1Les Comptes rendus de Jean-Roland Malet et sa carrière de premier commis du contrôleur général des finances présentent un triple intéret. Nous avons vu dans le premier chapitre que la crise de 1709 à 1710 semble avoir introduit un changement important, l’administration par commis, alors qu’on l’avait considérée jusqu’ici comme l’une des caractéristiques des deux dernières décennies de l’ancien régime. Peut-être qu’à ce moment-là cette forme d’administration ne fut qu’un phénomène temporaire et que l’arrêt du 7 octobre 1710 renversa la tendance et rétablit la tradition en rendant leur autorité aux intendants des finances. Néanmoins les pouvoirs accordés à Malet par les arrêts du 19 février 1709 et du 13 mai 1710 annonçaient de manière significative l’évolution à venir – le visa du 7 décembre 1715 et par la suite les visas de la Régence et d’après l’effondrement du Système de Law ; et, également, l’évolution générale des bureaux des départements du contrôle général des finances.

2Dans le deuxième chapitre, nous avons vu que Malet peut à juste titre se réclamer du titre de premier historien des finances de la monarchie française parce qu’il nous fournit le premier compte rendu historique lucide sur le développement des différents types de recettes, et qu’il nous renseigne sur le développement des dépenses et du crédit. Il nous donne aussi un compte rendu règne par règne, puis (et cela est plus important) ministère par ministère et, même si ce compte rendu est moins satisfaisant que le reste, il n ’est tout de même pas sans intéret. Mais ce sont surtout ses statistiques – les « cartes annuelles » pour les années de 1600 à 1656 et de 1662 à 1695 – qui font la valeur de son ouvrage.

3Enfin, comme nous l’avons démontré dans le troisième chapitre, l’analyse que fait Malet du développement du ministère de Desmaretz, lorsqu’on l’étudie parallèlement au Mémoire sur l’administration des finances depuis le 20 février 1708 jusqu’au 1^er septembre 1715, par Desmaretz, nous donne le compte rendu le plus clair et le plus satisfaisant de l’administration financière de la France pendant les dernières années de la guerre de Succession d’Espagne. Il est peu probable que l’on puisse glaner dans ce qui reste d’archives en France beaucoup plus de matériaux que ce que contient ce livre1. Mais il est possible qu’on en trouve d’autres à l’étranger2. Prenons un exemple : Malet comme Desmaretz affirme que l’établissement du dixième en 1710 fut l’une des raisons principales, sinon la raison décisive, qui décida les Alliés à signer la paix3. Cela semble au premier abord une simple affirmation, étant donné qu’ils ne donnent aucune preuve de son bien-fondé ; d’ailleurs ni Desmaretz ni Malet ne participèrent aux négociations avec les Alliés. Nous savons, cependant, gràce à une lettre du grand pensionnaire des États de Hollande Antoine Heinsius au duc de Marlborough, le 16 octobre 1710, que les Alliés avaient reçu des « avis » de Paris que « le Roy avait consenti de lever une disme de tous les revenus de terres, rentes, charges etc. M. Voisin estoit convenu sur la fourniture du pain aux armées du Roy en Flandres et Allemagne, à sçavoir 42 millions de rations de 24 onces...4. » Le royaume de France faisait ainsi la preuve de sa capacité à continuer la guerre ; or les Anglais avaient été encouragés à persévérer dans leur effort de guerre après 1705 parce qu’ils s’attendaient à ce que la France fasse banqueroute5. Comme le célèbre pamphlétaire anglais Jonathan Swift le reconnaissait lui-même6, Louis XIV et ses ministres étaient bien renseignés sur l’état de l’opinion publique en Angleterre. Le 2 novembre 1710 Swift faisait dans The Examiner le commentaire que « la France et la Hollande, nos voisins les plus proches et ceux qui sont engagés le plus avant, se rétabliront beaucoup plus rapidement après une guerre. La France, grâce au pouvoir absolu de son prince qui, étant le maître des vies et des fortunes des ses sujets, trouvera vite quelque expédient pour payer ses dettes7. » Nous ne pouvons être sûrs que ce fut l’annonce du dixième qui inspira cette remarque à Swift mais la date de son article est si proche de celle de l’« avis » de Paris qu’on peut le penser volontiers. Swift fit des remarques semblables dans son célèbre pamphlet The conduct of the Allies, qui fut officiellement inspiré par le gouvernement anglais8. Swift y mentionnait les revenus que Louis XIV avait reçus d’Amérique espagnole (400 millions de livres, ce qui était une grosse exagération) ; puis il arguait que « les circonstances spéciales de ce gouvernement, où le prince est maître des vies et des fortunes de ce puissant royaume, montrent que ce monarque n’est pas dans des difficultés telles que nous l’avions imaginé et telles que nous l’avions depuis longtemps espéré. Car un gouvernement absolu peut supporter une longue guerre, alors que cela est en général ruineux pour un pays libre.9 » Torcy, secrétaire d’État aux affaires etrangères fit publier ce pamphlet en France en février 1712, à peu près six mois après sa parution en Angleterre10 .

