Emprunts russes et investissements français en Russie
|Troisième partie. Le capitalisme français en Russie
Chapitre VII. Les français face à la crise économique de 1901-1903
Le rôle des investisseurs étrangers dans la formation de monopoles
Texte intégral
I. Les conditions générales de la crise
L’ampleur de la crise
1La correspondance quotidienne entre les agences du Crédit Lyonnais et le Siège Central à Paris pendant les années 1901, 1902 et même 1903, est dominée par la crainte de voir les agences entraînées dans le tourbillon de la crise. Les correspondances commerciales, consulaires et de l’ambassade de France rapportent à satiété les malheurs des entreprises françaises et marquent l’amplitude de la crise. Les journaux économiques ou financiers français scrutent avec anxiété le ciel noir de la Russie au point de jeter l’alarme parmi les porteurs de titres russes ; même les autorités ministérielles russes s’interrogent à leur manière sur « la crise », quitte à en rejeter les causes sur la spéculation, en particulier la spéculation étrangère. Bref, sur le plan économique, chacun évoque la crise longuement et largement.
2On cherche à en analyser les causes ; dans ce dessein, les explications avancées le plus couramment sont les suivantes : tout comme les autres états européens industriels ou en voie d’industrialisation, la Russie souffre à partir de 1899 de la contraction du marché des capitaux ; la guerre du Transvaal, l’expansion accélérée des U.S.A., les transferts d’or vers le Japon ont appauvri le marché de l’or en Europe et le drainage de celui-ci vers la Russie s’est presque tari. Peu à peu le taux de l’escompte a donc grimpé. Or bon nombre d’entreprises industrielles venaient de se constituer et, avant de rapporter à leurs initiateurs, avaient besoin de s’appuyer sur des crédits bancaires ; les banques sollicitées ne pouvaient, ni ne voulaient, financer à long terme cette expansion ; soucieuses de profits immédiats, elles firent procéder par les sociétés industrielles embarrassées et créancières à des élévations de capitaux ou à des lancements d’obligations, qui jusqu’en 1900 trouvaient facilement preneurs dans le grand public. Mais, à partir de ce moment, la crise purement industrielle prend le relais de la tension boursière ; la production de produits énergétiques, de fonte, de fers marchands et aciers dépasse la capacité d’absorption du marché national, d’autant plus que les commandes de l’Etat diminuent en matière ferroviaire et d’armements ; la surproduction s’installe dans certains secteurs, les profits sont en baisse puisqu’il faut serrer les prix, et les dividendes traduisent bientôt à leur tour cette navrante situation. Comment dès lors lancer des appels de fonds dans le grand public ?
- 1 L’achèvement du Transsibérien en 1901 marque la fin d’une période d’intense construction ferroviair (...)
3On aboutit à une apparente contradiction : d’une part les rentrées d’or en Russie sont en baisse, ce qui a fait monter le loyer de l’argent, d’autre part les disponibilités en capitaux ne trouvent pas d’emplois largement rémunérateurs ; les dépôts inemployés s’accumulent dans les banques ou dans les trésoreries, ce qui fait baisser les taux d’intérêt. En fait il n’y a pas contradiction, mais complémentarité successive des deux phénomènes ; le premier surtout sensible à la fin 1899 et au début 1900 a rendu plus difficile, voire impossible, la politique d’emprunts à l’extérieur du gouvernement russe, ce qui a eu pour effet de diminuer les commandes de l’Etat dans un pays où, pour certains secteurs, il était le principal client, donc le moteur réel de l’économie1. On rejoint alors le second phénomène, celui de la baisse des revenus tirés de l’industrie ayant pour corollaire la baisse du loyer de l’argent et le marasme dans les affaires. En somme la crise serait surtout boursière et industrielle.
- 2 Les indices ont été calculés d’après les chiffres cités par Khromov, op. cit., sauf pour les fontes (...)
4En fait, si ces explications renferment une large part de vérité, il convient également de les compléter par une analyse plus serrée des chiffres de la production agricole et industrielle et par les mouvements du commerce de l’Empire russe pendant les années 1898-1906. Si nous établissons les indices de production pour les principaux postes de ce bilan, nous pouvons dresser le tableau ci-contre2.
- 3 Le choix de l’année 1900 comme indice de référence peut se justifier également par le calcul de l’i (...)
- 4 Pour les années 1892-6, la moyenne des récoltes pour les 64 gouvernements de Pologne, Russie d’Euro (...)
- 5 En 1905 environ la moitié des paysans des communautés villageoises travaillent sur moins de 8 hecta (...)
- 6 Les chevaux, bovins, ovins et porcins sont tous moins nombreux en 1903 qu’en 1902 ; effet prolongé (...)
5Ce tableau et les courbes du graphique de la page 350 permettent de faire quelques remarques. Tout d’abord l’agriculture russe n’a pas été affectée pendant ces années difficiles par une crise d’une ampleur particulière ; seules les années 1898, 1901 et 1906 (celle-ci est sensiblement postérieure) sont caractérisées par une récolte nettement déficitaire3 ; cependant pour émettre un jugement valable on doit retenir que les récoltes des années 1897, 1898 et 1901 ont été nettement inférieures à la moyenne de la décennie 1890-1900, et que, pendant ce même laps de temps, la population russe a augmenté sensiblement ; aussi l’alimentation des Russes a-t-elle été plus difficile, en particulier en 19014 ; dans l’ensemble les prix des céréales, après avoir fléchi en 1899, ont eu tendance à une nette augmentation en 1901 ; ce phénomène, nuisible pour tous les acheteurs, surtout pour les ouvriers et habitants des villes, aurait pu servir à une relance économique dans la mesure où les producteurs paysans auraient pu bénéficier d’une hausse des prix de vente ; or deux faits nuisent à cette relance ; d’une part l’endettement général des paysans, et même de bon nombre de propriétaires terriens, est tel qu’une hausse sensible des prix pendant deux ans ne suffit pas à augmenter sensiblement leur consommation en produits industriels ; d’autre part l’excellente récolte de 1902 amène dès la rentrée des produits une baisse des prix, favorable aux consommateurs, défavorable aux producteurs. L’inélasticité de la consommation paysanne, consécutive aux structures agraires archaïques, pèse lourdement sur l’ensemble de la situation économique russe5. Peut-être faut-il voir là une des causes de la stagnation agraire des années 1902-1903 ; le paysan russe vit dans des conditions économiques (et humaines) difficiles et ne parvient pas à faire progresser ses productions ; il est symptomatique de relever qu’en 1903 tout le cheptel russe diminue et que cette tendance nouvelle marque le début d’une ère de stagnation pour l’élevage russe, ère qui durera, au moins en Russie d’Europe, presque jusqu’à la première guerre mondiale6. A ne considérer que les indices de productions céréalières, on pourrait avoir l’impression d’une crise brève, mais d’autres signes montrent que la stagnation demeure, et que s’il n’y a pas fléchissement très marqué du pouvoir d’achat, il n’y a plus amélioration, ce qui équivaut à un recul pour la consommation nationale. Quoi qu’il en soit, l’agriculture n’est pas à l’origine véritable de la crise.
L’INDUSTRIE RUSSE FACE AUX CRISES ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE
Indices de production entre 1898 et 1906 – Base 100 en 1900

- 7 Alors qu’en 1900 la Russie produisait légèrement plus de la moitié de la production mondiale (10,3 (...)
- 8 Nombre de broches (en millions) :(...)
- 9 Chiffres donnés dans un rapport sur Briansk en janvier 1903 par un ingénieur en mission du Crédit L (...)
6Le secteur industriel paraît incontestablement plus touché. Toutefois, il est encore nécessaire ici de nuancer le jugement. Les produits énergétiques, charbon et pétrole, ne suivent pas les mêmes tendances ; pour le premier, la crise se traduit par un palier de deux années (1901-1902) après une progression rapide de la production les années précédentes ; la reprise se fait vigoureuse dès 1903. Pour le second, la chute amorcée en 1902 n’est pas enrayée ensuite et l’on peut même ajouter que jusqu’en 1914 les exploitations pétrolières russes souffriront d’un relatif déclin7. Les causes de cette régression dépendent davantage de la conjoncture mondiale et du rôle joué par les cartels internationaux du pétrole que des conditions d’exploitation et de vente proprement russes ; cependant cette industrie, si dynamique jusqu’en 1902, participe désormais à l’atonie économique. Pour les industries de transformation, la différence est nette entre les textiles où la crise est assez faible et l’industrie métallurgique où les effets de la crise sont caractérisés et durables. Tandis que dans l’industrie cotonnière, la plus importante parmi les industries textiles, la crise se traduit par un simple ralentissement de la production et des moyens de production8, la métallurgie lourde ou la métallurgie de transformation subissent un choc sévère ; ainsi pour la fonte, la crise est rude non seulement en amplitude (en 1903 la baisse de production représente le 1/4 de la production de 1898), mais encore en durée, puisque le relèvement réel se situera seulement vers 1909-1910 ; moins caractéristique pour les fers marchands et aciers, le désarroi est toutefois sensible pendant les deux années 1901 et 1902. Il se caractérise par une baisse sensible des prix de vente, aussi bien pour les produits de base que pour les produits élaborés, comme le montre le tableau suivant, valable pour le midi de la Russie9.
- 10 Peu de temps avant sa chute en août 1903, due en grande partie à son hostilité à l’encontre de la p (...)
Comme on peut le noter, la baisse est régulière depuis 1896, mais à partir de 1901 elle correspond à une diminution trop forte pour que les mieux armés n’en soient point profondément affectés. Sans doute Witte peut estimer que sa politique d’industrialisation accélérée à l’abri de hautes barrières douanières a réussi en abaissant les prix de vente des produits industriels en Russie, mais n’a-t-on pas été trop loin ? Witte lui-même le nie, mais son départ du poste de ministre des Finances en 1903 ne traduit-il pas l’hostilité de certains milieux industriels à son encontre10 ?
7L’ampleur de la crise varie selon les secteurs et selon les régions ; ainsi l’Oural ou la région de Moscou sont plus atteints que le Midi pour les produits lourds, aussi la reprise qui s’amorce dès 1903 dans certaines entreprises amène à se poser la question de l’importance réelle de la crise : fut-elle passagère pour les uns, durable pour les autres ? Mais quelle tendance reflète le mieux la réalité générale ? Lorsque les capitalistes français pleurent sur leurs investissements improductifs, ne magnifient-ils pas exagérément l’ampleur de leur déconvenue ? Les banquiers qui se plaignent du marasme des affaires, n’ont-ils pas acquis des habitudes trompeuses de hauts gains faciles pendant le boom des années 1895-1900 et ne sont-ils pas tout simplement ramenés à une plus exacte vision de leur métier ?
8En réalité, leurs doléances sont fondées sur des analyses de situations personnelles ; de même qu’une crise peut sembler faible pour l’économie industrielle prise dans son ensemble et pourtant aboutir à des fermetures d’usines, à du chômage et à l’aggravation du niveau de vie pour telle ou telle partie du monde ouvrier, de même une récession d’amplitude moyenne peut se traduire à l’échelon local par des faillites, de graves difficultés de trésorerie ou des mises sous administration des créanciers. Les installations françaises n’auraient-elles pas été parmi les plus touchées lors de la crise ? Dans le cas d’une réponse affirmative, est-ce qu’il ne faudrait pas envisager la plus ou moins forte vulnérabilité de l’investissement étranger dans un pays touché par une crise ?
- 11 Métallurgie : 337,8 millions de francs ; mines : 300,3 ; textiles : 85,8 ; pétrole : 65,6 ; mines d (...)
- 12 D’après Khromov, entre le 15 octobre 1899 et le 15 octobre 1901 sur 98 valeurs cotées à Paris et Br (...)
9On sait qu’en 1900 les capitaux français investis dans l’industrie en Russie allaient pour plus du tiers dans la métallurgie, un peu moins du tiers dans les charbonnages, le reste se répartissant dans les textiles, le pétrole, l’extraction des minerais, l’industrie chimique, les sociétés de gaz, eaux et électricité, etc.11. L’ensemble de ces investissements atteignait 996 000 000 de francs. Trois ans plus tard, au 1er janvier 1904, le total général s’élève à 1 105 000 000 de francs ; la progression est mince même pour les secteurs « favorisés », la métallurgie, les charbonnages, les textiles ; pendant la crise, des zones déficientes ont été légèrement alimentées, mais on est loin des rythmes de flux connus pendant les années 1896-1900. Il eut fallu bien du courage aux capitalistes français pour investir alors que la bourse de Saint-Pétersbourg manifeste vis-à-vis des valeurs industrielles russes une méfiance extrême, bientôt répercutée à Paris12. On notera cependant que cette baisse n’affecte pas toutes les valeurs d’un même compartiment. Les houillères de Dombrowa, Hüta-Bankowa, les forges et aciéries de Droujkowka, toutes les créations du groupe Chanove-Bonnardel résistent vaillamment, bien que leur localisation en Pologne pour les deux premières, dans le Donets pour la troisième les placent dans des conditions aussi médiocres que leurs concurrents. Ce phénomène ne surprend pas si on pense au type de « gestion serrée » que les dirigeants de ce groupe ont su imprimer à leurs entreprises, de même que l’effondrement d’Oural-Volga est dans la logique des choses si l’on veut bien se souvenir des calculs spéculatifs qui avaient entouré le lancement de cette vaste installation. En effet, le destin malheureux des uns et l’heureux avenir des autres dépendent au premier chef de la gestion directoriale de ces sociétés. Aux dirigeants prudents, volontiers secrets, s’opposent des « brasseurs » d’affaires actifs, audacieux jusqu’à la témérité.
II. La constitution des syndicats
La marche vers les monopoles : le rôle joué par la Société Générale
- 13 D’après une étude de l’ingénieur Geibel du Crédit Lyonnais, les bénéfices, pour la période 1891-190 (...)
- 14 Renseignements tirés de l’étude Geibel, archives C.L., Etudes financières, affaires industrielles, (...)
