dite de Lagerström)29. Le projet était à la fois ambitieux et traditionnel. Il était ambitieux dans la mesure où il mesurait et mettait sur carte tout le pays. Mais il restait traditionnel dans la mesure où l’arpentage s’arrêta au niveau des quartiers d’assolement des champs, sans spécifier les parcelles, et où le projet ne servait qu’à modifier la vieille matricule qui dénombrait les propriétés avec l’ancienne unité agraire (Hufe). On renonça par conséquent à la possibilité de tirer le vrai profit du mesurage en basant l’impôt sur l’évaluation des parcelles. Mais même avec ce compromis, l’œuvre n’aboutit pas. L’achèvement du cadastre en 1709 coïncida avec la défaite suédoise de Poltava qui mit fin à toute action de force de la couronne de Suède en Poméranie antérieure. Les tentatives ultérieures pour mettre ce cadastre en vigueur n’eurent pas plus de succès30. Ce n’est que dans la partie sud de la Poméranie suédoise, acquise par la Prusse en 1720, que le cadastre suédois semble avoir été effectivement opérationnel (cf. plus bas).

19Il reste cependant de cet échec fiscal le splendide atlas de la Poméranie suédoise (1692-1698), dans les limites que lui avait fixées la paix de Saint-Germain de 1679. Il consiste en plus de 1 700 cartes cadastrales de village, à l’échelle de 1/8 000-1/8 300, avec une carte générale à l’échelle de 1/64 000 mesurant 1,82 x 3,10 m (voir dans le cahier photographique, la carte 2). Il s’agit de cartes par masse de culture distinguant les terroirs cultivés divisés en quartiers d’assolement, les terres incultes, les prairies, les bois, etc. Chaque carte est accompagnée d’une description du finage qui précise les différentes cultures avec leur extension exacte et donne les noms des paysans (c’est-à-dire des fermiers) et leur part du finage. Ce sont les premières véritables cartes cadastrales en Allemagne et elles forment une source d’histoire agraire d’autant plus intéressante qu’elles documentent un état de l’habitat et de la végétation qui a disparu depuis longtemps31. L’édition sur papier32 et la présentation sur l’Internet33 sont en cours et forment actuellement le projet le plus ambitieux de la recherche cadastrale en Allemagne.

20Dans les difficultés de la Suède à introduire son système d’impôt foncier dans les territoires allemands, nous retrouvons à l’identique le cas du Danemark. Les deux pays étaient obligés d’agir à une distance plus ou moins grande et étaient en outre liés par les conditions dans lesquelles ils avaient pris possession de ces territoires. C’est pourquoi les assemblées d’états de ces régions avaient assez de force pour faire prévaloir les coutumes qui assuraient leurs droits et correspondaient à leurs intérêts. Le cas de la Poméranie suédoise est particulièrement évident. De la même façon, la Suède n’avait pas non plus réussi à introduire son système d’impôt foncier dans les états de l’Empire unis à elle au xviii^e siècle par union dynastique (Palatinat de Deux-Ponts 1681-1718, Hesse-Cassel 1720-1751).

21On arrive donc à une première conclusion et cette conclusion est contradictoire. D’une part, les cas des satellites danois et suédois montrent clairement la résistance que l’introduction d’un cadastre d’impôt foncier pouvait rencontrer dans les pays de l’Empire. Les coutumes du pays, la constitution de l’Empire et le pouvoir de la noblesse empêchèrent le transfert de la fiscalité Scandinave. D’autre part, le cas des Provinces-Unies a suggéré qu’il était possible d’employer la technique du cadastre dans les pays de l’Empire. Reste donc à regarder dans quelle mesure les états de l ’ Empire eux-mêmes pouvaient ou voulaient passer de l’estime au cadastre.

III. LES RENOUVELLEMENTS DES ESTIMES

22Les anciens impôts fonciers étaient prélevés sur la propriété foncière, fixée dans son état lors de la colonisation initiale. L’unité fiscale était la « ferme » sous des dénominations diverses qui mettaient en évidence son extension dans l’espace (Hufe [arpent]) ou la quantité du travail agricole (Pflug [charrue]), etc. Une « ferme » devait suffire pour nourrir une famille avec ses domestiques et sa taille différait donc selon la qualité du sol. Mais à la suite du jeu des éclatements lors des successions et des réunions par mariages, ainsi que des ventes et achats, ce système était devenu depuis longtemps obsolète. Finalement, la guerre de Trente Ans avec son effet d’énorme dépeuplement, puis de recolonisation en masse, rendit une réforme absolument nécessaire et posa le problème du renouvellement des impôts directs et surtout de la contribution. La tâche était générale et nécessita dans presque tous les états de l’Empire des mesures parallèles. D’une part, il s’agissait de remplacer les redevances en nature par des paiements en argent et d’autre part il fallait modifier l’unité fiscale, en la faisant passer de l’unité qualitative qu’était la ferme (Hofstelle) à l’unité quantitative qu’était la parcelle. La propriété foncière devait faire l’objet d’une évaluation par mesurage de toutes les parcelles. Même dans le cas où l’unité traditionnelle de Hufe ou Pflug fut encore utilisée, elle donna lieu à un montant calculé. Cependant l’objet imposable n’était pas directement la propriété foncière, mais plutôt le revenu que le propriétaire ou le fermier en tirait. Il fallait donc estimer les champs et les prairies et en fixer le rendement moyen, les frais de cultures étant déduits. Le but était de fixer le revenu net comme base de l’impôt. Toutefois, si l’impôt foncier formait la partie la plus importante de la contribution, les autres formes de fortune et de revenus devaient également être prises en compte. Ainsi devait-on évaluer les maisons et le bétail et estimer les revenus des activités artisanales. Les revenus réels en nature et en argent ainsi que les revenus potentiels des biens immobiliers devaient être exprimés en argent et additionnés pour fixer une valeur théorique du capital imposable. En fin de compte, c’était un certain pourcentage de ce capital imposable (variable selon les circonstances du temps) qui était effectivement levé comme impôt. La contribution combinait donc impôt sur la fortune et impôt sur le revenu. Décrite dans des termes modernes, elle ressemble beaucoup plus à un impôt sur le revenu qu’à un impôt foncier. Mais étant donné les circonstances du temps, elle était obligée de prendre la forme d’un impôt sur la propriété foncière.

