1Les Comptes rendus de Malet sont beaucoup plus qu’un exposé historique du développement de l’administration des finances en France jusqu’à la fin du ministère de Chamillart ; c’est aussi une apologie de son patron Desmaretz. On a déjà vu que la publication des Comptes rendus de Malet avant 1721 aurait pu compromettre les chances de Desmaretz à retrouver un poste ministériel après son renvoi pendant le premier mois de la Régence. Desmaretz défendit son ministère dans son Mémoire sur l’administration des finances depuis le 20 février 1708 jusqu’au 1^er septembre 1715 (1716), qui s’inspirait fortement de l’œuvre de Malet1. C’est en comparant les Comptes rendus de Malet avec l’apologie personnelle de Desmaretz (qui fut presque certainement rédigée plus tard) que l’on a le plus de chance d’approcher de la vérité en ce qui concerne le ministère de Desmaretz2.

A. La situation en 1708

2Desmaretz avait été nommé contrôleur général le 20 février 17083, et il avait alors reconnu que sa première tâche était de « connoître le mal ; mais il falloit le cacher en même tems, afin de ne point rendre publique la triste situation où se trouvoit le Royaume ». Malet affirmait qu’il avait été personnellement chargé de faire au nouveau ministre un rapport sur la situation financière et, écrivait-il, « je vais rapporter en peu de mots l’état où étoient les Finances ». Le compte-rendu de Malet sur la situation financière au premier janvier 1708 fut repris presque mot pour mot par Desmaretz dans le mémoire qu’il adressa à Louis XIV au commencement de 1715 et dans son rapport au Régent l’année suivante, et avec presque les mêmes chiffres, mais présentés cette fois comme rendant compte de la situation au 20 février 17084. Les dépenses de l’année 1708 « suivant les ordonnances » avaient atteint 202,7 millions de livres, mais « les fonds de l’année 1708 » avaient été « presque entièrement consommés par avance » de sorte qu’il ne restait que 20,3 millions de disponibles. « Il n’avoit été fait aucune dispositions pour les vivres de la campagne, nul fonds pour les remontes et les recrues. » Les dettes de la couronne au 20 février 1708 étaient de 482,8 millions de livres, dont 136 millions en nouveaux billets de monnaie ou billets de monnaie convertis ; de plus une somme de 60,5 millions se présentait sous la forme de promesses de la caisse des gabelles ; 61,7 millions étaient en « billets d’emprunts des trésoriers de l’extraordinaire des guerres » ; 102,4 millions de livres étaient dus aux « trésoriers de toute nature pour ordonnances et états non acquittés » ; et une somme de 54,8 millions avait été « consommé[e] par avance sur les revenus de 1708, pour les dépenses de 1706 et 1707 ».

Figure 19 : Total des dépenses de la monarchie française, 1600-1715

3Malet concluait, en des termes repris par Desmaretz dans son rapport à Louis XIV en 1715 :

« Ce simple détail fait assez connoître que l’Etat n’avoit jamais été dans des engagemens si considérables envers le Public, si arrièré pour le paîment de ses dépenses, ni avec aussi peu de fonds pour y satisfaire ; mais cette différence des fonds aux dépenses ne faisoit pas toutes les difficultés de la situation.
« Les Assignations tirées sur des traités sans exécution ou sur d’autres, qui ne produisoient qu’une partie de leurs forfaits, étoient devenus inutiles à ceux qui les avoient reçues pour les dépenses du service.
« Les Assignations sur les revenus ordinaires du Roi étoient mal payées par la difficulté, & la lenteur des recouvremens.
« Les doubles assignations & les fréquentes réassignations avoient altéré la confiance, & les porteurs de ces différents papiers, pressés par leur besoins, les négocioient à une perte si excessive, que cela avoit donné lieu à des usures continuelles.
« Enfin tous ces papiers royaux & les sommes considérables qui étoient dues aux différents Entrepreneurs pour les années précédentes, avoient causé un si grand discrédit, & rendu les espéces si rares, qu’il paroissoit impossible de mettre les armées en campagne5. »

4Malet avait-il réellement rédigé ce rapport pour Desmaretz en 1708, comme il l’affirmait, ou s’était-il contenté de répéter les paroles du ministre, des années plus tard ? Il est impossible de le savoir. Mais il semble néanmoins assez probable que Malet avait bien été l’auteur du rapport, pour les raisons qu’il donnait un peu plus loin dans son étude :

« ... dans tout ce que j’expliquerai de son administration, je ne parlerai que de ce que j’ai sçu & vu par moi-même, puisqu’il n’a rien fait par raport aux revenus & aux dépenses du Roi, qui n’ait passé par mes mains.
« Comme il avoit été élevé par M. Colbert, j’étois persuadé qu’il étoit instruit des vrais principes du Gouvernement ; ce qui me détermina pour augmenter encore les connoissances que je pouvois avoir sur les finances, à faire un Recueil, année par année, de tout ce qu’il opéroit pendant son ministère...
« Il est vrai que je reçus de ce travail une recompense que je n’attendois pas, & à laquelle je fus très-sensible ; car, le Roi étant mort en 1715, & ceux qui gouvernoient pour lors, ayant voulu rejetter sur M. Desmaretz la mauvaise situation où étoient les finances par rapport aux dettes de l’Etat, je lui portai les huit volumes que j’avois composés, année par année sur son ministère, & dont je ne lui avois jamais parlé ; ce qui le mit en état de dresser un Mémoire de toute sa gestion, qu’il donna à M. le Duc d’Orléans, Régent6. »

Figure 20 : Total des dépenses de la monarchie française, 1600-1715 (échelle semi – logarithmique)

5Il est possible que Malet n’aie présenté les huit volumes de son œuvre qu’après le départ forcé de Desmaretz sous la Régence, mais le mémoire du contrôleur général à Louis XIV au début de 1715 contenait déjà un compte-rendu année par année de la politique du ministre7. De plus ce mémoire révélait sans erreur possible le travail de recherche fait par Malet sur l’histoire des finances royales antérieurement au ministère de Desmaretz. Le rapport du ministre au roi et l’œuvre imprimée de Malet présentent la même conclusion : que Colbert avait œuvré pendant vingt-deux ans8 pour augmenter les revenus, réduire les charges sur les revenus, et donc améliorer « la partie du Trésor Royal ». Les revenus avaient augmenté de 32,7 millions sous Colbert, alors que les charges avaient diminué de 29 millions, de sorte qu’au total le revenu du Trésor avait augmenté de 61 millions par an9.

B. La montée des dépenses militaires

6Malet ne nous fournit pas les chiffres annuels des dépenses royales après 1695, sauf pour l’année 1710. Nous sommes obligés de faire confiance aux chiffres donnés par Véron de Forbonnais qui nous fournit des tables claires, semblables dans leur présentation à celles de Malet, pour les années de 1684 à 1707, et des totaux annuels condensés pour les années de 1708 à 171410. Le problème croissant posé par les dépenses de guerre est analysé ici dans trois graphiques qui présentent les chiffres de 1600 à 1715 (sur la base des renseignements fournis par Véron de Forbonnais et Malet), d’abord en valeurs nominales (Figure 19)11, puis en valeurs nominales mais sur une échelle semi-logarithmique (Figure 20)12 et, finalement, sous forme de nombres-indices présentés en médianes mobiles de onze ans corrigés de l’inflation (Figure 21)13. Les chiffres de Véron de Forbonnais qui font une distinction entre les différents types d’assignations sur les dépenses pendant les armées de 1708 à 1714 sont aussi présentés sous forme de diagramme (Figure 22)14 : ces figures suggèrent la difficulté croissante à assigner les dépenses sur des recettes disponibles à la fin de la guerre, en 1714.

Figure 21 : Médianes mobiles de 11 ans des nombres-indices des dépenses de la monarchie française, 1600-1710, comparés aux nombres – indices <réels> (index 100 = 1600 – 30)

7A la Figure 23, qui est basée sur les chiffres combinés de Malet et de Véron de Forbonnais, les chiffres sont présentés selon les grandes périodes des divers ministères du dix-septième et du début du dix-huitième siècle15. Le poste « guerre » représente le total des dépenses militaires en tant que proportion des dépenses totales : la guerre eut tendance à absorber une partie de plus en plus importante des dépenses au cours du dix-septième siècle. Après 1661, elle consomma régulièrement plus de la moitié du budget ; mais sous le ministère de Chamillart pendant la guerre de Succession d’Espagne, elle consomma près de 70 % du budget. Sous Desmaretz les dépenses de guerre redescendirent à environ 59,7 % du total, mais pendant l’année terrible de 1710, où la France parut être sur le point de devoir capituler, le chiffre des dépenses militaires avant le visa de Malet sur les dépenses s’éleva à 76 % du total ; après le visa de Malet, le chiffre s’éleva encore plus haut (à 80,8 %). Et pourtant le coût réel de la guerre était encore plus élevé. Il faut y ajouter les dépenses « extraordinaires » (« extraord » sur la figure), qui comprenaient le coût des emprunts faits pour aider l’effort de guerre et les bénéfices énormes accordés aux financiers qui administraient les fonds pour la couronne16, pour avoir une idée réaliste du poids de la guerre. Le coût de la guerre fut donc aussi élevé sous Richelieu et Mazarin, si l’on additionne les dépenses militaires et les dépenses extraordinaires. Les sommes réservées aux diverses maisons royales (« maisons » sur la figure), aux pensions et aux postes divers (« divers ») étaient constamment érodées par les dépenses de guerre.