10Leur réaction vis-à-vis de la crise est symptomatique ; Bonnardel, Chanove et leur directeur de Hüta-Bankowa, Perraudin, ont jusqu’en 1901 mené leur barque avec prudence. En 1897, 1898 et 1900, profitant des bénéfices élevés accumulés depuis plusieurs années, ils ont acheté des mines de charbon et de zinc voisines de leur installation13 ; dès 1894 ils ont passé des contrats à long terme avec les fournisseurs de fer de Krivoï-Rog, de coke de Silésie allemande afin de s’assurer contre des hausses futures ; ces précautions prises, au lieu de continuer à augmenter leur production, entre 1899 et 1902 ils ont procédé à la réfection presque totale de leur outillage, en cherchant à orienter leur production vers le matériel de chemins de fer sans pourtant rendre cette activité trop exclusive. Aussi malgré la crise qui réduit leurs commandes de 20 % en 1900 et de 35 % en 1901, ils surmontent leur handicap en offrant les prix les plus bas de la Pologne russe et ils évitent d’accumuler des stocks, ce qui les met à même de concurrencer, pour les produits élaborés, leurs concurrents du Donets ou de Moscou. Dès 1903 la production reprend et les bénéfices un instant compromis se relèvent pour dépasser le million de francs dès 190414. Aucune aide extérieure n’a été sollicitée ; l’indépendance a été préservée, pratiquement la marche de cette importante firme passe inaperçue dans la documentation officielle ; les gens heureux n’ont pas d’histoire. Pourtant en 1904 Hüta-Bankowa, comme d’autres usines à capitaux français, dut entrer dans les syndicats en formation sous peine de voir son expansion freinée ou stoppée. Son histoire rejoignait celle de Briansk et Kertch.
- 15 Quatre sources ont été utilisées : les études des ingénieurs en mission du Crédit Lyonnais et la co (...)
- 16 Motet et Gorgeu sont liés à un groupe de capitalistes lyonnais qui a la direction de la société des (...)
- 17 A titre de comparaison, en 1901 le prix de revient de la tonne de fonte est de 75 francs contre 64, (...)
- 18 La Banque d’Etat avait déjà consenti une avance de 5 millions de roubles à 4 % pour 9 mois en novem (...)
- 19 La Bourse de Saint-Pétersbourg accueille cette nouvelle par une chute brutale des cours (9 % de leu (...)
- 20 Chiffre cité au conseil du 15 mai 1900. Cf. J.-B. Silly, « Capitaux français et sidérurgie russe », (...)
11L’histoire de Briansk et de Kertch se développe, interminable, dans les correspondances officielles tout comme dans les colonnes des journaux15. Leur destin, il est vrai, peut apparaître comme le symbole des difficultés françaises. En juin 1900 les actionnaires français ayant acquis la majorité des titres avaient imposé un changement de direction dans cette importante société ; en réalité la Société Générale, qui avait regroupé les petits porteurs pour l’assemblée générale de 1901, dirigeait maintenant l’entreprise ; ses représentants, Motet, Gorgeu16, Kolb-Bernard et plus tard Rocherand, comprennent vite dans quel gouffre sans fin ils ont été entraînés : il faut rembourser les anciens créanciers qui avaient fourni les fonds nécessaires aux dépenses engagées malencontreusement pour l’affaire de Kertch et pour la modernisation très coûteuse de l’outillage des usines. Sans doute croyait-on ainsi préparer l’avenir, mais on avait largement augmenté la capacité de production des usines au moment même où la consommation allait se restreindre ; en 1901 les frais d’établissement sont beaucoup plus élevés que dans les usines similaires, sans que les prix de revient soient suffisamment abaissés17. Le seul facteur favorable réside dans la fabrication de rails et de matériel ferroviaire roulant pour lesquels l’appui gouvernemental est assuré, le gouvernement russe soutenant en priorité une usine fort célèbre où travaillent environ 11 000 ouvriers ; peut-être ce fait explique-t-il l’avance de 6,2 millions de roubles consentie à Briansk par la Banque d’Etat en mars 1900 contre dépôt dans ses caisses de 8 millions de roubles en obligations 4 % non encore négociées18. La première grande décision du nouveau conseil, en septembre 1900, consiste donc à ne pas répartir de nouveaux dividendes pour l’exercice 1899-190019 et à entamer des démarches auprès de la Société Générale, « sa tutrice », afin d’obtenir un crédit de 2 millions de francs. Or la banque française peut éprouver quelque réserve ; son conseil a constaté en mai l’ampleur de ses engagements industriels en Russie : ils atteignent 25 millions de francs20.
- 21 Dorizon l’a proposé au conseil le 13 novembre 1900.
12Avant de s’engager, la Société Générale préfère s’entendre avec sa collègue de Paris et Pays-Bas déjà très « occupée » d’affaires russes, en particulier d’affaires métallurgiques (Volga-Vichera, constructions mécaniques Werckert à Moscou, société du Haut-Volga à Tver). L’idée avancée par Dorizon, le directeur général de la Société Générale, est simple : pourquoi les métallurgistes ne se mettraient-ils pas d’accord pour constituer un syndicat de ventes, au moins pour le Donets21 ? Le 16 novembre 1900 une réunion a lieu au siège de Paribas pour engager ces négociations ; le chemin sera difficile, mais on peut rapidement compter sur l’appui intéressé des métallurgistes belges et de la puissante banque d’affaires belge, la Société Générale de Belgique. Léopold Laporte, un des dirigeants de cette banque, participe en effet à la direction de l’Omnium et à celle des charbonnages de Routchenko, préside les conseils de la société houillère et métallurgique dans le Donets à Makewka et des charbonnages de Pobedenko. Du côté des capitalistes belges on peut encore noter que la principale société métallurgique, la Dniéprovienne, se trouve intéressée à ces tentatives ; aussi après une série de contacts parallèles à Paris, Bruxelles et Saint-Pétersbourg, le 10 janvier 1901 une conférence préparatoire se tient au siège de la Société Générale de Belgique. Le raisonnement des promoteurs de l’accord est simple et classique : à quoi bon avancer des sommes importantes à plusieurs sociétés industrielles afin de les amener à produire mieux (ou plus), si ensuite leur modernisation conduit à un renforcement de la concurrence entre elles ; il est bien préférable que les sociétés rivales s’entendent d’abord entre elles et constituent un syndicat de vente afin de contingenter la production et de maintenir les prix. Dans un second temps, lorsque la banque connaît les bénéfices minimaux futurs, calculés d’après le volume des ventes accordées par le syndicat, elle peut déterminer avec précision le montant des fonds utiles aux sociétés en difficulté, au bout de combien de temps son avance pourra être remboursée et à quel taux maximum d’intérêt le prêt peut être accordé. Si le syndicat de ventes rationalise la production du point de vue des sociétés industrielles, il tend, au point de vue bancaire, à diminuer les risques, voire même à les supprimer. On conçoit dès lors que les syndicats de ventes, ou encore comptoirs de ventes, soient préconisés par les banques tutrices, surtout en période de crise.
- 22 Ce thème apparaît souvent dans le Novoie Vremia ou les Novosti de Saint-Pétersbourg ou dans les jou (...)
13Une loi russe de 1845 interdisait les unions entre producteurs ayant pour effet de faire monter les prix ; cette loi avait été réaffirmée en 1884 ; le gouvernement, et Witte en particulier, toléreraient-ils des ententes, surtout si des capitalistes étrangers s’installaient à leur tête ? Les journaux russes, inspirés par les groupes russes rivaux, par les agrariens hostiles à la politique d’industrialisation menée par Witte, par certains milieux gouvernementaux, se retrouvaient unis pour condamner ces étrangers avides, heureux de profiter de la hausse des prix et des dividendes avant 1900 et qui, désormais, se refusaient à laisser jouer le libre jeu de la concurrence22. La marge de manœuvres des industriels et banquiers franco-belges paraissait donc assez limitée, surtout si Witte manifestait une stricte neutralité. En outre, entre les interlocuteurs rassemblés à Bruxelles, restait à régler une délicate question : quelle serait la part réservée à chacun dans le cartel des ventes ? Si l’on accordait un quota calculé selon la production passée, ne donnerait-on pas une prise excessive aux entreprises géantes, souvent très récentes et les plus embarrassées par la crise, aux dépens des sociétés plus sages, plus modestes, mais souvent moins gênées ? Les possibilités d’échec dépendaient ainsi tout à la fois des dispositions du gouvernement russe et des mécontentements inévitables que susciterait la répartition des commandes ; on pouvait même craindre que certains industriels, moins pressés par la nécessité, refusent d’entrer dans la combinaison. Toutefois, si le gouvernement russe acceptait de laisser se créer des syndicats, les milieux bancaires initiateurs des regroupements pensaient lever le principal obstacle ; les « récalcitrants », isolés selon toute vraisemblance, viendraient plus tard à récépiscence.
- 23 Lettre à Witte du 19 janvier 1901. C.G.I.A. Lén., fonds 560, n° 22-247, p. 12.
- 24 Ainsi dans Le Petit Journal à la suite d’un article publié par Judet le 13 février 1901.
- 25 Le Petit Parisien, La Libre-Parole, Le Gaulois et divers journaux de province (au total 225 titres) (...)
14Le problème est donc clairement posé dès le début de l’année 1901 : comment persuader Witte de laisser se créer des ententes, comment obtenir l’appui gouvernemental russe pour les affaires françaises en difficulté ? La presse française donne la mesure du désaccord qui existe en janvier-mars 1901 entre Witte et les capitalistes français : avec un ensemble trop touchant pour être parfaitement spontané, elle insiste sur la mauvaise volonté russe à l’égard des entreprises françaises. Raffalovitch manifeste une réelle inquiétude face à ces dispositions défavorables : « La désaffection des valeurs industrielles russes est profonde en France et il y a de quoi. On dit que les conditions pour les étrangers sont mauvaises, que l’administration pousse à la russification des usines, entrave les contremaîtres étrangers et autres balivernes »23. La parade russe est classique : d’une part Raffalovitch, soit directement, soit sous un nom d’emprunt, répond aux articles de presse24, d’autre part accorde des « frais de publicité » à divers journaux25 ; mais le thème de la réponse est peu propre à satisfaire les porteurs français, « personne n’a forcé les Français à acheter des valeurs russes que leur propre intérêt ». Officiellement, on est encore loin d’un accord.
- 26 Ibidem, lettre du 22 février.
15Officieusement une entente est réalisable ; dès février les banques françaises ont fait connaître leurs dispositions. Le 22 février Raffalovitch a reçu un « respectable industriel et financier » (Dorizon ?) qui a présenté un plan en deux points : 1° Le gouvernement russe créerait des bons du Trésor à 12 ou 18 mois pour régler les factures des commandes gouvernementales ; ces bons seraient escomptés en France ou en Russie et la Banque de Russie négocierait le placement de ces bons à l’étranger. (N’oublions pas qu’à ce moment Witte espère placer en France un nouvel emprunt ; les bons du trésor pourraient en constituer la forme.) 2° Une bonne organisation commerciale de vente serait mise sur pied dans l’industrie métallurgique26. Les commandes de l’Etat seraient passées aux usines membres du syndicat et en contrepartie les capitalistes français fourniraient les fonds au gouvernement acheteur de produits métallurgiques. Le gain pour les créanciers français serait double : à la fois par les ventes des usines et par les intérêts servis au moyen des bons du trésor ; pour l’économie russe en général et pour l’industrie métallurgique en particulier les avantages seraient évidents : la relance économique interviendrait plus vite, les commandes gouvernementales « réamorçant la pompe » ; les usines n’auraient plus la cruelle nécessité d’emprunter à des taux onéreux ; quant aux banques, elles verraient leurs créances sur les usines renforcées par la relance économique.
La création de la Banque du Nord
- 27 Note de l’ambassade de Saint-Pétersbourg du 25 mars 1901. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, tome 54, (...)
- 28 Note du 22 juin 1901, ibidem, p. 223.
16On sait déjà que l’emprunt souhaité par Witte, par certains milieux d’affaires français, est réalisé en mai 1901 grâce aux Rothschild et à l’appui efficace de Delcassé. La formule des bons du Trésor est donc laissée de côté, mais les destinées de l’emprunt étant bien délimitées, le groupe de la Société Générale élabore une nouvelle solution, afin de soulager l’industrie métallurgique russe. Une banque universelle, à vocation industrielle et commerciale, la Société Générale pour le Commerce et l’Industrie en Russie (appelée ensuite Banque du Nord) serait constituée : forte des capitaux drainés en France pour constituer le capital, consolidée par les dépôts de la clientèle russe et étrangère dans ses agences en Russie, elle pourrait, en contrepartie, accorder aux entreprises industrielles les avances et crédits susceptibles de faire surmonter la crise à ces usines en difficultés. Dès la fin mars les milieux gouvernementaux français sont informés de ce plan27. Après l’heureuse réalisation de l’emprunt, les pourparlers avec le gouvernement russe se déroulent en juin sans encombres notoires, le gouvernement français apportant, au surplus, son bienveillant patronage : Verstraëte, fonctionnaire des Affaires Etrangères, sera mis en disponibilité, avec un grade supérieur, afin de la diriger28.
17À la fin juillet les statuts de cette nouvelle banque sont acceptés par les autorités impériales ; ces statuts la placent à mi-chemin de la banque de dépôts classique et de la banque d’affaires, ouvrant à la direction de cette banque de larges possibilités. Quelle sera l’orientation donnée par les deux co-directeurs, Verstraëte et Werth, très lié à Rothstein et à Witte ? Une réelle collaboration économique franco-russe commencerait-elle ?
- 29 Dorizon indique au conseil de sa banque le 23 juillet 1901 la manière dont il va procéder pour clas (...)
- 30 La Banque d’Etat lui escompte 2 à 3 millions de roubles d’obligations de chemins de fer et fait une (...)
- 31 La Russo-Chinoise reçoit 15 millions de roubles, la Banque Internationale 7,5 millions de roubles s (...)
- 32 Cette expression utilisée par les banquiers est citée par Ch. Rist dans son livre sur les banques.
18En réalité la direction échappe aux directeurs : dès le début la Société Générale qui a assuré le placement direct des actions dans sa clientèle29, entend utiliser sa « filiale » déguisée au mieux de ses intérêts industriels. La conjoncture bancaire en Russie doit lui faciliter la tâche : en effet en juin 1901 tous les milieux d’affaires russes sont secoués par l’annonce de la suspension d’un des plus grands charbonniers-banquiers russes, A.K. Altchevski ; celui-ci, fondateur en 1871 de la Banque foncière de Kharkov, a peu à peu conduit les destinées de sa banque vers des investissements industriels ; la crise le place dans une position intenable ; il se suicide en laissant un passif de 19 millions de roubles pour un actif de 250 000 roubles. Lazare S. Poliakov, très engagé avec Altchevski, manque de sauter à son tour et seule l’aide de l’Etat lui évite la banqueroute30. Toutes les banques d’affaires russes sentent passer le souffle de l’orage et à nouveau l’Etat doit les aider à la fin juillet en déposant des titres de compagnies de chemin de fer dans leurs caisses31, afin de les mettre en mesure de lutter contre la baisse qui atteint ces valeurs. Si à ce moment la Banque du Nord offre de faire des avances à des affaires industrielles russes, son action ne peut être que bénéfique et appréciée par les autorités russes. Sans doute par ce biais la Société Générale peut se dégager de ses propres avances directes à des entreprises industrielles embarrassées et en même temps préparer l’avenir en se constituant une clientèle d’industriels reconnaissants ; la Banque du Nord est bien une « société de débarras »32 pour la Société Générale en même temps qu’une solide tête de pont pour le futur. Il est nécessaire toutefois que le papier tiré par la Banque du Nord sur la Société Générale trouve preneur, c’est-à-dire que des banques acceptent de réescompter ces papiers, donc de « nourrir » à leur tour la Banque du Nord ; la Banque du Nord doit bénéficier d’autres crédits à Paris. En somme l’aide de la Société Générale à l’industrie russe dépend elle-même des conditions qu’elle trouvera à Paris ; on a l’impression d’un engrenage minutieux qui, au-delà même de la Société Générale, touche l’ensemble de la banque française. Parvenu à ce niveau, on se doute que pareille entreprise est viable seulement avec l’aide ou la complaisance des puissants voisins, voire même avec celle, plus dissimulée, du gouvernement français.