23Les moyens d’arriver à une matricule de la contribution étaient multiples. D’une part, l’administration disposait des anciennes matricules, d’autre part les contribuables devaient fournir leurs titres de propriété. Mais on ne pouvait que rarement se passer d’interroger directement les propriétaires, sur place, sous le contrôle des experts et des copropriétaires. En outre, on pouvait demander de certifier les dépositions par le serment. C’était une forte mesure de contrainte car une fausse déposition avait pour conséquence la perte de la propriété, ou bien en faveur de l’État ou bien en faveur du délateur qui avait révélé le faux. De cette façon, les renouvellements de matricule arrivèrent à une certaine crédibilité. Mais on pouvait se demander s’ils étaient bien complets. Une inspection des lieux avec indication des limites pouvait y remédier. Le plus grand problème restait cependant que des parties entières de la propriété foncière restaient en dehors du recensement. La noblesse et l’Église jouissaient le plus souvent du privilège d’exemption fiscale. Mais cela n’était en aucune façon lié à la technique du renouvellement des estimes mais à la législation fiscale. On peut donc constater qu’après la guerre de Trente Ans, des mises à jour d’impôt foncier se firent dans presque tous les états de l’Empire et furent périodiquement répétées dans beaucoup d’entre eux. Même dans le cas où ces mises à jour ne reposèrent pas sur une cadastration géométrique, elles arrivèrent à des résultats fiables. C’est pourquoi elles représentent aujourd’hui une source recherchée de l’histoire économique, sociale et agraire34.

24L’impôt foncier prussien35 peut servir d’exemple à cette tendance générale, quoique, malgré l’absolutisme prussien, il faille distinguer les différents pays de la Prusse. Dans l’électorat de Brandebourg, pays initial de la dynastie, le grand électeur Frédéric-Guillaume (1640-1688) avait déjà réussi à imposer la contribution en écartant les assemblées de la noblesse et des villes. À partir de cette époque, il existe donc toute une série d’estimes (Kontributionskataster, Hufen- und Giebelschossregister) pour les différents bailliages36. Sous le roi Frédéric-Guillaume I^er (1713-1740), les réformes fiscales continuèrent dans les provinces de l’Est. En Prusse orientale, la contribution fut complètement réformée en 1716-1721 sous la direction du comte Truchsess de Waldenbourg (f 1721) et prit le nom d’impôt foncier universel (Generalhufenschoss)37 La taxation reposait sur une estimation approximative de la superficie et du revenu de la propriété foncière. Mais ce défaut est minime en comparaison du grand mérite qu’était l’intégration de la propriété noble dans la taxation. On peut imaginer la résistance de la noblesse prussienne, tant sur le plan des mentalités, contre un contrôle qui la frappait de la même façon que les paysans, que sur le plan des intérêts contre un contrôle du montant du capital imposable qui devait aboutir à une augmentation sensible de l’impôt. Une réforme semblable fut introduite en Poméranie orientale en 1717-1719 sous la direction du général de brigade Pierre de Blankensee (1669-1734), à la différence qu’ici la noblesse gardait ses privilèges d’exemption fiscale pour les propriétés exploitées directement par elle38. Dans les territoires nouvellement acquis, la Prusse introduisit normalement son propre système d’impôt foncier. Par exemple, dans le duché de Magdebourg, réuni en 1680, on leva une nouvelle matricule39. De même après l’acquisition, lors du partage de la Pologne en 1772, de la Prusse occidentale et du district de la Netze, l’impôt foncier de la Prusse orientale (Generalhufenschoss) fut étendu à ce pays après une estimation de toute la propriété contribuable40. En revanche, le cas de la Poméranie suédoise devenue prussienne est différent. Déjà avant la reconnaissance de la conquête par la paix de Stockholm en 1720, Frédéric-Guillaume I^er avait nommé une commission sous la direction d’Adrian-Bemhard de Borcke (1668-1741) pour examiner le cadastre suédois. Et c’est sur la base de cette matricule que la contribution fut levée dans la partie prussienne de l’ancienne Poméranie suédoise41 dès 1717. De même, après la conquête de la Silésie, Frédéric II voulut conserver l’impôt foncier introduit par l’administration autrichienne en 1721. Mais comme il n’arrivait à aucun accommodement avec les assemblées d’états, Frédéric introduisit un nouvel impôt foncier basé sur une estimation du revenu net42. Le système était très compliqué et on peut se demander si c’est à cause de, ou malgré cette complication que la noblesse arriva à faire prévaloir ses intérêts. De fait, en Silésie, la pression fiscale sur le paysan resta plus forte qu’en Prusse orientale ou en Prusse occidentale. Les réformes fiscales touchèrent aussi les provinces de l’ouest. Dans la principauté de Minden et le comté de Ravensbourg, la série des renouvellements d’estime commença en 1678. Dans le comté de Mark, on procéda à un renouvellement par enquête sur place après que les sujets s’étaient plaints auprès du roi « que notre pays est presque plus chargé par l’inégalité de la répartition que par le montant de la contribution »43. En général, on peut constater que ces réformes et mises à jour ont procuré une base solide aux finances publiques de la Prusse. En France, la réputation du système fiscal prussien était grande44, mais le jugement était peut-être trop généreux vu le contraste entre le trésor public prussien et le déficit public français. Si les ambassadeurs français louent l’efficacité de la collecte et l’équité de la répartition, ils passent cependant sous silence l’exemption fiscale de la noblesse qui, pourtant, n’était pas chose nouvelle pour eux. Quoi qu’il en soit, toutes ces matricules étaient bien basées sur des enquêtes et estimations sur place, mais sans mettre à contribution d’une manière systématique des arpenteurs. Ainsi, ces estimes ne sont pas accompagnées de cartes.

