1Les archives suisses ont conservé des plans dès le xvi^e siècle. Il ne s’agit pas encore de plans visuels (c’est-à-dire en perspective), ni géométriques (avec des mesures), mais simplement de « mappes » qui précisent les situations des lieux les uns par rapport aux autres1. Les premiers plans terriers2 suisses sont levés au milieu du xvii^e siècle. Ils concernent le pays de Vaud, qui s’étend des rives du Léman à celles du lac de Neuchâtel et du Jura aux Préalpes3. Il ne s’agit pas de cadastres : la valeur des terres ou des bâtiments n’est pas estimée et ne le sera pas avant le début du xix^e siècle4. Comme la taille ne subsiste que très exceptionnellement dans le pays de Vaud, l’essentiel des revenus seigneuriaux provient des redevances (ou cens) et des dîmes5. Il n’est donc pas intéressant de connaître la valeur des terres. Ce qui compte, c’est de savoir quelle parcelle appartient à quel(s) fîef(s) et c’est cela que précise de manière synthétique le plan terrier. Alors que les volumes de reconnaissances (grosses ou terriers) sont levés pour chaque seigneur et qu’une même parcelle peut donc y être « reconnue » plusieurs fois, le plan donne tout de suite une vue d’ensemble.

2Les plans les plus importants, ceux de Lausanne, sont levés et dessinés par le commissaire d’origine bourguignonne Pierre Rebeur et son fils. Il s’agit d’un travail familial, très différent de celui réalisé un siècle plus tard dans la généralité de Paris par plusieurs arpenteurs œuvrant sous la direction de l’intendant Bertier de Sauvigny6.

I. LE COMMISSAIRE PIERRE REBEUR7

3L’auteur des premiers plans terriers de la ville de Lausanne est le commissaire Pierre Rebeur né à Turcey en Bourgogne le 28 mai 16298. Devenu bourgeois de Lausanne en 1656, Rebeur cumule les charges : il est commissaire à terrier, notaire, membre de divers conseils municipaux lausannois dès 1659 et, de 1662 à 1667, procureur patrimonial de Leurs Excellences de Berne, dont il défend les droits à Lausanne. Il se constitue un joli domaine, essentiellement viticole, dans les campagnes lausannoises et possède une maison dans le quartier élégant de la Palud, à côté de l’hôtel de ville.

4En 1656, Rebeur commence à lever des reconnaissances concernant les possessions foncières de la ville de Lausanne, « en considération de son expérience en l’art de commission et des authentiques attestations qu’il a produites ». Il a fait ses preuves dans le village voisin de Denges où, en tant que « commissaire à terriers » assermenté et mandaté par les seigneurs du fief voulant justifier leurs prétentions fiscales par des documents écrits, il a rédigé un terrier ou « grosse », document écrit réunissant les reconnaissances par lesquelles les tenanciers reconnaissent détenir telle parcelle, décrite en détail (avec le type de culture, les confins, parfois la surface), et devoir payer pour elle tel cens. Souvent, il y a plusieurs seigneurs pour une même parcelle, ce qui crée des situations complexes « qui amènent les commissaires à compléter le texte par un ou plusieurs croquis, selon l’idée qu’un dessin en dit plus que de longues phrases »9. Pierre Rebeur dresse un plan terrier à Denges. Dès 1665, les conseillers lausannois le chargent « de faire entièrement des plans dans l’enclos de toutes les limites de cette juridiction ».

