Préface

1Deux cent cinquante ans après la mort de son auteur, deux cents ans depuis sa parution, fallait-il publier à nouveau les Comptes-rendus de l’administration du royaume de France de Jean-Roland Malet ? Oui, ont pensé Margaret et Richard Bonney, associée de recherche à l’Economic and Social Research Council et professeur d’histoire moderne à l’Université de Leicester.

2A dire le vrai, le travail de Jean-Roland Malet n’était pas inconnu des spécialistes. Comme le signale Richard Bonney, de nombreux historiens se sont servis des chiffres qu’il a donnés. R. Mousnier, D. Buisseret, J.M. Hayden, A. Guéry, M. Carmona, moi-même et bien d’autres y ont largement puisé les informations diverses dont ils avaient besoin. Cependant, l’ouvrage n’est pas facile d’accès et ne se trouve pas dans toutes les bibliothèques. Le mal n’eût pas été grand si les études sur les recettes et les dépenses des Etats modernes, longtemps délaissées par les historiens, ne faisaient actuellement l’objet d’un intérêt justifié. À la suite du C.N.R.S., la fondation européenne de la science (E.S.F.) a lancé un programme de recherche sur la genèse de l’Etat moderne et un de ses thèmes porte sur les systèmes économiques et les finances de l’Etat. Par ailleurs, la banque de données sur les finances de l’État européen (E.S.F. D.B. : European State Finance Database) enregistre les chiffres dont on dispose. Dans ces conditions, Jean-Roland Malet était « incontournable ». Richard Bonney, qui a coordonné l’ouvrage Economic Systems and State Finance : The Rise of the fiscal State in Europe 1200-1815 (à paraître en 1994 chez Oxford University Press) fruit des recherches menées dans le cadre de la E.S.F., qui collabore à l’E.S.F.D.B. (on pourra consulter à l’automne 1993 à l’Université d’Essex les données citées dans ce livre) et qui est un des rares spécialistes des finances françaises du xvii^e siècle, le savait. Ses qualités d’historien s’appuient ici sur les compétences statistiques et graphiques de son épouse. Leur livre fait plus que republier Malet, même si les soixante-sept tableaux qu’il contient reprennent fidèlement ses chiffres (dans les versions imprimées ou manuscrites de l’ouvrage selon les cas) : il l’éclaire de deux manières.

3D’une part, les quatre-vingt-dix-huit figures tracées d’après les tables des Comptes-rendus les donnent à voir, les matérialisent. Ce que de longues colonnes de chiffres parviennent difficilement à fixer devient immédiatement évident. D’autre part, la personnalité de Jean-Roland Malet se précise même si, à l’évidence, demeurent bien des ombres. Richard Bonney souligne d’abord la réussite de l’homme. D’origine modeste – son père est maître-charpentier à Paris – il finit sa vie, noble (écuyer, seigneur de l’Amirault, chevalier de l’ordre de Saint-Michel et ancien gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi), riche (n’a-t-il pas donné 160.000 livres de dot à sa fille lorsqu’elle a épousé Louis Hosdier, président de la Cour des Monnaies, en 1718 ?) et... immortel puisqu’il a été élu à l’Académie française en 1714. Quoiqu’il soit réservé à certaines élites, ce parcours n’a rien d’exceptionnel. Comme pour d’autres, il s’explique par des capacités personnelles, des soutiens dans le milieu de la finance (comme le montre la qualité des témoins de son mariage) et de la politique (ici le clan Colbert). C’est comme premier commis du contrôleur général des finances Desmaretz qu’il établit sa fortune à partir de 1708. Il ne cesse d’exercer sa fonction jusqu’à sa mort en 1736.

4Son poste l’amène à traiter d’opérations quotidiennes comme l’assignation des dépenses sur certains revenus, la répartition des fonds, l’organisation des impôts, etc. C’est dans ce cadre qu’il est chargé par son maître de faire un rapport sur la situation des finances à son arrivée. Desmaretz s’en inspire jusqu’au plagiat pour défendre sa gestion dans son Mémoire sur l’administration des finances depuis le 20 février 1708 jusqu’au 1^er septembre 1715. Mais là ne s’arrêtent pas les fonctions de Malet. Richard Bonney a retrouvé dans les arrêts du Conseil du roi (série E des Archives nationales) des documents attestant, ce que l’on ignorait, qu’il fut chargé de viser, en février 1709 et mai 1710, toutes les assignations sur les revenus royaux. Il s’agit là d’un travail délicat pour lequel Malet dut avoir son propre bureau. Le choix de Desmaretz montre la confiance qu’il avait dans ses compétences et son honnêteté. Mais si le ministre avait su distinguer le commis, Malet s’était attaché à Desmaretz. Il était devenu une de ses « créatures », comme disait Orest Ranum des serviteurs de Richelieu. Ainsi s’explique, vraisemblablement, qu’il ne publia pas ses Comptes-rendus. Quand son maître était en activité, il lui était impossible de divulguer des documents dont il se servait ; après le renvoi de Desmaretz, il aurait compromis son retour éventuel et son acte aurait pu être considéré comme un abus de confiance. Ainsi comprend-on, aussi, l’importante partie que l’ouvrage de Malet consacre à la gestion de son ministre et qu’analyse Richard Bonney dans le chapitre III de la première partie. On ne saurait s’étonner, dans ces conditions, qu’elle valorise les principales opérations de Desmaretz, les visas et la création du dixième – tout en dépréciant les actions de ses prédécesseurs Pontchartrain et Chamillart et qu’elle fasse silence sur les critiques qui furent adressées, notamment par Law, sur les limites de Desmaretz en matière de crédit et de monnaie, à l’origine de la crise commerciale de 1715-1716.