25La seule exception est le duché de Clèves où le renouvellement de la contribution fut effectivement basé sur un arpentage et aboutit à un atlas45. Il est l’œuvre du président de l’administration prussienne de Clèves, Frédéric-Guillaume de Borcke (1693-1769), qui en prit l’initiative et obtint en 1731 une ordonnance du roi Frédéric-Guillaume I^er pour mesurer et taxer le duché. On a pensé que Borcke suivait l’exemple du cadastre de la Poméranie suédoise et cela d’autant plus que le directeur de la commission d’introduction, dont nous avons fait mention plus haut, était son beau-père. Mais il faut aussi prendre en considération l’exemple des Provinces-Unies toutes proches avec leur tradition de cartes de digues et de cadastre. En fait, l’arpentage fut entrepris et dura jusqu’en 1737 quand Borcke fut disgracié pour des raisons d’ailleurs étrangères au cadastre. Après cela, l’arpentage fut bientôt abandonné et l’estimation des champs ne fut jamais commencée. L’échec venait, bien sûr, de l’opposition de la noblesse qui redoutait de perdre son privilège d’exemption fiscale pour ses biens affermés, une fois l’extension de ces propriétés connue. La noblesse n’avait pas besoin de chercher loin pour trouver un argument. Les calculs de Borcke pour le financement du cadastre étaient trop bas, et de beaucoup. Ainsi, le coût du projet devint le problème récurrent de la cadastration, problème que la noblesse ne manqua pas d’exploiter. Malgré cet échec, il reste de cette œuvre un atlas d’environ 1 500 cartes parcellaires à la même échelle de 1/2 000 et dans le même format de 105 x 66 cm. Elles sont accompagnées de registres qui donnent, pour chaque parcelle, le numéro, le nom toponymique, la superficie, le propriétaire, la nature de la culture, ainsi que des répertoires avec l’index des noms de propriétaires. Comme dans le cas de la Poméranie antérieure, l’échec fiscal de la cadastration ne diminue en rien la valeur scientifique de ces cartes qui sont recherchées comme source de l’histoire rurale46.

26Ce qui vaut pour la Prusse vaut aussi pour la plupart des autres grands états de l’Empire. Partout on procéda à des renouvellements de contribution, mais sans les lier à un arpentage systématique. Dans les autres électorats de l’Empire, on leva des registres de contributions : en Bavière, en 1721, le Generalsteuerkataster, sous la direction des assemblées d’états et en 1752, la Güterkonskription, sous la direction du prince47, au Hanovre, en 1747, le Kontributionsregister48. À peu près en même temps, en Saxe, on établit des terriers (Individualhufenverzeichnisse) de la possession paysanne avec des registres d’impôt (Schock, Quatember – und Hufenkataster)49. Dans le Palatinat, la contribution (Schatzung) fut réintroduite après une suspension en 1717 et connut des renouvellements périodiques tout au long du xviii^e siècle50. La même chose vaut aussi pour les électorats ecclésiastiques sur le Rhin : l’électorat de Trèves fit lever une grande estime de tout le pays en 1718-172051 et dans l’électorat de Mayence on trouve une matricule de la contribution52. L’Autriche même, enfin, ne fait pas véritablement exception, tout au moins en ce qui concerne ses possessions dans l’Empire53.

27Fréquent est le cas où un arpentage fut abandonné avant d’être terminé par manque de crédits ou de temps. Dans l’électorat de Cologne, on commença un arpentage en 1659, mais trois ans plus tard, on réduisit le mesurage aux cas de doute54. De même, la mise à jour de l’impôt se limita à la réalisation d’estimes dans les territoires rhénans et westphaliens de l’électorat55. De la même façon, on commença des cadastres en Saxe dans le cadre du rétablissement après la guerre de Sept Ans, mais le projet échoua56. Un peu plus tard, en 1778, dans l’évêché de Salzbourg, on commença une réforme de l’impôt foncier qui aurait exigé un cadastre, mais on se contenta d’une estime57. Tout cela montre clairement à quel point l’estime domine dans l’Empire. Mais cela ne veut aucunement dire que le cadastre n’y existait pas.

IV. LES CADASTRES

28La technique de l’arpentage et de la mise en carte du territoire était bien connue dans l’Empire depuis le xvi^e siècle. Elle était appliquée à des cas individuels, litiges sur la propriété de biens-fonds ou sur des questions de limites par exemple58. Très fréquent est l’usage de ces cartes dans les procédures judiciaires où elles prenaient le nom de prise de vue (Augenschein) et où elles remplaçaient effectivement une inspection sur les lieux59. Ce sont des cartes qui ressemblent plus à des œuvres d’art qu’à des cartes techniques. Il faut attendre le xvii^e voire le xviii^e siècle pour que cette technique soit appliquée à l’arpentage de tout un territoire.

29Mesurer le finage d’un village avait d’abord l’avantage de fixer les limites, limites du finage et limites des parcelles. Puis on pouvait en calculer la superficie, souvent pour la première fois. Le mesurage aboutit donc toujours à un registre des parcelles, dénommé Feldregister ou autre. C’est une liste des parcelles dans un ordre numérique avec l’indication du nom, de la superficie, du propriétaire, de la qualité du sol, de la culture. Il est accompagné d’un registre des propriétés, dénommé Lagerbuch (Lage = situation, donc « livre qui indique où sont situés les biens-fonds ») ou Saalbuch (Saal = salle, se référant à la salle d’une cour royale et princière, donc « livre qui indique les possessions d’une telle cour »)60, qui regroupait les parcelles par propriétaire ou par fermier et fixait le montant de l’impôt. En principe, le mesurage pouvait bien se passer d’une mise en carte, parce que ce qui importait était toujours la liste ou le livre. La carte resta longtemps un atout d’évidence ou de contrôle sans être absolument indispensable. C’est pourquoi on a des cadastres reposant sur un mesurage mais sans carte. Tel est le cas des renouvellements de la contribution dans le duché de Wurtemberg en 1713-1744, dans l’évêché de Bamberg en 1733 et dans l’évêché de Wurzbourg en 1780-178961, ainsi que dans le comté de Lippe-Detmold (cf. plus bas).

30Par contre le mesurage et la mise sur carte étaient indispensables si l’on voulait tenir à jour le cadastre après le premier lever. Ce problème n’avait été souvent pas pris suffisamment en compte. Ainsi maint cadastre se trouva démodé dès son achèvement. Parfois, le cadastre vieillissait, tout simplement, inchangé et devenait par là même très vite aussi virtuel que son prédécesseur levé sans mesurage ni mise sur carte (l’archevêché de Trëves). En revanche, si l’identification des parcelles par mesurage et par mise sur carte était possible, on pouvait tenir compte des changements de propriété, en ajoutant ou en enlevant des parcelles et en calculant le nouveau montant du capital imposable.

31Finalement, la carte pouvait servir à d’autres fins que la perception de l’impôt. Le lever des cartes parcellaires allait très bien de concert avec le lever de cartes topographiques. Déjà au niveau du village, les cartes étaient souvent non plus des cartes parcellaires mais des cartes par masse de culture (Nassau-Siegen, Poméranie antérieure, Bade). En outre, on pouvait très facilement faire un assemblage de cartes de village pour obtenir des cartes purement topographiques (cf. Lippe). Par ailleurs, les cartes parcellaires servaient aussi à introduire des réformes agraires. Comme le lever des cartes rendait indispensable la mise en évidence des limites, c’était non seulement l’occasion de les rectifier et de résoudre de vieux litiges mais aussi de procéder à de nouvelles délimitations. C’est ainsi que le remembrement du finage par le partage des communaux et le remembrement de parcelles trop petites devinrent souvent une suite logique du cadastre.

