1Les chiffres publiés, à titre posthume, sous le nom de Jean-Roland Mallet (ou plus exactement Malet, selon l’orthographe de l’époque1) constituent l’ensemble le plus complet de statistiques financières pour la France du dix-septième siècle ; en fait, pour la France de l’ancien régime. Les Comptes rendus de l’administration des finances du royaume de France furent publiés à Londres en 1789, mais Luc-Vincent Thiéry (né en 1734), leur éditeur2, (quoique français) n’avait évidemment pas pu connaître Malet personnellement ; son nom nous est connu grâce à Barbier, auteur des Anonymes de France3. On ne sait rien des circonstances de la publication des Comptes rendus ; mais on peut conjecturer qu’ils furent publiés sur l’ordre de Necker, pour les utiliser dans le débat sur les finances royales qui eut lieu peu avant la Révolution4.

2Malet avait certainement terminé ses Comptes rendus de l’administration des finances du royaume de France en 1720. Une préface de l’auteur, prétendument datée de ce moment-là, fut publiée dans l’édition de 1789. Pourtant il y a de bonnes raisons de penser que les tables contenues dans le livre et peut-être même une bonne partie du texte, avaient été rédigés avant septembre 1712. En effet Malet ne donne dans ses tables aucun chiffre pour les années de 1696 à 1700, « les comptes [de ces] années n’ayant point été rendus »5 ; mais les comptes de Pierre Gruyn, Garde du Trésor Royal en 1697, furent « arrêtés » par le conseil des finances le 10 septembre 17126, alors que Malet était premier commis de Desmaretz : il aurait sûrement utilisé ces chiffres dans ses tables s’il n’avait déjà terminé la rédaction de son texte à ce moment là.

Figure 3 : Total des dépenses de la monarchie française, 1600 – 1695

A. Le compte-rendu historique de Malet

3La préface de Malet expliquait pourquoi il pensait qu’un compte-rendu historique de l’administration des finances royales en France était nécessaire : « Comme il ne s’est rien passé dans l’administration des Finances depuis trente années, dont je n’aye eu une connoissance exacte, j’ai vu croître & multiplier des maux qui tiraient leur origine de plus loin... »7. Il opposait la simplicité et l’efficacité de l’administration fiscale d’antan (« nulle surcharge pour les Peuples, & nulle dette pour l’Etat ») à la croissance des expédients fiscaux :

« ... une diversité d’impositions, une multiplicité de droits qui alloient toujours en augmentant, & qui se levoient sur tout ce qui sert à la subsistance & l’entretien des familles ; un nombre infini d’hommes employés à ruiner les Contribuables ; une disproportion perpétuelle entre les revenus & les dépenses ; plus de commerce ; une infinité de frais, de vexations, de levées de deniers extraordinaires, & de dettes de l’Etat : ce sont les tems de désordre & de confusion8. »

4La première partie du livre était donc consacrée à un rapport historique de l’évolution des différents impôts qui consitutaient le revenu de la monarchie française au début du dix-septième siècle : la taille (chapitre 2), les gabelles (chapitre 3), les aides (chapitre 4) et les douanes et traites foraines (chapitre 5). La structure de l’ouvrage annonce donc, sous plusieurs aspects différents, l’exposé presque définitif que l’intendant des finances Moreau de Beaumont prépara, en 1769, sur le système, et qui fut publié en trois gros volumes9. Parlant des gabelles, Malet était obligé de conclure que leur administration était si complexe « que je me trouve moi-même embarassé pour l’expliquer... le prix du sel est presque aussi inégal qu’il y a de différentes provinces dans le Royaume »10. Quant aux aides, « ces droits ne se payent pas également par tout »11, alors que pour les douanes et traites foraines « Ce qu’il y a encore de plus extraordinaire, c’est qu’on traite des Provinces de ce Royaume comme si elles etoient étrangères... »12. Cette dernière remarque se trouve au chapitre 6, « Qui contient quelques réflexions sur les Chapitres précédens » et qui est particulièrement intéressant car (faisant peut-être écho à Boisguilbert) Malet y énumère une série de principes qui auraient dû, selon lui, être à la base de toute bonne pratique fiscale13. Par exemple, que les impôts sur les marchandises en augmentaient inévitablement le prix, ce qui avait pour conséquence d’en diminuer la consommation ; que, si la consommation des produits de la terre baissait, il en était inévitablement de même de la consommation des produits manufacturés « par la circulation perpétuelle qu’il y a entre ces deux revenus ». Or, le bien-être de l’État exigeait que soit maintenu un niveau raisonnable de consommation : « c’est un grand malheur pour l’Etat, lorsque les gens de la Campagne & les Artisans n’ont point le moyen de se nourrir eux & leurs enfans. » L’inégalité des impôts était considérée par Malet « contraire au bon ordre & à la Police du Gouvernement »14 ; les diverses provinces, également, auraient dû, selon lui, être traitées de la même manière puisqu’elles faisaient partie du même royaume ; les échanges entre les provinces auraient dû se faire « en pleine liberté & sans Droits ». Non seulement il considérait que le système de levée des impôts était désespérément inefficace puisqu’il en coûtait 150 millions de livres pour en obtenir 100, mais il pensait que les divers commis « occupés à la levée des deniers royaux, & qui sont à la solde des Peuples, seraient plus utilement employés au Commerce & la culture des Terres »15.