Figure 22 : L’état des dépenses des années de 1708 à 1714, selon Véron de Forbonnais

8Le second tableau (Figure 24) présente les chiffres selon les mêmes catégories, mais pour la période de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, sur la base des chiffres présentés par Véron de Forbonnais17. La catégorie des dépenses militaires (« guerre ») passa de 67,5 % du total en 1688 à 76,2 % en 1689 et 76,9 % en 1690. Puis cette proportion diminua légèrement, tout en restant au-dessus de 72 % du total jusqu’en 1695. A mesure que diminuèrent les dépenses militaires, les dépenses extraordinaires (« extraord ») s’élevèrent, atteignant 30,7 % en 1695 et 40,4 % en 1697. Les autres types de dépenses furent d’une importance relativement minime pendant la guerre, y compris les dépenses sur les maisons royales et princières, qui tombèrent à 10 % du total.

9Le troisième tableau (Figure 25) présente les chiffres selon les mêmes catégories, mais cette fois pour la période de la guerre de Succession d’Espagne, de nouveau en se basant sur les chiffres présentés par Véron de Forbonnais18. Un même schéma se dégage que pendant la guerre précédente. La catégorie des dépenses militaires (« guerre ») s’éleva de 67,2 % du total en 1701 (date du commencement des hostilités en Italie) à 75,8 % en 1703 et 78,7 % en 1705. Par la suite cette proportion baissa, demeurant néanmoins au-dessus de 65 % du total jusqu’en 1711. A mesure que les dépenses militaires déclinèrent les dépenses extraordinaires (« extraord ») se mirent à augmenter, atteignant 25,2 % en 1706 et 43,1 % en 1711. Les autres types de dépenses furent relativement faibles pendant la guerre, même les dépenses sur les maisons royales et princières, qui tombèrent au-dessous de 10 % du total des dépenses après 1701.

10Un autre tableau (Figure 26) présente les chiffres selon les mêmes catégories, mais cette fois pour la période du ministère de Desmaretz (1708- 1715), basés encore une fois sur les chiffres présentés par Véron de Forbonnais19. La catégorie des dépenses militaires (« guerre ») tomba pendant son ministère de 67,3 % du total en 1708 à 51,3 % du total en 1715. A mesure que déclinèrent les dépenses militaires, les dépenses extraordinaires (« extraord ») s’élevèrent, atteignant 44 % en 1714 et 34,6 % en 1715. Les autres types de dépenses furent d’une importance relativement faible pendant la guerre, mais les dépenses sur les maisons royales et princières passèrent d’un minimum de 3,6 % en 1712 à 7,9 % en 1715, la première année complète de paix.

Figure 23 : Diverses catégories de dépenses de la monarchie française par ministère, 1600-1715

C. Le visa des dépenses et le projet de régie pour le trésor royal (ou caisse legendre)

11Un « Projet de régie pour le Trésor Royal » conservé au contrôle général des finances, et peut-être rédigé par Malet, rendait compte d’une décision prise par Desmaretz au début de son ministère « que le produit des reuenus du Roy seroit porté au Trésor Royal a l’échéance de chaque payement »20. Le compte-rendu rédigé plus tard par Malet suit de très près ce mémoire et utilise des expressions qui furent reprises par la suite par le ministre lui-même dans son mémoire au Régent de 1716 :

« Il regarda le Trésor-Royal comme le Centre de la finance, & il voulut que le produit des revenus du Roy y fût porté à l’échéance de chaque paîment.
« 1° Pour engager les Comptables à payer plus régulièrement qu’ils n’avoient fait.
« 2° Pour empêcher que ceux qui avoient pris ou prendroient des engagemens pour le service, ne fussent plus exposés à des longs retardemens ; ce qui faisoit un tort considérable au crédit du Roi.
« 3° Pour rendre à cette Caisse-Royal le mouvement qu’elle avoit perdu depuis plusieurs années, persuadé que le seul moyen de dissiper le supériorité usuraire que l’espéce avoit prise sur le papier, étoit de faire voir au Public beaucoup d’argent circuler dans le Trésor-Royal.
« 4° Enfin, pour se trouver en état de pourvoir aux dépenses les plus pressées, par la connoissance qu’il avoit, toutes les semaines & tous les mois, des fonds qui pourroient y être portés21. »

12Le compte-rendu de Malet rattache directement cette réforme à trois autres opérations. D’abord un arrêt du conseil du 25 février 170822 autorisa la « liberté de stipulation » ; c’est-à-dire qu’il supprimait l’application d’un arrêt précédent, du 29 octobre 1707, publié pendant le ministère de Chamillart, qui ordonnait que « tous les paîmens ne pourroient être faits ni stipulés que les trois-quarts en espéces & l’autre quart en billets de monnoie ». Selon Desmaretz « le défaut de liberté dans les conventions qui se pouvoient faire entre le prêteur et l’emprunteur faisoit toujours resserrer de plus en plus l’espèce »23. Deuxièmement Desmaretz eut recours à des « mutations monétaires » : pour employer les termes de Malet, « on annonça les diminutions sur l’espèce ; différens Arrêts de prorogation la tinrent en mouvement & facilitèrent le paîment des impositions ». C’est ainsi que fut imaginée la politique de dévaluations successives de la monnaie qu’un historien a qualifié de politique de déflation « sauvage »24. Desmaretz déclara à propos de cette politique : « La diminution des espèces qui avoit été annoncée pour le 1^er mars 1708 et, successivement, dans les autres mois de la même année, détermina tous les porteurs d’assignations à les rapporter sans peine, pour éviter les diminutions qu’ils auraient souffertes, si on avoit pu les acquitter exactement »25. Quant à la troisième mesure, donnons la parole à Malet lui-même :

« Pour profiter de ce mouvement d’espèces, M. Desmaretz songea à exécuter son idée, & fit ordonner, par le Roy, que le produit de ses revenus seroit porté directement au Trésor Royal ; & qu’à cet effet, les assignations tirées par avance sur les revenus de l’année 1708, seroient rapportées & réassignées sur ceux de 1709.
« Je fus commis, par Arrêt du Conseil, pour faire ce renouvellement ; & en conséquence, les fonds de 1708, qui avoient été donnés pour le paîment des années précédentes, devinrent libres, & furent portés au Trésor-Royal.
« L’exécution de cet Arrêt, & les diminutions annoncées, ayant causé une assez grande circulation d’espéces, donnèrent les moyens de soutenir les dépenses de cette année26. »

Figure 24 : Dépenses royales pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, 1688 – 1697

13On pourrait penser que ce premier visa de dépenses exercé par Malet fut le produit de son imagination, étant donné qu’il ne donne pas la date de l’arrêt du conseil et qu’on n’a pas retrouvé l’arrêt27. Pourtant deux raisons nous amènent à supposer que le visa fut appliqué et qu’il le fut bien par Malet. D’abord parce qu’un même visa lui fut nommément attribué par arrêts du conseil du 19 février 1709 et du 13 mai 1710 : il n’y a donc aucune raison de supposer qu’un arrêt, par exemple de mars 1708, n’ait pu avoir été passé. Ensuite, Desmaretz confirma dans son mémoire au Régent que le visa avait effectivement été mis en œuvre :

« Pour parvenir à l’exécution de ce projet, il falloit rendre libres les fonds de l’année 1708, qui avoient été consommés par des assignations anticipées, lesquelles avoient été tirées pour les dépenses des années précédentes. Le Roi ordonna qu’elles seroient rapportées, et réassignées sur l’année 1709 : ce qui fut exécuté...28. »

Figure 25 : Dépenses royales pendant la guerre de succession d’Espagne, 1701 – 1714

14Selon Desmaretz, « les ordonnances pour les dépenses de l’année 1708 » ont monté à 202,8 millions, dont 184,4 millions ont été « assignés sur divers fonds ». 18,4 millions restaient donc « à assigner ». Depuis le 20 février 1708 « les fonds ordinaires et extraordinaires » ont produit 229,1 millions, dont 184,4 millions ont été « consommé » pour les dépenses de l’année 1708. Il restait donc 44,6 millions « assignés pour les dépenses des années précédentes ». Desmaretz remarque que « le détail de tous ces arrangements compose un grand volume », à la rédaction duquel on peut penser que Malet contribua.

15Malet et Desmaretz sont d’accord sur le succès de l’opération de 1708. Malet écrit :

« Les ennemis de la France, qui étoient persuadés que les finances seroient abandonnés comme insoutenables, furent étonnés de voir avec quelle facilité le Roi fournissoit aux dépenses immenses de la guerre ; mais le mauvais évenement de la bataille d’Oudenarde29 & la prise de Lille30 firent retomber les affaires dans une nouvelle confusion & dans un embaras dont avec raison on devoit désespérer de sortir.
« La guerre continua en 1709 ; &, M. Desmaretz m’ayant demandé l’état des assignations tirées par avance sur les revenus de ladite année, soit par M. Chamillart, pour le paîment des dépenses des années précédentes, soit pour le renouvellement ordonné des assignations de 1708, je lui fis connoître qu’il ne restoit de fonds dont il pût disposer que quinze millions quatre-vingt-douze mille quatre-vingt-quatorze livres.
« La nécessité de satisfaire aux dépenses de la guerre, paroissoit demander qu’on libérât tous les revenus de 1709, en ordonnant, sur l’année suivante, le renouvellement des assignations tirées par avance, & ce fut aussi l’avis de tous ceux qui avoient l’honneur d’être du Conseil du Roi. Lorsque M. Desmaretz rendit compte des consommations anticipées faites sur les revenus de 1709, ce Ministre fut d’un avis contraire, & fit sentir que le seul moyen de soutenir la confiance, & de faciliter la négociation des assignations qu’il falloit donner en paîment aux Banquiers, Trésoriers, Munitionnaires & autres Entrepreneurs chargés des dépenses, était de faire acquitter à leurs échéances, toutes les assignations tirées par avance sur les revenus de 1709, persuadé que, quand on paye, on se forme un nouveau crédit, & que, quand on ne paye pas, on perd ordinairement celui qu’on avoit ; cette raison déterminante fit rendre le 19 Février 1709, un Arrêt par lequel Sa Majesté ordonna que les assignations tirées sur 1709 seroient acquittés à leurs échéances31. »