- 33 Ainsi en mars 1902 l’agence de Moscou perd la clientèle de la firme C. Giraud, car celui-ci a obten (...)
- 34 En 1905 Paribas viendra au secours de Dorizon, très engagé dans une affaire délicate, les Sucreries (...)
- 35 Lettre de Lagier du 9 mai 1902. Archives C.L., agence de Moscou, n° 3769. Le fait est contesté par (...)
19De fait on perçut très vite dans les milieux informés que des puissances tutélaires nombreuses veillaient à la bonne marche du nouveau-né. Au début du mois de novembre 1901, alors que le portefeuille russe de la Banque du Nord s’élevait déjà à 3 millions de roubles, grâce à des escomptes de 4 1/4 à 4 1/2 %, les agences du Crédit Lyonnais en Russie directement concernées par cette concurrence s’interrogent sur l’origine des fonds mis à la disposition de la Banque du Nord33 ; Paris et les informateurs de Saint-Pétersbourg donnent des déponses suffisamment claires : outre la Société Générale, la Banque du Nord a obtenu des crédits du Crédit Algérien, dont le directeur Peytel est lié à Dorizon, de Paribas (Dorizon a donné sa garantie à ces papiers)34, de la Parr’s Bank de Londres, de la Banque Suisse et Française (le futur Crédit Commercial de France) et vraisemblablement de maisons de la Haute Banque parisienne (celles qui, deux ans plus tard, formeront la Banque de l’Union Parisienne). Le représentant de Paribas en Russie, Rambaud, déclare même que c’est Delcassé qui aurait obtenu l’ouverture de ces crédits auprès des banques françaises35.
- 36 Lettre personnelle à Caillaux du 29 octobre 1901. A.N., série F 30, n° 337. Banque du Nord. La corr (...)
20Ne faudrait-il pas plutôt penser à Caillaux qui maintient de solides relations avec Verstraëte, au point que celui-ci va solliciter son intervention personnelle afin d’amener le Crédit Lyonnais à composer avec la Banque du Nord ? Le ton de la lettre écrite en octobre 1901 à Caillaux est révélateur36 ; après avoir déploré l’animosité de la Banque Internationale de Saint-Pétersbourg, cependant explicable selon Verstraëte car dirigée par un Allemand ( !), Rothstein, le dirigeant de la Banque du Nord fulmine contre le Crédit Lyonnais :
Son animosité a été surpassée par un établissement de la part duquel nous étions en droit, somme toute, d’attendre un peu moins de malveillance... Le Crédit Lyonnais est en effet un établissement français et comme il ne fait presque rien en Russie, il ne pouvait pas craindre que notre concurrence diminuât son chiffre d’affaires.
(La correspondance interne des agences du Crédit Lyonnais montre à quel point la création de la Banque du Nord a gêné la marche de ces agences ; le raisonnement de Verstraëte est ici fallacieux.) Verstraëte poursuit :
- 37 Chaque banque pense souvent que les baisses sont dues à des machinations de concurrents ; en 1900 L (...)
- 38 En fait les agences se refusent, sur avis du siège central, à réescompter les papiers tirés par Bri (...)
J’ai tout lieu de croire qu’il encourage cette campagne à la baisse à laquelle nous assistons sur tout ce qui est russe et qui menace de devenir aussi folle que le fut sur les mêmes titres la campagne à la hausse37. Il pèse sur Briansk et Kertch pour peser en même temps sur la Société Générale et il insinue partout que cet établissement est immobilisé38. Bien souvent déjà, dans ma correspondance officielle... j’ai souligné le côté égoïste de la politique du Crédit Lyonnais. Le Crédit Lyonnais ne voit que soi, ne pense qu’à soi toujours et partout et ne se préoccupe que de ses intérêts. C’est le Gesu de la Finance. Comme l’autre, il est dirigé par des hommes de la plus grande valeur, mais qu’absorbe le point de vue unique du gain particulier. Son service des Etudes Financières ne sert qu’à lui placer ses réserves cachées... Lorsque ceux qui ont eu le courage d’agir se trouvent embarrassés, le Crédit Lyonnais qui les épie, survient pour augmenter leur embarras et s’emparer à bas prix de leurs actions... Il se met à la baisse... il fera plus tard la hausse.
- 39 En juin cette banque est constituée pour débuter ses opérations en novembre. Son capital de 60 mill (...)
Verstraëte a la réputation d’être un malcommode et un violent, mais son irritation, ses allusions aux Jésuites alors qu’on mène en France la campagne contre les Congrégations, reflètent parfaitement d’une part les difficultés initiales de la Banque du Nord et d’autre part la nécessité pour celle-ci d’obtenir une aide collective des banques françaises. De son côté, le gouvernement français est nettement incité à soutenir cette nouvelle création française en Russie ; dans quelle mesure des personnalités comme Caillaux ou Rouvier ont agi pour aider, voire même conseiller Dorizon, Verstraëte, cela reste difficile à établir, mais il n’est pas sans intérêt d’observer que sensiblement à la même époque, en France, Rouvier aidé par Caillaux lance la Banque Française pour l’Industrie et le Commerce39. Comme en Russie, l’un des principaux buts de cette nouvelle institution bancaire est la fourniture aisée de crédits aux sociétés industrielles et commerciales, une tentative pour reconstituer un Crédit Mobilier.
Le sauvetage de Briansk
- 40 Note manuscrite de Bénac. A.N., série F 30, n° 344, dossier mines et métallurgie.
21Le gouvernement russe allait-il sauver Briansk et Kertch ? Allait-il accepter la constitution d’un syndicat des producteurs métallurgistes ? Les deux questions apparemment séparées formaient un tout dans l’esprit des dirigeants de la Société Générale. Le 26 juillet 1901 un de leurs représentants en Russie, Th. Motet a été longuement reçu par le directeur du mouvement des fonds, Bénac. Motet a formulé ses griefs, puis il a proposé sa solution : l’Etat russe doit cesser de favoriser les régions excentriques du nord et du centre, et utiliser surtout les usines du sud les mieux situées et les mieux équipées pour produire à bas prix ; pour assurer la stabilité des prix, les commandes d’Etat devraient être fixées pour trois ans et leurs répartition devrait être faite soit au travers de syndicats régionaux, soit par l’intermédiaire d’une union des producteurs ; enfin seules les usines de dénaturation pourraient être augmentées, tandis qu’on renoncerait aux importations étrangères40. En somme pour sauver Briansk l’essentiel était de réaliser un ou plusieurs cartels.
- 41 Les journaux représentatifs des milieux du grand commerce sont utilitaires et prosaïques ; G. Hanot (...)
- 42 Moins diplomate Witte avait annoté ainsi le télégramme du chargé d’affaires français : « Si la Soci (...)
- 43 Lettre de Raffalovitch, le 26 septembre. Ibidem, p. 219.
22À la mi-septembre, Witte fit savoir à Caillaux qui l’avait pressé de favoriser les entreprises françaises établies en Russie, qu’il n’envisageait pas avec faveur la constitution de cartels en Russie ; immédiatement certains journaux français insistèrent sur la gravité de la crise en Russie, sur la nécessité d’un regroupement des producteurs et sur le triste sort fait à des entreprises industrielles françaises en Russie41. Le 21 septembre la direction de la Banque d’Etat avait rejeté le plan Motet pour sauver Briansk ; Witte ne paraissait pas ému par ces mises en garde ; le 25 septembre, malgré un télégramme qui lui avait été personnellement adressé à Sotchi par l’ambassade de France « sur ordre de son gouvernement », le ministre russe faisait savoir qu’il ne pouvait intervenir dans une affaire qui relevant de la Banque d’Etat, institution privée, échappait à la tutelle de son ministère42. Caillaux vit rouge : convoquant Raffalovitch, lui donnant à lire un article du Pour et du Contre, le ministre français réclama une action énergique des autorités tsaristes afin de rétablir la confiance française envers l’industrie russe : « Il importait d’effacer l’idée qu’après avoir incité les étrangers à venir en Russie, on avait aujourd’hui l’idée de laisser tomber les entreprises pour les racheter ensuite à bas prix ». La chute de Kertch aura une grave répercussion sur l’ensemble du marché des valeurs industrielles russes et pour longtemps43.
23Le 7 octobre, Witte répondit sèchement : 1° que le gouvernement n’avait jamais incité les étrangers à venir en Russie, mais le leur avait permis ; 2° que Briansk et Kertch avaient déjà été aidés par la Banque d’Etat et qu’on ne pouvait faire davantage pour les entreprises étrangères que pour les entreprises russes. Ainsi quelques jours après une visite impériale en France, alors qu’à Saint-Pétersbourg la Banque du Nord ouvre ses portes, on atteint le point de rupture.
- 44 Lettre à Caillaux du 15 octobre, transmise par Raffalovitch. Ibidem.
24Une semaine plus tard Witte change d’avis : moyennant quelques concessions de détail, la Banque d’Etat accepte le plan Motet44.
- 45 Ainsi en février 1902 Fabre-Luce, un des dirigeants du Crédit Lyonnais demande l’appui des dirigean (...)
25Pourquoi ce changement brutal ? L’inauguration concomitante de la Banque du Nord (l’ouverture des guichets de la banque a lieu le 1er octobre 1901) prend une importance particulière ; par cet intermédiaire, l’économie russe peut espérer placer en France de nouvelles valeurs industrielles ou écouler des titres anciens (actions ou obligations) qui encombrent le marché national. À côté du Crédit Lyonnais qui continue à introduire les valeurs municipales russes sur le marché français, souvent en participation avec des banques allemandes45, la Société Générale et sa filiale, la Banque du Nord, prêteront leur concours à la Russie. Mais on se doute qu’un tel concours sera accompagné de contreparties ; Dorizon, qui s’est rendu à Saint-Pétersbourg pour l’inauguration de la banque, a dû obtenir alors l’appui de Witte pour Kertsch et Briansk ; pour les dirigeants de la Société Générale, il demeure essentiel d’obtenir la tolérance gouvernementale pour le cartel métallurgique en formation.
- 46 Rapport Delcassé aux Finances du 8 octobre 1901. A.N., série F 30, n° 344.
- 47 Notes de Bénac sur ses entretiens avec Wichnegradski le 14 octobre, avec Joukovski le 22 octobre. A (...)
26Nous touchons ici au problème fondamental : pour sauver ses entreprises, tout comme les capitalistes belges, la Société Générale doit organiser la vente des produits métallurgiques en liaison avec l’Etat russe. Un optimisme certain prévaut dans les milieux officiels français au début octobre : « Le terrain de l’arrangement du cartel paraît suffisamment préparé aujourd’hui ; l’idée a fait du chemin dans l’esprit des producteurs, étrangers du moins, pour qu’on puisse dire aujourd’hui qu’il y a tacite entente entre eux... il suffirait d’un esprit entreprenant pour grouper définitivement la métallurgie étrangère installée en Russie en une vaste organisation. Le ministère possède un projet dû à l’un de nos compatriotes [Verstraëte ?]... il s’agirait de la création d’un comptoir, réunissant tous les établissements métallurgiques y consentant, et recevant seul et directement de l’Etat des commandes de matériel »46. Tandis que Dorizon séjourne à Saint-Pétersbourg, à Paris le directeur du mouvement des fonds, Bénac, véritable bras droit de Caillaux, explique l’intérêt du syndicat métallurgique à deux importants interlocuteurs russes ; aussi bien A.I. Wichnegradski, directeur de la Banque Internationale de Saint-Pétersbourg, proche collaborateur de Witte, que Joukovski, directeur des Usines de Briansk et de Sosnowice, personnalité dominante du monde industriel russe, entendent la leçon : pour être assuré de la remontée en bourse des fonds russes, il importe de relever Kertch et Briansk, ce qui suppose la constitution d’un cartel47. Joukovski partage ce point de vue ; il annonce qu’il va provoquer la réunion, à Saint-Pétersbourg, d’une commission des principaux dirigeants des affaires métallurgiques afin de constituer un syndicat, approuvé par le gouvernement russe.
- 48 Dans une lettre particulière à Caillaux, datée du 9 novembre, Verstraëte fait allusion à ces diffic (...)
- 49 Lettre du 7 décembre 1901. A.N., série F 30, n° 344.
27Mais sur place, Witte rechigne devant les demandes de Dorizon ; les discussions sont ardues48. Witte tente même d’attirer la presse française dans son jeu : le 16 octobre le tsar approuve un rapport de Witte qui propose d’accorder 150 à 160 000 francs à Raffalovitch pour annihiler la campagne de presse anti-russe. Le gouvernement français n’ignore par les procédés utilisés ; Verstraëte en tire une conclusion sereine lorsqu’il avise Caillaux dans une lettre privée : « Pour se défendre M. de Witte emploie divers moyens. Le premier et le plus simple consiste à mieux payer les journaux et à bien recevoir les journalistes... d’autre part les fonds dont M. Raffalovitch dispose à Paris ont été considérablement accrus ; on m’affirme qu’il aurait pu distribuer à nos journaux plus de 300 000 francs dont les journaux de province ont eu la plus grosse part. Ces largesses font rentrer en France un peu plus de notre or ; comme les fonds russes demeurent d’excellentes valeurs, il est agréable d’être payé pour les garder »49. Quoi qu’il en soit, une discussion serrée se déroule en octobre-novembre 1901 ; au-delà du destin des usines de Kertch et de Briansk, l’enjeu est net : le gouvernement russe acceptera-t-il la création de monopoles puissants à la tête desquels des étrangers seraient placés ? Pour éviter pareille menace, Witte aurait finalement accepté d’aider Briansk, devant le risque d’une baisse généralisée des fonds russes, mais Dorizon, qui a apporté le soutien efficace de la Banque du Nord, veut davantage.