Figure 4 : Différentes interprétations des dépenses de la monarchie française, 1600 – 95

5Ce thème était développé au chapitre 7, « Des frais qui accompagnent la levée des Impositions & Droits, & des abus successifs qui s’y sont introduits ». Malet citait Vauban, qui avait dénoncé le régime de la taille personnelle16 ; mais, au contraire de Vauban, qui avait loué les tentatives de réformes des intendants de justice, police et finances dans les pays de taille réelle et les avaient considérés comme des administrateurs potentiels de sa « dixme royale »17, Malet accusait les intendants d’être la source de deux des principaux abus :

« 1° Le peu d’attention des Intendans des Provinces dans l’exécution des Réglemens rendus au sujet de cette imposition : c’est une matière qu’ils connoissent peu, avant que d’être Intendans, & qu’ils regardent comme la moindre de leurs fonctions, lorsqu’ils le font : le courant des affaires journalières les emporte ; &, comme ils sont les Maîtres dans les Provinces où ils sont envoyés, & que leurs Ordonnances leur paroissent toujours des loix décisives, ils n’entrent point dans le pénible détail où ils devroient entrer, pour connoître la force, le commerce & la nature des biens de chaque Parroisse & pour approfondir même les facultés de chaque contribuable. Les Intendans capables ont regardé ces connoissances comme essentielles à leur administration ; les autres n’y pensent seulement pas.

Figure 5 : Total des dépenses ordinaires et extraordinaires de 1600 à 1695, selon Malet

« 2° La trop grande liberté que les Intendans donnent à des Subdélégués & à des Officiers injustes ou intéressés, en leur laissant faire ce que le devoir de leur commission leur enjoint de faire eux-mêmes : le Subdélégué hazarde rarement une injustice ou une vexation, sous un Intendant éclairé ; il les multiplie, toutes les années, sous celui qui ne l’est pas18. »

6Ses accusations d’inattention de la part des intendants de la justice, police et finances et de corruption à l’égard de leurs subdélégués, étaient particulièrement violentes ; et il est significatif qu’il aie placé ces critiques dans le texte avant les commentaires traditionnels des contemporains sur les actes de vengeance commis par les collecteurs contre leurs rivaux locaux, sur l’habitude des receveurs à faire usage de la contrainte, la complicité existant entre les receveurs et les élus, et les saisies de bétail et de matériel agricole. Le dernier commentaire de Malet sur la taille est également intéressant : il reprenait l’opinion souvent exprimée que les seigneurs protégaient leurs fermiers en essayant de leur procurer de faîbles taux d’impôt, aux dépens des paysans plus pauvres qu’eux. Mais il ajoutait ce commentaire, qu’agir de cette façon allait à l’encontre de l’intérêt du seigneur, celui-ci, en fait, exigeant la justice fiscale : « ... ils ne doivent la dégradation de leur Paroisse, par conséquent la diminution de leurs Terres, qu’à des sollications mal-entendues, & toujours injustes. »

7Le but du chapitre 8 était de démontrer que le fardeau des impôts en France n’avait vraiment commencé à se faire sentir que lorsqu’avait été introduite la dette consolidée sous forme de la vénalité des offices et de la création des rentes. Malet n’hésitait pas à en dénoncer les conséquences :

« Quelques personnes, peu instruites de la vérité... seraient tentées peut-être de penser que l’augmentation des dépenses de cet état, a autant contribué à l’accroissement des impositions que la vénalité des Offices & les constitutions des Rentes. Il faut détruire cette idée qui est totalement fausse... c’est le paîment des gages & des rentes affecté sur les revenus ordinaires, qui en a seul causé l’augmentation ; & les dépenses n’y ont point contribué... on a commencé par calculer ce qu’il falloit distraire des revenus ordinaires pour le paîment des gages & des rentes ; on a regardé ce qui en restoit comme une portion de fonds qui pouvoit servir au paîment des dépenses ; on a trouvé ensuite le surplus par des levées de deniers extraordinaires ; & ce qu’on n’a pas pu payer a été mis au nombre des dettes de l’Etat19. »

8Il exagérait certainement mais, selon les chiffres de Malet, les rentes étaient montées à 19,7 millions en 1640 ; Colbert les avait réduites à 7 millions en 1683, mais elles avaient augmenté à nouveau et avaient atteint 42 millions en 1715. Les gages des officiers avaient fluctué de la même façon : à la baisse, de 26,1 millions en 1640 à 16,4 millions en 1683, puis à la hausse, jusqu’à 37,6 millions en 1715. Ainsi la dette consolidée, à ces trois dates, avait été respectivement de 45,8 millions, 23,4 millions et 79,6 millions20. Et le principal argument de Malet, selon lequel il était « plus utile au sujet de donner 100 liv. une fois payé, que de constituer sur lui une contribution perpétuelle de dix livres de rentes »21, était irréfutable.