5Il fallut donc attendre que Luc-Vincent Thiéry édite les Comptes-rendus, à Londres, en 1789, sans doute sur ordre de Necker, à un moment où le débat sur les finances publiques sortait de la clandestinité, pour qu’on puisse bénéficier des chiffres des tables de Malet. Ils venaient alors s’ajouter à ceux qu’avait donnés en 1758 François Véron de Forbonnais dans ses Recherches et considérations sur les finances de France depuis l’année 1595 jusqu’à l’année 1721, particulièrement pour la première moitié du xvii^e siècle puisque, malgré son titre, Forbonnais n’avance pas de statistiques avant 1661. Car au-delà des observations du premier commis sur l’évolution des différents impôts levés par la monarchie française au début du xvii^e siècle, sur la croissance des dépenses de l’État et sur l’évolution de la politique financière pratiquée par les ministres successifs, ce sont eux qui forment l’intérêt essentiel de l’ouvrage de Malet. Certes, ils ne sont pas sans défaut et Richard Bonney souligne bien les difficultés qu’on rencontre en les utilisant. Toutefois, ils présentent un avantage considérable : on peut les croire. Quand on les compare, en effet, avec d’autres données (rares, il est vrai, même si elles sont plus nombreuses que celles que cite R. Bonney), on ne peut que constater leur exactitude ou de faibles différences. Ainsi peut-on observer les recettes et les dépenses de la France de 1600 à 1610, de 1611 à 1642, de 1643 à 1656, de 1661 à 1688 et de 1689 à 1695.

6De la lecture des graphiques établis par Margaret Bonney cinq observations se dégagent. En premier lieu, les besoins de la monarchie française n’ont cessé de croître, qu’ils soient évalués en monnaie réelle, en poids de froment ou en poids d’argent fin (voir les figures 3, 27 et 28). Ils s’expliquent, en deuxième lieu avant tout et de plus en plus, par les dépenses dues à la guerre de manière directe ou indirecte (les affaires extraordinaires qui ne sont autres que les rembouisements des avances faites de manières diverses par les financiers). Contrairement à ce que l’on a pu dire, l’entretien des maisons royales et les pensions accordées aux familiers des monarques n’ont jamais constitué une grande partie des débours et, chose importante, ils ne prennent de l’ampleur qu’en temps de paix (1600-1610 ; 1661-1688) et se réduisent jusqu’à disparaître en temps de guerre (voir les graphiques 23, 24, 25, 26, 37, 44, 51, 74). Pour y faire face, les souverains disposent, en troisième lieu, essentiellement des revenus des impôts directs (la taille, puisque la capitation et le dixième sont postérieurs au travail de Malet) pesant sur les pays d’élections plus que sur les pays d’États qui discutent leur participation aux dépenses monarchiques, et des impôts indirects qui sont levés sur certaines denrées (le sel, les boissons, les cartes à jouer etc.) ou sur leur circulation (les traites) et qui sont affermés. Les revenus procurés par les bois ne fournissent qu’une fraction minime des ressources ; les dons gratuits versés par les pays d’Etats et le Clergé (n’apparaissant dans les statistiques de Malet qu’à partir de 1661) n’en couvrent qu’une part réduite ; les parties casuelles (ventes des offices) importantes au début du siècle, s’étiolent après 1656. Longtemps, la fiscalité directe est privilégiée. Il n’en est plus de même à partir de Colbert et les taxes indirectes l’emportent (voir les figures 10, 36, 43, 50, 73, 96). Mais, en général, ces recettes ordinaires sont loin, en quatrième lieu, de couvrir les besoins monarchiques. Sully y parvient de 1600 à 1609 mais pas en 1610. Sous Louis XIII, les revenus ordinaires ne sont supérieurs aux dépenses de la couronne qu’en 1611, 1640 et 1641. Lors de la régence d’Anne d’Autriche, les dépenses dominent les recettes de 1647 à 1650. Durant tout son ministériat, Colbert réussit à maintenir les dépenses au-dessous du niveau des revenus ordinaires (ce qui, selon R. Bonney, est impossible). Mais ce n’est plus jamais le cas entre 1689 et 1695 (voir les graphiques 38, 45, 52, 75, 98). Pour combler ces déficits, il est donc nécessaire de faire appel, en cinquième lieu, à des ressources extraordinaires qu’avancent, en général, des financiers mais qui peuvent aussi – comme le montre Malet – être constituées par des anticipations de revenus et – comme l’atteste un registre tenu à l’époque de Pontchartrain – comporter aussi des sommes destinées à financer une opération particulière, ou des deniers qui reviennent de la création de rentes, de la frappe d’une nouvelle monnaie et, en 1695 et 1697, de la capitation.