16Ainsi Malet nous montre de façon cruciale que Desmaretz seul s’opposa au reste du conseil et décida qu’il fallait honorer les assignations existantes. Malet, cependant, ne spécifie pas que c’est son nom qui fut mentionné dans l’arrêt du conseil du 19 février 1709 qui lui donnait pouvoir d’appliquer un second visa « pour assurer le payement effectif desd. assignations... sur les fermes, receptes generalles, capitations et dons gratuits de la présente année mil sept cent neuf ensemble celles qui restent a tirer par luy pour renouuellement sur lad. année mil sept cent neuf, en vertu duquel visa seulement, et non autrement...32. »

Figure 26 : Dépenses royales pendant le ministère de Desmaretz, 1708-1715

17Malet tout comme Desmaretz confirme (mais sans plus de détails) que cette opération eut du succès au début, en 1709, bien qu’il semble qu’elle ait commencé à rencontrer des difficultés à partir de la fin juin :

« Ce Réglement imprévu, portant avec lui une utilité si peu attendue, ranima le Public, rendit les négociations plus faciles, & ceux qui se trouvèrent porteurs de ses assignations, tirées par avance, voyant leur paîment assuré, se déterminèrent à prêter, aux Trésoriers, aux Munitionnaires & autres, l’argent qu’ils recevoient de leurs assignations ; mais la Nature s’opposa à l’exécution de cette disposition33. »

18La plupart des impôts furent payés en argent mais on devine la gravité de la crise de subsistances de 1709 à 1710 au fait qu’une partie des paiements durent se faire en nature afin d’approvisionner l’armée sur la frontière, et seules ces levées spéciales dans les provinces purent éviter un désastre34. Malet discutait avec clairvoyance l’effet du grand hiver de 1709, et des échecs militaires répétés sur les dépenses royales :

« La rigueur de l’hyver & la disette des grains firent resserrer l’argent plus que jamais ; cependant, il falloit pourvoir aux dépenses de la guerre, assûrer le prêt des troupes & leur subsistance, faire des magasins pour les différentes armées, & remédier promptement dans tout le Royaume à la cherté des grains...
« Je ferai ici une observations presque incroyable, c’est que la dépense des vivres de 1709, passa 45 millions, & quiconque voudra se souvenir de la triste situation où se trouva le Royaume dans ladite année, sentira parfaitement jusqu’où s’étendirent la capacité & l’activité du Ministre des finances... ce que j’ai dit aussi des moyens qu’il mit en usage pour soutenir les dépenses de 1708 & 1709, fait assez sentir qu’elle devoit être la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, à trouver de nouvelles ressources pour les dépenses de la guerre de l’année 1710, qui devoit continuer avec plus de vivacité que jamais, après la prise de Tournay35 , & le mauvais événement de la bataille de Malplaquet36, qui fut suivi de la prise de Mons.
« Véritablement touché de l’inquiétude où je voyois M. Desmaretz, mon attachement n’en devint que plus vif ; je m’enfermai dans mon cabinet ; je travaillai beaucoup ; je dormois peu ; & pour rendre mes refléxions plus heureuses & plus abondantes, je m’élevai moi-même jusqu’à la place d’Ordonnateur...37. »

19On ne peut savoir avec précision à quelle date Malet présenta à Desmaretz ses « trois cartes » des revenus, dépenses et dettes, mais nous savons qu’il s’écoula trois jours entre la première et la seconde réunion. La première fois la réunion dura quatre heures ; à la seconde session ils décidèrent que « nous travaillerions ensemble, pour convenir des arrangements qu’il pourroit faire »38. La première carte de Malet était « pour faire connoître le montant des Baux & Impositions, les charges & la partie du Trésor Royal de chaque revenu de l’année 1710 »39. Elle montrait que le « Montant des Baux & Impositions » des revenus ordinaires du Roi s’élevait à 137,8 millions mais, étant donné qu’il y avait des « Charges & diminutions » de 73,9 millions40 la « Partie du Trésor Royal » ne s’élevait qu’à 63,9 millions. Dans certains cas (par exemple, dans celui des fermes unies), la totalité des revenus avait déjà été assignée (dans ce cas-là, jusqu’à la somme de 46,1 millions). Dans d’autres cas (par exemple dans celui des recettes générales des pays d’élections et pays d’états), plus de la moitié des recettes avaient déjà été assignées. Malet faisait suivre sa première carte de ses « Observations à faire sur les Revenus de l’année 1710 » dans lesquelles il arguait que, grâce à des mesures précises, on pouvait envisager un « Total du projet de fonds » de 110,7 millions41. (Par exemple il estimait que le rachat du droit annuel fournirait 16 millions « en argent » tandis que le rachat de la capitation du clergé produirait « autour de » 24 millions.)

20La seconde carte de Malet était un « Projet de Dépense pour l’année 1710 »42. Elle montrait que les dépenses totales pour l’année étaient prévues à 206,9 millions dont 133,5 millions étaient des dépenses de guerre ; 17,6 millions, les coûts des « Marine & Galères », 5,2 millions les frais des maisons royales et 50,5 millions les dépenses du Trésor Royal43. En outre « le paîment des intérêts des papiers royaux » exigeait une somme de 12,6 millions, élevant ainsi le total à 219,5 millions. Comme on l’a vu, pour faire face à ces dépenses, la « première carte » de Malet ne pouvait garantir que 110,7 millions, ce qui laissait un déficit (« un manque de fonds ») de 108,8 millions. Malet avait une suggestion à faire au ministre :

« Comme toutes les dépenses d’une année ne se payent pas ordinairement dans le courant de la même année, & qu’il me paroissoit suffisant, que, dans un temps de besoin & de sécheresse, le Contrôleur-Général pût pourvoir aux dépenses les plus pressées, je fis des observations sur celles de 1710, dans lesquelles j’expliquois sur chaque nature de dépenses ce que je croyois qu’on devoit en payer dans le courant de l’année, & ce qu’on pouvoit en retarder à payer jusqu’à l’année suivante...44. »

21Sur le total de 206,9 millions de dépenses, Malet proposait de faire de 120,4 millions la « partie à acquitter », tandis que la somme considérable de 86,4 millions devait constituer la « partie à reculer ». Si une somme supplémentaire de 25 millions de recettes pouvait être produite dans le courant de l’année 1710 par des traités et affaires extraordinaires, le total de 111,4 millions devait alors permettre de combler le déficit : « Par ces différentes propositions, je comptois que ce Ministre trouveroit assez de fonds en 1710, pour satisfaire aux dépenses qui devoient être payées par préférence dans le courant de ladite année45. »

22La troisième carte de Malet était une « Carte des sommes dues par le Roi, tant en papiers, que pour reste des Dépenses des années précédentes »46. Si on laisse de côté la question de la dette de papier-monnaie qui sera discutée plus loin, la table de Malet semblait démontrer que, outre les dépenses de 206,9 millions pour 1710 qu’exposait sa deuxième carte, il y avait aussi une somme de 166,5 millions de dépenses des années précédentes qui restait à acquitter (35,6 millions pour les années de 1704 à 1707 ; 42 millions pour l’année 1708 ; 88,8 millions pour l’année 1709.) Il restait donc au total 373,4 millions de dépenses à payer – ceci si on laisse de côté le remboursement des intérêts sur la dette. Pourtant le rapport de Malet était assez encourageant, car il démontrait que Desmaretz avait déjà autorisé le paiement complet, en 1708 et 1709, de 541,6 millions « pour dettes & dépenses » (337,5 millions pour les dépenses ; 161,2 millions pour les « effets retirés du Public » ; et 43 millions « Pour intérêts de différens principaux »). Néanmoins, vu que le total des revenus nets des années 1708 et 1709 ne s’était élevé qu’à 113,4 millions, Desmaretz avait obtenu « soit par traités, affaires extraordinaires, & différens débouchements » l’extinction de 428,3 millions, « plus que n’avoient produit les revenus ordinaires de 1708 & 1709, y compris la Capitation »47. On comprend que les trois « cartes » de Malet aient fait grande impression sur Desmaretz.

« Ce Ministre fut si content de la simplicité avec laquelle j’avois développé toute la matière des revenus, des dépenses & des dettes ; qu’il porta le lendemain mon travail au Roi, & sur le compte qu’il eut la bonté de lui en rendre, on me fit accorder, par Sa Majesté, sur son Trésor-Royal, une gratification annuelle de 10.000 liv., à commencer de l’année 1708, & dont j’ai toujours joui jusqu’à la mort du feû Roi...48. »

23Qu’allait faire Louis XIV à la lumière du rapport de Desmaretz ?