5En 1669, Leurs Excellences de Berne lui demandent de réaliser le même travail pour leurs fiefs lausannois. Ils lui confient la même année des tâches susceptibles de lui attirer bien des inimitiés à Lausanne. Il doit préparer, à leur intention, « le livre de la description des droits de souveraineté, régalies, prééminences etc. lequel livre il doit faire et achever au plus tôt possible et avant toute autre chose ». Ces droits sont souvent en concurrence avec ceux des autorités lausannoises. La même année, Rebeur est chargé par Berne d’effectuer, en collaboration avec un noble lausannois, une enquête sur la noblesse vaudoise : « pour ne laisser confondre la noblesse avec la condition de ceux qui ne le sont point ; et néanmoins se qualifient tels au préjudice des intérêts de notre souveraineté et de nos autres droits et au tort des gens d’honneur, qu’enquête soit prise contre ceux qui n’en auront aucun titre légitime ». Cette enquête, qui survient deux ans après que Colbert s’est attelé au même problème en France, n’a pas les mêmes enjeux en terre bernoise, où la taille n’est levée que tout à fait exceptionnellement. Elle reste sans effets10. En 1680 pourtant, Berne charge Pierre Rebeur et son fils Jean-Philippe d’une tâche comparable mais plus restreinte : on lui demande de rénover les fiefs nobles dans la seigneurie de Lausanne et le bailliage voisin de Vevey, en collaboration avec un bourgeois de Berne, Jean-Antoine Fellenberg. Cette tâche ne sera pas achevée en raison des grosses difficultés personnelles de Rebeur.

6En effet, les Lausannois lui intentent plusieurs procès et jouent de leur influence pour entraîner la perte de son crédit à Berne où l’on se méfie des commissaires, qui ont accès à des archives gardées secrètes. D’abord accusé d’injures contre divers particuliers, Rebeur est la cible d’attaques de plus en plus graves. On lui reproche tout particulièrement d’avoir agi contre les intérêts de Leurs Excellences et d’avoir copié des archives secrètes, en arrachant de surcroît quelques pages. Rebeur expliquera plus tard qu’on l’a accusé d’avoir « communiqué de leurs droits [ceux des Bernois] à Mr le Duc de Savoie, et [qu’il] avait eu des entretiens avec le prétendu Évêque de Lausanne ». On craint donc que Rebeur n’ait espionné au profit des voisins catholiques à une époque où Louis XIV multiplie les « réunions » dans le nord-est de la France (1679-1681). Après un long procès, Leurs Excellences de Berne condamnent Rebeur à la réclusion à perpétuité en 1684.

7Une cellule est installée au château d’Aarbourg. Rebeur y emménage en 1685. Au printemps de 1688, pourtant, il s’évade et se réfugie à Cormondrèche, dans la principauté de Neuchâtel, alors possédée par les Orléans-Longueville11. Sa femme et sa fille l’y rejoignent. Naturalisé neuchâtelois en 1694, Rebeur tente de rentrer en grâce auprès de Leurs Excellences de Berne. En 1700, après de longues délibérations, Berne prie Rebeur de quitter définitivement le sol bernois, où il était revenu à plusieurs reprises grâce à des sauf-conduits pour demander la révision de son procès, porter plainte contre ses ennemis, faire enfin diverses propositions de nature fiscale12. Rebeur est soutenu par le prince-électeur de Brandebourg. Son fils Jean-Philippe est devenu précepteur du prince Frédéric-Guillaume, futur Roi Sergent (1713-1740)13. Pierre Rebeur rédige à l’intention du roi de Prusse un Mémoire sur Neuchâtel, publié en 1704 ou 1705, qui traite de la succession des princes de Neuchâtel après la disparition des derniers Orléans-Longueville14. Cette succession sera dévolue au roi de Prusse en 1707, au grand dam de Louis XIV, qui soutenait le prince de Conti15. En 1708, Pierre Rebeur est à Berlin pour récupérer l’héritage laissé par Jean-Philippe, prématurément décédé ; il meurt peut-être là-bas.

II. PLANS LAUSANNOIS

8Honni par les Lausannois, Pierre Rebeur a pourtant laissé aux historiens un magnifique plan terrier de la ville et de ses campagnes, de surcroît très antérieur à ceux d’autres villes suisses16. Entre 1665 et 1680, il rédige trois gros terriers accompagnés d’un volume de plans, dont les archives ont conservé quatre copies, très difficiles à dater17.