La formation du syndicat métallurgique Prodameta
- 50 Dorizon a dû laisser entendre qu’un emprunt sur le marché parisien pourrait être tenté avant le ter (...)
28Lors des négociations Dorizon montre nettement où se situent les véritables objectifs de sa banque. Le concours de la Banque d’Etat pour Briansk et Kertch devient un point secondaire. La naissance du cartel passe au premier plan ; finalement Witte accepte de faire poser la question de sa création au 27e Congrès de l’Industrie minérale qui se tient à Kharkov fin novembre50 ; les congressistes seront appelés à donner leur avis sur le problème de la surproduction et sur les causes de la mévente des produits du Donets en Pologne ou dans les régions baltes. Poser la question, c’est déjà tenter de la résoudre selon une certaine direction.
- 51 Rapport sur le Congrès de Kharkov du 2 janvier 1902. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, dossier indust (...)
- 52 Rapport du vice-consul à Kharkov, Calvière, du 25 décembre 1901. Ibidem.
- 53 Dans un article du Messager des Finances, de l’Industrie et du Commerce du 12 décembre 1901 (Vestni (...)
29Nul ne s’y méprend : l’initiative du gouvernement russe indique aux industriels russes que la cartellisation de l’industrie métallurgique russe est à envisager sérieusement, au moins sur un plan général, et que l’Etat attend favorablement leurs suggestions en ce sens. L’Etat russe passait à la neutralité bienveillante vis-à-vis du cartel. Le congrès ratifia les idées de son rapporteur Avdakov et celles d’une commission spéciale, dirigée par Chimanovski51 : trop d’entreprises jeunes manquent de crédits ; on a trop souvent donné la préférence aux producteurs étrangers. Les remèdes sont simples : pour augmenter le montant des ventes il faut associer les entreprises, créer de nouvelles lignes de chemin de fer, élargir les installations portuaires pour exporter ; l’Etat devrait faciliter par ses propres crédits les achats des Zemstva et des municipalités. Il faudrait enfin créer un syndicat centralisant ventes et achats. Voici le grand projet mis en avant : Joukovski le défend évidemment, Iasoukovitch, directeur de la Dniéprovienne aussi ; mais tous les participants ne sont pas unanimes : les dirigeants de la Russo-Belge qui produisent moins cher, ceux de Droujkovka, de Donetz-Iourevka, de Pastoukhov aux carnets de commandes mieux pourvus rechignent. Le vice-consul à Kharkov faisant la synthèse de ce congrès, reconnaît la valeur de l’argumentation avancée par ces récalcitrants : « La création d’un syndicat ne saurait amener la fin de la crise. La crise ne peut cesser qu’avec la disparition de certaines sociétés, de celles qui ne sont pas nées viables, qui ont été simplement des affaires de bourse... Le syndicat ne sera qu’un palliatif provisoire, un trompe-l’œil, il permettra peut-être même à certaines sociétés qui se trouvent dans une mauvaise situation financière, qui n’ont pas de fonds de roulement, d’émettre de nouvelles actions »52. Cependant dans sa majorité le Congrès suivit les vues des « syndicataires » ; Witte ayant fait connaître officieusement sa neutralité bienveillante vis-à-vis de la constitution du syndicat53, on put enfin au début de l’année 1902 constituer ce groupement, rédempteur de la défaillante industrie métallurgique. En somme au bout d’un an, la Société Générale et les industriels de son groupe étaient en mesure de faire triompher leur point de vue. Mais avant de sauver Briansk, Kertch et les autres entreprises, il restait à surmonter les rivalités entre les groupes industriels.
- 54 Outre Iasoukovitch, on y trouve Bunge (Russo-Belge), Kolberg (Nicopol-Marioupol) et Chimanovski (Kr (...)
- 55 En 1900 les usines méridionales avaient vendu 24,2 millions de pouds en rails, bandages, essieux, p (...)
- 56 La réunion a lieu le 16 février 1902. Seule la société de Briansk figure également à cette assemblé (...)
30Des circulaires diffusées à partir du 6 février dans le monde métallurgique russe ont invité les représentants des principales usines à se réunir à Saint-Pétersbourg, le 15 février 1902. À cette date dix-huit sociétés sont représentées par une soixantaine de délégués réunis dans les salons de l’hôtel de l’Europe. Si l’unanimité se fait vite sur les principes, quatre longues journées de discussions sont ensuite nécessaires pour parvenir à établir les quotas réservés à chacun et pour envisager les aspects juridiques posés par ce syndicat, dont les dirigeants auraient réparti les achats, les crédits et fixé les prix souverainement. L’accord définitif étant impossible à réaliser, un délai d’un mois est finalement accordé pour réflexion aux mécontents (environ le tiers des participants) et aux récalcitrants pour leur permettre de rejoindre les rangs du syndicat. La liste des participants, la composition des deux principales commissions, commission des répartitions et commission juridique, montrent parfaitement le rôle joué par les grandes sociétés déjà dominantes et l’influence essentielle des capitalistes franco-belges : Iasoukovitch de la Dniéprovienne mène les débats et participe aux deux commissions ; les Français P. Darcy (Oural-Volga), Kolb-Bernard et Hibon (Makeevka), les Belges Biher (Russo-Belge), Spalart (Providence) sont de la commission des répartitions aux côtés des Russes Goriaïnov (Briansk), Trasenter (Taganrog), Danilevski (Hartmann) et de l’Anglais John Hughes (Société Nouvelle-Russie). Seuls des Russes forment la commission juridique54. Le 19 février un protocole provisoire a fixé la répartition des productions pour l’ensemble des produits métallurgiques et par catégories : (voir tableau p. 367). La répartition a eu pour bases les ventes des années 1900 et 1901 et les capacités de production55. Pour les usines dont les hauts fourneaux sont éteints, on ne les englobe pas dans le quantum de la fonte ; en cas de reprise, au-delà des 24 millions de pouds, on leur attribuerait 2,5 millions de pouds en plus. Comme on peut s’en rendre compte par la carte de la page 368, le syndicat projeté a des limites géographiques précises, mais on retiendra également qu’il prétend diriger l’ensemble du marché des produits métallurgiques, à l’exception des produits pour lesquels le sud reste encore secondaire, comme la construction de wagons et de locomotives, le lancement de ponts. Encore convient-il de noter qu’au même moment une réunion de 16 sociétés a lieu à Saint-Pétersbourg pour fixer une politique commune quant à la construction de ponts métalliques56. En cas de réussite, le Syndicat des métallurgistes du sud occupera une place dominante.
31Pendant environ deux mois le succès parut possible. Le gouvernement russe n’avait-il pas annoncé en février qu’il allait augmenter ses commandes en produits métallurgiques (80 millions de roubles sont prévus au budget à cette fin) ? Les capitalistes étrangers pouvaient se réjouir puisque les 6 sociétés belges membres du syndicat devaient obtenir 45 % des ventes et les 7 françaises 36 % environ. Un avenir plus rose se levait pour les investisseurs étrangers. À condition toutefois que l’accord fût signé ; or les difficultés, loin de s’apaiser, finirent par faire avorter la tentative et, phénomène significatif, ces difficultés trouvaient leur origine dans la mauvaise volonté manifestée par certains investisseurs étrangers.
- 57 Lettres des 25 et 28 février. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie carton 44. La lettre a été (...)
32L’échec avait pour cause principale la rivalité concurrentielle de sociétés à capitaux non russes ; trois des principaux participants, la Russo-Belge, Droujkovka et Donetz-Iourevka (près du quart des ventes) manifestèrent rapidement leur refus de s’aligner. L’ambassadeur de Montebello en avisa le gouvernement français dès le 25 février, puis le 28 adressa à Delcassé une lettre très confidentielle sur les moyens à utiliser pour vaincre certaines réticences57. Cette lettre mérite d’être citée :
Je n’hésite pas, à titre confidentiel, à suggérer à Votre Excellence les moyens indirects qui pourraient concilier au système préconisé les trois sociétés hostiles. L’une, la société des aciéries du Donetz (usine de Droujkovka), filiale de Hüta-Bankova, marche sous l’égide du groupe lyonnais : MM. Verdié, Chanove, Bonnardel en sont les âmes vives ; ils touchent de près au Crédit Lyonnais : le Crédit Lyonnais est en rapports constants avec le ministre des Finances. Ce dernier, au nom des intérêts français engagés dans les affaires industrielles russes, ne se croirait-il pas autorisé à exercer quelque action directe ou indirecte sur la dite société pour l’amener à prendre sa part dans l’union du Donetz ?
LES SYNDICATS DANS LA MÉTALLURGIE RUSSE

Les chiffres renvoient au tableau des participants, page 367.
- 58 La Russo-Belge obtiendra la cotation de ses actions en 1904.
- 59 E. May est le vice-président de la Banque Française pour le Commerce et l’Industrie, dirigée par Ro (...)
- 60 Lettre personnelle à Caillaux, A.N., série F 30, n° 343.
- 61 Rapport de l’ambassade du 9 mai 1902. Arch. Aff. Etr., ibid.
- 62 Transmise par Dorizon à Bénac. A.N., ibid.
De Montebello explique ensuite qu’à l’égard de la Russo-Belge, les moyens de pression sont simples : elle a vainement sollicité la cotation en bourse pour 60 000 actions en 1901, « on pourrait donner quelque espoir à la Russo-Belge contre plus de compréhension »58. Isolée, la dernière récalcitrante, Donetz-Iourevka se soumettrait. Bel exemple, s’il en faut, des liaisons qui s’établissent entre les milieux d’affaires et les milieux politiques ; d’ailleurs une seconde lettre, adressée cette fois à Caillaux, par un banquier français, E. May, met les points sur les i59 ; le 6 mars 1902 il écrit personnellement au ministre : « Un rapport a dû arriver ces jours derniers au Quai d’Orsay, faisant ressortir toute l’importance d’une entente pour les intérêts français en Russie et on serait très désireux à Saint-Pétersbourg que ce rapport soit lu avec attention et surtout qu’il vous soit communiqué. On espère qu’une fois édifié vous voudrez bien soit directement, soit indirectement, exercer une pression sur le groupe de la Droujkovka pour l’amener à l’entente. L’accueil que j’ai toujours reçu de vous lorsque je vous ai parlé des intérêts nationaux en Russie m’engage encore à solliciter vos bons offices »60. Nous ne savons point si Caillaux intervint ; par contre au début mai, devant l’hostilité irréductible de la firme britannique Hughes et les réticences toujours caractérisées de Droujkovka, une nouvelle réunion se tint qui parvint à un protocole d’accord plus limité quant aux productions, plus large quant à la répartition régionale61. L’espoir revint dans le camp de la Société Générale ; un de ses représentants, Kolb-Bernard, dirigeant de Makeevka, écrivit le 14 mai à Dorizon une lettre optimiste62 : l’attitude bienveillante de Witte à leur égard les a beaucoup aidés, ils ont pu vaincre les réticences de la Russo-Belge et Droujkovka a accepté de participer à un syndicat pour quelques produits (rails, tôles, poutrelles et fonte) ; à condition que les usines installées en Pologne puissent entrer dans le syndicat, on va obtenir la solution tant désirée : le syndicat sera composé par une société par actions dont toutes les sociétés participantes souscriront une partie déterminée des actions ; des assemblées générales se tiendront plusieurs fois par an, ensuite les usines syndicataires seront de simples gérants de ce cartel.
- 63 Cf. A.L. Tsukernik, Sindikat Prodamet, Moscou 1959. Le système de la société par actions permettait (...)
- 64 Cf. Protocole de la réunion, C.G.I.A. Lén., fonds 626, n° 1-502.
33Effectivement les derniers obstacles tombèrent, et le 5 juillet 1902 les autorisations impériales furent accordées à la Société pour la vente de produits des usines métallurgiques russes (Obchtchestvo dlja Prodaji izdelii russkikh metallurgitcheskikh zavodov), plus connue sous le nom de Prodameta63. Une importante étape avait été franchie, mais pour y parvenir il avait fallu abandonner la réalisation d’une union englobant tous les produits métallurgiques. On se contentait d’une union pour la vente des tôles, qu’on élargirait ensuite aux poutrelles, longerons, puis aux essieux, bandages. La liste des participants était également moins longue qu’en février lors de la réunion officielle constitutive qui se tint sous la présidence conjointe de I. Iasoukovitch et P. Darcy le 3 octobre 190264. Les droits de vote au conseil et le capital social de 225 000 roubles, divisé en 3 600 actions de 62,5 roubles, étaient ainsi répartis :
- 65 Des capitaux allemands (Dresdner Bank) sont investis dans cette société.
- 66 Si Hughes est à capitaux britanniques (la firme a vainement essayé de s’entendre avec Schneider en (...)
Les initiés pouvaient reconnaître les forces profondes et agissantes de ce groupement : d’abord la Dniéprovienne (A), appuyée par Taganrog et les aciéries du Donetz où les intérêts belges sont dominants (Cockerill à Ougrée, le Crédit Général Liégeois) ; puis un autre groupe belge avec la Providence Russe (E) (Crédit Général de Belgique) où des intérêts français sont mêlés (Lombardo de l’Oural-Volga) ; l’Oural-Volga (B), à capitaux français, tend à se rapprocher des créations de l’Omnium et de la Société Générale, Makeevka et Briansk ; du côté russe la Banque Internationale de Saint-Pétersbourg soutient Nicopol-Marioupol et Hartmann (C)65 ; reste le groupe des deux usines polonaises. Le groupe Dniéprovienne et celui de l’Oural-Volga ont obtenu des places de choix pour les délibérations, puisqu’ils peuvent compter sur 42 et 36 voix sur 164 au total, soit pour chacun environ le cinquième des voix. Si donc l’un des récalcitrants avait finalement cessé son opposition (non sans profits, il est vrai), trois des principaux participants des premières négociations, la Russo-Belge, la Nouvelle-Russie (Hughes) et Droujkovka restaient pour l’instant hors de l’entente66. Mais l’essentiel n’est-il pas acquis pour les groupes qui, à l’instigation de la Société Générale, ont œuvré pour la constitution de ce syndicat ? On a créé un moyen capable d’éviter qu’une concurrence, rendue rigoureuse par la crise, n’aboutisse à un effondrement des prix et par là-même à un effondrement des revenus, donc des dividendes et des cours en bourse.
Les autres syndicats
- 67 Cf. Netesin, « Sindikati” Gvozd” i” Provoloka” (1903-14) » (Les syndicats” Clous " et “Fils de fer” (...)
- 68 Goujon intéressé à préserver les affaires de Moscou et de l’Oural, obtint une fixation régionale de (...)
- 69 21,20 % des commandes iront à Briansk, 15 % à Kolomna (société épaulée par la Banque Internationale (...)