Figure 27 : Total des dépenses en millions d’hectolitres de froment (années – récoltes et années civiles)

Figure 28 : Total des dépenses en tonnes métriques (une tonne = un million de grammes d’argent fin)

4A propos des pamphlétaires anglais qui travaillèrent, sans le vouloir, pour Louis XIV en influençant l’opinion publique contre la guerre, il nous faut parler de Charles Davenant, un autre pamphlétaire qui avait publié un tract semblable à celui de Swift11. On peut critiquer Malet de son ignorance de l’école anglaise de « politique arithmétique » qui s’était développée depuis Sir William Petty (1623-87) et dont Davenant (1656-1714) était le principal représentant à l’époque du ministère de Desmaretz, c’est-à-dire à l’époque où nous pensons que furent rédigés les Comptes rendus de Malet. Cette ignorance n ’est guère surprenante : la France et l’Angleterre furent en guerre de 1689 à 1713 à part un bref intervalle de 1698 à 1701. (Il est surprenant que Malet n’aie pas connu les écrits de Davenant étant donné que Desmaretz, de toute évidence, en connaissait certains : ainsi, en 1713, à propos de l’ouvrage de Davenant démontrant que la balance du commerce anglo-français sur les cinquante années précédentes avait été favorable à l’Angleterre, il écrivait : « c’est une oeuvre de passion et d’animosité, dans laquelle on ne peut donc avoir aucune confiance12.) » Les écrits de Davenant ne furent vraiment connus qu’à partir du moment où ils furent en partie traduits et ré-édités dans les Recherches et considérations sur les finances de France depuis l’année 1595 jusqu’à l’année 1721, de Véron de Forbonnais, en 1758. A tort ou à raison Davenant pensait que, pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, les impôts en Hollande s’étaient élevés à un tiers du revenu national (fardeau prodigieux, n’ayant pu être imposé que gràce à « l’égalité avec laquelle les habitants du pays étaient taxés »13) et en temps de paix à environ un quart14. La France avait versé un cinquième de son revenu en temps de guerre et l’Angleterre un huitième. En d’autres termes l’Angleterre payait en temps de guerre une part de son revenu national légèrement supérieure à celle que la France payait en temps de paix15. D’où l’importance des impôts comme proportion du « revenu national » ou de ce que nous appellerions le rapport de l’assiette de l’impôt au produit national brut16 : De même Malet ne semble pas avoir eu connaissance de l’essai de Gregory King (1648-1712), dont l’ouvrage Natural and political observations (1696) comparait le poids des impôts par tête en Angleterre, en France et en Hollande, concluant que la Hollande payait plus de deux fois plus d’impôts que les deux monarchies. Il est vrai que les calculs de King étaient viciés par le fait qu’il sous-estimait considérablement le chiffre de la population française17. Évidemment l’école anglaise d’ « arithmétique politique » souffrait du défaut général : elle ne pouvait se baser que sur les données qui étaient dans le domaine public. Dans un pays comme la France, où ces données ne furent rendues publiques qu’à partir du ministère de Necker, les conclusions demeuraient nécessairement du domaine de la spéculation. C’est pourquoi Adam Smith déclara qu’il n’avait pas « grande confiance dans l’arithmétique politique »18 et Malet était peut-être du même avis. Néanmoins l’explication la plus vraisemblable est qu’il ignorait ces théories, qui n’eurent d’influence en France que plus tard.

