1Qui était Jean-Roland Malet ? Il y a déjà deux courtes biographies1. L’ascension sociale de Malet semble, à première vue, due au fait qu’il avait, en 1707, acheté l’office de secrétaire du roi, ce qui conférait la noblesse personnelle. Malet ne renonça à cet office qu’en 1728, après avoir servi pendant les vingt années nécessaires à l’obtention de lettres d’honoraire2. Après la publication d’une « Ode, qui a remporté le prix de poésie... sur les glorieux succès des armes du Roy, dans la dernière campagne de Flandres3 » en 1713, il fut élu à l’Académie Française l’année suivante ; sa bibliothèque personnelle, à sa mort en 1736, contenait au minimum plus de mille volumes. A cette date, les origines roturières de Malet s’étaient pratiquement effacées. Il était écuyer, seigneur de l’Amirault, chevalier de l’ordre de St-Michel et ancien gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi4. Ce que cachait ce vernis relativement récent de respectabilité, et que ses biographes ne mentionnent pas, c’est que Malet avait commencé par être un financier, quoiqu’à un niveau plus modeste que son parent, le fermier général Yves Malet (mort en 1688)5.

2La clef de sa modeste origine sociale nous est fournie par son contrat de mariage, en janvier 1695, avec Jeanne-Angélique Danglejean6. A l’époque Jean Malet, son père, était maître charpentier à Paris ; mais il occupait aussi le poste plus prestigieux de charpentier ordinaire des bâtiments du roi. Jean-Roland Malet, quant à lui, occupait déjà un petit poste financier : il est qualifié, dans le contrat, de « commissaire-général des vivres de la marine au département de Caen ». Selon les termes du contrat de mariage il devait recevoir de ses parents un versement immédiat de 1 000 livres auxquelles devait s’ajouter une somme de 7 000 livres lorsqu’il atteindrait sa majorité ; cette somme ne fut versée qu’en 17047. Ce qui faisait défaut à Malet en terme de rang social et de fortune personnelle – de même, d’ailleurs, qu’à sa femme (puisque celle-ci n’avait pas de dot) – était compensé jusqu’à un certain point par la qualité de ses relations. Ses témoins de mariage étaient Anne-Geneviève de Lévis de Ventadour, princesse de Rohan, et le financier Maximilien Titon, secrétaire du roi ; et, du côté de sa femme, Jacques André, sieur du Pille, autre financier connu qui avait travaillé à plus de vingt-cinq « traités » entre 1688 et 17048. C’étaient là de puissants alliés, et bien qu’il soit difficile de suivre la carrière de Malet de façon précise après cette date, il n’y a aucun doute que ce fut grâce à ses activités financières qu’il fut, par la suite, en mesure d’acheter l’office de secrétaire du roi – office qu’on évalue à l’époque à environ 70 000 livres9 – et un office financier, celui de « trésorier général des pensions militaires »10. Malet réussit à gagner les faveurs de son parent11 Alexandre Le Rebours, intendant des finances, à partir d’août 170412 : il devint son premier commis et il semble avoir conservé ce poste lorsque Desmaretz devint contrôleur général13. Malet loua une partie de la maison de Le Rebours au moins jusqu’en 171614.