« Le Roi, instruit de l’impossibilité où le Contrôleur-Général étoit de satisfaire à toutes les dépenses, ordonna à M. Voisin, qui avoit été nommé Secrétaire-d’Etat de la Guerre, à la place de M. de Chamillart49, de faire un état des dépenses les plus pressées, afin de ne demander à M. Desmaretz que les fonds qui lui étoient absolument nécessaires.
« Il y eut quelques contestations entre ces deux Ministres, sur le plus où le moins de fonds ; M. Desmaretz m’envoya trois ou quatre fois à M. Voisin, lui représenter l’impossibilité où il étoit de satisfaire à ce qu’il demandoit ; enfin, ils convinrent de ce qui suit. [Ici Malet énumérère un tableau intitulé « Extrait du Mémoire de M. Voisin, concernant la solde des Troupes pendant le quartier d’hiver de 1709 à 1710 »50]...
« On dressa un état de ce qu’il en falloit, tant pour les troupes qui tiendroient garnison pendant le quartier d’hyver, que pour les armées assemblées... cette dépense monta à plus de de 25 millions...51. »

24Pour appliquer ces mesures de la manière la plus efficace Desmaretz établit en 1709 une « Caisse de l’Épargne » (ou caisse Le Gendre), qui, dans une certaine mesure, annonçait la célèbre décision prise par Necker de réduire le nombre des receveurs généraux des finances à douze en 1780 :

« M. Desmaretz ayant arrangé [c]es différentes dispositions..., [il] proposa au Roy d’établir une caisse dans Paris, qui seroit régie par douze Receveurs-Généraux des finances, & dans laquelle seraient portés tous les fonds, tant des affaires extraordinaires, dont le recouvrement leur seroit confié, que d’autres fonds qu’on jugerait à propos d’y faire entrer...
« L’homme à argent, qui remarqua que les recouvrements se faisoient à cette Caisse sans remise ni profit pour ceux qui en avoient la direction, & qu’on y payoit comptant à chaque échéance, applaudit à cet établissement, & le crédit de cette Caisse devint si considérable, qu’on peut dire qu’elle a soutenu l’Etat pendant cinq années de suite... cette Caisse a épargné au Roi & aux Contribuables près de douze millions...52. »

25On peut clairement vérifier l’existence de cette caisse dans l’opération de certaines affaires extraordinaires telles que le rachat du prêt et droit annuel par les officiers en 171053. Le « total des sommes receues » des affaires de la Régie fut fixé à 65,5 millions, les frais à 1,3 millions (ou 2,1 %), et le « net au Tresor Royal » à 64,2 millions. Ces neuf affaires en régie compensèrent le taux d’intérêt beaucoup plus élevé demandé sur les 145 traités pendant le ministère de Desmaretz (28,3 millions sur 147,9 millions, ou 19,2 %). Ainsi le taux d’intérêt d’ensemble sur 154 affaires extraordinaires pendant le ministère de Desmaretz fut de 13,9 % contre celui de 17,0 % sur 256 affaires extraordinaires pendant le ministère de Chamillart, et de 21,8 % sur 163 affaires extraordinaires pendant le ministère de Pontchartrain. Pourtant la somme nette levée fut considérablement plus basse sous Desmaretz que sous ses prédécesseurs (296,5 millions sous Pontchartrain54 ; 302,5 millions sous Chamillart55 ; 283,8 millions sous Desmaretz56).

26L’arrêt du conseil du 13 mai 1710, qui autorisait un troisième visa des assignations exercé par Malet, notait que « le retard du payement des assignations qui restent à acquitter pouroit leur donner du discrédit par l’incertitude ou se trouveroient ceux qui en sont porteurs des termes de payement du principal et interests desd. assignations... ». Le Roi exigeait que « toutes les assignations qui ont esté données sur les revenus de la présente année depuis le premier janvier dernier pour fournitures de grains ou autres dépenses de la guerre tant du quartier d’hiver que de la campagne soient vizées par le sieur Malet mois par mois pour estre payées a leurs echeances... »57.

27On ignore comment fonctionna ce troisième visa de Malet, mais on sait qu’il fut révoqué par l’arrêt du conseil du 7 octobre 17 1 058. Deux minutes de lettres conservées au contrôle général des finances nous en dit plus long sur cette révocation des assignations, qui équivalait à peu près à une banqueroute59. Malet faisait ce commentaire :

« Comme les assignations tirées par avance sur l’année 1711 & suivantes étoient annullées, & que M. Desmaretz pouvoit en disposer de nouveau, il engagea les Receveurs-Généraux de payer comptant en espéces, à la Caisse de régie le montant des premiers mois de leurs exercices, & de faire leurs billets pour les derniers mois ; les fonds comptans furent destinés au paîment des dépenses les plus pressées de la guerre, & les billets furent négociés à un intérêt médiocre. Par cet arrangement, le Ministre évita les escomptes qu’il auroit fallu payer aux Banquiers & Fournisseurs, si on leur avoit donné des assignations60. »

D. Le problème de la dette

28La mention de la caisse Le Gendre nous amène à considérer le problème de la dette pendant le ministère de Desmaretz. Malet affirmait qu’au moment de la nomination de Desmaretz les dettes de la monarchie française, y compris les dépenses pour l’année 1708, étaient estimées à 651,5 millions de livres. (Elles s’élevèrent, au total, à 674,7 millions une fois que furent connues les dépenses courantes). Sur cette somme, 343,7 millions étaient en monnaie de papier61. Cette somme (ou « Effets mis dans le Public ») se subdivisait en sept éléments distincts : d’abord, les billets des fermiers généraux payables à cinq ans (ceux-ci s’élevaient à 35 millions en principal, dont 7,5 millions furent remboursés dès 1710). Deuxièmement, il y avait les billets des receveurs généraux des finances, d’une valeur de 19,4 millions en principal (dès 1710 6,1 millions de ces billets furent « retirés du public »). Un troisième élément, de 7,2 millions, était constitué de billets des sous-fermiers des aides par forme de prêt ; quatrièmement, 60,5 millions représentaient des billets de la Caisse des Emprunts, payables au premier novembre 1710. Cinquièmement, la somme de loin la plus forte (140 millions) était constituée de billets d’emprunt des trésoriers de l’extraordinaire des guerres, dont Malet spécifiait que c’étaient des emprunts « pour soutenir les dépenses de leurs exercices » ; 108,3 millions en avaient été avancés en 1706 et 31,7 millions en 1707. Un sixième élément provenait de 72 millions en nouveaux billets de monnaie réformés (ou timbrés) en 1707. Le septième et dernier élément constituait la dette en papier comprenant 9,5 millions en billets de monnaie non réformés « & gardés dans les caisses des Trésoriers, par ordre de M. de Chamillart, & dont il falloit faire le fond ».

29En 1710, selon Malet, 161,2 millions de cette monnaie de papier avaient été remboursés, de sorte que la dette en billets ne s’élevait plus qu’à 182,5 millions, sur lesquels un intérêt de 15,2 millions devait être payé avant le premier janvier 171062. Le plus gros effort avait porté sur le remboursement du papier émis par les trésoriers de l’extraordinaire de la guerre : 115,6 millions en principal avaient été retirés du public. L’effort suivant avait porté sur le retrait des billets de monnaie, qui étaient hautement controversés : 27 millions avaient été remboursés. La dette de papier avait donc bien changé de structure entre 1708 et 1710. Les billets des trésoriers de l’extraordinaire de la guerre avaient diminué de 40,7 % à 13,4 % du total, alors que les billets de monnaie timbrés étaient passé de 20,9 % à 24,7 % du total. Ce furent les sommes auxquelles la politique du ministre n’avait pratiquement pas touché, comme les billets de la Caisse des Emprunts, qui augmentèrent évidemment le plus, passant de 17,6 % du total de la dette de papier à 33,1 %. Des mesures supplémentaires avaient été prises, par exemple par un arrêt du 7 octobre 171063.

30Malet ne discutait pas l’évolution de la dette jusqu’à la fin du ministère de Desmaretz, mais il était, dans l’ensemble, favorable à l’initiative du ministre concernant la caisse Le Gendre :

« L’attention & l’économie avec lesquelles la Caisse de Le Gendre a été conduite, & le crédit qu’on lui avoit donné, lui ont fait fournir depuis le premier Janvier 1710, jusqu’au premier Avril 1715, au paîment de toutes les dépenses...64. »

31Dans les sept premières années du ministère de Desmaretz (de 1708 à 1714), le total des dettes et des dépenses à acquitter s’élevait à 1 914,5 millions (1 579,4 millions pour les dépenses courantes ; 146,2 millions pour les dettes anciennes ; 46,9 millions pour le remboursement des prêts et 142,1 millions pour les doubles assignations)65. Malet soutenait, et c’est ce que Desmaretz affirma au Roi, que 1 564,6 millions avaient déjà été remboursés et que la dette restante s’élevait donc à 350 millions66. Desmaretz donnait des chiffres plus détaillés que Malet sur l’origine des 1 564,6 millions (268,8 millions venaient des revenus ordinaires ; 192,4 millions, de la capitation ; 233,8 millions, d’anticipations sur les années suivantes ; 111,1 millions venaient du dixième ; et la somme phénoménale de 758,5 millions, des « affaires extraordinaires »)67. Mais à ce total il faut ajouter le montant de l’anticipation des revenus qui était de 233,8 millions, de sorte que le total réel était plutôt de l’ordre de 583,8 millions.