7Ces tendances générales se complètent d’informations plus ténues mais d’aussi grande importance pour qui veut comprendre les finances royales. Grâce à Malet, on peut rapidement saisir le poids respectif – d’une remarquable stabilité durant tout le siècle des généralités (voir les graphiques 16, 33, 40, 47, 55, 78) – ou des pays d’Etats – plus variable, ne serait-ce que par l’accroissement de leur nombre à l’époque de Colbert (voir les graphiques 17, 34, 41, 48, 56, 79). L’importance monétaire des différentes fermes s’apprécie également très vite. Tous les impôts sur le sel, dont les gabelles de France forment l’essentiel (sauf entre 1650 et 1656), fournissent toujours la part la plus importante des impôts indirects. Ils sont suivis des cinq grosses fermes jusqu’en 1656 puis des aides jusqu’en 1689. Ces distinctions n’ont plus de sens quand les fermes regroupées dans les mêmes baux deviennent générales en 1682 (voir les figures 15, 32, 39, 46, 53, 76). De la même manière, on peut aisément repérer ce qui revient de chaque petite ferme (fermes particulières disent M. et R. Bonney) (graphiques 54, 61, 77), la façon dont évoluent toutes les recettes non fiscales – bois, parties casuelles par exemple (figures 35, 42, 58, 81) – ainsi que les dons gratuits (figures 57 et 80).

8Enfin, Malet ayant pris la peine, après la réforme de Colbert, d’indiquer parallèlement « le montant des impositions et des baux ; les charges assignées dessus et la partie du Trésor-Royal », on peut mesurer les sommes qui restent dans les provinces et celles qui parviennent au Trésor Royal (voir les graphiques 55, 62, 69 pour les recettes générales des pays d’élection, par exemple, où l’on cerne la diminution progressive des charges entre 1661 et 1670, ce qui permet, par compensation, de meilleures rentrées à Versailles).

9Ces quelques exemples éclaireront le lecteur sur la richesse des tables de Jean-Roland Malet et l’importance qu’il y avait à les sortir de l’ombre. Certes, il ne faut pas magnifier à l’excès le commis de Desmaretz. Richard Bonney a beau jeu de démontrer les faiblesses de son ouvrage, de son vivant déjà. Car Malet œuvre de manière isolée. Il ignore les travaux des économistes français Vauban et Boisguilbert et des britanniques Charles Davenant et Gregory King. Il ne cherche pas à savoir ce qui se passe hors de l’hexagone. L’idée même de comparer les forces et les faiblesses financières des États qui s’opposent à la France ne lui vient pas à l’esprit. Par ailleurs, il a beaucoup de difficultés à comprendre comment se constitue la dette publique (d’où sans doute sa fausse interprétation d’un équilibre budgétaire sous Colbert). Il ignore la notion d’inflation et n’utilise que les valeurs nominales. A l’heure actuelle, il est clair qu’on peut difficilement se contenter de l’analyse macro-économique qu’il propose. Si la connaissance des masses monétaires levées et dépensées sous des formes variées par la monarchie reste l’indispensable première étape de toute recherche sur les finances, elle doit être ensuite dépassée. Il faut découvrir les hommes qui les mettent en place ou en bénéficient, les méthodes qu’ils utilisent, les réseaux qu’ils constituent, la manière dont les contribuables s’acquittent de leurs impositions, la façon dont elles sont comprises, acceptées, discutées, refusées, les outils intellectuels qui permettent l’innovation fiscale et financière, les débats qui eurent lieu au moment de la création de nouvelles taxes etc. Au temps de la « micro-histoire », l’objectif change d’angle. C’est vers la société toute entière qu’il se porte, vers l’usager plutôt que vers l’État, vers le bas plutôt que vers le haut.

10Mais pouvons-nous raisonnablement reprocher à Jean-Roland Malet ce que nous avons mis des années à comprendre ? Au demeurant, « le premier historien des finances françaises », comme l’appelle Richard Bonney avec raison, ne pouvait se dispenser d’opérer comme il l’a fait. L’incendie de la Cour des comptes a rendu son ouvrage indispensable. Que Margaret et Richard Bonney soient donc remerciés de nous en avoir facilité la lecture.