Figure 6 : Diverses catégories de dépenses de la monarchie française, 1600 – 1695

9Au chapitre 9, Malet examinait la croissance des dépenses royales, la nécessité d’équilibrer les revenus ordinaires et les dépenses et l’avantage d’éviter les dettes. Malet soutenait que le partage entre les différents ministres de la responsabilité des dépenses contribuait à l’augmentation des coûts de gouvernement22 : « Ce n’est donc point la guerre, mais l’administration partagée qui a causé l’augmentation des dépenses, par conséquent les dettes de l’Etat, & les nouvelles levées sur les peuples. » C’est un thème sur lequel Desmaretz revint dans son « Mémoire au Régent » de 1716 :

« Toutes les dépenses ordonnées par le Roi ont été réglées sans être concertées avec le contrôleur général ; celles de la guerre, de la marine et des pensions, entre le Roi et MM. les secrétaires d’État, chacun pour leur département. Le contrôleur général étoit chargé de trouver des fonds, par tous moyens, pour fournir aux dépenses23. »

10Quelles que soient les vertus de son argumentation, qui semble d’ailleurs contredire ses remarques précédentes sur la vénalité et les rentes, Malet démontrait aussi que les dépenses de guerre, de 1708 à 1714, avaient été en moyenne de 218 millions, alors que pendant la guerre de Hollande en 1672- 1678 elles n’avaient atteint en moyenne que 99 millions24. Mais il concluait que l’augmentation du coût du service de la dette consolidée avait considérablement exacerbé le problème, étant donné qu’en moyenne il y avait un revenu disponible de 35 millions de livres25 alors que les dépenses s’élevaient à 218 millions :

« Quand les dépenses de l’Etat se trouvent annuellement monter à 180 millions plus que les revenus, il faut, pour remplacer le manque de fonds, faire de nouvelles impositions, ou que l’Etat s’endette considérablement ; &, dans l’un ou l’autre de ces deux cas, les Peuples se trouvent bientôt ruinés : car, comme ce sont eux qui deviennent créanciers du Roi, soit par le trop de confiance qu’ils mettent dans son papier, soit par les différentes entreprises qu’ils font avec lui, ce sont eux aussi qui essuyent les retranchemens & les réductions qu’on fait lors du paîment, & de plus on léve ordinairement sur eux les fonds nécessaires pour l’acquittement de ces mêmes dettes26. »

Figure 7 : Diverses catégories de dépenses de la monarchie française, 1600 – 1695 (dépenses extraordinaires non-inclues)

11Malet calculait que les « deniers extraordinaires » levés de 1600 à 1715 s’étaient élevés au total à 4 894 millions27. Il essayait aussi de formuler l’état de la dette d’État à certaines dates (1589, 1661 et 1708)28. » On peut avoir des doutes sur la façon dont il présente les chiffres concernant la dette en 1661, mais ils sont incontestablement basés sur des sources contemporains : les « comptants » ou dépenses secrètes, pour les années 1655 à 1661, s’élevèrent vraiment à 385 millions, qui est le chiffre qu’il cite29.

12Le chapitre 10 est un long récit historique de l’évolution de la politique financière sous les règnes successifs et du style de l’administration de « ceux qui ont été chargés du gouvernement des Finances ». Une partie de son argumentation était déjà contenue dans le préface de l’auteur. D’abord, il loue Sully d’avoir rétabli l’ordre après les guerres de religion, d’avoir acquitté les dettes de la couronne et essayé de soulager la population dans son ensemble du poids des impôts30. L’œuvre de Sully avait été remise en cause pendant la régence de Marie de Médicis. Sous le règne de Louis XIII on avait vu un sérieuse augmentation des impôts, ce dont Malet tenait la politique étrangère de Richelieu dans une large mesure responsable (« il donna peu au soulagement des Peuples, parce qu’il donnoit tout à l’agrandissement de la Monarchie qu’il gouvernoit »)31. Par contraste le gouvernement de Mazarin était dénoncé simplement comme une période de corruption32, ce qui avait exigé « l’administration sage et réfléchie » de Colbert33. Les successeurs de Colbert, de 1683 à 1708, avaient à leur tour beaucoup contribué à affaiblir son œuvre : « le désordre a pris la place de l’ordre, les vrais principes du Gouvernement ont été proscrits... »34. Peut-être Malet était-il indûment influencé par le testament de l’administration de Sully (ses Oeconomies royales) et par le fait que Desmaretz était le neveu de Colbert et se considérait comme coulé au même moule que son oncle ; néanmoins la plupart des historiens ont eu tendance à être d’accord avec Malet.

Figure 8 : Comparaison avec d’autres sources du total des dépenses extraordinaires selon Malet, de 1600 à 1695

B. Les « cartes annuelles » de Malet : les dépenses

13Quelque intérêt qu’offrent les commentaires historiques généraux de Malet et son apologie de Desmaretz, ce sont les tables qu’il présente au chapitre 12 de son livre qui ont toujours le plus intéressé les historiens35. Il justifiait de la façon suivante l’inclusion de ces « cartes annuelles » :

« ... j’ai jugé à propos de joindre à ce Mémoire des tables par colonnes, qui contiennent & puissent donner des notions certaines sur cette matière à ceux qui gouvernent.
« 1° Parce que personne n’ayant & ne pouvant avoir toutes ces connoissances aussi justes & aussi détaillées que je les ai, il ne serait pas raisonnable de les laisser perdre, sur-tout, après le travail, les recherches & les dépenses qu’il m’a falu faire pour les acquérir.
« 2° Afin qu’on puisse, par des relevés faits sur ces différentes Cartes, constater véritablement la filiation & la succession des revenus & des dépens ; & dresser des états de comparaison, d’une année à une autre, tant par rapport aux augmentations qu’aux diminutions arrivées dans chaque nature de revenu & de dépense36. »

14En d’autres termes Malet se targuait de posséder, grâce au travail qu’il avait fait pour Desmaretz, une compétence exceptionnelle et il arguait de la nécessité de produire ce que dans le jargon moderne de l’histoire économique, on appellerait des données sérielles, afin que « ceux qui gouvernent » puissent tirer des leçons de la façon dont les dépenses et les revenus avaient augmenté et diminué sous les ministres successifs.