- 70 Cf. Material’i..., tome VI, p. 303 et note p. 366. Les intérêts allemands dominent dans cette branc (...)
- 71 L’ambassade de France se félicite de cet accord (qu’elle a encouragé) passé entre trois sociétés al (...)
34L’action des capitalistes étrangers et celle des capitalistes russes liés à des sociétés « étrangères » avait été décisive pour la création de Prodameta ; elle le fut ensuite lorsque ce syndicat élargit ses activités aux poutrelles et longerons en avril 1903, aux essieux et bandages à l’automne 1903. Le Français P. Darcy devint même en 1904 le président de Prodameta à la place de Iasoukovitch. Jules Goujon de son côté anima la constitution d’un syndicat de vente des clous et fils de fer, qui vit le jour à Varsovie en novembre 1903 après de longs pourparlers67 ; on y retrouvait les usines dominantes de Prodameta (Dniéprovienne, Briansk, Hüta-Bankowa) auxquelles se joignaient les sociétés à capitaux allemands (société des usines de fers laminés et fils de fer de Saint-Pétersbourg, la société Westphal de Riga, les usines Hantke)68. De même dans le syndicat créé en mars 1903 pour la répartition des commandes entre onze usines de construction de ponts métalliques, les étrangers occupent une place notable, en particulier Briansk et les entreprises polonaises à capitaux allemands et français69. Par contre, dans le syndicat Prodwagon (Obchtchestvo dlja torgovli izdelijami russkikh vagonostroitel’nikh zavodov – Société pour le commerce des articles des usines russes de constructions de wagons), qui voit théoriquement le jour en octobre 1904, les intérêts des sociétés étrangères paraissent avoir quelque peine à s’entendre car les réalisations pratiques de cette association débuteront seulement en 190670. Enfin en janvier 1903 un syndicat se constitue à Saint-Pétersbourg pour regrouper les commandes passées aux industriels de l’industrie électrique : Français et Allemands se répartissent les commandes71.
- 72 Rapport du consul à Bakou, Dubief, du 24 janvier 1902. Ibidem, carton 44.
- 73 Rapport Dubief du 9 mars 1902. Ibidem.
- 74 Voici les prix moyens du mazout : 1900, 16,4 kopeks le poud ; 1901, 9,6 ; 1902, 7,69 ; 1903, 9,79 ; (...)
- 75 Nobel n’éprouve aucune hostilité de principe à l’égard des syndicats : en octobre 1902 il participe (...)
- 76 Alphonse de Rothschild exprime cet espoir lors d’un dîner à l’ambassade russe à Paris en compagnie (...)
- 77 Cf. P.V. Volobuev, « Iz istorii monopolizatsii neftjanij promi’chlennosti dorevoljutsionnoi Rossii, (...)
35« La mode syndicataire » gagnerait-elle d’autres secteurs ? Dans le pétrole, le congrès des industriels du naphte, réuni à Bakou en janvier 1902, voit se heurter deux tendances générales : les petits producteurs réclament l’aide gouvernementale sous la forme d’un emprunt accordé par l’Etat dont le montant serait peu à peu remboursé par des taxes spéciales payées par les consommateurs, à raison de 5 kopeks par poud ; en face Garssoïev, représentant de Nobel, et Feigl, représentan tde Rothschild, affirment la nécessité d’un syndicat de ventes72. Forts de leur puissance respective, les deux géants préparent en mars ce syndicat qui, comme pour les métallurgistes, prendrait la forme d’une société par actions, réalisant des opérations pour son compte ou avançant des fonds contre consignation de marchandises (habile moyen pour empêcher les ventes trop importantes)73. En fait, on n’avancera pas plus dans cette voie car, pour le moment, le problème du pétrole se différencie quelque peu des autres problèmes de surproduction ; sur le marché national, Nobel et Mantaschev se sont assurés une position dominante, tandis que Nobel a passé des accords avec la B.N.I.T.O. pour les ventes à l’extérieur. La baisse sensible des prix du mazout sert la firme Nobel en premier lieu ; en effet, elle en profite pour racheter à bas prix des terrains de petites sociétés en perdition ; même si ses propres dividendes sont alors en baisse, elle escompte regagner sur les années futures et en 1904 son calcul paraît devoir être justifié74. Les graves difficultés politiques des années 1905-1906 dans le Caucase, qui entraînent le grand incendie de 1905 à Bakou, en disposeront autrement, mais pour l’instant Nobel n’éprouve pas un réel besoin de syndiquer les ventes. Sa position monopolisatrice a déjà anticipé le syndicat75. Quant aux ventes à l’exportation, elles dépendent davantage des accords possibles au niveau international avec la Standard Oil que de la constitution d’un monopole syndicataire. En décembre 1901 Alphonse de Rothschild exprime encore l’espoir de parvenir à une entente avec la puissante firme américaine, mais ces accords obéiront plus à la conjoncture internationale qu’aux réalisations syndicataires en Russie même76. Grâce à leur politique passée, les grosses sociétés ont déjà pratiquement fait passer sous leur houlette petits et même moyens producteurs ; la constitution d’un syndicat ne paraît pas encore nécessaire aux « Grands » d’autant que la crise en 1901-3 a laissé subsister chez ceux-ci des marges bénéficiaires convenables77.
36Car, au fond, le recours aux syndicats dépend de deux facteurs fondamentaux : d’une part lorsque les producteurs d’un même produit sont à égalité de chances (ou de malchances) pour supporter la crise, d’autre part lorsque la chute des prix atteint non seulement les petites entreprises, mais encore toute la corporation. Dans la métallurgie si quelques usines, comme par exemple la Russo-Belge, ont refusé de se joindre au syndicat, c’est sans doute parce qu’elles estiment avoir des moyens techniques ou financiers suffisants pour traverser la crise individuellement ; le refus opposé par quelques autres provient de la part jugée insuffisante lors de la répartition des commandes ; tel fut sans doute le point de vue de Droujkowka ou d’Hughes. Toutefois ces exceptions ne contredisent pas la règle établie précédemment : parce que les usines métallurgiques du Donets sont pour la plupart de semblables dimensions, elles ne peuvent escompter un « assainissement » de la profession qui se réaliserait par la disparition des plus faibles. Au contraire dans le secteur pétrolier la masse des petits producteurs sera victime de la crise bien avant « les grands » ; à quoi bon, pour ceux-ci, se syndiquer avec des faillis en puissance ? Laissons d’abord la crise produire ses effets, ensuite on pourra mieux coordonner nos efforts ; tel peut être le raisonnement d’un Nobel ou d’un Mantaschev.
Le cas des charbonnages
- 78 . Production globale russe :
- 79 . Cf. Rapport du consul de France à Kharkov sur l’industrie charbonnière en septembre 1901. Arch. A (...)
- 80 . Cf. Liachtchenko, istorija narodnogo khozjaistva, op. cit., tome II, p. 236.
37Telle peut être aussi la pensée de certains dirigeants charbonniers. La crise charbonnière est moins rude que dans le secteur métallurgique : en 1902, 1903 la baisse de la production reste limitée à 2,09 % dans le Donbass, en Pologne la progression se maintient78 ; cependant la baisse des prix est sensible ; un poud de houille vendu à la mine entre 9 et 12 kopeks en 1900, ne vaut plus que 6 à 8 kopeks en 1901, et de 5,5 à 6,5 kopeks en 1902-379. Cette chute des prix atteint particulièrement d’un côté les sociétés qui ont poussé trop rapidement, de l’autre les petits producteurs ; pour ces derniers les effets sont rapidement ressentis : en trois ans et demi le nombre des sociétés charbonnières dans le Donbass tombe de 290 à 20980. Pour les « audacieux » les effets sont tout aussi nets : suivons par exemple les vicissitudes de trois sociétés françaises, les charbonnages de Routchenko, les houillères de la Russie Méridionale à Gorlovka et la compagnie de Goloubovka-Berestovo-Bogdoukhovo.
- 81 . Nous utiliserons ici les compte rendus des assemblées générales des actionnaires. Dossier Routche (...)
- 82 . 1898, 35 francs par action de 500 francs ; 1899, 35 francs ; 1900, 40 francs ; 1901, 35 francs ; (...)
38Routchenko est un charbonnage racheté en 1897 par le groupe de l’Omnium ; les cinq puits de l’exploitation fournissent 480 000 tonnes en 1898-9 ; dans le compte rendu aux actionnaires en 1899, la direction se plaint du manque de main-d’œuvre qui entrave l’expansion de la production81. L’année suivante la production a atteint 530 000 tonnes ; grâce à la forte demande on a heureusement liquidé les stocks ; malgré une augmentation des salaires, les dividendes s’élèvent82. Tout va bien. A partir de 1901 tout va mal : les prix de revient sont trop élevés à cause des hauts salaires (mais la crise permettra de baisser ceux-ci), les ventes sont de plus en plus difficiles, alors que la production se maintient : en 1901 on a produit 586 000 tonnes (on a racheté des usines voisines en 1899-1900) ; en 1902, 598 000 tonnes ; en 1903, 609 000 tonnes. Les stocks se sont évidemment gonflés : 52 000 tonnes en 1902, 86 000 tonnes en 1903, et non moins logiquement les dividendes ont été « dégonflés ». Au début 1904 l’espoir des dirigeants réside dans la création de cartels de vente. Routchenko occupe le premier rang parmi les grands producteurs de charbon du Donbass, mais il a poussé trop vite.
- 83 Créé en 1872, ce charbonnage a été cédé par L. Poliakov à la Banque Internationale de Paris en 1897 (...)
- 84 Chiffres indiqués dans le rapport du consul à Kharkov, Rabut, précédemment cité et dans une note sp (...)
- 85 Le gouvernement russe s’oppose d’ailleurs à cette procédure et les obligataires français dirigés pa (...)
39Encore plus rapide dans sa progression et plus exposé dans sa situation apparaît le charbonnage de Gorlovka : oscillant de 254 000 tonnes en 1895 à 238 000 tonnes en 1899, la production a brutalement grimpé à 342 000 tonnes en 1900, soit près de 30 % en plus. La direction83 croyait alors bénéficier de l’excellence de sa situation au milieu du bassin, de ses bas prix de revient (4,18 kopeks le poud contre 4,80 à Routchenko), elle n’hésitait pas à vendre alors à perte pour s’assurer des marchés ; en réalité la chute générale des prix a atteint la société au moment où celle-ci croyait pouvoir amortir ses récentes dépenses ; les stocks se sont accumulés dès 1901 et il a fallu ramener la production aux chiffres des années antérieures84. On se doute que les dépenses faites pour foncer de nouveaux puits en 1899 sont à passer au débit de la société ; en 1898 l’émission d’obligations à la bourse de Paris avait donné un bénéfice de 1 545 000 francs à la société. En 1902 cette somme est portée comme « amortie » au bilan ; les obligataires se voient offrir la possibilité de transformer leurs titres en actions privilégiées, ce qui n’a pas pour autant l’effet de les rassurer85.
- 86 L’Omnium a acquis 2 700 actions en 1898, 3 095 actions en 1899, 3 500 actions en 1900 sur 6 800 act (...)
- 87 La direction, pléthorique, divisée d’ailleurs, a pris l’habitude de s’assurer de nombreuses complic (...)
- 88 Textes des projets de ces deux sociétés communiqués vraisemblablement par Verstraëte à Bompard, au (...)
40Leurs craintes rejoignent celles des actionnaires de la Compagnie de Goloubovka ; pour cette autre partie du groupe de l’Omnium86 les problèmes sont identiques aux deux précédents charbonnages : certes la progression de la production n’a pas été aussi rapide (de 270 000 tonnes en 1895 on passe à 283 000 tonnes vers 1902), mais les charges financières ont été scandaleusement augmentées par les méthodes de la direction dans le but de s’assurer les marchés87 ; en 1903 la baisse des prix de vente et la gestion du directeur, Sabourov, aboutissent à la nécessité de trouver de nouveaux fonds : la Société Générale avance 500 000 francs à ce charbonnage, fait remercier Sabourov, mais prône là encore la constitution d’un cartel des charbonnages. En juin 1904 on semble toucher au but, puisque les autorités consulaires françaises signalent avec satisfaction la création, d’une part d’une société pour le commerce des combustibles du Donets en Russie, au capital d’un million de roubles, d’autre part d’une société pour l’exportation à l’étranger du combustible minéral du Donets88.
- 89 Rapport du 1er juillet 1904. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, carton industrie, n° 46.
41Or un mois plus tard ces deux sociétés se transforment en simple « Comité d’Etudes des questions d’intérêt commun des Mines et Usines en Russie » ; la répartition des commandes a été impossible devant l’attitude résolue de certains directeurs de mines : pourquoi mettre sur le même plan des sociétés qui doivent leurs difficultés à une excessive tendance au gigantisme ou à des pratiques commerciales douteuses, avec des concurrents qui ont pu supporter la baisse des prix de vente grâce à une sage politique d’amortissements, d’investissements mesurés ? Les premières sont quasi asphyxiées, les secondes peuvent respirer au besoin en vendant sans bénéfices vers l’extérieur. Pourquoi, par exemple, la société minière d’Ekaterinovka aurait-elle besoin de s’associer à d’autres, alors que dans l’exercice 1902-3 pour une production de 644 000 tonnes, elle a réalisé 1 313 000 francs de bénéfices et qu’en 1903-4 la production élevée à 809 000 tonnes a permis d’obtenir 2 085 000 francs de bénéfices, d’où un dividende de 40 francs par action de 500 francs ? Comme l’écrit le consul de France à Kharkov, Rabut, en conclusion d’un rapport sur Goloubovka, « la fusion en cartels n’est pas la panacée universelle »89. A tout le moins, elle ne s’impose pas encore dans le secteur des charbonnages. Lorsque certains actionnaires français se plaignent de la neutralité gouvernementale russe, de son inaction pour les aider à se sauver, ne dramatisent-ils pas une situation qui leur est propre ? Au fond la résorption de la crise dépend de solutions différentes selon les secteurs industriels concernés : tantôt la libre concurrence ferait sentir ses effets par la suppression des petits et des faibles, tantôt la constitution de syndicats ou de cartels réorganiserait le marché et les prix.
III. La résorption de la crise économique
La solution de l’affaire Kertch-Briansk
- 90 Renseignements fournis par Veillet-Dufrêche, consul à Moscou, le 19 mars 1903. Arch. Aff. Etr. (N.S (...)
- 91 Prix du poud de rail : 1902, 1,25 rouble ; 1903, 1,23 ; 1904, 1,18 ; 1905, 1,12. Rapport Boutiron d (...)