32Mais cette utilisation plus polyvalente du cadastre, par rapport à l’estime, ouvrit de même une contestation plus grande à son égard. La résistance de la noblesse se fit plus forte. Peu importe que l’on mesurât la propriété noble ou non, car la carte, par elle-même, indiquait l’extension de la propriété noble. Le paysan, propriétaire ou tenancier, redoutait aussi le cadastre. L’État pouvait bien se targuer de réformes agraires et de l’équité de la répartition des charges fiscales, le paysan savait qu’en fin de compte, il devrait payer plus.

33Reste à savoir dans quelle mesure le cadastre avec mesurage des finages et mise en carte des parcelles fut exécuté en Allemagne. Nous avons recensé les cadastres en tenant compte non seulement des cadastres achevés mais aussi des projets, en exigeant tout de même que ceux-ci aient laissé des traces tangibles tant sur le plan historique (cadastrage effectivement commencé) que sur le plan archivistique (sources conservées). Ainsi, nous n’avons tenu compte ni des cadastres des comtés de Saxe-Eisenach ou de Hanau-Lichtenberg, tous deux avortés, ni du cadastre du comté de Julier de 1743-1751 dont il ne reste aucune trace mais qui doit avoir bien existé parce qu’une somme fluctuant entre 31 000 (témoignage du gouvernement) et 44 000 florins de l’Empire (témoignage des états) a été versée pour son financement62.

34De cette façon, une vingtaine de cadastres ont été repérés, qui se situent dans toutes les parties de l’Empire (tableau 1). Par commodité, on peut les grouper en « familles » et effectivement, ils sont reliés entre eux par des relations de parenté et des influences. Mais l’élément le plus clair d’une structuration reste la géographie.

A. L’allemagne du Nord

35En Allemagne du Nord, pratiquement tous les pays sur la côte ont des cadastres, mais ce sont des cadastres étrangers, comme on l’a vu : Frise orientale (Provinces-Unies), Oldenbourg (Danemark), Brême (Suède), Slesvig et Holstein (Danemark), Poméranie antérieure (Suède) ; seuls les villes hanséatiques de Brême, Hambourg et Lübeck, le duché de Mecklembourg et plus loin les possessions prussiennes (Poméranie orientale, Prusse occidentale, Prusse orientale) font exception (voir page 115 la carte 1). Abstraction faite de ces cas, il y a peu de cadastres dans l’Allemagne du Nord levés par les états de l’Empire. Il se peut que ces cadastres étrangers aient exercé un effet stimulant sur les pays voisins, mais cette influence doit s’être limitée à une influence assez générale, car les cadastres de l’Allemagne du Nord sont surtout des œuvres individuelles et plutôt isolées63.

36Dans le duché de Brunswick-Lunebourg (capitale : Wolfenbüttel), un premier projet de cadastre fiscal avait été lancé en 1685 mais dut être abandonné bientôt face à la résistance des paysans. Ce projet n’avait pas encore prévu de cartes parcellaires. Mais sous la pression d’une dette toujours croissante, le gouvernement fut obligé de reprendre le dossier. Il fonda en 1746 une commission du cadastre (Generallandesvermessungskommission) qui, elle, mena à terme son travail en 1784 malgré un objectif assez ambitieux64. Si l’objectif était évidemment d’augmenter le rendement de l ’ impôt pour payer les dettes, on voulait non seulement répartir les charges d’une manière plus équitable, mais surtout mettre les sujets à même de s’en acquitter, en combinant cadastre et réforme agraire (voir dans le cahier photographique, la carte 3). Au début de l’entreprise, le cadastre ne faisait que fixer l’état du moment par la méthode dite de l’« arpentage spécial ». Mais à partir de 1755 celle-ci fut remplacée par la méthode dite de l’« arpentage général » qui impliquait en même temps un remembrement. On améliora les réseaux des chemins et fossés, on divisa les communaux et on réunit les champs dans le cadre de l’assolement triennal. Ce cadastre est aussi un des rares cas où le domaine princier et la propriété noble furent également mesurés. Ainsi, on arriva à des cartes cadastrales de 432 communes au 1/4 000 qui couvraient tout le duché, à l’exception seulement de la principauté de Blankenbourg, dans le massif du Harz, dont le relief montagnard rendait un cadastrage trop coûteux. Pour finir, ce cadastre a effectivement été mis en vigueur et eut force de la loi jusqu’en 1849, avec la seule interruption de l’époque du royaume de Westphalie (1807-1813). L’assemblage du cadastre a été publié comme carte au 1/25 00065.

37De la même façon, dans la principauté d’Osnabrück, un premier renouvellement de l’impôt foncier avait eu lieu après la fin de la guerre de Trente Ans en 1667, mais seulement sur la base d’une auto-estimation par les sujets. Au commencement du xviii^e siècle (1718-1724), on procéda à un arpentage du pays pour des raisons fiscales, comme d’habitude, mais sans lever de cartes parcellaires. Par ce fait même, ce cadastre vieillit très vite et devint tellement impraticable que l’on fut obligé de recourir à la matricule de 1667. Il fallut attendre la fin du xviii^e siècle pour arriver finalement à un vrai cadastre (voir dans le cahier photographique, la carte 4)66, un cadastre purement fiscal et limité au lever de la propriété paysanne et des communaux. Par contre, la propriété noble ne fut pas mesurée et on l’intégra dans la carte seulement par ses limites. Mais si l’arpentage fut accompli dans le délai rapide de six ans (1784- 1790), l’estimation et la fixation de l’impôt rencontrèrent beaucoup de résistance de la part des paysans et traînèrent pendant dix-sept ans (1790-1807). L’ouvrage était à peine fini que les troupes de Napoléon arrivèrent. Elles introduisirent effectivement un nouveau cadastre, mais ce fut le cadastre français dans le cadre du royaume de Westphalie. De cette façon, le cadastre d’Osnabrück ne fut jamais mis en vigueur. Il en reste cependant un atlas cadastral de 476 cartes de finages communaux, dont 422 sont conservées. Les cartes sont très homogènes. Elles sont toutes au 1/3 840 et mesurent 70 x 110 cm. Il s’agit de cartes par îlot, qui sont à la fois des cartes par masse de culture et des cartes parcellaires, permettant par les mêmes signes d’identifier directement la ferme et les champs lui appartenant. En outre, la carte a un haut standard topographique et indique le relief par l’utilisation de hachures. Cela s’explique toutefois très facilement, car la direction du cadastre était dans la main du capitaine Jean-Guillaume du Plat (1735-1806), frère puîné de Georges-Josua du Plat (1722-1795), qui dirigea le lever de l’atlas topographique de l’électorat de Hanovre. Aussi le personnel technique et scientifique de ce cadastre (Louis Hogrewe, 1737-1814) venait dans la grande majorité du corps des ingénieurs militaires du Hanovre. Ces cartes s’intègrent ainsi parfaitement dans la tradition des atlas militaires allemands du xviii^e siècle67. En fait, à côté de l’atlas suédois de la Poméranie antérieure, l’atlas de du Plat d’Osnabrück est probablement le plus important cadastre allemand de l’Ancien Régime. Il y a une édition commentée d’une grande partie des cartes68 et l’atlas a donné lieu à de nombreuses études d’histoire rurale69.