15Malgré leur importance évidente, les chiffres de Malet ont toujours posé des problèmes aux historiens. Les matériaux, groupés en 67 tables différentes, ne sont pas faciles à utiliser – par exemple, les tables des dépenses sont subdivisées en d’innombrables postes, qui, de plus, varient selon les années. Les chiffres de 1657 à 1661 et de 1696 à 1699 sont absents. Il y a souvent un certain manque d’uniformité dans la présentation des chiffres des revenus à l’intérieur des tables elles-mêmes ; il y a une différence fondamentale entre la manière dont les chiffres sont présentés avant 1661 et après ; et, chose plus importante encore, Malet ne mentionne aucun chiffre en ce qui concerne le revenu extraordinaire après 1661, mais seulement le total global pour chaque ministère37. Malet avait à l’origine l’intention d’inclure les chiffres jusqu’à la fin du ministère de Pontchartrain et la première année de celui de Chamillart (c’est-à-dire jusqu’en 170038) mais le long retard à mettre la dernière main aux comptes de ces années-là semble l’en avoir empêché : en effet il fallait en toute hâte démontrer que les contrôleurs généraux des finances précédents, et non Desmaretz, avaient entraîné la couronne dans une impasse financière.

Figure 9 : Revenus ordinaires et extraordinaires de la monarchie française, 1600 – 1699

16Un verdict récent de l’histoire est que Malet fut « d’une précision scrupuleuse dans la présentation de ses matériaux » et que les problèmes d’interprétation que pose son ouvrage ne viennent pas de son manque d’exactitude mais de la nature même de ses sources – les résumés des recettes et des dépenses fournis pour le Trésor (plus précisément les « bordereaux de l’Épargne »)39. L’ouvrage le plus récent qui compare les chiffres de Malet avec les autres sources pour les recettes pendant le règne d’Henri IV démontre l’exactitude de ses chiffres40. L’ensemble le plus complet de manuscrits des comptes des années de 1662 à 1699 qui puisse servir à vérifier les chiffres publiés par Malet (et à les compléter) est sans aucun doute un document authentique, puisqu’il contient des références, page par page, aux bordereaux d’origine41. La forte ressemblance qui existe entre ce registre et les chiffres cités par Malet confirme l’autorité des chiffres publiés par Luc-Vincent Thiéry sous le nom de « Mallet ». Comme on le verra dans les notes qui suivent les tables dans la deuxième partie, Thiéry a souvent corrigé des erreurs qui se trouvaient dans le manuscrit des Comptes rendus de Malet : pour cette raison, la version imprimée est, en règle générale, bien préférable au manuscrit. Malheureusment l’imprimeur a parfois desservi Thiéry : ainsi l’une des tables de la fin de l’ouvrage est presque incompréhensible parce que le typographe a omis une ligne entière ; dans un tel cas il faut avoir recours au manuscrit afin de retrouver les intentions de Malet42.

Figure 10 : Diverses catégories de revenus ordinaires de la monarchie française, 1600 – 1695

17La question de l’exactitude de ces chiffres est relativement facile à résoudre, par exemple en calculant la différence en pourcentage entre les chiffres que donne Malet du total des dépenses (Figure 343) et ceux que l’on trouve dans un certain nombre d’autres documents de l’époque (Figure 444). Avant 1661 seuls survivent quelques registres de dépenses isolés, pour les années de 1605 à 1609, 1636, 1639, 1643, 1653 et 165745, outre une trentaine de « bordereaux de l’Épargne »46. Pour la période après 1661, il existe un groupe de comptes de dépenses beaucoup plus complet, pratiquement pour l’ensemble du ministère de Colbert47 ; il existe aussi une récapitulation du total des années de 1662 à 169948 ; et Véron de Forbonnais nous fournit les chiffres de la plupart de ces années49. Avant 1656, la différence en pourcentage entre les chiffres de Malet et ceux provenant des autres sources est faîble (et certainement de moins de 5 %) sauf pour 1623 et 1635. Dans le premier cas, la différence est intéressante, car elle concerne la seule année complète du ministère de La Vieuville : ses réductions de dépenses furent extrêmement impopulaires mais il fut aussi accusé d’avoir falsifié la comptabilité (en 1622, mais, autant qu’on le sache, pas en 1623). Les chiffres de Malet suggèrent que la politique de La Vieuville eut plus de succès que ne le font ceux du bordereau de l’Épargne de l’année 162350. Dans le cas de l’année 1635, le total de toutes les colonnes de dépenses dans la table de Malet ne s’élève qu’à 68,4 millions de livres ; le chiffre corrigé qui apparait à la Figure 4 (mais non à la Figure 3) est de 208,3 millions : il se dégage lorsqu’on interprète une autre version manuscrite des chiffres de l’époque51, (mais si l’on accepte cette interprétation, les colonnes de dépenses, lorsqu’on les additionne, ne correspondent pas au total corrigé). Ce problème résulte du gonflement des chiffres pour faire face aux dépenses extraordinaires au moment de l’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans52. Mais étant donné que les manuscrits originaux des comptants furent brûlés systématiquement après 1638, il est impossible de vérifier l’exactitude des chiffres53. En ce qui concerne la différence entre les chiffres de Malet et ceux provenant d’autres sources pour les années après 1661, les problèmes les plus sérieux se rapportent aux années 1662, 1666, 1678 et 1680. Pour les deux dernières années, les chiffres du Conseil royal des finances sont certainement incomplets, mais pour 1662 et 1666 les chiffres de Malet sont beaucoup plus faîbles que ceux qui proviennent des autres sources.