42Le gouvernement russe avait refusé de choisir entre les deux voies : d’un côté il laissait se constituer des ententes ; il leur accordait une vie légale bien que les récriminations des adversaires insistassent, non sans raison, sur le but évident de telles associations, le relèvement des prix à plus ou moins longue échéance. D’un autre côté, il maintenait les traditionnelles adjudications de commandes, favorisant les grandes entreprises : en septembre 1902 les commandes de rails d’un montant total de 19,4 millions de pouds, étaient réparties entre Hughes (4,7 millions), Droujkovka (3,7 millions), la Russo-Belge (3,6), Briansk (3,5), Dniéprovienne (2,4) et Taganrog (1,3), le faible reste allant à quelques usines ouraliennes90 . Hughes, vendant 81 % de sa production à l’Etat, pouvait narguer le syndicat. Toutefois, le gouvernement jouant de la possible concurrence d’un syndicat, annonçait bientôt que le prix du rail baisserait peu à peu jusqu’en 1905, et qu’en 1906 on laisserait jouer la concurrence91. Il semble bien que Witte, peu soucieux d’être attaqué comme défenseur des capitalistes étrangers, mais également préoccupé de ne pas financer des entreprises marginales, ait pratiqué une politique attentiste entre deux périls, l’un politique, l’autre économique.
- 92 Cf. Dossier Kertch. A.N., archives d’entreprises, série 65 AQ, n° K. 118.
- 93 Cette sollicitude du gouvernement français pourrait provenir de l’action personnelle de Verstraëte (...)
43Pour le cas où l’entreprise marginale serait étrangère, Witte n’hésiterait pas. A nouveau Briansk et Kertch allaient en administrer la preuve. Kertch, gigantesque colosse aux pieds d’argile, s’effondra à l’été 1902. Commencée en 1898 l’usine de Kertch avait pu vendre seulement de la fonte à partir de 1900 et la crise avait imposé l’arrêt de toutes les autres fabrications ; en 1900 on avait réalisé 136 827 roubles de bénéfices pour un capital social de 10 millions ; en 1901 le déficit atteignit 786 157 roubles. Après avoir encore végété jusqu’en août 1902, en septembre la faillite devint inévitable ; Kertch déposa son bilan à la mi-septembre92. Dès ce moment la Banque d’Etat qui possédait dans son portefeuille toutes les obligations hypothécaires émises par la Société de Kertch, pouvait en vertu des lois exiger la mise en vente des usines de Kertch pour un prix au moins égal au montant de ces obligations. Briansk se porterait-il acquéreur ? En fait derrière Briansk, c’est la Société Générale qui, une fois de plus, est responsable ; lors de l’émission des actions Kertch en 1898 elle a dirigé le syndicat de placement, garantissant le placement pour moitié avec Briansk. La Société Générale doit-elle, dans ces conditions, soutenir Kertch ? Witte et la Banque d’Etat l’espéraient ; ils escomptaient la vente par la Société Générale de ses parts de Briansk, société considérée comme profondément russifiée, afin que la banque française sauve Kertch, société considérée comme purement française. La Banque d’Etat pourrait alors prendre le relais de la Société Générale dans Briansk. Le nationalisme russe trouverait ainsi sa récompense, mais la plus vermoulue des deux entreprises passerait au seul compte des étrangers. La Société Générale, nullement désireuse de souscrire à ce plan, accepta cependant au début novembre de négocier avec la Banque d’Etat. Pour sauver ses installations en Russie, il lui fallait démontrer sa bonne volonté, mais également conserver une position importante à Briansk, « société-clef » et pièce maîtresse de sa politique métallurgique en Russie ; en outre le gouvernement français manifestait trop d’intérêt pour cette affaire pour que la Société Générale ne s’en souciât pas93.
- 94 Rapport Boutiron du 30 novembre 1902. Arch. Aff. Etr., ibid., carton 44. Selon Boutiron la Société (...)
- 95 Caillaux a suivi Waldeck-Rousseau dans sa retraite. Rouvier a abandonné la présidence de la Banque (...)
44En novembre les négociations traînèrent pour aboutir à un constat d’échec le 29 novembre94. De part et d’autre on attendait que le partenaire cédât. Or le 8 décembre 1902, selon les avis des experts, Briansk à son tour allait devoir déposer son bilan. A ce moment Rouvier, ministre des Finances depuis juin 190295, intervint directement ; le mécanisme mis en place par Caillaux lors des négociations de 1901 fut reconstitué : Raffalovitch contacté écrivit à Witte pour le prier d’agir « afin d’éviter un krach généralisé sur les fonds russes ».
- 96 Article du 25 octobre 1902 transmis par le consul d’Odessa le 18 janvier 1903. Arch. Aff. Etr., ibi (...)
- 97 Les deux lettres sont dans le dossier Briansk-Kertch des archives du mouvement des fonds. A.N., sér (...)
45Le 10 décembre les négociations reprirent entre la Société Générale et la Banque d’Etat russe, l’une et l’autre chapeautées par leur gouvernement. Le 18 décembre une convention était signée. Kertch était définitivement abandonné par Briansk ; la Banque d’Etat rachetait les obligations Kertch acquises par Briansk pour 4,5 millions de roubles. En contrepartie Briansk s’engageait à mettre Kertch en vente. Le sort futur de Kertch dépendrait désormais des futurs acquéreurs. Grâce à cette rentrée de fonds, Briansk à son tour rembourserait ses dettes antérieures au groupe français, tant à la Société Générale qu’aux autres créanciers. Des deux côtés on s’estima satisfait ; côté russe on « russifie » Briansk en éloignant les banques tutrices ; un journal d’Ekaterinoslav, le Pridnieprovskij Krai se félicite de cet accord qui débarrasse les actionnaires russes « de la tutelle des Français ou plus exactement des banques françaises »96. « Le sauvetage est dû à la seule action des actionnaires russes. Que ceux-ci s’en souviennent... Les Russes avaient créé cette affaire, les Français l’avaient détruite. Que les Russes se secouent ! » Du côté français, les banques ont obtenu remboursement de leurs créances, mais les obligations et la majorité des actions demeurant dans les portefeuilles français, on compte bien continuer à gérer l’entreprise ; d’un point de vue plus général, on fera ressortir la précieuse « collaboration » économique franco-russe, susceptible de garantir la tenue de la partie russe de la cotation boursière. Witte écrit le 23 décembre à Rouvier pour marquer la sollicitude de son gouvernement vis-à-vis des demandes faites par son allié et dans sa réponse du 3 janvier 1963 Rouvier joue sa partie dans le même registre apaisant97.
- 98 Le texte complet de l’accord a été communiqué par la Société Générale à la direction du mouvement d (...)
- 99 Tanon s’appuie en France sur des boursiers comme Oudin, président de la chambre syndicale des banqu (...)
- 100 Lettre des Finances aux Affaires Etrangères du 27 novembre 1903. Arch. Aff. Etr., ibid. Bénac, réda (...)
46L’accord du 18 décembre 1902 entre la Banque d’Etat et la Société Générale comportait en fait une partie secrète, selon laquelle la Banque d’Etat s’engageait à laisser Briansk se rendre acquéreur de Kertch lorsque cette dernière entreprise, déclarée en faillite, serait vendue. La Banque d’Etat espérait ainsi rentrer commodément dans ses avances, et la Société Générale retrouverait la direction d’une entreprise qu’elle avait contribué à lancer98 ; toutefois on ne pouvait réaliser rapidement cette partie de l’opération. Or un groupe franco-russe, mené par un industriel français, Tanon, et par d’anciens dirigeants russes de Briansk (Petrovski, Tenischev) voudrait acquérir Kertch dès le mois de mars 190399. La Banque d’Etat, embarrassée, fait traîner l’affaire et se décide le 5 juillet à manifester son refus. Tanon, dépité et mécontent, fait appel au gouvernement français qui, à son tour, éclairé sur les raisons réelles du refus russe, manifeste quelque gêne. Bompard suggère de se tourner vers la Société Générale. Rouvier répond que cette dernière n’a jamais participé à Kertch et, au terme d’une longue correspondance entre les ministères français concernés, on décide en novembre, d’attendre « que les promoteurs aient fait la preuve de leur capacité financière », formule habile pour les inciter à s’entendre avec les banques déjà « intéressées »100.
- 101 Cf. le compte rendu du Vestnik Iuga (Courrier du Midi) du 2 juin 1903.
- 102 L’article se termine ainsi : « Les actionnaires de Briansk devront encore se gratter la tête et se (...)
- 103 Numéros des 25, 26 et 28 janvier 1904. Numéro du 28 de la Gazette de Saint-Pétersbourg.
- 104 Numéro du 26 janvier. Witte a été remercié par le tsar Nicolas II en août 1903 et remplacé par Ples (...)
- 105 Note de l’ingénieur en mission Blanc de février 1904. Arch. C.L., Etudes financières, affaires indu (...)
- 106 Chiffres communiqués par Darcy et Lombardo aux services de la B.U.P. en juillet 1906, Archives B.U. (...)
47On se doute bien que les actionnaires russes de Briansk ignorant des raisons réelles du refus, manifestèrent leur mécontentement ; comme en outre leur espoir de voir la direction de Briansk revenir entre leurs mains semblait s’éloigner, les délibérations de l’assemblée générale qu’ils imposèrent (grâce au montant important d’actions qu’ils détiennent) en octobre, montrèrent l’ampleur du désaccord et la quasi-impossibilité de gérer ensemble Briansk. En juin 1903, lors de l’assemblée ordinaire, les débats avaient déjà été houleux, certaines procurations données à des représentants français contestées, mais au bout du compte on avait voté le bilan101. En octobre on faillit en venir aux mains, les Russes reprochant aux dirigeants français d’administrer depuis Paris, de ne pas faire aboutir les projets sur Kertch, de ne pas savoir profiter de la reprise économique lors des commandes. La presse russe fut mobilisée pour la circonstance : le Pridnieprovskij Krai du 11 novembre 1903 attaqua violemment le clan français accusé de vouloir la ruine de Briansk ; les dirigeants français refusent de rétribuer les actionnaires russes à cause des prébendes, voyages somptueux et autres gratifications qu’ils s’attribuent indûment102. Le lendemain, le même journal insista sur la légitime volonté des actionnaires russes de reprendre l’affaire en mains. Des réflexions nationalistes se mêlèrent étroitement aux raisonnements économiques. Ces péripéties aboutirent à la cassure du conseil d’administration : d’un côté les Français, Motet, Gorgeu, Rocherand et leurs alliés russes Joukovski et Kalischko, de l’autre les représentants russes indépendants, menés par Kochkarov et Ivanov. Le directeur des usines Goriaïnov, jugé trop « francisé » par les Russes devint le bouc émissaire. En janvier 1904 une nouvelle assemblée générale porta les passions à leur paroxysme : les actionnaires russes venus en masse tentèrent de faire invalider les pouvoirs de deux représentants des actionnaires français, un ingénieur, Waton (porteur de 740 procurations valant 3 965 actions) et le représentant de la Société Générale, de Guerne ; le tumulte fut tel que le conseil fit appel au commissaire de police pour faire suspendre l’assemblée ! Le Pridnieprovskij Krai, organe des porteurs russes se déchaîna à son tour, suivi sur un ton semblable par La Gazette de Saint-Pétersbourg103. L’officieuse Gazette Commerciale et Industrielle un peu moins irritée montra vers qui penchaient les faveurs du sucseur de Witte aux Finances, Pleske104. En définitive, Goriaïnov dut démissionner en laissant une dette de 800 000 roubles et, en février, Motet et Joukovski quittèrent le conseil105. Le représentant de la Banque du Nord et de la Société Générale, Rocherand, continua à assurer « la présence française » dans une atmosphère encore tendue, mais à ce moment la guerre russo-japonaise intervint pour détourner les regards enfiévrés. La reprise économique de l’année 1903 pouvait également diminuer la tension ; les commandes augmentant avec des prix de revient constants, les bénéfices se relevèrent sensiblement : en 1903 les bénéfices d’exploitation atteignirent 1 738 000 roubles, en 1904 ils allaient dépasser les deux millions (2 303 000) avec des chiffres d’affaires de 8 634 000 roubles et 10 080 000 roubles pour ces deux années106. Tout n’était pas encore serein, mais on pouvait augurer plus favorablement de l’avenir. Il n’en restait pas moins que toute réelle collaboration franco-russe semblait illusoire et que le sort de Kertch n’était toujours pas réglé.
Le redressement industriel
- 107 Ce bureau, installé à Kharkov, a commencé à fonctionner en 1903 sous l’autorité du directeur du Mes (...)
- 108 Chiffres cités par Chpolianskij, op. cit., p. 55 ; cf. Raffalovitch, Le marché financier en 1903-4, (...)
- 109 Cf. les rapports de Lamartinière, consul à Varsovie (octobre 1903), Veillet-Dufrêche, en poste à Mo (...)
48Cependant si de tels points noirs subsistaient dans l’industrie métallurgique russe, dans l’ensemble la seconde moitié de l’année marquait un incontestable redressement. En chiffres absolus les productions régionales de fonte continuaient en 1903 à marquer le pas, mais le bureau central de statistique de l’industrie métallurgique107 pouvait noter avec satisfaction que les hauts fourneaux reprenaient peu à peu leur activité : en décembre 1903 32 hauts fourneaux étaient en activité dans le midi, sur 57 construits, contre 24 au début octobre. Grâce à l’action des syndicats, ou à des ententes particulières, les prix moyens pratiqués se relevaient : le poud de tôle franco-usine à 1,25 rouble en novembre 1902, abaissé à 1,07 rouble, 1,15 rouble au milieu 1903 remontait à 1,50 rouble à la fin 1903 ; le poud de poutrelles pour les mêmes dates passait de 90 kopeks à 1,20 rouble108. Pour la première fois depuis 1900 les rapports consulaires signalaient à la fin de l’année 1903 un renversement de la tendance109.
- 110 Cf. Rapport du consul à Bakou, janvier 1904. Ibidem. Production de 1902 : 636 millions de pouds ; 1 (...)
- 111 Rapport du consul à Kharkov du 21 novembre 1904. Ibidem.
- 112 Cf. Rapport confidentiel du chargé d’affaires Boutiron du 6 octobre 1903. Arch. Aff. Etr., ibidem, (...)