Fgure 29 : Total des dépenses en millions de livres sterling

Figure 30 : Total des revenus de l’Angleterre et de la France, 1660-1775 en milliers de livres sterling

5Cela n ’aurait pas eu grande importance si Malet n ’avait pas aussi été relativement inaccessible à l’influence des deux théoriciens les plus importants de l’époque en France – Vauban et Boisguilbert. La préoccupation principale de Vauban était la justice fiscale et une répartition plus équitable des impôts : ceci l’amena à évaluer la richesse imposable du pays (à 134,3 millions d’arpents19) et à estimer sa population (à 19 094 146 habitons20), ce en quoi ses préoccupations étaient très proches de celles de Gregory King. Boisguilbert, en 1707, avait déjà postulé l’existence d’un rapport entre les revenus du Roi et l’inflation, même s’il le formulait de façon rudimentaire et sur la base d’une bien moindre intelligence de la structure des revenus. Pour Boisguilbert, Henri 111 avait été plus riche, en 1582, avec un revenu de 32 millions de livres que Louis XIV en 1695 avec 112 millions21. (Malet donnait un chiffre approchant – 117 millions – pour le revenu ordinaire sous Louis XIV, qu’il opposait à celui de 16 millions sous François 1^er. Mais il ne discutait pas l’influence de l’inflation à ce propos22.) Selon Boisguilbert, le système de levée des impôts, déjà inefficace au seizième siècle, l’était devenu plus encore dans les années suivantes de sorte que la France avait perdu sa course au revenu avec l’Angleterre. Il fallait, pensait-il, introduire un nouvel impôt – le dixième – qui aurait rétabli « la parité de la France avec l’Angleterre »23. Comme on l’a vu, Malet, lui aussi, était partisan du dixième, et, dans le passage concernant son établissement, il faisait preuve (pour la première fois dans son livre) de quelque intéret à l’égard du thème central de Boisguilbert, à savoir la concurrence des États entr’eux dans la chasse aux impôts ; et pourtant il ne faisait aucune allusion aux systèmes d’impôts des autres États. Dans ce domaine Desmaretz fut plus éclairé que son serviteur : il fut, de toute évidence, influencé par le modèle hollandais24 .

Figure 31 : Revenus et dépenses ordinaires de la monarchie française, 1600-1695

6Il faut bien reconnaître que l’une des plus grandes faiblesses des tables de Malet est qu’on n’y trouve aucune comparaison entre les dépenses et les revenus du Roi de France et ceux des autres souverains d’Europe, en particulier ceux des ennemis de Louis XIV. Bien sûr ces questions étaient sensées être secrets d’État. De plus Malet n ’avait pas à sa disposition un tableau de conversion des monnaies qui avaient cours en Europe à cette époque, afin de connaître exactement leur teneur en or ou en argent et de pouvoir déterminer leur valeur exacte par rapport à la monnaie française. A notre connaissance, la première enquete de ce type fut lancée par le contrôleur général des finances Bertin en 1763. Une enquete analogue, étendue à toute l’Europe, sur le système fiscal des différents États, fut également entreprise en 1763, mais même à cette date (alors que la paix régnait en Europe) les dirigeants de certains États se refusaient à révéler ce qu’ils considéraient encore comme des secrets d’État25. Malet n’avait pas à sa disposition de tableaux de conversion pour indexer les chiffres du dix-septième siècle sur des indices économiques tels que les prix du blé (Figure 27), la valeur intrinsèque de la livre tournois en poids d’argent (Figure 28) ou les taux d’échange (Figure 29)26. Ce n’est que par ce genre de calculs que l’on peut comparer les recettes (ou les dépenses) d’un État à celles d’un autre – par exemple, celles de l’Angleterre et de la France (Figure 30)27. Mais non seulement les renseignements nécessaires sur les ressources des autres États ainsi que les moyens de faire ces calculs faisaient défaut à Malet, en outre, et cela est plus grave, il ne semble pas avoir été conscient des dangers qu’il y avait à présenter des chiffres de valeur nominale malgré l’inflation qui avait régné au seizième et au dix-septième siècle, et l’adultération de la monnaie. Ainsi il présentait les chiffres correspondant à l’augmentation de la taille entre le règne de Charles VII et celui de Louis XIV sans autre commentaire28. A la fin de son livre se trouve un court mémoire intitulé « Observations sur la Valeur Numeraire des Espèces » où il est mentionné que

« ... le prix ou la valeur numéraire [des espèces] fait monter les denrées, les matériaux & les journées d’ouvriers : les dépenses de la maison du Roi, des bàtiments, magasins, arsenaux & fortifications, les extraordinaires & étrangères se faisant en valeur intrinséque ou approchant, la perte tombe directement sur l’Etat, & indirectement dans la dépense pour l’état militaire... La solde des troupes évaluée sur le pied intrinséque, ne se payant que sur le numéraire, met les officiers & soldats hors d’état de subsister...29. »

7Ce mémoire n ’est peut-être pas de Malet et il est incomplet ; de toute façon Malet ne développait pas cet argument dans la partie principale de son livre. Ce faisant, il était bien de son temps, et bien moins en avance que Boisguilbert. La différence entr’eux, néanmoins, est que, bien qu’il aie cherché à défendre Colbert et Desmaretz, Malet a fait une analyse historique qui, dans l’ensemble, est juste, alors que l’histoire des contrôleurs généraux des finances telle que l’a présentée Boisguilbert tient du mythe et de la propagande.