38Pour finir, le duché de Mecklembourg forme un cas à part70. La perception des impôts y était tripartite entre le domaine princier (Domanium), les deux corps de la noblesse – dénommée chevalerie (Ritterschaft) – et des villes. Après la séparation des maisons de Mecklembourg-Schwerin et de Mecklembourg-Strelitz en 1701, une rectification des impôts devint nécessaire dans les deux territoires. Elle se fit immédiatement dans le domaine princier et produisit une belle série d’estimes (registres d’impôt)71 dont la partie concernant le Mecklembourg-Strelitz est éditée72. Par contre, elle fut beaucoup plus longue et génératrice de contentieux dans la partie assumée par les assemblées d’états. À l’instar de la noblesse de beaucoup d’autres pays de l’Empire, la noblesse du duché de Mecklembourg jouissait de l’exemption fiscale uniquement pour ses biens exploités en direct, mais non pas pour les biens affermés à des paysans. Cela avait déjà fait problème à Clèves. De même, dans le Mecklembourg, la noblesse refusa longtemps un cadastre de ses propriétés. Ce ne fut qu’en 1755 que le directoire de la chevalerie consentit à un arpentage, mené cependant sous sa propre direction (Direktorialvermessung der ritterschaftlichen Güter). Interrompu par la guerre de Sept Ans, il ne fut terminé qu’en 1778. Il produisit des registres parcellaires de mesurage et d’estimation et était accompagné de cartes cadastrales73. Le résultat de ce cadastre fut cependant très curieux. Maîtresse de la procédure, la noblesse avait pu arranger les choses de façon telle qu’il en résulta pour elle un allègement de la charge fiscale. Tandis que les biens imposables de la noblesse s’étaient élevés anciennement à 4 700 arpents (Hufe), ils furent réduits par l’arpentage de presque un millier, et ne s’élevaient plus qu’à 3 745 arpents. Par contre, l’opération avait coûté 322 700 reichstaler, c’est-à-dire plus de huit fois l’ancien montant de l’impôt annuel de la noblesse de 40 000 reichstaler. En ce qui concerne les villes, enfin, l’impôt foncier n’y jouait qu’un rôle secondaire, mais des registres d’impôt sont conservés dans les archives communales74. On peut donc constater, que, pour le duché de Mecklembourg, on dispose d’un fonds assez complet de cadastres qui couvre aussi bien la campagne que les villes, et offre des cartes des propriétés nobles à la recherche en histoire rurale75.

B. Les pays de la Hesse et de la Thuringe

39Si, dans le Nord, les cadastres sont plutôt isolés et indépendants les uns des autres, en revanche dans le centre de l’Allemagne, et plus particulièrement dans les pays de la Hesse et de la Thuringe, on trouve des cadastres qui sont étroitement reliés entre eux. C’est ici qu’on peut véritablement parler de « familles » de cadastre.

40Le point de départ de cette généalogie est sans doute le landgraviat de Hesse-Cassel. Ici, les premiers projets de cadastre commencèrent pendant la guerre de Trente Ans76. En 1631 et de nouveau en 1656 et 1680, on publia des instructions pour la fixation du montant du capital imposable. Mais ce n’est qu’après la création d’un bureau fiscal (Steuerstube) en 1699, par le landgrave Charles (1670-1730), et surtout après la création d’une commission chargée de la rectification des impôts (General-Steuer-Rektifikationskommission) en 1736 par le landgrave Frédéric (1730-1751), qu’un vrai cadastre, établi sur la base d’un mesurage géométrique et d’une estimation des terres, commença77. Dans un premier temps, à partir de 1699-1736, l’estimation fiscale de la propriété imposable fut dirigée par des fonctionnaires locaux qui évaluèrent les champs avec l’aide des taxateurs locaux. Cette estimation se faisait indépendamment du cadastrage ; ainsi il n’était pas rare que des finages pas encore mesurés soient taxés. Or, ces deux facteurs, direction par des fonctionnaires locaux et estimation de finages pas encore mesurés, étaient source de nombreuses contestations. Précisément parce que ces protestations furent bien prises en compte par le gouvernement, il s’en suivit une grande lourdeur de la procédure. C’était pourquoi le cadastre fut suspendu en 1750. Quand on le reprit dans un deuxième temps, en 1764, après l’interruption de la guerre de Sept Ans, on changea de procédure. L’estimation fut alors placée sous la direction de fonctionnaires étrangers au village et à la région concernée, et l’on n’estima que des finages dont le cadastre avait déjà été fait. En outre, on révisa les instructions et améliora les formulaires utilisés. Sur cette base, le renouvellement de l’impôt avança vite et en 1791, pratiquement tout le pays était cadastré. S’il restait encore quelques lacunes, cela n’avait aucune importance parce que les nouveaux tarifs de la contribution basés sur le cadastre avaient été mis en vigueur, village par village. Ainsi, en 1791, pratiquement tout le monde en bénéficiait. Bien sûr, la longue préparation avait rendu le cadastre quelque peu hétérogène, mais les conséquences n’en étaient pas si graves car les protestations avaient été scrupuleusement examinées et avaient souvent mené à des corrections. Même si le projet a donc en partie un caractère pragmatique, dû à la longue durée de son élaboration, toujours est-il que le landgraviat de Hesse-Cassel est probablement le seul état de l’Empire d’une certaine importance et superficie qui ait levé et mis en vigueur un cadastre d’impôt foncier avant la fin de l’Empire germanique en 1806. Et la limite de cette réalisation concerne plutôt le droit fiscal que le cadastre. Le cadastre touchait exclusivement les biens imposables des paysans dans les campagnes et des bourgeois dans les villes ; il ne concerna donc que la répartition interne de l’impôt des campagnes et des villes. Il ne toucha aucunement la propriété noble. Il est vrai que des négociations entre les états de la noblesse d’une part, et les états des villes avec les campagnes d’autre part, sur une réforme des parts d’imposition respectives, commencèrent en 1798. Mais ces négociations, longues et chargées de confits, n’avaient pas abouti lorsqu’on 1807, le landgraviat de Hesse-Cassel cessa d’exister pour être intégré dans le royaume de Westphalie.