49Pourtant tout ne va pas encore pour le mieux : à Bakou les pétroliers ne parviennent pas à sortir du marasme, la production continue de baisser, à cause de la baisse des prix qui dure jusqu’en novembre 1903 et à cause des difficultés sociales110 ; dans le Donets la progression de la production charbonnière est inégale selon les sociétés. Toutefois un optimisme mesuré transparaît lorsque les experts font la comparaison entre les résultats des exploitations charbonnières ou métallurgiques en 1902 et en 1903 : ainsi dans le Donets on a progressé de 11,8 % pour l’anthracite, de 33,3 % pour le coke, de 30,5 % pour la fonte, de 24,1 % pour les fers et aciers, tandis que l’extraction du fer à Krivoï-Rog a augmenté de 32,6 %111. Paradoxalement certains finissent par craindre de voir le redressement intervenir trop brutalement : si par exemple les hauts fourneaux sont rapidement rallumés, ne risque-t-on pas de voir réapparaître la surproduction ? Les banques ne vont-elles pas trop vite faire des crédits excessifs à des sociétés encore convalescentes ? Réciproquement, si ces banques tardent trop à épauler ceux qui se relèvent, les effets néfastes ne tarderont-ils point à refaire surface112 ? Vers la fin de l’année 1903 et au début 1904 dans les milieux spécialisés on s’interroge sur les meilleurs moyens capables d’entraîner régulièrement les rouages industriels, sans emballements et sans à-coups.
- 113 Chiffres tirés d’une étude sur Briansk de l’ingénieur en mission, baron du Marais, en octobre 1901. (...)
- 114 Etude de l’ingénieur Geibel en janvier 1905 sur Hughes. Ibidem, société de la Nouvelle Russie.
- 115 Citons par exemple les prix de revient de la fonte dans l’Oural en 1904 : 68 francs pour Oural-Volg (...)
- 116 Rapport Lamartinière, décembre 1903. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, carton industrie, n° 45.
- 117 La capacité de production était de 6,8 millions de pouds et la production de 3,3 millions en 1903. (...)
- 118 Cf. A. Tsukernik, « K istorii sindikata « Krovlia », Istoritcheskie Zapiski, n° 52, p. 112.
50La création de syndicats a eu d’heureux effets pour certaines sociétés : en aboutissant au relèvement des prix, il permet aux usines productrices, avec des prix de revient serrés, de reconstituer leurs marges bénéficiaires, Ainsi la tonne de fonte se vendait dans le midi au prix moyen de 105 francs vers 1898-9 ; en 1900 cette marchandise ne valait plus que 86 francs la tonne, en 1901 73 francs, en 1902 65 francs, en 1903 63 francs. Parvenues à ce « bas prix » la plupart des usines s’avéraient incapables de produire avec bénéfice puisque le prix de revient net de la tonne de fonte en 1901 était le suivant pour les principaux producteurs : Russo-Belge, 61,3 francs la tonne ; aciéries du Donetz, 66,4 francs, Dniéprovienne, 64,8, hauts fourneaux de l’Olkhovaïa à Ouspensk, 62,5, Donetz-Iourevka, 76,6, Hugues, 65,4, Briansk, 75, Makeevka, 75,8 francs113. Le relèvement du prix moyen de vente à 69 francs en 1904 redonnait quelque aisance à toutes les usines du Donets, d’autant plus que la baisse des prix des matières premières (aussi bien pour le fer, ou le coke, que pour le naphte) et la rationalisation des installations imposée par les circonstances, aboutissaient à un abaissement des prix de revient nets : Russo-Belge, 58,3 francs ; aciéries du Donetz, 59,9 ; Dniéprovienne, 59,9 ; Olkhovaïa, 59,9 ; Hughes, 61,5 ; Briansk, 64,8 ; Donetz-Iourevka, 64 ; Makeevka, 64,8 francs114. Par comparaison les régions de Pologne russe, de l’Oural, de Moscou ou de Saint-Pétersbourg souffraient davantage du marasme des affaires : dans ces régions les prix de revient des produits de base restaient plus élevés et les transports obéraient les conditions de vente115. Seule une évolution accélérée vers la production de produits finis permettra le relèvement de ces régions marginales, mais même dans cette éventualité, ne conviendrait-il pas que les usines concernées se tournent vers les syndicats ou les ententes ? En décembre 1903 le consul de France à Varsovie évoque l’action d’une personnalité française en Pologne qui cherche à y organiser la vente des produits métallurgiques116. En avril 1904 un syndicat polonais des tôles et fers plats s’organise autour d’Hüta-Bankowa ; il est grand temps si l’on veut redonner une activité à plus de la moitié des hauts fourneaux117. Au début 1904 dans l’Oural, certaines banques tutrices de sociétés embarrassées ou en perdition poussent leurs obligés à constituer des syndicats de vente ; le mouvement aboutira seulement en novembre 1906 avec le syndicat « Krovlia » (Le Toit), mais on s’y prépare dès 1904118. Sans doute la formation de syndicats n’est pas une panacée universelle, comme l’a prouvé l’exemple de l’industrie charbonnière du Donets, ou celui des pétroliers de Bakou, mais dans le secteur le plus touché par la crise de 1901-3, ce fut la solution vers laquelle se tournèrent les principaux intéressés et en particulier les sociétés étrangères.
Les motivations de l’investisseur étranger
- 119 Chiffres cités par Raffalovitch, Le marché financier en 1902-3, p. 676.
- 120 En octobre 1902, au moment même où se fonde Prodameta, une conférence de l’Industrie métallurgique (...)
51Dès lors, une question vient à l’esprit : pourquoi les investisseurs étrangers, français en particulier, réagissent-ils ainsi face à la crise ? Car en vérité la formation des syndicats n’est qu’une solution parmi d’autres. Le problème économique posé à la Russie des années 1901-2 est celui de la surproduction : pour nous en tenir au secteur le plus touché, celui de la métallurgie, on a créé depuis cinq ans de trop nombreuses usines, foncé de trop nombreux puits dans les mines de fer, construit trop de hauts fourneaux ; entre le 1er septembre 1901 et le 31 août 1902 les fours à coke du Midi ont fonctionné à 42 % de leur capacité, les hauts fourneaux à 55 %, les mines de Krivoï-Rog à 37 %119. Les prix ont donc normalement fléchi, mais le marché national trop peu élastique s’avère incapable d’en tirer un réel parti. Face à cet avilissement des prix, diverses attitudes sont alors possibles : la plus radicale consiste pour le gouvernement et pour les très fortes sociétés à laisser faire, en escomptant une ruine rapide des petits producteurs qui entraînera rapidement un relèvement des prix. Mais outre les aspects sociaux de la question, qui ne sont point à négliger même en un régime autocratique, cette attitude fataliste multiplie les risques économiques plutôt qu’elle ne les écarte ; quel sera le nombre des entreprises touchées ? La marche en avant pourra-t-elle reprendre lorsqu’un certain pourcentage des usines sera fermé ? Un tel saut dans l’inconnu est lourd de menaces pour chacun. Puisque les prix ont baissé à cause d’une insuffisante consommation, le mieux ne serait-il pas de relancer celle-ci en demandant au principal acheteur, c’est-à-dire à l’Etat, d’accélérer ses achats ? N’oublions pas qu’en Russie le gouvernement intervient pour au moins le tiers des achats en produits métallurgiques. Ou bien l’Etat laisse jouer la loi de la concurrence, et il passe des marchés aux prix les plus bas, ce qui ne contribuera pas immédiatement à hausser les prix, même si la relance ainsi intervenue fait diminuer les stocks, ou bien l’Etat choisit délibérément d’aider certaines entreprises, sacrifiant les autres, selon des critères qui peuvent être économiques, politiques ou sociaux120.
- 121 Les cadres russes, plus évolués, plus directement concurrents des cadres français manifestent leur (...)
- 122 Ceci explique-t-il l’attitude de l’ambassadeur Bompard lors de la chute de Witte en août 1903 ? Sel (...)
52Or à ce moment se manifeste la crainte majeure de l’investisseur étranger. Comme tous les capitalistes il a peur de voir l’écroulement de son usine ou de sa société, mais il craint aussi d’être le bouc émissaire de l’effondrement industriel. En effet le ralentissement de ses activités industrielles amène du chômage parmi les ouvriers russes, des transactions commerciales moins nombreuses et moins faciles pour les commerçants russes, des difficultés chez les fournisseurs russes. Ouvriers, commerçants, fournisseurs ne seront-ils pas fondés à se tourner vers le gouvernement russe afin d’en obtenir aide et protection, c’est-à-dire la mise sous administration de l’usine ou de la société étrangère ? Or en période de crise le nationalisme, le chauvinisme même, sont des dérivatifs commodes pour un gouvernement ; en outre pourquoi ce dernier sauverait-il d’abord les étrangers alors que ses nationaux sont menacés ? La crise avive ou fait naître certains antagonismes entre Russes et Français travaillant en Russie121. Le gouvernement russe ne peut les ignorer ; à plusieurs reprises Witte fait savoir que sa sollicitude n’est pas plus acquise aux étrangers qu’aux Russes et que si les étrangers sont venus travailler et faire des affaires en Russie, c’est à leurs risques et périls122.
- 123 John Hughes, directeur commercial de la société de la Nouvelle-Russie à Iousovka (actuellement Done (...)
- 124 Cité par D.I. Chpoljanskij, Monopolii ugol’no-metallurgitcheskoj promi’chlennosti Iuga Rossii, op. (...)
- 125 Créée en janvier 1891 cette société, au capital de 6 millions de roubles depuis 1898, est considéré (...)
- 126 Ce comité créé pour trois ans est placé sous l’autorité du ministère des Voies de communication. Il (...)
53En outre, pour des raisons diverses, certaines usines sont considérées comme vitales et prioritaires pour les commandes gouvernementales. En décembre 1901 lors des réunions tenues par les métallurgistes au Congrès de Kharkov, certains industriels se sont vigoureusement élevés contre ces pratiques discriminatoires ; des usines obtiennent des commandes de l’Etat à des prix nettement supérieurs aux prix de vente normaux ; de ce fait elles peuvent considérer dédaigneusement les ententes ou les syndicats. Jules Goujon se fait ainsi l’écho d’une conversation qu’il a eue récemment avec John Hughes123 à Saint-Pétersbourg, conversation dans laquelle son interlocuteur se félicitait de la baisse des prix susceptible d’assainir le marché ; Goujon proteste contre une telle attitude, si facile à soutenir puisque « Hughes continuera à vendre au gouvernement 81 % de sa production à des prix élevés »124. De fait, l’Etat lors de la passation des commandes, favorise soit les usines considérées comme pleinement russes (ingénieurs, capitaux), soit celles qui ont reçu de fortes avances de la Banque d’Etat, afin de limiter ses propres risques. Paradoxalement la société des chantiers navals et ateliers mécaniques Newsky, à Saint-Pétersbourg, au bilan négatif depuis sa création en 1891, réalise des bénéfices seulement en 1902, 1903 et 1904, grâce aux commandes gouvernementales passées sous l’influence de la Banque d’Etat, principale créancière de cette firme125 ; cela n’empêchera d’ailleurs pas ladite société d’être mise sous administration en 1904. Les différences sont fortes entre les usines « protégées » et celles dont la production est surtout destinée au marché privé : en 1900 Iousovka vend 81 % de sa production à l’Etat, tandis que la Dniéprovienne a seulement 26 % de ses ventes absorbées par les demandes gouvernementales (l’Etat achète 5,3 millions de pouds de produits métallurgiques à la première contre 2,9 millions à la seconde). On conçoit l’ardeur que manifeste la seconde société pour créer un syndicat et l’immobilisme de la première. Puisque l’Etat doit passer de nouveaux marchés avec les producteurs métallurgiques, quelle sera à partir de 1902 la politique suivie par le nouveau comité pour la répartition des commandes d’Etat en rails, poutrelles et matériel de chemin de fer, créé le 28 juin 1902 ? Le comte Solski, son président, orientera-t-il les faveurs gouvernementales selon les mêmes critères qu’auparavant, ou bien devra-t-il compter avec les cartels en formation126 ? Dans l’esprit de bon nombre de capitalistes étrangers domine la crainte d’être abandonnés par l’Etat russe s’ils ne s’organisent pas. « Aide-toi, le Ciel t’aidera » pourrait être leur devise, tandis que chez les capitalistes russes règne plutôt la maxime « Que le Ciel nous protège » !
- 127 Le texte de ces deux « lettres » (leur longueur évoque plutôt des articles) a été transmis à Paris (...)
54À cet égard, la controverse publique qui oppose en 1903 un administrateur russe des usines métallurgiques de l’Oural, Paul Boklevski, à Jules Goujon dans la Revue Minière de l’Oural (nos 7 et 8), nous paraît très révélatrice des deux conceptions. En février 1903 P. Boklevski adresse à Jules Goujon une lettre ouverte sur les mesures à prendre pour enrayer la crise métallurgique127. Goujon est un personnage très en vue dans le monde industriel russe : d’abord négociant en textile (en 1881 il a fondé la manufacture de soie de Moscou avec un autre Français, Pierre Moussy), Goujon a très vite évolué vers le secteur métallurgique ; en 1883 il a créé l’usine métallurgique de Moscou avec l’aide de la banque locale Wogau ; son entreprise, de moyennes dimensions pendant une dizaine d’années a pris ensuite une grande extension (le capital primitif de 1,2 million de roubles a été doublé en 1896 et 1,2 million en obligations 5 1/2 % ont été créées en 1893) ; prudent, actif, autoritaire, Goujon a pris des contacts plus étroits avec Paribas pour placer ses titres, pour moderniser ses installations et pour les orienter vers des fabrications très spécialisées, en particulier les clous (vers 1900 ce serait la première entreprise de ce genre en Europe, avec 2 200 ouvriers) ; il pousse Paribas vers l’Oural et sera l’un des promoteurs de Volga-Vichera. Jusqu’en 1909 il demeure le maître incontesté de son usine moscovite, tout en jouant un rôle important à Volga-Vichera et à Sormovo. Bien que très lancé dans les milieux industriels russes, ses liens avec la France sont étroits, ses voyages à Paris fréquents. Il conserve la nationalité française. On peut donc considérer que cette forte personnalité symbolise le capitaliste étranger venu réussir en Russie.
55P. Boklewski soutenait l’opinion suivante : le gouvernement russe ne peut laisser fermer les usines les plus faibles sans songer aux ouvriers en chômage et à leurs souffrances ; pour éviter ces fermetures d’usines, « il n’y a qu’une seule mesure qui puisse atteindre le but désiré et cette mesure doit absolument émaner du Gouvernement, c’est la réglementation de la production par une diminution forcée et imposée à toutes les usines métallurgiques sans distinction ». Pour éviter que dans la limite autorisée de leur production les usines n’en profitent pour relever leurs prix, le gouvernement constituera en outre des stocks, laissés en dépôts dans les usines, stocks vendus éventuellement par ses soins en cas d’une hausse des prix générale ou régionale. (On reconnaît ici un procédé largement utilisé actuellement dans certaines économies agricoles occidentales.) En somme l’Etat deviendrait le régulateur du marché des produits métallurgiques, tant pour le volume de la production que pour le niveau des prix.