Figure 11 : Total des recettes provenant des Pays d’Élections et des Pays d’États 1600-1695

18Il serait vain de nier qu’il existe des différences entre les diverses sources de renseignements sur les dépenses royales au dix-septième siècle et il est impossible de les résoudre en l’état actuel de la documentation. Certains des écarts sont dus, peut-être, au fait que les divers documents ont été rédigés à différents stades de l’année financière. Dans l’ensemble, cependant, les tables de Malet reflètent les mêmes tendances que les autres sources ; en outre elles ont l’avantage inestimable de constituer un ensemble cohérent de chiffres et donc de permettre l’analyse de l’évolution du total des dépenses et des dépenses ordinaires sur presque l’ensemble du dix-septième siècle (Figures 5, 6 et 7)54. Les dépenses extraordinaires (« extraord » dans la Figure 6) représentèrent 47 pour cent du total des dépenses dans la décennie allant de 1600 à 1609, puis elles tombèrent respectivement à 29 % et à 33 % pendant les deux décennies suivantes ; elles remontèrent à partir de 1630, allant jusqu’à 53 %, pour continuer à s’élever après 1640 (jusqu’à 58 %) et atteignirent leur maximum en ce qui concerne le dix-septième siècle dans les années 1650 (72 % du total des dépenses). Pour le reste du dix-septième siècle, elles ne dépassèrent jamais le tiers du total, atteignant 26 % dans les années 1660, 25 % dans les années 1680, mais seulement 13 % dans les années de 1690 à 1695 et seulement 11 % entre 1670 et 1679. Ce sont les dépenses militaires de différents ordres (voir « guerre » dans les Figures 6 et 7) qui, après les dépenses extraordinaires, continuèrent à constituer l’essentiel du total des dépenses : elles atteignirent en effet 52 % dans les années 1680, 64 % dans les. années 1670 et 75 % après 1690. Pendant la plus grande partie de cette période, les dépenses des diverses maisons royales et princières dépassèrent régulièrement le coût des pensions et autres postes de dépense.

19Il est possible de comparer les chiffres de Malet portant sur les dépenses extraordinaires avec un certain nombre d’autres sources contemporaines55 ; et là les différences sont plus marquées, sans doute parce que les dépenses de même type ont été classées de manières différentes ou parce que certaines dépenses ont été reportées d’une année sur l’autre, en particulier pendant la Fronde (Figure 8)56. La Chambre des Comptes apurait les dépenses en grand détail, sauf pour les dépenses couvertes par le secret gouvernemental (c’est-à-dire les « comptants ») où le total seul était soumis à vérification. Avant le ministère de Colbert, le gouvernement usait et abusait des « comptants » afin d’accorder aux financiers des taux d’intérêt excessifs ou de faire d’autres transactions financières douteuses, qu’il aurait été difficile de soumettre à vérification57. Les remarques de Malet sur les dépenses « extraordinaires » constituent un avertissement supplémentaire sur ces pratiques :

« A l’egard des deniers par ordonnances, & par rôles, & des comptans par certifications, on a employé dans les uns une infinité de remboursements non effectifs, & dans les autres, toutes les ordonnances expédiées pour les différences de fonds, pour les remises des traités, intérêts de prêts, reformation de billets, & autres de cette nature, c’est pourquoi, toutes ces dépenses ne sont pas plus fortes ni plus effectives que les recettes des deniers extraordinaires, puisqu’elles ne sont toutes qu’entrées & sorties dans les comptes58. »

Figure 12 : Total des Gabelles de France et autres gabelles comparé aux recettes totales des fermes générales, 1600-1695

20Avant 1661 une grande partie des dépenses « extraordinaires » étaient fictives, uniquement sur le papier : par exemple, on repoussait le paiement réel d’une dette d’une année sur l’autre en utilisant la procédure connue sous le nom d’« ordonnance de remise en d’autre Épargne »59. La réduction considérable des dépenses « extraordinaires » sous Colbert fut une décision délibérée de la part du contrôleur général des finances dans le but d’éviter les critiques qu’avaient provoquées la politique de Foucquet dans les années 1650 et celle de ses prédécesseurs. Les taux d’intérêt n’avaient pas nécessairement baissé, mais les chiffres étaient présentés d’une façon différente, et ils étaient vérifiés avec plus de rigueur. A la suite des réformes de Colbert, on ouvrit d’abord trois registres, qui furent réduits à deux après 1668. L’un était un journal « dans lequel sont enregistrées toutes les ordonnances des dépenses, a mesure qu’elles sont signées au Conseil, et la recette faite au Trésor royal mois par mois ». L’autre était un « registre des fonds et des dépenses ». Tous les mois, on faisant des calculs à l’avance. Le contrôleur général des finances portait le registre et le journal au conseil, et un conseiller d’état les calculs : « le Roy prend le registre des fonds, et le contrôleur général le registre journal », et les différents postes de dépenses et de recettes étaient vérifiés. En fin d’année, on calculait « sur les feuilles séparées, de tous les chapitres des consommations ou payemens faits au Trésor, au bas desqueles chapitres on met la somme totale... Les chapitres des consommations et des dépenses ainsy arrêtés, on en fait un abrégé... ces abrégés sont aussy examinés dans le Conseil royal, et arresté par le Roy, qui les signe, et tous ceux du conseil ensuite »60. En conséquence le ministre ne pouvait plus garder beaucoup de dépenses secrètes et le Roi ne pouvait plus dire (comme Colbert l’avait fait en son nom en 1661) qu’il n’était plus tenu au courant des décisions de son contrôleur général des finances concernant les dépenses.