3On ne peut douter du succès financier de Malet lorsqu’on sait qu’il put donner une dot de 160 000 livres à sa fille unique, Jeanne Catherine Angélique Malet, lorsque celle-ci épousa Louis Hosdier, président de la Cour des Monnaies, en 1718. Cela représentait une belle somme en soi ; mais en outre les jeunes époux devaient recevoir 40 000 livres de plus à la mort de Malet ou de sa femme15. Pour cette somme Hosdier, qui était membre de la noblesse de robe et dont le père avait lui-même été président de la Cour des Monnaies, acceptait de faire une mésalliance, comme le montre la liste des témoins du mariage. A part le marquis d’Effiat (un lointain descendant du surintendant des finances pendant le ministère de Richelieu), tous les membres de la noblesse présents étaient du côté de l’époux16. Pourtant le futur gendre n’avait pas fait preuve d’un grand flair financier : il avait en effet contracté une dette de 20 000 livres en anticipation de la dot de sa femme. Malet et sa propre épouse payèrent plus du double de cette somme en « billets de banque royale » à l’apogée du système de Law, en mars 1720, en supplément de la dot, à la stricte condition qu’Hosdier rembourse sa dette17. Il s’agissait donc de sommes importantes qui ne pouvaient qu’être le résultat d’une belle carrière. La principale étape de la carrière de Jean-Roland Malet avait été franchie en 1708 lorsqu’il avait été promu au rang de premier commis de Desmaretz, le contrôleur général des finances. Bien que Malet semble avoir cessé d’utiliser ce titre après la chute de son patron en septembre 1715, il resta l’un des quatre premiers commis pendant près de trente ans. Il traita sa dernière affaire au conseil le 20 mars 1736 (sous le ministère d’Orry), six semaines seulement avant sa mort18.

4Desmaretz était le neveu de Colbert et il semble bien que la faveur de la famille Colbert aie joué un rôle essentiel dans la longévité de la carrière de Malet, tout autant que dans le succès de ses transactions financières. Non que son premier achat de terre ait été particulièrement remarquable : il acheta la terre et la seigneurie de Gisy les Nobles, dans le bailliage de Sens, pour 66 000 livres (sur lesquelles il avait emprunté 40 000 livres)19. (Est-ce pure coincidence si cette terre faisait partie de la succession de Claude Le Bouthillier, le surintendant des finances pendant le ministère de Richelieu ?) L’acquisition en 1713 d’une seconde propriété, les fief, terre et seigneurie de l’Amirault à Croissy-en-Brie, d’une valeur de 68 500 livres (38 500 livres payées comptant20, le reste, 30 000 livres, acquitté en billets de banque royale en avril 172021) fut faite probablement grâce à la faveur du ministre. En effet la terre était située dans le marquisat de Croissy, qui appartenait à Colbert de Torcy22. Le vendeur, Philippe Millieu, seigneur de Courtry l’Amirault, était un ancien « directeur-général des vivres et étapes et des lits et hôpitaux des armées » ; l’épouse du vendeur était Agathe Voysin, parente de Daniel Voysin, le secrétaire d’État à la guerre. Si Malet n’avait été au service du contrôleur général, il est peu probable que cette vente se serait faite, d’autant que les termes en étaient extraordinairement favorables à l’acheteur (en effet près de la moitié du prix d’achat fut acquitté en billets de banque). Un autre cas de faveur ministérielle, et qui est encore plus évident, est l’achat par Malet d’une seconde ferme, à Croissy-en-Brie, du fief de Fontenay et d’une grosse pièce de terre « labourable » appartenant à Marie-Louise Maurice de Furstemberg, veuve de Marie-Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, brigadier dans l’armée du Roi23. Le prix d’achat de 22 000 livres, en septembre 1716, semble avoir représenté la somme nécessaire au rachat d’une dette que la veuve Colbert avait contractée auprès de Malet en avril 1714. En août 1721 Malet dut rendre hommage en personne à Colbert de Torcy pour le fief de l’Amirault et celui de Fontenay ; mais le ministre l’autorisa exceptionnellement à le faire à Paris24. Malet cependant dut payer le prix de cette faveur : Torcy l’obligea à lui revendre le fief de Fontenay pour 4 000 livres seulement ; mais il lui laissait les droits de chasse de son vivant et la partie la plus importante de la propriété, c’est-à-dire la terre cultivable25. Il y eût aussi un accord privé entre les deux parties qui ne fut pas inclus dans le contrat de vente. En dépit de la perte de Fontenay, Malet continua à jouir de la faveur de la dynastie des Colbert. L’adresse avec laquelle Malet fit ses achats de terre, son habileté à vendre ses billets de banque au bon moment, et sa capacité à conserver la faveur des Colbert, tout indique que Malet sut admirablement tirer profit de sa position de premier commis du contrôleur général des finances.