41Le renouvellement de la contribution en Hesse avait comme but de lever un cadastre fiscal rectifié. C’étaient donc les registres qui importaient le plus : à commencer par les procès-verbaux de mesurage (Messprotokolle), en passant par les listes des parcelles (Nummernbücher) et les procès-verbaux d’estimation de la qualité des terres (Feldabteilungsprotokolle) jusqu’au registre des contribuables avec le catalogue de leurs propriétés et le calcul du capital imposable (Lager-, Stück- und Steuerbücher). Ils représentent une source connue de l’histoire sociale et économique78. Par contre, les cartes ont été l’objet, jusqu’à présent, de beaucoup moins d’attention. Malgré les directives centrales, elles montrent une grande diversité79, depuis les simples esquisses servant uniquement à identifier les parcelles jusqu’à de vraies cartes topographiques de finage. Cependant leur valeur pour des études d’histoire rurale80 est d’autant plus grande qu’elles sont accompagnées de descriptions des finages encore beaucoup plus détaillées que celles de la Poméranie suédoise.

42Rien que par la longue durée de sa préparation, mais encore plus par le succès de son fonctionnement, le cadastre hessois ne put pas rester sans effet sur les territoires voisins, à commencer par les plus proches. Si l’effet sur la branche de Hesse-Darmstadt, au sud, reste incertain81, la principauté ecclésiastique de Fulda, à l’est, suivit de très près son voisin en publiant en 1719 une instruction de cadastrage et en menant l’œuvre à bien, en une vingtaine d’années82. De même les différentes principautés de la maison de Nassau à l’ouest se trouvèrent dans le sillon de la Hesse-Cassel. Les principautés méridionales (Nassau-Usingen, Nassau-Weilbourg, Nassau-Idstein, etc.) se limitèrent à des cadastres fiscaux. Les principautés septentrionales (Nassau-Orange), dont les essais précurseurs de la Nassau-Siegen ont été mentionnés, combinèrent le cadastre avec une opération de remembrement, connue sous le nom de la consolidation. À la différence des cartes danoises pour les duchés de Slesvig et de Holstein, les cartes de Nassau-Orange indiquent seulement la nouvelle répartition des parcelles sans documenter l’état du finage avant le remembrement, ce qui diminue sensiblement leur valeur comme source d’histoire rurale83.

43Par contre, on peut se demander dans quelle mesure l’exemple de Hesse-Cassel a effectivement exercé une influence sur des territoires plus éloignés. Ainsi en est-il du comté de Nassau-Sarrebruck84, où le renouvellement fiscal de 1753 était moins provoqué par le problème général de la perception de la contribution que par des problèmes tout spécifiques du droit agraire du comté. En outre, le savoir-faire technique du cadastre ne se transmit pas par des voies dynastiques à rechercher du côté des branches principales de la maison de Nassau, mais par des voies personnelles, par le recrutement de spécialistes expérimentés dans cet art. En fait, la direction du cadastre fut confiée à Frédérich-Joachim Stengel (1694-1787), plus tard architecte renommé du baroque allemand. Il avait préalablement collaboré comme arpenteur à trois autres projets de cadastre : en 1719, au cadastre avorté du duché de Saxe-Eisenach, à partir de 1721, au cadastre de la principauté ecclésiastique de Fulda et à partir de 1729, à celui du duché de Saxe-Gotha85, sur lesquels nous allons revenir. Sur cette base, la réforme fiscale avec l’introduction de la contribution et le cadastre des finages furent accomplis en une décennie environ. Il en reste un remarquable atlas cadastral sur deux niveaux avec, pour chaque commune, des cartes parcellaires en plusieurs parties et un assemblage pour tout le finage qui tient lieu de carte par masse de culture. Toutes les cartes sont dans le même style et à la même échelle. Il en reste aussi des registres pour le mesurage et l’estimation (Lager- und Bannbücher) et pour la matricule fiscale (Stock- oder Steuerbücher). Ces cartes et registres forment des sources précieuses pour l’histoire rurale86. Une politique de cadastre toute pareille fut aussi commencée dans le bailliage voisin de Schaumbourg, alors sous la domination du duché du Palatinat de Deux-Ponts, mais ne put pas être terminée87. Ici, le but était moins une réforme fiscale qu’une réforme agraire de remembrement du finage sur lequel on ne put pas se mettre d’accord.

44On peut aussi discuter de l’influence hessoise sur le cadastre des pays de Lippe. Le landgraviat de Hesse-Cassel possédait bien le petit comté de Schaumbourg, au nord de son territoire principal, autour de la ville de Schaumbourg et de la petite université de Rintelen. Ici, le renouvellement fiscal avec le lever d’un cadastre eut effectivement lieu en 1773-1775, dans la deuxième période du cadastre hessois qui s’ouvrit à partir de 176488. Ces travaux sont, toutefois, relativement tardifs par rapport aux cadastres des autres pays de Lippe pour pouvoir à eux seuls être considérés comme initiateurs des cadastres de ces pays. Dans le comté de Schaumbourg-Lippe, c’est en 1745-1751 que Jean-Caspar Giesler arpenta les bailliages de Stadthagen et de Hagenbourg (voir dans le cahier photographique, la carte 5). Il leva aussi bien des cartes parcellaires pour chaque commune à l’échelle de 1/4 800 avec des registres parcellaires, que des assemblages pour chacun des bailliages avec une réduction par cinq à l’échelle de 1/24 000. Il y a une édition moderne de cette carte au 25 00089. L’arpentage des deux autres bailliages de Buckebourg et d’Arensberg ne fut entrepris que plus tard, en 1781-1791, par des cartographes militaires. Une fois de plus, il y a parallélisme entre cartes parcellaires des finages, en l’occurrence à l’échelle de 1/2 300, et cartes topographiques des bailliages, bien que ces dernières aient disparu on ne sait pas où. À la différence du cadastre hessois, le cadastre du comté Schaumbourg-Lippe a un caractère évidemment topographique.