Figure 13 : Recettes provenant des Pays d’Élections, 1661-1699

21Une fois éliminées les dépenses « extraordinaires », on voit clairement l’importance des dépenses militaires (« guerre » à la Figure 7). Celles-ci passèrent de 44 %, puis 48 % du total, respectivement dans les première et deuxième décennies du dix-septième siècle, à 60 % dans la troisième décennie ; par la suite elles dépassèrent en général 70 % sauf pendant la décennie de paix des années 166061, pendant laquelle elles s’élevèrent à 57 % du total. Sauf après 1690, les dépenses civiles (« maisons ») dépassèrent 10 % du total et montèrent à 25 % dans les années 1660. Le total des pensions s’éleva en général à 10 % ou moins, sauf pendant les trois premières décennies du dix-septième siècle, où elles s’élevèrent au double (et même au triple, pendant la seconde décennie). Les autres titres de dépenses royales « diverses » n’atteignirent jamais 10 % du total (Figure 7).

C. Les « cartes annuelles » de Malet : les recettes

22Les tables des recettes que donne Malet – et qui constituent la plus grande partie de son recueil – sont plus difficiles à interpréter. D’abord se pose le problème des rapports entre le revenu total et le revenu ordinaire. Le revenu total comprend les « deniers extraordinaires », ce qui pose un certain nombre de questions : est-ce qu’ils représentent vraiment les sommes rapportées par les impôts ou « affaires » extraordinaires, essentiellement les « traités », ou est-ce qu’ils comprennent, comme cela semble en être le cas, une considérable anticipation de revenus ? Malet s’est expliqué sur la nature fictive d’une partie des revenus « extraordinaires » :

« Les deniers extraordinaires ont monté durant les années de la guerre [c’est-à-dire, pendant les décennies 1640 et 1650] à 50, 60, 80, 90 & même jusqu’à cent millions ; mais ce ne sont point des recettes actuelles, au contraire, toutes ces sommes ne sont presque composées que de fausses finances, procédant des remises des fonds imaginaires que les Trésoriers de l’Épargne se faisoient réciproquement d’un exercice à l’autre, des Ordonnances des comptans qu’on expédioit pour la réformation des billets de l’Epargne, pour les remises des trait[é]s, intérêts des prêts, prêts sur prêts, & autres affaires extraordinaires, sur toutes lesquelles Ordonnances, les Trésoriers de l’Epargne donnoient leurs Billets & en augmentoient d’autant leurs recettes, quoique souvent ces traités eussent été revoqués62. »

Figure 14 : Recettes des fermes générales, 1661-1699

23Malet ne fournit pas les chiffres annuels des revenus « extraordinaires » après 1661 ; il se contente des totaux fournis par chaque ministère. Pour cette raison ses chiffres ne peuvent servir à estimer le revenu total pour la période qui suit 1661 ; mais on peut les compléter grâce aux chiffres détaillés concernant les recettes « extraodinaires » que l’on trouve dans le registre tenu à l’époque sur les ordres du Chancelier Pontchartrain (et peut-être par Malet lui-même : Figure 9)63. Ce registre démontre la nature éclectique des recettes « extraordinaires » même à la fin du dix-septième siècle : en effet elles comprenaient, bien sûr, les « traités », tel que celui, d’une valeur de 110 millions de livres, pour la révocation de la chambre de justice de 1661 à 166564 ; mais elles comprenaient aussi des sommes prévues pour le financement du Canal du Midi65, la création des rentes, les bénéfices produits par la frappe de la nouvelle monnaie (« monnoyes »), et, en 1695 et 1697, les recettes du nouvel impôt « extraordinaire », la capitation66.

24Il est évident que l’importance de tel impôt par rapport à tel autre pouvait varier considérablement selon les changements, de la politique ministérielle et les limites imposées par l’assiette de l’impôt. Etant donné les problèmes posés par les revenus « extraordinaires », il est préférable d’étudier ces fluctuations par rapport au revenu ordinaire (Figure 10)67. Les impôts directs payés par les pays d’élections, la taille surtout (« pdelec » à la Figure 10), constituaient normalement la plus grande partie du revenu ordinaire, 53 % et 57 % dans les première et sixième décennies du dix-septième siècle, et plus de 40 % dans les deuxième, cinquième et septième décennies. Ce n’est que dans les années 1630 que les impôts directs levés dans les pays d’élections fournirent moins de 20 % du revenu ordinaire. En comparaison, les revenus provenant des impôts indirects (les fermes générales et les fermes particulières, « fermgen » et « fermpart » à la Figure 10) s’élevèrent à moins de 30 % des revenus ordinaires jusqu’aux années 1660, à l’exception de la seconde décennie. Après les années 1660, cependant, les efforts de Colbert pour augmenter les baux adjugés aux fermiers et, par la suite, pour rassembler différents droits en un seul, afin de constituer une ferme générale, résultèrent en la croissance de cette source de revenu68 : en effet il ne descendit jamais au-dessous de 40 % du revenu ordinaire pendant le reste du siècle et, dans les années 1680, il atteignit 53 % . Le revenu provenant des parties casuelles (« partcas » à la Figure 10) fut d’une importance considérable durant la troisième et la quatrième décennies du dix-septième siècle, s’élevant jusqu’à 53 % dans les années 1630. Par contraste les revenus provenant des pays d’états – « recettes générales » et « dons gratuits » combinés (respectivement « pdetat » et « dongrat » à la Figure 10) – ne s’élevèrent jamais à plus de 10 % du revenu ordinaire jusqu’à la dernière décennie du dix-septième siècle. Les chiffres négligent divers versements au Trésor, par exemple ceux du clergé, qui sont mentionnés assez régulièrement à partir de 1664 dans la catégorie des « dons gratuits ». (C’est un des défauts de Malet de ne pas mentionner les sommes versées par le clergé au début du siècle, et il semble d’ailleurs avoir sous-estimé dans ses tables le montant de ces versements69.) La Figure 10 inclut les versements divers dans les sous-catégories des « dons gratuits » et des « recettes générales » des pays d’états.