32Malet essayait de démontrer qu’à la mort du roi, les « dettes de l’État » (qu’il qualifiait de dettes de l’État et non de dettes du Roi) s’élevaient à 491,8 millions ; mais il reconnaissait que, présentés d’une autre façon, ces chiffres pouvaient atteindre 553,1 millions68 et, ailleurs dans son livre, Malet suggérait qu’à la fin du règne les dettes s’élevaient à « près de 600 millions »69. Le premier visa après la mort de Louis XIV fut ordonné en exécution d’une déclaration du 7 décembre 171570. C’est le chiffre de la dette après ce visa que Malet et Desmaretz résumaient. Le total de 553,1 millions en dettes de papier était maintenant divisé en six sections : 147,6 millions, en promesses de la Caisse des Emprunts ; 32,3 millions, en billets de Le Gendre ; 229,9 millions, en ordonnances sur le Trésor Royal ; 82 millions, en assignations sur le Trésor Royal ; 52,3 millions, en billets de l’extraordinaire des guerres ; enfin, 8,9 millions, en billets de la marine. Selon Malet et Desmaretz, « il ne faut compter les billets visés que pour 491,8 millions », tandis que les dettes en papier qui existaient au 20 février 1708 se montaient à 482,8 millions71. « Ainsi », Desmaretz continuait-il dans son mémoire au Régent en 1716, « les billets faits pour le service de l’État subsistant au 1^er septembre 1715 n’excèdent les dettes en papiers reconnues en 1708 que de 8 970 361^lt72. »

33Plus tard certains commentateurs ont argué que Desmaretz était le premier responsable des dettes léguées par Louis XIV à la fin de son règne et ils ont souligné le manque de compréhension du ministre quant à la nature de la dette, ce dont Malet, en tant que son principal conseiller, peut être lui aussi tenu pour responsable. L’un de ces critiques fut Sir James Steuart-Denham (1713- 1780), dont l’ouvrage Inquiry into the principles of political oeconomy (1767) fut peut-être, à l’origine, rédigé en français. Steuart attirait l’attention du lecteur sur

« la croyance générale... que l’argent emprunté en anticipation d’un fond levé et utilisé pour son remboursement, n’était pas une dette de l’État, parce qu’il ne diminuait pas son revenu. Nous avons un exemple remarquable de cette croyance dans le célèbre mémoire présenté par M. Desmaretz à Philippe, duc d’Orléans, après la mort de feu le Roi de France ; dans lequel il avançait que pendant sept campagnes, de 1708 à la paix de Rastadt, alors qu’il était à la tête des finances du Roi, il n’avait pas augmenté la dette publique d’un capital de plus de neuf millions de livres ; et pourtant quand il avait pris son poste en 1708 les dettes du Roi ne s’élevaient pas à 700 millions ; et nous avons vu qu’au moment de sa mort, elles s’élevaient à plus de 2 000 millions73. Mais Desmaretz estimait que la différence, qui se montait à 1 300 millions, n’était pas une vraie dette, parce qu’il l’avait réglée grâce à un fond qu’il avait créé lui-même. Le langage qu’on parlait à l’époque était tel que personne n’avait songé à lui faire la moindre critique74. »

34Il faut noter que dans la version publiée des Comptes rendus de Malet, un mémoire attribué par l’éditeur aux frères Paris, estime le chiffre de la dette de l’État à plus du double de l’évaluation de Malet (c’est-à-dire à 1 250 millions)75 ; tandis que d’autres sources suggèrent qu’il était peut-être encore plus élevé (1 936 millions ou même de 2 600 millions)76. Le chiffre exact, autant qu’on puisse le connaître, était celui cité par les frères Paris (1 250 millions). Par la suite le système de Law vit l’expansion de la dette publique atteindre 2 222,6 millions ; et, même lorsque le visa en eut annulé 521,9 millions, la dette atteignit environ 1 700 millions en 1723, c’est-à-dire une somme considérablement supérieure à celle de 171577.

35L’incapacité de Malet à chiffrer avec précision la dette publique à la fin du règne de Louis XIV révèle les préjugés de Malet en faveur de Desmaretz (et ses limites en tant qu’historien). A peu près vingt ans plus tôt Charles Davenant avait essayé d’évaluer la dette publique en Angleterre, en France et en Hollande, à la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg78 : l’« arithmétique politique » comparative de Davenant semble très en avance sur tout ce que Malet put fournir même sur les finances de la monarchie française. La définition de ce qui constituait la dette publique était elle-même une question très discutée et sans doute Davenant avait-il exagéré la dette de 1698 : à 100,13 millions de livres sterling ou 1 501,95 millions de livres tournois79, son évaluation de la dette publique était déjà plus élevée que le chiffre réel en 1715. Même ainsi, si Malet avait connu l’œuvre de Davenant, il aurait été mieux à même d’évaluer les dettes de l’État en 1715, eut-il d’ailleurs cherché à réfuter son contemporain anglais80.

E. Le premier dixième de 1710 à 1717

36Comme on l’a vu Malet fait une apologie sans réserve de Desmaretz en même temps qu’il dénonce ses prédécesseurs immédiats, Pontchartain and Chamillart :

« Je ne puis m’empécher de faire ici une réflexion : si un autre que M. Desmaretz avoit été chargé de l’administration des finances, dans la situation malheureuse où il les avoit prises, & au milieu de toutes les disgrâces qui sont arrivées à ce royaume pendant le cours de son ministère, il est certain que les Peuples auraient souffert beaucoup plus, & que nous eussions acheté la paix à des conditions très-désavantageuses81. »

37Quelles preuves Malet avait-il pour l’affirmer ? D’abord le visa des dépenses et la politique de rachat des dettes : Desmaretz, selon lui, avait réussi à stopper l’inflation de la dette en billets, de sorte qu’en apparence la dette en septembre 1715 ne dépassait qu’à peine celle de janvier 1708, bien que la guerre aie continué jusqu’à la signature des traités d’Utrecht et de Rastadt en 1713-1714. Deuxièmement, mais cela était d’aussi grande importance pour Malet, Desmaretz possédait une réelle compréhension de la capacité fiscale de l’Etat et il avait su innover en matière fiscale. La preuve en avait été l’introduction du dixième en 1710 et c’est la question que nous allons maintenant étudier.

38La précédente innovation en matière fiscale avait été la capitation que Pontchartrain avait introduite pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Malet la dénonçait en ces termes :

« Il me paroit inutile de faire ici aucune réflexion sur la manière dont fut réglée cette Capitation, parce que je suis persuadé que tout le monde a senti & sent l’irrégularité d’un Tarif qui n’a pour principes que les qualités de chaque sujet & non pas les facultés.
« Si M. de Pontchartrain avoit bien réfléchi sur cette nouvelle imposition, il auroit pu arranger la Capitation de manière que la répartition s’en seroit faite avec proportion, & qu’il n’auroit pas eu besoin d’autres affaires extraordinaires82. »

39Il ne fait aucun doute que la capitation de 1695 avait été introduite de manière hâtive, et qu’il y avait eu de nombreux changements entre le projet d’origine tel que Pontchartrain l’avait envisagé dans son mémoire aux intendants d’octobre 1694, et la façon dont il avait été appliqué par la suite83. Le gouvernement avait changé d’avis au moment d’introduire la capitation en janvier 1695, et l’avait transformée en un impôt payable par les chefs de famille (« par feux et par familles plustost que par testes »), qui était mieux adapté à la structure sociale de la France84. Par la suite, comme Desmaretz lui-même l’avait noté, la seconde capitation de 1701 n’avait pas été levée selon les tarifs modifiés : elle était devenue un complément de la taille dans certaines parties de la France et, dans d’autres, elle était devenue sujette à abonnements ; pour ces diverses raisons – et quelques autres – il n’était pas facile d’en doubler le montant en cas de crise85.

40Or, précisément il y avait eu crise en 1710, à la suite du terrible « grand hiver » et de l’échec des négociations de paix avec les Alliés qui avaient commencé à Gertruydenberg en mars 1710. La mi-juillet venue on n’avait eu d’autre choix que de poursuivre la guerre : les Alliés exigeaient en effet que Philippe V renonce au trône d’Espagne et même, le cas échéant, que Louis XIV déclare la guerre à son propre petit-fils pour le détrôner. Il fallut donc lever une nouvelle armée ; mais aucun préparatifs sérieux n’avaient été faits parce que les négociations tortueuses de l’année précédente avaient laissé espérer une entente sur le seul et dernier sujet de désaccord. De toute façon après la crise sociale causée par le grand hiver de 1709, il ne restait aucun revenu d’impôt disponible pour équiper une nouvelle armée.

41Bien qu’annoncé par un long débat intellectuel qui remontait aux premières années du dix-huitième siècle86, le dixième fut introduit hâtivement à la fin de l’été de 1710, après que Malet eut dressé des tables détaillées des revenus et des dépenses pour l’année en cours, qui avaient révélé la gravité de la crise. De toute évidence il allait falloir établir un visa sur les dépenses qui seraient effectivement honorées (et on pourrait ainsi différer le paiement d’environ 86,4 millions). Mais il fallait trouver une nouvelle source de revenu pour financer les campagnes de 1711 et les suivantes. Desmaretz signalait à l’intendant des finances Alexandre Le Rebours le 13 octobre 1710 :

« ... il faut pourvoir à la subsistance et au prêt des troupes à commencer du 1^er novembre ; nous y touchons, et je ne vois pas encore sur quoi on peut compter... Ces comptes demandent beaucoup de diligence et une grande exactitude... il faudra, vers la fin de chaque mois, former l’état de recouvrement et avoir d’un côté ledit état, et de l’autre côté celui des dépenses, pour appliquer nos fonds aux dépenses pressées et qui demandent d’être payées par préférence... Tout ce nouvel arrangement a besoin d’être fait et suivi très exactement. Il me paroît qu’il y a bien de quoi occuper M. Malet...87. »

42Une nouvelle organisation administrative fut mise en place pour s’assurer que les rentrées provenant de la levée du dixième ne seraient pas confondues avec les autres impôts. Desmaretz put ainsi obtenir une avance de 18 millions des receveurs généraux des finances qui anticipèrent les recettes des pays d’élections – quoiqu’aux conditions les plus strictes. Il était impossible d’affecter ces nouveaux revenus aux dépenses anciennes88. Malet nous donne l’une des analyses les plus claires de l’introduction de ce nouvel impôt :

« Les Peuples connurent l’impossibilité où le Roi étoit de faire la paix, & la nécessité qu’il y avoit de continuer la guerre ; mais M. Desmaretz n’avoit ni assez de moyens différents à choisir pour la soutenir, ni assez de temps pour délibérer ; à peine avoit-il celui d’imaginer quel fond nouveau & annuel il pourrait trouver pour tout le temps que durerait encore la guerre.
« Dans cette extrémité, il assembla à la Marche, au mois de Septembre [1710], trois Conseillers d’Etat, dont il connoissoit l’attachement pour lui & la capacité ; MM. de Rebours & de Bercy, Intendans de Finance, MM. de la Croix89 & Proudre [sic]90, Receveurs-Géncraux ; il me fit aussi l’honneur de m’y appeller ; &, après qu’il eut exposé ce qui étoit dû pour différens papiers, pour reste des dépenses des années précédentes ; celles qu’il falloit encore pour soutenir la guerre, & la situation forcée où il se trouvoit, n’ayant aucuns fonds pour y satisfaire, & ayant même consommé par avance une partie des revenus ordinaires de 1711 & 1712, il pria un chacun de vouloir bien l’aider, en lui proposant les expédients qu’il pourroit imaginer...
« Il fit lecture de différens Mémoires qui lui avoit été donnés ; &, après un examen long & exact des expédiens les plus convenables, la pluralité des avis fut pour l’établissement du dixiéme du revenu des biens-fonds ; c’étoit M. Orry91 qui lui avoit proposé cette levée par un Mémoire particulier92. »