5On sait déjà que c’est en tant que premier commis que Malet fut chargé par Desmaretz d’établir les listes des dépenses et revenus des rois, du règne d’Henri IV à celui de Louis XIV. Le travail que fit Malet de toute évidence donna satisfaction à Desmaretz puisqu’il s’engagea à faire verser à Malet une généreuse pension de 10 000 livres pour ces seuls services26. Ce sont ces tables qui constituent la base des « cartes annuelles » qui furent publiées après la mort de Malet. A part cela la carrière de Malet demeure obscure27, bien que les rapports du contrôle général des finances nous fournissent quelque idée de ses autres fonctions. Il semble qu’il ait été chargé des assignations des dépenses sur certains revenus précis. Ainsi en 1709 quand Basville, l’intendant du Languedoc, se plaignit que le financier Bonnier n’avait pas été remboursé pour les grains qu’il avait fait envoyer sur le front d’Espagne, Desmaretz chargea Malet d’enquêter pour savoir si les assignations avaient été honorées28. De même, en 1715, Malet écrivait au trésorier des États de Bourgogne réclamant des détails sur les emprunts de 5,85 millions de livres contractés par la province sur les trois années précédentes29. Il est certain aussi qu’il joua un rôle dans l’organisation du « dixième de retenu »30. Enfin Malet coopéra étroitement avec Desmaretz dans la distribution des fonds à l’armée du Dauphiné en mai 171031.

6D’autre part on vient de découvrer de nouveaux renseignements importants sur la carrière de Malet dans les registres du conseil des finances. Deux arrêts du conseil, promulgués le 19 février 1709 et le 13 mai 1710, donnaient à Malet le pouvoir d’examiner toutes les assignations sur les revenus, qui ne pouvaient être honorées sans son visa32. Le premier arrêt reconnaissait à quel point on avait dû anticiper sur les revenus pour faire face aux frais de guerre. Le visa de Malet joua pendant les premiers six mois de 1709, mais l’arrêt ne fut plus appliqué pendant le reste de l’année. L’augmentation rapide du prix des denrées (surtout les grains) avait entraîné celle des frais de guerre alors que les recettes des impôts baissaient. Le second arrêt rétablit la nécessité du visa de Malet sur toutes les assignations sur impôts, spécifiant que les paiements précédemment assignés sur les revenus de 1709 n’étaient plus valables et qu’ils seraient repoussés jusqu’en 1711, tandis que ceux qui avaient été assignés sur les revenus de 1710 le seraient jusqu’en 1712. Malet était qualifié de « trésorier du quatrième denier » dans les deux arrêts, non de premier commis du contrôleur général ; mais les termes de sa nomination prouvent de toute évidence que Desmaretz avait toute confiance en sa compétence et en son honnêteté. En outre, la crise de 1709 à 1710 semble avoir introduit un changement important, l’administration par commis, que l’on avait considérée jusqu’ici comme l’une des caractéristiques des deux dernières décennies de l’ancien régime33. Il apparaît clairement, par exemple, que pour pouvoir exercer pleinement son visa Malet dut avoir son propre bureau, auquel avaient recours les principaux comptables lorsqu’éclatait un différend concernant un paiement d’assignations34. Il ne fait aucun doute que le rôle joué par Malet pendant le ministère de Desmaretz a été sous-estimé et les deux arrêts du 19 février 1709 et du 13 mai 1710 confirment l’impression que donnent d’autres documents, que c’était un homme qui avait une profonde connaissance des affaires financières, un talent évident à régir sa fortune personnelle et surtout une longue expérience des détours de l’administration des finances de l’État. Un tel homme ne pouvait que faire un bon travail des statistiques qu’il allait présenter plus tard dans son oeuvre d’analyse financière.