45L’indépendance par rapport au modèle hessois est encore plus exprimée dans le cas du comté de Lippe-Detmold où l’on prépara une matricule d’impôt foncier pendant plus d’un demi-siècle90. On commença, dans un premier temps, en 1721, par un inventaire de propriété et du montant de contribution sur la base d’un questionnaire rempli par les contribuables. Il en suivit, dans un deuxième temps, l’arpentage des parcelles par l’ingénieur Jean-Rodolphe Heimbourg, en 1751-1778, qui aboutit à des registres de parcelles. Bien que ces registres fussent parfois accompagnés d’esquisses, l’important était essentiellement les registres de mesurage. En fait, un premier projet pour faire lever des cartes cadastrales par le peintre de la cour Jean-Christophe Friemel, en 1725-1736, avait bien produit d’excellentes cartes (surtout de la région de Detmold), mais se révéla trop coûteux pour pouvoir être continué91. Puis, dans un troisième temps, en 1769-1776, on procéda à une estimation des terres dont le résultat fut des registres d’estimation. Finalement, on put alors, dans un quatrième temps, en 1780-1782, fixer sur cette base le cadastre fiscal, également sous forme de registre qui spécifiait pour chaque propriétaire sa propriété parcellaire et le montant de l’impôt. Ce cadastre est d’autant plus important qu’il fut effectivement mis en vigueur, et le resta pendant un siècle entier jusqu’en 1882 (le pays de Lippe resta indépendant jusqu’en 1945). L’histoire rurale du comté de Lippe-Detmold a donc comme source non seulement les excellentes cartes sur parchemin de Friemel mais surtout les longues séries de registres fiscaux92. Le cas de Lippe-Detmold montre donc clairement la valeur du registre comme instrument d’administration fiscale, même en absence de cartes.

46Une situation comparable à celle du pays de Lippe, se retrouve en Thuringe. Le landgraviat de Hesse-Cassel y possédait la seigneurie de Schmalkalde, mais à la différence du comté de Schaumbourg, l’arpentage y commença plus tôt, c’est-à-dire dès 1714, dans la première période du cadastre hessois qui commence en 169993. La même année 1714, une révision de la contribution fut aussi commencée dans le duché de Saxe-Eisenach à laquelle des arpenteurs devaient collaborer, comme on l’a vu dans le cas de l’arpenteur Stengel Cependant le mesurage n’avança pas vraiment et l’on se contenta finalement d’une révision de la matricule94. Si ce premier projet ne fut pas un succès, il incita pourtant le duché voisin de Saxe-Weimar à en suivre l’exemple en 1726-1744, sans exclure une inspiration hessoise, trouvée plus particulièrement dans la principauté de Fulda95. De cette façon, la révision fiscale de Saxe-Weimar avait un avantage sur celle, antérieure, de Saxe-Eisenach. Elle était basée sur un mesurage et un cadastre et aboutit à de belles séries de registres parcellaires (Fundbücher, se référant au latin fundus) et de cadastres fiscaux spécifiant pour chaque contribuable sa propriété et sa charge fiscale. Malheureusement, il n’avait pas été prévu pour ce cadastre de possibilité de mise à jour, ce qui le rendit bientôt démodé avant que l’incendie du château en 1774, ne mette brutalement fin à son existence matérielle. La révision fiscale du duché de Saxe-Gotha, en 1727-173696, qui suivit de près l’exemple des voisins de Weimar, n’a guère laissé plus de traces. Par contre le cadastre du duché de Saxe-Altenbourg, dont le but était nettement une augmentation du rendement de l’impôt foncier, montre plus d’individualité. Il est aussi beaucoup plus tardif datant seulement de 1795-181697. Il est basé sur un mesurage géométrique, couvre la partie est de la principauté autour d’Altenbourg, et mena à une grande série de cartes et de registres. Les cartes sont à deux niveaux. On distingue des brouillons de cartes parcellaires (Menselblätter) et des assemblages mis au net (Landesvermessungskarten) qui aboutissent à des cartes par masse de culture. Cependant, les cartes parcellaires et les assemblages sont à la même échelle de 1/2 092 et ne se distinguent que par la grandeur du format. Malgré cela, les assemblages ne couvrent pas toujours le finage entier d’une commune et, par conséquent, on a 536 cartes pour 306 communes. En outre, il existe une carte générale topographique à une échelle quatre fois plus petite de 1/8 369. Cette carte a même été imprimée à Paris par les soins du ministre Hans von Thümmel dont elle porte le nom. Si les cadastres de la Thuringe ne sont donc peut-être pas aussi indépendants des cadastres hessois que les cadastres de la Lippe, ils montrent par contre un développement interne et exercèrent eux-mêmes une influence sur d’autres régions (Nassau-Sarrebruck, Bruns wick-Lunebourg).

47Somme toute, les pays de la Hesse et de la Thuringe font preuve d’une interaction étroite. Si le landgraviat de Hesse-Cassel exerce une certaine prépondérance en matière de cadastres, cela ne privait pas les autres pays de la région de la possibilité de prendre des initiatives et d’exercer eux-mêmes des influences. Dans ce sens, on peut effectivement parler de « familles » de cadastres.

C. L’allemagne du Sud

48Si dans le centre de l’Allemagne, et surtout en Hesse et en Thuringe, la densité des cadastres est étroite et donne parfois une couverture presque complète, on retrouve en Allemagne du Sud une situation analogue à celle de l’Allemagne du Nord où les cadastres se réduisaient à des cas isolés.

49Quelques villes impériales avec un territoire étendu ont fait lever des cadastres déjà relativement tôt. Ainsi, l’arpenteur Daniel Meyer travailla à Nördlingen et surtout à Schwäbisch-Hall où il arpenta la plus grande partie du territoire à partir de 1699 et jusqu’à sa mort intervenue en 1710, ne laissant que le cadastre de la ville même inachevé98.