8Il nous faut conclure par un examen des points faibles de la façon dont Malet présente ses chiffres, puisque c’est pour ces chiffres que ses Comptes rendus garderont leur importance. La façon dont Malet présente ses chiffes diffère des systèmes de comptabilité généralement utilisés à la fin du dix-septème siècle. Ceux-ci avaient tendance à énumérer en detail les impositions, charges et parties du Trésor royal, les anticipations sur revenus de l’année suivante, les arriérés des revenus de l’année précédente, les paiements faits sur les revenus de l’année en cours (les « consommations ») et les reports de revenu sur l’année suivante (les « restes portez en... »)30. Selon les règles du système de comptabilité en partie simple, les revenus devaient correspondre aux impératifs de dépense et tout déficit dans les revenus ordinaires devait être compensé par des emprunts31. Pour cette raison, certains historiens ont argué qu ’il est possible de recalculer les « budgets » de l’ancien régime afin d’obtenir une chiffre exact du déficit, à partir des opérations courantes, en éliminant le revenu des emprunts et les remboursements de dettes des opérations courantes32. Cette méthodologie n ’est pas certaine et elle a, en fait, produit des résultats erronés33. Malet s’est contenté de comparer le revenu ordinaire avec la dépense ordinaire (Figure 31)34 mais alors que cette présentation produit un surplus pendant le ministère de Sully et un déficit par la suite et jusqu’en 1640, il produit aussi un surplus pour les années de 1651 à 1689 (ce qui est peu probable) et donc nous donne un tableau incomplet. D’autre part, comme on l’a déjà vu, Malet essaya de faire un exposé des dettes royales ou dettes d’État à certaines dates (en 1589, 1661, 1708 et 1715) ; il était donc tout à fait conscient de la nécessité de faire intervenir d’autres éléments dans ses calculs. Nous avons déjà suggéré que les préjugés de Malet en faveur de Desmaretz (et ses limites en tant qu’historien) se trahissent par son incapacité à nous fournir un relevé définitif de l’ampleur du déficit à la fin du règne de Louis XIV. Ce reproche concerne d’une façon plus générale les rapports entre dépenses et revenus dans ses tableaux : il semble en effet s’être contenté de présenter un tableau statistique d’équilibre relatif. Mais grâce à son expérience pratique du contrôle général des finances il était pleinement conscient de la façon dont fonctionnaient dans le détail les « consommations », les anticipations et les arriérés. Donc, même s’il ne pouvait utiliser un système moderne de comptabilité en partie double pour la présentation de ses tableaux, du moins aurait-il pu en utiliser un plus conforme à celui en usage à l’époque, comme il l’avait fait lui-même dans son rapport à Desmaretz en 171035.

9On trouve suffisamment d’objectivité historique dans l’œuvre de Malet pour arguer que, si son livre avait été publié de son vivant c’est lui, et non Véron de Forbonnais, qui aurait été considéré comme le premier véritable historien des finances de la monarchie française. Mais avoir été au service de la couronne, et surtout au service de Desmaretz, ne l’avait pas encouragé à rompre la tradition du secret d’État lorsqu’il s’agissait des finances royales. En Angleterre Sir Robert Walpole pouvait affirmer que la Chambre des Communes prenait les « figures d’arithmétique » plus au sérieux que les « figures de rhétorique » lorsqu ’elle suivait les arguments présentés dans les discours de ses membres ; ce genre de débats publics sur les questions de finances d’État n’était pas nouveau sous le règne de Georges II ; en fait c’était la règle au Parlement depuis 164236. Mais il fallut attendre le milieu du dix-huitième siècle pour que s’ouvre en France un débat aussi franc sur les rapports de l’État et de l’économie et que puisse apparaître un Véron de Forbonnais37. N’avait-on pas intimé à Boisguilbert comme à Vauban l’ordre de laisser de côté les questions concernant le « gouvernement de l’Estat »38 ? Malet avait donc été prudent – et il avait ainsi échappé à l’exil et conservé son poste de premier commis au contrôle général des finances : c’est pour cela que l’importance de son rôle en tant qu’historien des finances de la monarchie française n ’a jamais été pleinement reconnu.