1Jean-Roland Malet, premier historien des finances de la monarchie française... le titre de ce livre semble peu vraisemblable. En effet, on considère en général que le premier historien des finances de la monarchie française fut François Véron de Forbonnais (1722-1800), spécialiste de l’administration des finances françaises et conseiller pendant le bref ministère de Silhouette (contrôleur général des finances pendant quelques mois en 1759)1. L’ouvrage de Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de France depuis l’année 1595 jusqu’à l’année 1721, fut publié à Bâle en 1758 et peut donc revendiquer le titre de premier ouvrage sur les finances françaises à avoir été publié, dans la mesure où il comportait à la fois une interprétation des divers aspects de la politique financière du pays – dépenses, recettes et différentes formes de crédit – et des tables statistiques pour différentes dates entre 1661 et 1716 (malgré quelques omissions importantes)2. Les titres de Malet à être considéré comme le premier historien des finances de la monarchie française semblent faibles en comparaison avec ceux de Forbonnais : en effet les Comptes rendus de l’administration des finances du royaume de France de Malet ne furent publiés qu’après sa mort, en 1789.

2Cependant la date de publication n’est pas nécessairement la clef de l’importance d’un ouvrage historique, à une époque où les finances royales étaient un secret bien gardé et où la publicité des documents financiers en était à ses tout débuts. C’est à Louis XVI (et implicitement à lui-même) que Necker attribuait le changement fondamental qui avait eu lieu dans ce domaine, lorsqu ’il écrivait:

Figure 1 : Graphique logarithmique des revenus ordinaires et du total des revenus de la monarchie française d’après des sources diverses, 1600-1785

« Une seconde institution non moins importante [Necker venait de parler des assemblées provinciales], fut la détermination prise par le Roi de donner la plus grande publicité à l’état des finances ; il fondoit de cette manière la confiance sur la base la plus solide ; il appeloit la Nation à la connaissance & à l’examen de l’administration publique, & il faisait ainsi, pour la première fois, des affaires de l’Etat une chose commune3. »

3Critiquer Malet parce qu’il n’avait pas su devancer Necker dans sa décision de publier le Compte rendu en 17814 est peut-être excessif. En effet, comme on le verra, Malet avait été beaucoup plus étroitement lié à l’administration des finances royales que Véron de Forbonnais, et la publication de ses Comptes rendus avant 1721 aurait risqué de compromettre les chances de Desmaretz d’être ré-nommé contrôleur général des finances après son renvoi dans les premiers mois de la Régence5. Desmaretz s’inspira de l’ouvrage de Malet ; on pourrait même dire que Malet servit de « nègre » au ministre lui-même. Malet resta à son poste de premier commis après la mort de Desmaretz en 1721 et cela jusqu’à ce qu’il meure lui-même en 1736 : la publication de ses Comptes rendus avant cette date aurait encore été considérée comme un abus de confiance, étant donné l’attitude des ministres de l’époque à l’égard de la publication de ce genre de documents. Mais, si son ouvrage ne fut pas publié de son vivant, tout indique que les Comptes rendus étaient terminés en 1720 ou même plus tôt : donc, si l’on peut qualifier de livre un manuscrit, tout autant qu’un ouvrage publié, c’est Malet et non Forbonnais qui est, de toute évidence, le premier historien des finances de la monarchie française.

4Malet peut aussi être considéré comme le précurseur de Véron de Forbonnais dans un autre sens, tout aussi important : il fut en effet le premier à présenter ses matériaux sous forme de tables statistiques, et ses chiffres couvrent une période plus longue de l’histoire de France que ceux que l’on trouve dans les Recherches et considérations sur les finances. Les chiffres que donne Véron de Forbonnais complètent ceux de Malet, mais ne les remplacent pas totalement ; en particulier, Malet fournit les chiffres de la première moitié du dix-septième siècle, ce que Véron de Forbonnais ne fait pas ; de sorte que, sans les tables de Malet, il serait très difficile de tracer le graphique des revenus de la France pendant les deux derniers siècles de l’ancien régime (Figure 1)6. Qui plus est, sans les chiffres donnés par Malet il serait impossible de tracer le graphique démontrant le taux de croissance des recettes du royaume de France sur près de deux siècles ; dans ce graphique l’indice de base de 100 a été établi à partir des chiffres des années de 1600 à 1630, c ’est-à-dire avant l’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans, et les chiffres ont aussi été « corrigés », pour tenir compte de l’inflation, en termes du prix du froment (Figure 2)7. Cette méthode permet d’estimer le taux de croissance en termes à la fois nominaux et « réels » (c’est-à-dire « corrigés »), les chiffres étant présentés sous forme de médianes mobiles de onze ans, de façon à ce que leur évolution soit plus facile à suivre. En 1661, au moment de la prise personnelle du pouvoir de Louis XIV, les chiffres nominaux avaient atteint l’indice 253, après être montés beaucoup plus haut pendant la guerre de 1635 à 1659 ; l’indice « corrigé » révèle qu’en fait ils n’étaient montés qu’à 104. En 1702, c’est-à-dire au moment où la guerre de Succession d’Espagne se transforma en une guerre entre alliances, les chiffres nominaux avaient atteint l’indice 347 et, en tenant compte de l’inflation (chiffres « corrigés ») l’indice 316. A la fin de la guerre de Sept Ans, en 1763, les chiffres nominaux atteignaient l’indice 962, et les chiffres déflatés l’indice 664. Les dépenses de la guerre d’indépendance Américaine (peut-être un milliard de livres8) avaient obligé à augmenter considérablement les emprunts et entraîné une rapide hausse des revenus extraordinaires. La croissance économique et l’expansion de la population contribuèrent de façon importante à faire monter les chiffres nominaux à l’indice 2 557 (chiffre défiaté : indice 1 126 ), selon l’état au vrai de 1785. Les chiffres des recettes présentent quelques difficultés d’interprétation, même si on laisse de côté le problème fondamental que cause l’utilisation du système de comptabilité en partie simple jusqu ’à la fin de l’ancien régime. Peu importe d’ailleurs l’attitude que l’on adopte vis-à-vis de chacune des composantes des chiffres qui constituent le graphique cumulatif : de toute façon il n’y a pas de série de chiffres pour le seizième siècle et, sans les chiffres que donne Malet, il n’y aurait aucune continuité dans la série du dix-septième siècle : c’est là son titre principal à être considéré comme le premier historien des finances de la monarchie française.

Figure 2 : Médianes mobiles de 11 ans des nombres – indices du total des revenus de la monarchie française, 1600-1780, comparés aux nombres-indices <réels> (index 100=1600-1630)