43Le mémoire écrit par Jean Orry n’a pas été retrouvé mais il existe au moins trois projets anonymes pour la création d’un nouvel impôt, qui avaient peut-être été préparés pour cette réunion93. Sur les trois, l’un, intitulé « Subside ou imposition pour la guerre, sur les Terres et les Maisons » justifiait un vingtième ou un dixième par l’argument que les rois de France précédents (qui n’étaient pas nommés) avaient déjà levé un tel impôt « pour seruir aux dépenses de la guerre ». « La taxe des arpens », arguait le projet, « est naturelle et conforme a ce qui s’est pratiqué pendant longtems en France. » Il citait les calculs de Vauban sur les dimensions de la France (apparemment 141,3 millions d’arpents alors que Vauban les avait estimées en réalité à 134,3 millions d’arpents94) ; mais l’impression que donne le document est celle d’un projet vague et arbitraire, et qui exagérait le rendement possible de l’impôt (87,5 millions). Un second mémoire, intitulé « Mémoire pour faire l’imposition du 20^me 15^me ou 10^me » était plus réaliste. Il comparait le projet du dixième à l’impôt de cinq pour cent sur les marchandises, connue sous le nom de « sol pour livre » ou « pancarte » de 1597 à 1602 et de 1640 à 1643 :

« Il se leuoit sur les prix des denrées exposés en vente... L’idée du plan proposé est une imposition reelle en argent qui veritable[ment] n’est deüe qu’a proportion de ce qui produit le fond au proprietaire a qui il appartient... ainsy proprement cest le 20^me du produit des fonds qui véritablement sera imposé par estimation en argent, mais qui n’en sera pas moins un droit reel... il ne semble pas que Ion doiue admettre aucuns exempts de cette cottisation sy Ion conserue les mesmes réglés qui ont toujours esté les principes des impositions extraordinaires et qui se leuoient autrefois soubs le nom de subsides... tous les peuples sont sujets a contribuer aux dépensés de l’Etat... En faisant limposition du xx^me, l’on poura trouuer de pauures gentilshommes qui font valoir par leurs mains. L’on croit absolument necessaire d’en faire l’imposition exactem[en]t mais a même temps tres juste de les soulager dans leur capitation...

«  L’autre difficulté principalle, est que s’y par l’edit de l’etablissement de l’imposition nouuelle on y specifioit nommément les rentes, cela pouroit faire craindre au public que lon ne voulut penetrer l’interieure des familles, qui est un secret dont il est infiniment jaloux, et qui est une question depuis longtemps en controuerse... »

44Le troisième mémoire95 était le plus précis. Il déclarait hardiment « Il faut un sistême et des moiens nouueaux ». La capitation n’avait jamais levé plus de 30 millions par an, alors qu’il fallait 120 millions « outre les reuenus ord^res » pour « soutenir les dépenses de la guerre ». Le mémorandum doutait que l’on puisse lever une telle somme :

« Tout Paris dit hautement qu’il faut prendre le dix^e des reuenus, et sans examiner ny quel en sera le produit, ny la maniere de le leuer, sur la foy du liure de la dixme royale, dont tous les calculs sont faux, on s’imagine trouuer dans cet expédient tous les fons necessaires...
« En Hollande on leue le deuxcent^e denier des fons. Suposant qu’en France on estime les fons sur le pied du denier vingt de leur reùenu, et qu’on y fasse la même leuéé elle seroit du dixième du reuenu. En Hollande on a leué certaines années jusqu’à trois fois le deuxcentieme denier, c’est presque le tiers du reuenu. »

45C’est peut-être le mémoire dont Desmaretz écrivait à l’intendant des finances Alexandre Le Rebours, son bras droit dans l’introduction du dixième :

« Voicy un mémoire qu’on m’a donné sur ce qui se pratique en Hollande pour la leuée des impositions sur les fons. Peut-estre pourroit-on pratiquer la mesme chose en France. En ce cas il faudroit en mettre un article dans la declaration pour l’etablissement du dixieme. On pourrait aussy aprés qu’elle aura esté rendüe publique l’ordonner par un arrest. J’avoüe qu’en France cette remise pourrait ne pas produire le mesme effect qu’en Hollande ou l’esprit d’oeconomie est plus estably qu’en France, et ou chacun councourt a soutenir les dépenses de l’estat, au lieu qu’en France on n’a dautre attention qu’a se soutraire aux contributions necessaires pour les dépenses publiques. Après tout il ne faut rien negliger de ce qui peut rendre un établissement nouueau plus facile et le faire receuoir auec plus d’agrement...96. »

46Desmaretz fut fidèle à sa parole et il rédigea lui-même le préambule de la déclaration du 14 octobre 1710 qui établissait le dixième :

« ... nous n’auons point trouué de plus juste et de plus conuenable que celuy de demander a nos suiets le dixième du reuenu de leurs biens, et quoyque nos ennemis par les imposts establis sur les biens fonds leuent des sommes plus considerables par chacune année que le dixième que nous demandons... nous ne demandons le dixième du reuenu que dans la necessite de soutenir la guerre. Nous declarons que la leuée du dixième cessera trois mois après la publication de la paix...97. »

47L’impôt direct le plus efficace de l’ancien régime fut donc conçu comme une mesure de guerre, comme « subside ou imposition pour la guerre », en réaction à des impôts semblables levés par les Alliés pour faire la guerre à Louis XIV. L’impôt fut introduit presque sans modification pendant l’automne de 1710 et il produisit (selon Desmaretz) la somme extraordinaire de 111,1 millions pendant les années 1711 à 171498. Si l’on prend chaque année séparément, le dixième fournit 28 millions net sur une levée de 30,2 millions en 1711 (y compris le dernier trimestre de 1710), 22,7 millions net sur 24,4 millions en 1712, 22,5 millions net sur 24,3 millions en 1713 et 22,8 millions net sur 24,1 millions en 1714, c’est-à-dire un revenu supplémentaire de 96 millions au total sur quatre ans99. Les déclarations de revenus faites par les contribuables étaient fausses, également au dire du ministre, ce qui limita le rendement de l’impôt100. Un rendement d’environ 22 millions par an en moyenne était évidemment loin des 120 millions que certains propagandistes avaient estimé nécessaires et possibles de lever dans la période précédant l’introduction de l’impôt en 1710101. Il est impossible à l’historien d’évaluer la différence entre le montant réel de l’impôt et la valeur théorique du dixième du revenu des contribuables. Vauban avait estimé que sa « dixme royale » devait produire un revenu annuel de 116,8 millions102. Il est intéressant de noter que John Law, dans une lettre à Desmaretz datée du 26 juillet 1715, estimait le revenu national de la France à 1 200 millions de livres, tout comme Vauban, bien qu’il aie, semble-t-il, basé ses calculs sur une comparaison avec l’Angleterre103. Les calculs modernes ont eu tendance à élever ce chiffre, par exemple à 2 700 millions104, mais il faut réduire ce chiffre en vue du commentaire de Véron de Forbonnais sur la chute du revenu de la nation pendant la guerre de Succession d’Espagne105. Si l’on prend le chiffre de John Law comme étant le plus vraisemblable, on doit conclure que le dixième fut sous-évalué en moyenne de 80 % ; toutefois il faut noter que tous les éléments de la richesse nationale n’étaient pas soumis au nouvel impôt. La sous-évaluation du dixième, puis du vingtième, qui lui succéda, empira au cours du dix-huitième siècle106 : on ne pouvait évidemment compter sur des déclarations de revenu purement volontaires. La seule alternative possible aurait été de fixer très haut la contribution à payer et de ne permettre aux contribuables d’obtenir de réduction qu’en présentant des preuves de leur revenu imposable : mais cela exposait le gouvernement à l’accusation d’agir de façon arbitraire dans l’administration d’un impôt qui était sensé plus équitable que ceux qui l’avaient précédé. L’accusation de despotisme avait déjà été lancée sous Desmaretz. Une lettre anonyme à Desmaretz avait exprimé clairement cette accusation à propos du pouvoir de l’intendant et du directeur du dixième agissant sur les instructions du ministre107 : « Nous serions milles fois plus heureux en Turquie quan France. »

48Néanmoins l’État avait su trouver un nouvel impôt à un moment crucial ; impôt, en outre, qui était beaucoup moins injuste que les autres impôts directs. Aussi eut-il une importance durable au dix-huitième siècle. Bien que le premier dixième ait été révoqué par le Régent en août 1717, cet impôt et ses successeurs furent levés pendant une période de 18 années et demie entre 1710 et 1750108. L’établissement, en 1749, du vingtième, qui devint permanent par la suite ; la levée d’un second vingtième à partir de 1756 (les deux vingtièmes équivalant au total, en fait, sinon de nom, au dixième d’avant 1750) ; et celle d’un troisième vingtième extraordinaire de 1760 à 1763 et de 1783 à 1786, tout cela justifie la conviction de Malet dans son ouvrage posthume, que le dixième avait été, en 1710, un impôt de nature vraiment novatrice.