Figure 15 : Recettes provenant des fermes générales, 1600-1695

25On a dit que les chiffres des revenus que donne Malet jusqu’en 1660 ne doivent pas être considérés comme représentant le total des impôts levés dans le royaume (ou « revenu brut ») ni même comme le « revenu net », car c’est là un concept moderne qui ne tient pas suffisamment compte du fait que les dépenses locales étaient prises (ou « assignées ») sur les revenus locaux70. Peut-être que, par un processus d’élimination, le meilleur terme qui nous reste pour définir les chiffres de Malet concernant les revenus avant 1660 est celui de « revenu disponible » ou, selon l’expression de l’époque, « la partie du Trésor Royal »71. Après 1660, la situation se transforme vus les changements introduits dans la comptabilité par Colbert. Malet lui-même souligne la distinction à faire entre les deux périodes :

« Nota. Depuis 1600 jusqu’en 1661, je constaterai les revenus par rapport seulement à la partie qui en est entrée dans les coffres du Roi ; mais depuis 1661 jusqu’à la fin du siècle, je distinguerai les revenus en trois parties.
« SAVOIR :
« Le montant des impositions & baux.
« Les charges assignées dessus.
« Et la partie du Trésor-Royal.
« Il est impossible de faire ces distinctions avant 1661, parce que c’est M. Colbert qui a commencé de faire tenir des registres exacts des revenus du roi ; & la connoissance que j’en donnerai depuis 1661 est suffisante pour tous les relevés qu’on voudra faire72. »

26Ce passage en suivait un autre dans lequel Malet exposait sa théorie sur la réforme des finances : il se trouve dans le manuscrit du livre de Malet mais non dans l’édition de Luc-Vincent Thiéry :

« Le retablissement des finances renferme trois objets principaux.
« Le premier regarde la diminution des charges employées dans les Etats du Roy.
« Le second la diminution et la fixation des dépensés annuelles du Roy.
« Et le troisième l’etablissement d’une proportion certain entre les revenus de la couronne, les dépenses, les charges, et les autres engagemens de l’Etat73. »

Figure 16 : Recettes provenant des Pays d’Élections, région par région, 1600 – 1695

27Un tel programme de réformes ne pouvait évidemment être entrepris qu’à la suite d’un changement du système de comptabilité. C’est ce qu’avait entrepris Colbert « en rejettant toutes les remises des fonds imaginaires, & toutes les autres fausses finances qu’on y employoit, & qui y mettoient le désordre & la confusion74. » En conséquence de cette réforme de la comptabilité, les graphiques sont présentés en deux séries, l’une pour l’ensemble du dix-septième siècle (Figures 11 et 12)75 ; et l’autre pour la période postérieure à 1660. La deuxième série, pour la période postérieure à 1660, utilise les trois éléments distincts définis par Malet : le « montant des impositions » ou total de la levée des impôts, les charges, et la « partie du Trésor Royal » (Figures 13 et 14)76. Pour plus de précision, les Figures 13 et 14 donnent une source de chiffres autre que celle de Malet. Dans l’ensemble les deux sources font preuve d’une grande similarité et lorsqu’il existe des différences dans les chiffres en ce qui concerne le total de la levée des impôts, celles-ci sont de l’ordre de moins de 5 % pour toutes les années sauf 1665 et 1695, dans le cas de la Figure 13 ; et de moins de 10 % pour toutes les années sauf quatre (1662, 1663, 1664 et 1668) dans le cas de la Figure 14.