1. Le premier volume, dessiné par Pierre Rebeur, est sans doute conçu pour Leurs Excellences de Berne. Il est peut-être antérieur à 167418.
2. Le deuxième volume, œuvre du fils de Rebeur, Jean-Philippe, est destiné à « la seigneurie de Lausanne » (les édiles locaux). Le dessin est plus élégant que celui du premier et plus détaillé pour les forêts de montagne, où les autorités lausannoises ont plusieurs fiefs. Il est peut-être antérieur à 167419.
3. Le troisième volume est une copie maladroite du premier, dressée à l’instigation de l’un des ennemis de Rebeur à Lausanne, le commissaire Pierre Verchières, qui atteste au dos de la couverture : « J’ai fait lever et copier le présent livre de plans à mes propres frais et dépens ». Il pourrait dater de 167920.
4. Le quatrième volume est une copie du deuxième, non signée, peut-être réalisée plus tardivement. Il a été annoté par le commissaire Antoine-Michel Gignilliat, chargé de lever de nouveaux plans de Lausanne vers 1720.
5. Le cinquième, enfin, est également une copie du deuxième, destiné à un particulier. Il porte l’inscription suivante, datée de 1690 : « Ce livre de plans appartient à noble et vertueux Sébastien Loys conseiller et contrôleur général de la ville de Lausanne ». Cette copie est sans doute de la main de Jean-Philippe Rebeur, qui l’aurait effectuée avant son départ pour le Brandebourg, vers 1685. Jean-Philippe est en effet précepteur du futur Frédéric-Guillaume I^er depuis 1697.

9Ces plans représentent, parcelle par parcelle, l’ensemble du territoire de la seigneurie de Lausanne. Chaque parcelle comporte (illustrations p. 49 et 50) :

• le nom et le prénom du propriétaire,
• le type de culture pratiqué,
• souvent une surface, très approximative (il ne s’agit pas encore d’un plan géométrique),
• des références aux pages des terriers où le bien est reconnu (il y en a souvent plusieurs, car une parcelle peut dépendre de plusieurs seigneurs différents),
• l’indication des redevances payées par le tenancier, en nature ou en espèces21.

Plan Rebeur (vers 1670)

Plan Rebeur (vers 1670)

Plan Rebeur (vers 1670)

10Les bâtiments sont représentés en élévation ; les maisons privées sont stéréotypées, les édifices publics dessinés avec précision (illustrations p. 48 et 49). A la campagne, quelques maisons privées ou un grenier peuvent faire l’objet d’un dessin précis (illustration p. 50). Les rivières, les routes et le lac sont représentés. Les terres cultivées sont principalement des « curtils » (jardins) et des « oches » (chenevières) près des maisons, puis des vignes, des « terres » (champs) et des prés. Les arbres de forêts sises en montagne sont dessinés avec une certaine précision : les résineux dominent, mais des feuillus apparaissent aussi, sans qu’il soit possible de déterminer leur espèce.

11On ignore les méthodes d’arpentage utilisées par Pierre Rebeur. Les surfaces sont absentes ou très approximatives dans les zones de montagne ou les grands domaines de plaine, beaucoup plus précises pour les petites parcelles, surtout lorsqu’il s’agit de parchets de vigne. Les plans géométriques, levés avec précision, apparaissent au pays de Vaud, à la fin du xvii^e siècle ; ceux de Rebeur sont visuels, mais il est probable que des mesures ont été effectuées, à vue ou à la chaîne courante22.

III. PLANS TERRIERS ET FISCALITÉ

12Les plans et les terriers ne servent pas, comme les cadastres dans les régions de taille réelle en France, à lever la taille, qui n’est plus perçue que tout à fait exceptionnellement à l’époque moderne23. Les cantons confédérés ont en effet renoncé à faire la guerre à l’extérieur dès le xvi^e siècle24 et les impôts sont beaucoup moins élevés qu’en France. Lever des terriers et, plus encore, faire réaliser des plans terriers coûte cher. Pourquoi donc ces documents sont-ils si nombreux en Suisse occidentale depuis le Moyen Âge et pendant toute l’époque moderne ?