50Parmi les territoires, le marquisat de Bade-Durlach est le seul à avoir un cadastre. En 1659, et de nouveau en 1713-1732, la contribution (Schatzung) y avait été renouvelée. On avait harmonisé les modes de perception et créé, surtout, des registres de propriété et d’impôt sous le nom de « Pftmdbücher » (c’est-à-dire Schatzungsbefundbücher, registres de l’état de la contribution). Mais ces registres ne prévoyaient pas de mises à jour. Avec le commencement, en 1750, du règne personnel du marquis Charles-Frédéric (1738-1811), une nouvelle rénovation de la contribution devint nécessaire, et celle-ci devait être basée sur un mesurage et une mise sur cartes de la propriété foncière99. Dans la partie sud du marquisat, les premiers essais de cadastre par les arpenteurs français Fresson et Salon, dans les années cinquante, ainsi que par l’arpenteur allemand Adolf Diezer, dans les années soixante du xviii^e siècle, échouèrent parce que les prétentions scientifiques n’étaient pas en rapport avec les crédits disponibles. Ce fut seulement après la nomination, en 1774, de Jacques-Frédéric Schmaβu (1714-1784) comme directeur de l’arpentage, que le cadastre avança. Par la suite, Schmauß fit lever des cartes à deux niveaux avec des cartes parcellaires par quartier de finage à l’échelle de 1/3 100-1/3 500, et des assemblages comme carte de masse de culture pour chaque commune, à l’échelle de 1/10 000, surtout dans les bailliages du sud (Badenweiler, Rötteln et Sassenbourg dans l’actuel Brisgau)100. L’arpentage était à peu près terminé en 1801 mais devait encore être complété par l’estimation des terres et la fixation du montant de l’impôt. Parallèlement aux bailliages du sud, les bailliages du nord autour de Durlach ainsi que les nouveaux territoires acquis en 1775 et en 1803 furent également arpentés101.

V. LA MODERNITÉ DE L’ALLEMAGNE DES PETITES PRINCIPAUTÉS

51En conclusion on peut donc constater :

1. Le cadastre allemand du xviii^e siècle est avant tout un instrument fiscal. Les cadastres du type topographique et de réforme agraire sont en même temps des cadastres fiscaux. Le but du cadastre allemand était, bien sûr, d’augmenter le revenu des impôts, mais aussi d’assurer une répartition plus égale des charges. En outre, le cadastre s’intègre dans une politique plus large de développement de l’État : bien sûr augmentation de l’administration et de l’armée, mais aussi colonisation intérieure avec construction de routes, assèchement de marais, mise en culture des terres incultes. Tout cela est cependant limité par le respect des structures de l’Ancien Régime. Le cadastre concerne presque exclusivement la propriété paysanne et ne touche pas aux privilèges de la noblesse. Avec toute sa rationalité, il ne fait que stabiliser les structures politiques et sociales de l’Ancien Régime. Enfin le cadastre est limité par les moyens techniques et financiers ; ainsi les cas d’abandon sont fréquents. L’espace et le temps restent un défi. Mais tout cela n’est pas original et ne fait que souligner que le cadastre allemand suit bien le modèle européen.

2. Plus originale est peut-être une deuxième conclusion qui ressort d’une carte du cadastre allemand (voir page 115, la carte 1). Le cadastre de l’Allemagne du Nord est affaire d’importation des cadastres hollandais, danois et suédois, mais ces cadastres étrangers sont, comme nous l’avons vu, limités dans leurs conséquences effectives. Par contre, il existe un cadastre de provenance allemande. Nous avons repéré une bonne vingtaine de cadastres allemands, levés assez régulièrement tout au long du xviii^e siècle. Du point de vue géographique, ce cadastre allemand est un cadastre des pays de la Hesse et de la Thuringe. Mais cette interprétation géographique en cache une autre. Le cadastre allemand est le cadastre de l’Allemagne profonde, si je peux employer ce mot, c’est-à-dire le cadastre des petits et moyens territoires au centre de l’Allemagne et non pas des grands états au nord, à l’est et au sud de l’Empire. Pour les petits et moyens états, leur faible superficie était même un avantage. Les frais étaient moins élevés et le bénéfice était par contre multiple. Le prince y était intéressé non seulement en tant que prince mais aussi en tant que seigneur ; il pouvait facilement combiner le cadastre avec des réformes agraires et l’utiliser à des fins administratives. L’exemple le plus significatif est peut-être celui du landgraviat de Hesse-Cassel où le travail de cadastre dura pratiquement tout le xviii^e siècle, mais où le cadastre fut mis en vigueur au fur et à mesure, jusqu’à ce que, finalement, tout le pays en bénéficie. Mais ce qui importe le plus, c’est que l’introduction du cadastre n’aboutit pas ici à une augmentation de l’impôt foncier. Il se réduisit à une répartition nouvelle et plus égale des sommes d’impôt attribuées à la campagne et aux villes, mais se fit par conséquent d’une manière fiscalement neutre.

3. On peut donc se demander s’il y a, en Allemagne, une marche de l’estime au cadastre. Je pense que non. La bible de l’Ancien Régime, c’est-à-dire l’encyclopédie de Zedler publiée autour des années 1750102, connaît bien ces deux termes mais elle les emploie comme synonymes. Cependant, ce n’est pas l’estime qui est définie comme le cadastre, mais le cadastre qui est défini comme l’estime. Tous deux sont simplement des listes d’impôt, sans qu’il soit fait mention de mesurage et de cartes cadastrales. Et cela correspond parfaitement à la réalité. Pratiquement tous les grands états de l’Empire restent, en ce qui concerne l’impôt foncier, sur le niveau de l’estime et n’ont aucun problème à travailler avec cela, moyennant des renouvellements périodiques. Si l’on regarde les princes électeurs, c’est le cas de la Prusse, de la Bavière et de la Saxe, du Hanovre et du Palatinat ainsi que des trois électeurs ecclésiastiques sur le Rhin. Même l’Autriche ne fait pas véritablement exception, tout au moins pour ses possessions dans l’Empire. Pourtant, le cadastre est une technique bien connue, mais son exercice se limite aux cas particuliers. D’un cadastre général on redoute les problèmes politiques et financiers. Le cadastre de tout un pays se limite donc aux petits états qui n’excèdent guère la grandeur d’une grande seigneurie. Le cadastre du xviii^e siècle est donc une liste d’impôt à laquelle la carte peut être jointe sans pour autant être vraiment nécessaire. En fait, le livre d’impôt (Lagerbuch, etc.) reste le document principal qui fait foi tant pour la détermination des propriétaires et fermiers, que pour l’impôt de l’État103.

4. Pourtant, on relève ainsi au niveau des petits états de l’Empire un potentiel remarquable de modernité. Ces petits états qui sont si souvent l’objet de railleries à bon marché, furent très rapides à utiliser le cadastre comme instrument de gouvernement. Et ils le faisaient moins en suivant le modèle des grands états ou des exemples étrangers, que par une interaction entre eux-mêmes.

Carte 1 Cadastres des états de l’Empire aux xvii^e et xviii^e siècles

Tableau 1 Cadastres des états de l’Empire aux xvii^e et xviii^e siècles