28Malet nous donne le montant des revenus des impôts directs dans les pays d’élections et les pays d’états, plus ou moins province (ou généralité) par province (ou généralité). Au contraire il donne les chiffres des revenus des impôts indirects ferme par ferme : étant donné que de nombreuses fermes couvraient plusieurs provinces, il est difficile d’établir une comparaison entre le revenu des impôts indirects et celui des impôts directs au niveau de la province – cette comparaison n’est possible, si elle l’est, que pour des périodes relativement courtes et pour quelques provinces au dix-huitième siècle77 : les systèmes utilisés pour la levée des impôts étant différents, les systèmes de comptabilité étaient aussi distincts (et dans le cas des impôts indirects très peu de livres de compte des fermiers ont survécu). De sorte qu’il est plus facile à l’historien de démontrer à quel point le gouvernement central dépendait des différents types de revenus indirects (Figure 15)78 que d’analyser l’importance relative des impôts directs et indirects à l’échelle de la province. Les principales fermes fluctuaient en importance en proportion des revenus indirects : ainsi, par exemple, les « gabelles de France » fournirent moins de 15 % du total dans les années 1650, plus de 15 % pendant six décennies, plus de 40 % dans les deux premières décennies du dix-septième siècle et plus de 50 % de 1690 à 169579. Certaines de ces fluctuations furent dues à l’importance relative de la gabelle par rapport aux autres sources de revenu, comme les « aides » et le revenu des « cinq grosses fermes » ; plus importante encore peut-être fut l’amalgamation des fermes. Malet nous done des totaux qu’il est impossible de subdiviser en leurs composantes. Néanmoins il est clair que l’impôt sur le sel (provenant des « gabelles de France » et des autres gabelles) fournit toujours au moins un tiers des revenus indirects80, même dans les années 1650, et qu’il dépassa toujours les autres sources de revenu indirect, telles que celles provenant des domaines royaux (qui ne constituerènt jamais plus de 10 % du total) : le passage d’État domanial à celui d’État d’impôt, qui eut lieu dans certains pays d’Europe au dix-septième siècle81, avait eu lieu beaucoup plus tôt en France et les domaines royaux qui avaient subsisté étaient affermés plutôt qu’administrés directement.

Figure 17 : Recettes provenant des Pays d’États, province par province, 1600 – 1695

29Les recettes provenant des pays d’élections, des pays d’états, et des pays d’élections plus pays d’états (Figures 16, 17 and 1882) montrent que le rendement des impôts directs dans les différentes régions fut à peu près uniforme pendant tout le dix-septième siècle. C’est la conséquence du conservatisme fiscal des ministres : on considérait qu’il était dangereux de se mêler du système traditionnel d’allocation entre les provinces. D’autre part, cependant, cet état de chose reflète jusqu’à un certain point la capacité fiscale de chaque province83. Ainsi la région du nord (consistant ici en les généralités de Paris, et celles de Soissons, d’Amiens – y compris le Boulonnais – et de Châlons) fournirent entre 15 % et 20 % du revenu total des pays d’élections pendant les trois premières décennies du dix-septième siècle, et la quatrième et la sixième, et plus de 20 % dans la cinquième décennie et après 1660. Le centre (c’est-à-dire les généralités d’Orléans, de Tours, Bourges et Moulins) fournirent entre 15 % et 20 % du total dans les quatrième, cinquième et dernière décennies du dix-septième siècle. La partie de la région du sud-est qui était incluse dans les pays d’élections (les généralités de Lyon, de Riom et de Grenoble) fournirent plus de 15 % du total pendant la cinquième, la neuvième et la dernière décennies, mais pendant le reste de cette période sa contribution fut de moins de 15 % . Le sud-ouest (c’est-à-dire les généralités de Poitiers, de La Rochelle, de Limoges, de Bordeaux et de Montauban) produisit régulièrement de 25 % à 30 % du total, sauf pendant les troisième et quatrième décennies, où sa contribution dépassa 30 % . Enfin la Normandie (les généralités d’Alençon, de Caen et de Rouen) fournit environ 20 % pendant les trois premières, et la cinquième, décennies du dix-septième siècle, et entre 15 % et 20 % pendant le reste de la période (Figure 16).

Figure 18 : Recettes provenant des Pays d’Élections et des Pays d’États, 1600-1695

30Selon les chiffres de Malet, la contribution des pays d’états – « recettes générales » et « dons gratuits » confondus – était sujette à de plus grandes variations (Figure 17). Cela tenait en partie à l’indépendance des états ; mais les sommes totales étaient aussi plus faîbles, de sorte qu’une augmentation même relativement faîble du « don gratuit » a tendance à paraître relativement forte lorsqu’elle est exprimée sous forme d’une certaine proportion du total. Le Languedoc fournit entre 25 % et 30 % du total dans la seconde, la troisième, la quatrième et la dernière décennies du dix-septième siècle ; sa contribution fut de 30 % à 40 % pendant deux autres décennies et dépassa 40 %, 50 % et 60 % pendant trois autres décennies ; mais de 1650 à 1656 elle tomba au-dessous de 15 % : la révocation de l’édit de Béziers en 1649 avait eu un effet désastreux sur la vote des États pendant la décennie suivante84. Les recettes des autres pays d’états les plus importants – la Provence, la Bourgogne et la Bretagne – varièrent aussi dans des proportions considérables. La Provence, sauf pendant les trois premières décennies du siècle, ne fournit en général que moins de 10 % du total ; la Bourgogne, en règle générale, fournit entre 15 % et 30 % (mais plus de 30 % dans la sixième décennie) ; alors que la Bretagne fournit assez régulièrement entre 20 % et 30 %. Lorsque les conclusions fournies par les statistiques des deux types de régime fiscal sont groupées en un seul tableau (Figure 18), la supériorité des pays d’élections est éclatante. De même qu’éclate l’irrégularité de la participation des pays d’états : en effet celle-ci dépassa 20 % du total dans les années 1630, 1680 et 1690, mais dans trois autres décennies elle tomba au-dessous de 10 %, alors que la participation relative des différentes régions qui faisaient partie des pays d’élections resta relativement stable durant tout le dix-septième siècle.