13À défaut de taille, les seigneurs utilisent les terriers pour preuve des nombreux prélèvements qui se font à leur avantage25. Alors que la dîme, perçue par Berne après la Réforme et redistribuée aux communautés locales26, est d’un bon rapport, le cens, immuable sauf lorsqu’il y a réacensement, est modeste pour le paysan. L’addition des cens et des dîmes représente pour les seigneurs des revenus importants lorsque les fiefs sont vastes. Même si les cens sont fort modestes par rapport aux fermages, ils sont jugés suffisants par leurs bénéficiaires pour les décider à payer la levée de plans. De surcroît, les plans et terriers permettent aux seigneurs d’éviter les aliénations de droits à travers les mutations. Un plan permet donc de préciser sur une même page tous les cens dus à tous les seigneurs. Il peut aussi servir à simplifier ou réviser (« rénovation ») les cens27.

IV. DIFFUSION EN SUISSE

14Pendant la seconde moitié du xvii^e siècle, les plans terriers se multiplient en Suisse occidentale28. Au pays de Vaud d’abord, puis à Fribourg, à Genève, enfin dans certaines régions du Valais et de Neuchâtel. L’apparition des premiers plans est liée à divers facteurs :

• agriculture : les seigneurs vaudois, fribourgeois ou valaisans inventorient en priorité les régions les plus riches (vignes et terres à blé), au détriment des montagnes ;
• statut politique : ce sont souvent les régions sujettes qui font l’objet de levée de plans terriers, les villes souveraines étant moins pressées de se faire cadastrer. Genève fait exception : dès les années 1680, elle fait cartographier non seulement ses terres mais aussi la ville. Elle est d’ailleurs, à ma connaissance, la seule ville libre de Suisse à se doter d’un plan de ce type à l’époque moderne.

15Trois hommes sont à l’origine de la diffusion de la technique des plans terriers en Suisse : le Bourguignon Pierre Rebeur, le Neuchâtelois Abraham Dubois, et le patricien bernois François-Pierre von der Weid. D’autres spécialistes continuent à venir de l’étranger. Originaires du pays de Gex en terre vaudoise (Pierre Verchières et Jean Grenier) ou de Paris à Fribourg (Pierre Sevin), ils acquièrent, souvent pour un prix modique, la bourgeoisie des communes qui les emploient à une époque où cette acquisition est de plus en plus difficile et onéreuse. Ils forment des disciples dans divers cantons. Lors de son exil neuchâtelois par exemple, Pierre Rebeur enseigne son art à Girard l’Aîné qui arpente la seigneurie de Valangin dès 1700 selon la méthode « que le sieur Rebeur leur commissaire [de Leurs Excellences de Berne] qui avait de grands talents pour la commission a le premier introduit et pratiqué ». Ce sont aussi des spécialistes venus du pays de Vaud qui aideront les Haut-Valaisans à inventorier les terres sujettes du Bas-Valais et qui lèveront des plans de bailliages fribourgeois.

V. DESTINÉE DES PLANS TERRIERS VAUDOIS

16La conservation des plans terriers a été difficile. La révolution vaudoise entraîne le départ des autorités bernoises, mais les paysans ne sont pas rassurés : entre février et mai 1802, les Bourla-Papey (du patois « brûle-papiers ») détruisent des titres féodaux dans de nombreux châteaux vaudois29. La liquidation des droits féodaux est décidée peu après, le 29 septembre 180230. Un bureau de liquidation récupère auprès des détenteurs d’anciennes seigneuries tous les « terriers, livres et plans anciens ». Le canton les redistribue aux communes qui le souhaitent, avec les archives ramenées de Berne en 1798. Comme les fiefs peuvent se répartir sur plusieurs communes, « respectant une stricte répartition territoriale, les liquidateurs munis de ciseaux et de couteaux, brisèrent les reliures pour préparer les lots. Les plans couvrant une seule commune et certains terriers médiévaux indéchiffrables furent par chance épargnés. Les autres furent irrémédiablement mutilés »31. Certaines communes ont conservé ces archives, d’autres les ont brûlées, certaines, enfin, les ont cédées aux archives cantonales vaudoises, où se trouvent actuellement des dizaines de plans terriers de l’époque moderne.