49Le verdict de Malet était très franc :

« ... J’avoue que c’étoit un reméde extrême & violent ; nos Ennemis en crurent l’établissement impossible ; mais ayant sçu qu’il se faisoit sans aucune résistance, & que tous les Sujets se prêtoient aux besoins de l’Etat ; ils regardèrent cette levée comme une ressource inépuisable pendant la guerre. C’est un des principaux motifs qui les a déterminés à faire la paix... bien loin de blâmer M. Desmaretz d’avoir ordonné la levée du Dixiéme, il me paroît qu’on doit bien plutôt le louer d’avoir eu assez de fermeté dans des temps aussi malheureux, & dans un Etat aussi chancellant, pour n’en être pas effrayé ; &, pour oser se servir d’un pareil expédient109. »

50Ses contemporains furent plus partagés dans leur attitude à l’égard du dixième. Saint-Simon dénonça cette « exaction monstrueuse » : « on compta pour rien la désolation de l’impôt même dans une multitude d’hommes et de tous les états, si prodigieuse, et leur désespoir d’être forcés à révéler le secret de leurs familles...110. » Le point de vue de Saint-Simon était essentiellement celui d’un aristocrate défendant ses intérêts. John Law, lui, adopta une position plus pratique ; c’est la difficulté de l’application de la loi qui le préoccupa surtout :

« L’exemple du dixième denier en 1710 qui n’a produit que 30 millions [par an] et les conséquences qu’on prétend tirer ne son pas justes : 1° la moitié des déclarations ne fut pas fournie ; 2° celles qui furent fournies le furent sur le pied de moitié moins que leur véritable valeur ; on ne doit pas en être surpris, les ministres du Roy n’ayant pas voulu poursuivre à la rigueur le recouvrement d’une nouvelle imposition, qui étoit une augmentation à plusieurs autres ordinaires et extraordinaires déjà établies, en sorte que toutes jointes ensemble, elles excedoient peut-être le 25^e denier. C’est pourquoy les ministres se contentèrent alors de tirer ce qu’ils purent du dixième111. »

51Il est également intéressant de noter le jugement que Véron de Forbonnais porta plus tard sur l’impôt. Il considérait le dixième comme « une taxe proportionnelle ; celui qui posséde peu, contribue peu »112. Mais il ajoutait « ... plus on avoit tardé à employer cette ressource, plus la charge en fut pesante sur les Peuples & moins l’Etat en retira d’avantages... tous les revenus de l’Etat étoient tombés ; aussi va-t-on voir que le dixiéme ne rendit pas plus de vingt-quatre millions dans les meilleures années. N’est-il pas évident qu’en l’imposant dès le commencement de la guerre, lorsque tous les revenus étoient encore entiers, il eût produit beaucoup davantage113 ? »

F. Le grand silence de Malet : la fin du ministère de Desmaretz et les origines de la banque de Law

52Le passage d’un système d’administration financière de guerre à un système de paix n’est ni facile ni populaire et c’est particulièrement dans ce domaine que fut critiqué le ministère de Desmaretz114. Desmaretz s’était donné pour devise pour l’année 1713 de « soutenir la guerre, et travailler aux arrangements et aux projets nécessaires pour rétablir les finances quand la paix seroit conclue »115. Depuis 1710, en raison de l’intransigeance des Alliés à Gertruydenberg,

« Il falloit donc, de nécessité, soutenir la guerre. L’épuisement du royaume étoit connu : on n’avoit ni assez de moyens différents à choisir pour la soutenir, ni assez de temps pour délibérer ; à peine avoit-on celui d’agir et de mettre en œuvre tous les moyens qui pouvoient, sans violence, produire de l’argent. Le salut de l’État consistoit uniquement à faire la paix...116. »

53Dans ces conditions Desmaretz aurait-il dû démissionner ? « Étoit-il maître de refuser ou d’abandonner sa place ? », demandait-il. Malet conclut sa discussion du ministère de Desmaretz par cette remarque, que

« M. Desmaretz joignit à une grande capacité toute la bonne volonté nécessaire pour le rétablissement de l’ordre, & le soulagement des Peuples ; mais, n’ayant été chargé des Finances que dans des tems où les besoins augmentoient toujours d’une année à l’autre, il n’a pu faire usage des arrangemens qu’il avoit prévus & médités117. »

54Chose curieuse, les Comptes rendus de Malet sont beaucoup moins complets dans la discussion des années 1712 et suivantes que le mémoire de Desmaretz au Régent de 1716, ce qui peut faire penser qu’ils furent écrits plus tôt. Malet terminait son récit chronologique du ministère de Desmaretz sur un jugement de l’édit de décembre 1713 qui avait ordonné que toutes les rentes de l’Hôtel de Ville de Paris soient converties en nouveaux contrats au denier 25 :

« Je ne puis me dispenser d’avouer que cet arrangement fut mal reçu du Public ; mais on doit convenir aussi avec moi, que la plus grande partie des rentes reduites avoient été levées à un titre onéreux pour le Roi118, & que, si M. Desmaretz avoit attendu pour frapper un coup aussi important, que la paix générale eût été faite, il y auroit trouvé plus d’opposition...119. »

55Et Desmaretz ajoutait :

« Cet arrangement causa un grand murmure ; mais il a été exécuté exactement, et auroit été bien plus difficile, si on avoit attendu que la paix eût été générale. Il a produit une diminution de près de 14 000 000^lt de fonds qu’il auroit falu payer tous les ans à l’hôtel de ville120 ; il a assuré le sort des rentiers, et, par le retranchement des deux cinquièmes, il a produit une décharge pour l’État d’environ 135 000 000^lt. »

56De toute évidence Desmaretz se sentait vulnérable sur la question de la rapidité et de l’efficacité du passage de la fiscalité de guerre à la fiscalité de paix, aussi consacra-t-il beaucoup de temps à se justifier dans des mémoires qui proposaient à Louis XIV les différentes options à sa disposition. Desmaretz présenta deux mémoires au Roi en janvier 1715 : le premier, qui s’inspirait certainement des recherches de Malet, comparait les premières et les dernières années du ministère de Colbert, 1661 et 1683, tout en présentant un compte rendu historique de son propre ministère. Il arrivait à la conclusion que « Les aliénations ou engagements pris sur ses revenus depuis 1683 passent 61 000 000^lt de manière qu’il ne reste aujourd’hui que 30 000 000^lt pour les dépenses ». Il fallait donc examiner « avec attention tous les moyens de libérer l’Etat des 61 000 000^lt dont ses revenus sont plus chargés qu’en 1683 »121. Dans un deuxième mémoire de janvier 1715 Desmaretz réduisait les options à quatre :

« ... d’ordonner la continuation de la levée et de la capitation ; de doubler la capitation et de supprimer le dixième ; d’établir un subside de paix en supprimant le dixième et la capitation ; et de charger l’État du payement des dettes en ordonnant la suppression des mêmes impositions122. »

57Dans un autre mémoire du 20 février 1715 il essayait de calculer le coût de ces quatre options123. L’« examen du premier moyen : continuation du dixième et de la capitation » montrait que ces deux sources de revenus devaient fournir une rentrée annuelle de 43,6 millions mais que, si l’on comparait les revenus et les dépenses, la couronne continuerait à avoir un déficit de 25,7 millions par an. Cette proposition présentait en particulier deux désavantages. D’abord,

« il faudroit ordonner la levée de ces impositions extraordinaires à perpétuité, et il ne parait pas possible d’établir pour un revenu ordinaire du Roi des levées extraordinaires qui n’ont été ordonnées que par rapport aux besoins pressants de la guerre ».

58Sa seconde objection était que

« à l’égard du dixième, une grande partie des déclarations sont fausses, et il est bien difficile d’entrer dans l’examen de toutes les terres pour constater le revenu d’un chacun. On le pourroit ; mais ce seroit la voie de rigueur. »

59L’« examen du second moyen : le doublement de la capitation » était tout aussi pessimiste : il produirait un revenu légèrement inférieur (43,3 millions) et donc un déficit annuel légèrement supérieur (25,9 millions). D’un point de vue politique,

« l’établissement d’un subside de paix paroît un moyen plus convenable que les deux premiers, parce qu’en l’établissant, le Roi supprimeroit le dixième et la capitation ainsi qu’il l’a promis... »

60Pourtant le principe d’un nouvel impôt était considéré « peu praticable à cause du temps considérable pour dresser les rôles ». En définitive ce qu’il proposait donc était de lever la capitation et le dixième ensemble sur la base de 70 millions par an, c’est-à-dire, « sans avoir égard ni aux rachats de capitation, ni aux affranchissements et abonnements faits pour le dixième ». « Il faudrait que ce subside fût perpétuel, et même plus fort que le dixième et la capitation. »

61L’« examen du quatrième moyen : charger l’État du payement des dettes de l’État » aboutissait à la même conclusion sur la somme nécessaire à lever annuellement (70 millions) sans fournir de méthode précise pour la lever. Desmaretz à ce moment-là estimait que les dettes de l’État s’élevaient à 430 millions124, mais dans un autre mémoire du 1^er mai 1715 il reconnaissait qu’aliéner le nouvel impôt qui était proposé (maintenant limité à 60 millions) au denier 25 produirait 1 500 000 000^lt « que l’on croit suffisants au payement de toutes ces dettes et intérêts »125. Mais on renonça à cette idée et la déclaration du 9 juillet 1715 annonça la continuation de

« la levée et perception de la capitation et du dixième, avec promesse de réduire les dépenses et d’employer le produit de cette levée à payer les dettes contractées pendant la guerre et à retirer les revenus aliénés depuis 1689 par la suppression des officiers à la charge à l’État et aux peuples126. »

62Le dixième était-il un don gratuit ? Le Parlement de Paris l’affirma plus tard, dans ses remontrances du 23 janvier 1778 : « le Roi n’imposait pas, il demandait, expression naturelle et pourtant bien remarquable... »127. Néanmoins la carrière politique de Desmaretz sous la Régence de Philippe d’Orléans fut brisée à l’avance par sa décision fatidique de continuer à lever l’impôt de guerre en temps de paix, malgré la promesse, faite en 1710, qu’il serait révoqué.

63C’est à peu près à ce moment-là et certainement pas plus tard qu’en août 1715 que John Law présenta à Desmaretz son projet de banque publique. Les deux hommes avaient déjà été en rapport en décembre 1713, puis en mai 1714 ; en mai 1715 Desmaretz lui confia ses projets relatifs à l’amortissement de la dette flottante et Law répondit par un mémoire sur l’acquittement des dettes publiques128. En juillet 1715 Law remit à Desmaretz un mémoire sur les banques129, avec un projet de lettres patentes concernant l’établissement d’une banque et un « mémoire des objections que le sieur Law s’est formées contre l’établissement de la banque »130. Deux autres lettres de Law à Desmaretz le 26 et le 31 juillet 1715 répondirent à certaines des objections du ministre131 : elles font penser que le contrôleur général des finances avait pris au sérieux une première proposition du célèbre système de Law et que le conseil du roi ne l’avait probablement rejetée qu’après le 20 août. Pourquoi le système ne fut-il donc pas adopté par Desmaretz comme le meilleur moyen de débarrasser le royaume de sa dette publique ? Et pourquoi Malet ne dit-il rien de ce projet ?

64Il n’y a guère de doute qu’une des raisons de son rejet fut que Desmaretz cherchait à augmenter la circulation de la monnaie dans le royaume et qu’il était hostile au papier. Il avait, après tout, passé une grande partie de son ministère à essayer d’éliminer la monnaie de papier discréditée qui était déjà en circulation. Law reconnaissait cette objection et cherchait à la combattre :

« Votre Grandeur m’a fait l’honneur de me dire que la situation de la France est différente de celle des autres Etats ; que les peuples, ayant une très mauvaise opinion des billets auront de la peine à les receveoir dans les payements du Roy ; qu’un artisan ou bourgeois qui a une rente sur la ville laquelle il s’attend de recevoir en espèces, sera surpris quand on lui offrira son payement en billets, et que les officiers établis pour la recette et distribution des finances étant accoutumez en matière des espèces, s’opposeront à l’exécution de ce projet132. »

65Mais une seconde objection de Desmaretz, semble-t-il, fut que la création d’une banque en France présentait des difficultés d’ordre «  constitutionnel ». C’est la raison que le grand financier Samuel Bernard allégua auprès de l’ambassadeur de Grande Bretagne le 31 juillet : « le Conseil refuserait le projet de Law, n’y ayant aucun fondement pour l’établissement de banque qu’il proposait dans un pays où tout dépend du bon plaisir du roi133. » Et c’est un argument que Law lui-même se sentit obligé de réfuter :

« La raison généralement receue par laquelle le crédit a manqué en France est la nature ou forme du gouvernement. On croit que le crédit ne réussira que dans les républiques ou dans les monarchies limitées, comme en Angleterre ; mais celle-là n’est pas la seule et principale raison qui a fait manqué les crédits en France, car ils ont été établis et réussiront dans les monarchies comme dans les républiques.
« La première et principale raison qui a fait manquer le crédit en France, est qu’il a été établi et conduit sur de faux principes, ce que je m’offre de prouver, et il est à présumer que, si le crédit avoit été bien établi et bien conduit, le Roy n’auroit pas voulu mettre ce crédit en danger, en se servant de la caisse qui le devoit soutenir...134. »

66C’était une véritable critique de la politique de Desmaretz et de l’utilisation qu’il avait faite de la caisse Le Gendre ; cela explique aussi jusqu’à un certain point le silence de Malet sur les discussions concernant l’amortissement de la dette de l’État à la fin du règne de Louis XIV. Malet, quant à lui, n’admirait que modérément Law :

« cet Homme, dont le génie étoit vaste, & dont les yeux étoient éblouis par l’éclat séducteur de ses propres idées, a causé l’épuisement des Etablissements qu’il avoit faits, par l’abondance même de son systême, & par la précipitation de ses opérations ; les remédes dont il a voulu se servir ensuite, ont encore augmenté le mal ; la défense de l’espéce l’a fait serrer avec plus de précaution, & le papier de crédit, multiplié sans mesure & sans aucune valeur réelle, a occasioné la ruine d’une infinité de Sujets135. »

67Le système de Law s’effondra définitivement le 17 juillet 1720. Pourquoi Malet n’a-t-il pas cherché à dissocier Desmaretz du Système, en démontrant que son patron avait rejeté le plan dès le début ? En un sens il l’a fait, puisque le verdict de Malet sur le ministère de Desmaretz ne comportait que des éloges :

« La malheureuse situation où M. Desmaretz trouva les finances, & les secours pressans & continuels dont on avoit besoin pour soutenir la guerre, ne lui permirent pas de rétablir les principes du Gouvernement, tels qu’ils étoient sous M. Colbert. Témoin assidu &, si j’ose le dire, toujours dépositaire de sa manière de penser, je sçais quelles étoient ses vues pour l’arrangement des finances ; si son ministère n’avoit pas fini avec le régne de Louis XIV, personne n’auroit rétabli l’ordre mieux que lui ; c’est un hommage que je dois à la Vérité, & que je lui rends avec plaisir136. »

68Les critiques de Law sur la politique de Desmaretz (peut-être moins que l’échec de son Système) expliquent sans doute pourquoi Malet sentit qu’il ne pouvait pas discuter des négociations entre Law et Desmaretz en 1715. En effet Law critiquait à la fois la politique monétaire de Desmaretz et son maniement des dettes :

« Que M. Desmaretz ignorait les principes des monnoyes et du crédit, et qu’il a fait plus de tort que s’il avoit réduit le crédit dans la proportion avec les espèces... Si M. Desmaretz avoit entendu son mestier, il aurait déclaré que tous contracts et autres dettes faites avant la réduction [de 1714] seraient payés en monnoye foible, et que les contracts et dettes à faire seraient payés en monnoye forte.
« Par ce règlement le crédit aurait esté réduit dans la proportion avec les espèces. Il aurait pu faire toute sa réduction dans un jour ; il aurait sauvé le crédit du Roy, et soutenu un nombre de banquiers dans leurs engagemens par sa réduction mal entendue.
« Dans la suite, et après avoir perdu des sommes considérables à la France, par les prests que les négocians étrangers ont fait aux François en monnoye foible, pour estre payés en monnoye forte ; il fut obligé de venir à une plus forte réduction sur la dette du Roy, et sans pouvoir rétablir le crédit, et la partie qu’il conservoit, ni le crédit des commerçans137 . »

69Law rendait donc la politique monétaire de Desmaretz responsable de la gravité de la crise commerciale française de 1715-1716 et de la nécessité du premier visa de décembre 1715. Il faut noter, cependant, que Law n’a pas réservé ses critiques à Desmaretz mais qu’il les a étendues à tous les contrôleurs généraux des finances depuis Colbert :

« Les ministres qui ont gouverné les finances depuis 30 ans, n’ont connu ni la nature du crédit ni son effet. Ils ont été uniquement attachés à tirer l’argent des peuples ; tout moyen leur a semblé bon sans aucun égard au dommage qu’en recevoient les fonds, et ils ont travaillé à donner l’argent dont ils avoient tant de besoin, une valeur pernicieuse qui les en privoit, et à ôter aux fonds et à l’industrie et au commerce une valeur qui leur aurait toujours fourni de l’argent...
« [L]es Ministres rassembloient des matériaux d’une grande banqueroute. Il n’avoit pas été employé d’autre ressource ; celle des billets de monnoye pouvoient devenir un vray crédit très salutaire, si le ministre138 ne lui eut pas imprimé dès sa naissance le vice d’un intérest qui annnonçoit sa chute prochaine. Son sucesseur139 convertit ce papier en rentes ; il fit une refonte et affoiblit la monnoye. Il fit revivre la Caisse des Emprunts avec un gros intérest qu’il ne put payer ; il augmenta le nombre de ce papier, à proportion de la valeur qu’il perdoit sur la place. C’est à dire que lorsque la rente [sic] d’un million de Billets de la Caisse des Emprunts qui lui avoit produit 500 000^lt ne lui en produisoit plus que 250 000^lt il en faisoit faire pour 2 millions afin de tirer le même argent. Il y eut un semblable débordement de Billets de Receveurs généraux, de marine, d’ustanciles, d’assignations et tant d’autres. La Caisse de Le Gendre qui avoit attirée quelque confiance fut aussitôt abandonnée. Enfin tout ce ministère se passa à sentir la nécessité du Crédit, à le chercher, à ne le pas trouver, et à le ruiner, à en établir sans se préparer à les soutenir et à en aprêter seulement de nouveaux pour subsister à la place de ceux qui étaient discrédités tant qu’il serait possible de rencontrer des dupes. Il n’est pas étonnant qu’une telle conduite ayt chargé le roy d’une dette immense, qu’elle ayt embarassé les biens et les personnes de ses sujets, par des dettes réciproques qui les tiennent à la gesne. Il est aisé de sentir que tant d’obstacles avoient enlevé aux fonds, au commerce et à l’industrie presque toute leur valeur naturelle...140. »

70Étant donné que le but de Malet dans son histoire du ministère de Desmaretz était de démontrer que son maître était beaucoup plus habile que Pontchartrain et Chamillart, il est évident qu’il ne pouvait adopter ce raisonnement, ce qui explique son silence sur les discussions Desmaretz-Law au sujet du rachat de la dette. Malet garda également le silence (et une discrétion bien compréhensible) sur le rôle politique de Desmaretz sous la Régence et sur l’ampleur de ses critiques à l’égard de ses successeurs et de ses cabales pour essayer de retrouver son poste141.