56À ce dirigisme étatique, J. Goujon oppose dès l’abord une pétition de principe, véritable charte du libéralisme économique, fort révélatrice des conceptions intimes de ces investisseurs capitalistes, partis tenter fortune à l’étranger :
Je suis foncièrement convaincu... que l’initiative et l’énergie personnelle, élément primordial, mobile réel de la réussite de toute industrie quelle qu’elle soit, sont un facteur essentiel de réussite pour la métallurgie elle-même. L’intervention de l’Etat dans les démêlés pouvant surgir entre industriels au sujet de la limitation de la production éteindra en eux toute initiative et toute aspiration ; et cette partie de la vie nationale qui, plus que tout autre, exige une énergie de tous les instants et des horizons toujours nouveaux, sera destinée à être l’instrument docile d’une chancellerie et à traîner l’existence misérable d’une entreprise qui ne peut disposer en rien de son avenir.
57Aussi l’action de l’Etat, hormis le protectionnisme, aboutit seulement à défavoriser la libre concurrence : le gouvernement par ses commandes à des entreprises anémiées, anémie les autres. Quelle doit être la solution ? Goujon n’en voit qu’une : à l’imitation des industriels du Sud, la création pour l’Oural d’une société pour la vente des métaux par catégorie. Créer des stocks d’Etat entraînerait inévitablement une relance trop rapide de la production, d’où un nouvel avilissement des prix à moins que l’Etat n’achète encore, donc se charge d’une lourde dette ; quant au sort des ouvriers de l’Oural,
je me permets d’émettre l’opinion qu’en général il est temps pour le Gouvernement d’en finir avec toute tutelle, quelle qu’elle soit... Il faut avant tout placer l’homme dans des conditions telles qu’il n’ait besoin de la tutelle de personne, de quelque part qu’elle vienne ; qu’il puisse se défendre lui-même et qu’il ne voit son salut, non dans une faveur qui lui est donnée aujourd’hui et qui peut lui être retirée demain, mais bien dans des conditions économiques saines.
58J. Goujon rappelle le sort des ouvriers de l’Oural, trop nombreux pour une zone en stagnation et qui, lors des meilleures années d’activité, devaient chômer deux à trois jours par semaine :
Pareil état de chose doit être changé de la base, soit en proposant aux ouvriers de chercher du travail au-dehors, par exemple dans les forges et autres usines du sud où la main-d’œuvre manque le plus souvent, soit, et cette dernière mesure paraît être la plus régulière et la plus conforme au but à atteindre, que le Gouvernement donne en dehors de l’Oural des terres en quantité suffisante où les ouvriers pourront se transporter avec leurs familles. En somme, dans l’industrie comme dans la vie privée des individus, la seule émulation véritable est la liberté de jugement et la nécessité absolue d’agir en se maintenant dans les limites logiques de tous les intérêts comparés les uns aux autres.
59Ce bourgeois français n’a pas oublié les leçons de la révolution bourgeoise française, la liberté est le plus précieux des biens, le fondement d’une économie. Dans la Russie tsariste, où l’économie, encore en voie de développement, subit une crise, n’est-il pas symbolique et éclairant de constater les divergences entre la mentalité de cet industriel occidental, défenseur conscient du libéralisme économique, y compris de ses conséquences politiques et sociales, et le réflexe de ce haut fonctionnaire économique russe, ayant foi dans le rôle protecteur d’un Etat qui, à l’imitation du grand fondateur, Pierre-le-Grand, doit animer la vie économique nationale en la réglementant étroitement ? Dans ce dernier concept s’inscrit sans doute la permanence d’une traditionnelle autorité étatique, d’un despotisme éclairé inhérent aux vastes espaces de l’est européen ; le capitalisme russe, encore dans la prime jeunesse, craint-il de se retrouver seul pour assumer son destin ? Par-delà le débat entre Goujon et Boklevski, on voit apparaître l’affrontement entre le capitaliste, venu de loin, entreprenant, trouvant son salut dans l’action personnelle et l’apprenti-capitaliste, engoncé dans son environnement national, inquiet, quémandant la tutelle salvatrice de l’Etat. Deux ans plus tard, la révolution de 1905 offrira en vain à la bourgeoisie russe l’occasion de se montrer majeure face au tsarisme.
Conclusions
- 128 V.I. Bov’ikin, T.A. Babuchkina, S.A. Krijutskova, W.A. Pogrebinskaja, « Inostrannie obchtchevsta v (...)
- 129 Les créations sont surtout dans le secteur électrique et les industries du bois, les suppressions d (...)
- 130 Rapport Rabut du 11 février 1905. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton n° 45.
60Pour être plus assuré, l’entrepreneur français a cependant lui aussi ressenti en profondeur les effets de la crise entre 1901 et 1903. Certes il a transposé en Russie les méthodes syndicataires ou les monopoles qui avaient fait leurs preuves dans d’autres lieux ; prenant appui sur les circuits bancaires nationaux, prenant prétexte de la solidarité nécessaire entre deux alliés, il a su préserver ses acquisitions antérieures ; mais, après le temps des grandes espérances, le temps de la réflexion est venu. Comme les autres investisseurs étrangers, les capitalistes français hésitent : entre 1901 et 1904, d’après les calculs du professeur Bov’ikin, 59 sociétés étrangères nouvelles ont vu le jour en Russie, représentant un capital de 62,3 millions de roubles128 ; sur ce montant, les 9 sociétés françaises représentent 8,3 millions de roubles seulement, tandis que 6 sociétés antérieures, avec un capital social de 13,9 millions de roubles, cessent leurs activités. Faut-il s’en étonner si l’on constate que pour les 39 sociétés françaises en activité pendant cette période, 24 ont rapporté des bénéfices à leurs actionnaires, et 12 n’ont connu que des pertes129 ? Même si les concurrents étrangers, anglais, allemands ou belges sont placés à la même enseigne, cela n’est guère un baume pour panser ces cicatrices. Rapportant l’opinion générale des industriels français du Donets au début de l’année 1905, le consul de France à Kharkov écrit ces lignes révélatrices : « Gardons-nous d’augmenter le chiffre colossal de l’épargne française placée dans le Donets. Ne créons plus, réunissons, consolidons, fusionnons nos intérêts, nos usines, nos charbonnages. Formons un tout compact, facile à diriger et à défendre, car l’heure n’est pas éloignée où il faudra défendre de toute notre énergie l’œuvre française du Donets contre la poussée de l’exclusivisme local »130. Le salut dépend de la création d’un monopole.
61Cependant cette menace de « l’exclusivisme local » est-elle réelle ? Sans doute, à plusieurs reprises, des heurts, des oppositions apparaissent entre Russes et étrangers, mais dans bien des sociétés étrangères des Russes sont placés à des postes directoriaux, et si un Boklevski fait contraste avec un Goujon, des personnalités russes comme Iasoukovitch, directeur-fondateur de Prodameta, ou Avdakov, futur président de Prodougol, suivent les mêmes principes de gestion que Pierre Darcy ou Maurice Verstraëte. En fait, au fond du problème reposent les différences de conception et de gestion entre, d’une part, l’investisseur étranger et ceux des nationaux qui adoptent sa ligne de conduite et, d’autre part, le capitaliste russe qui tire sa force de la seule accumulation nationale des capitaux. Incontestablement les premiers ont, surtout en temps de crise, des méthodes d’action et des moyens de défense supérieurs aux seconds ; le capitaliste étranger peut plus facilement s’affranchir des tutelles qui pèsent sur le second parce qu’il est plus libre de ses mouvements. Libre de choisir les secteurs où il veut investir, puisque sans attaches nationales avec le secteur d’où il tire sa propre fortune, tel Goujon abandonnant le textile pour la métallurgie ; libre d’équiper les régions les plus dynamiques même aux dépens des régions traditionnelles, les Français choisiront finalement le Donets et non l’Oural, après avoir constaté la vanité de leurs premiers efforts dans cette dernière région ; aucune contrainte ne pèse sur leur lieu d’investissement ; libre enfin de subir des revers financiers, même sévères, parce qu’il a dans ses arrières la force intacte du capitalisme national, la puissance accumulée d’une traditionnelle épargne publique ; qui aurait pu relever Kertch et Briansk de leurs ruines si ce n’était celui-là même qui les avait conduits à leur perte ? Toutes ces libertés font de l’investisseur étranger un rival heureux du capitaliste local.
62Toutefois la liberté de l’investisseur étranger est contenue dans certaines limites : il ne peut, ni ne doit oublier qu’il est également tributaire des conditions de son économie nationale. Ainsi dans le cas français (également dans le cas belge), l’investissement direct a été réalisé par des sociétés industrielles d’envergure moyenne à l’échelle internationale ; si Schneider, Cockerill, Châtillon-Commentry, les forges et ateliers de la Loire sont des entreprises de grande dimension à l’échelle française ou belge, elles sont loin de constituer de grandes unités interterritoriales ; déjà pour s’aventurer au loin, il a parfois été nécessaire de se regrouper, tel le groupe d’industriels du textile nordiste constituant la Czenstochovienne, ou les métallurgistes lyonnais et stéphanois créateurs d’Hüta-Bankowa ; dans bien des cas, l’appui du secteur bancaire a seul permis à certaines entreprises de subsister : l’union a fait la force. Or, en temps de crise, la faiblesse structurelle de l’économie industrielle française, au niveau international, rend encore plus obligatoire l’union de tous. Le syndicat de vente répond à cette nécessité. L’action commune apporte le salut et même les plus solides, les plus indépendants, comme Hüta-Bankowa, devront s’y rallier.
- 131 A cet égard les investisseurs allemands s’orientent plus délibérément vers cette autre forme du mon (...)
63Si le capitalisme français avait été à la base un capitalisme de grands monopoles, dans les pays où s’investissaient ses capitaux il eut sans doute secrété des formes parallèles, aboutissant à des trusts internationaux131 ; les cartels de vente correspondent mieux en définitive à la transposition en Russie des structures dominantes en France. Toutefois, le rôle joué par les banques lors de la création des cartels comme Prodameta, l’influence de la Banque du Nord ou de la Russo-Chinoise, amènent à se demander quel est le poids spécifique du capitalisme bancaire par rapport au capitalisme industriel lors de la constitution des structures syndicataires en Russie. La nature même du capitalisme français se trouve alors en question.
Notes
1 L’achèvement du Transsibérien en 1901 marque la fin d’une période d’intense construction ferroviaire. Entre 1896 et 1901 compris, on avait construit 3 232 km en moyenne par an ; entre 1902 et 1905 le chiffre moyen tombe à 1158 km. Or les commandes sont faites une ou deux années à l’avance. Chiffres dans Khromov, op. cit., p. 462. En 1898 les commandes de l’Etat représentaient 30 % de toutes les ventes en fonte et produits métallurgiques du midi de la Russie ; ensuite ce pourcentage diminue : 1899, 28,9 % ; 1900, 24,7 % ; 1901, 25,6 %. B. Brandt. Torgovo-promichlennij krizis v Zapadnoj Evropa i v Rossii, Saint-Pétersbourg, 1904, pp. 180-181 (la crise commercialo-industrielle en Europe occidentale et en Russie).
2 Les indices ont été calculés d’après les chiffres cités par Khromov, op. cit., sauf pour les fontes, fers marchands et aciers ; ceux-ci proviennent d’une étude adressée en avril 1900 par l’ambassade de France. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, dossier industrie, carton n° 44.
3 Le choix de l’année 1900 comme indice de référence peut se justifier également par le calcul de l’indice moyen des récoltes de la décennie 1895-1904. La quantité annuelle moyenne des récoltes s’établit à 3 024 000 pouds pour les 50 gouvernements de Russie d’Europe, alors que la récolte de 1900 a permis de collecter 2 950 000 pouds, soit un indice de 98 par rapport à cet indice moyen théorique. Khromov, op. cit., pp. 452-453.
4 Pour les années 1892-6, la moyenne des récoltes pour les 64 gouvernements de Pologne, Russie d’Europe et Ciscaucasie s’établit à 507,8 millions de quintaux, soit 488 kg par habitant ; pour 1897-1901 les chiffres sont respectivement de 501,4 et 451 kg. En 1901, pour 481 millions de quintaux récoltés, chaque habitant dispose (théoriquement) de 419,8 kg. Seule l’année 1892, celle de la grande famine, avait été plus difficile, 412,8 kg. Par contre en 1902 les 645 millions de quintaux « attribuent » 556 kg à chaque Russe. D’après Raffalovitch, Le marché financier en 1902, p. 668.
5 En 1905 environ la moitié des paysans des communautés villageoises travaillent sur moins de 8 hectares de terres par famille (à peine de quoi se nourrir) ; les 4/5 de ces paysans ont à leur disposition moins de 15 hectares par famille, quantité de terres insuffisantes pour l’établissement d’une agriculture productive et modernisée. Chiffres cités par Lénine, Le programme agraire de la Social-démocratie dans la 1re révolution russe de 1905-7, pp- 8-9.
6 Les chevaux, bovins, ovins et porcins sont tous moins nombreux en 1903 qu’en 1902 ; effet prolongé de la crise frumentaire de 1901 ? La reprise des années 1909-14 ramène les effectifs du cheptel simplement au niveau atteint vers 1900. Cf. Khromov, pp. 466-467.
7 Alors qu’en 1900 la Russie produisait légèrement plus de la moitié de la production mondiale (10,3 millions de tonnes sur 20,1), en 1913 sa production (8,5 millions de tonnes) représente à peine le 1/6 de la production mondiale, loin derrière les U.S.A. qui extraient 33,1 millions de tonnes de leur territoire.
8 Nombre de broches (en millions) :Nombre de métiers à tisser (en milliers) :
9 Chiffres donnés dans un rapport sur Briansk en janvier 1903 par un ingénieur en mission du Crédit Lyonnais. Archives C.L., dossiers industriels des Etudes financières. Sur la baisse générale des prix, voir Liachtchenko, Istoria Narodnogo... op. cit., tome II, p. 231.
10 Peu de temps avant sa chute en août 1903, due en grande partie à son hostilité à l’encontre de la politique impériale en Extrême-Orient, Witte défend sa politique devant « Le Congrès du Fer », à Saint-Pétersbourg : « La politique protectionniste provoque graduellement la concurrence à l’intérieur, qui amène inévitablement le prix des produits au coût normal d’une production judicieusement assise, plus la rémunération normale du capital... On attribue néanmoins à ce système la crise que traverse actuellement en Russie l’industrie métallurgique. Il n’est guère probable que cette prétention soit fondée. Les crises surviennent périodiquement dans tous les pays, dans ceux qui se trouvent sous le régime protectionniste comme dans ceux qui appliquent les règles du libre commerce ». Congrès de Fer, 20 avril-3 mai 1903. Texte cité dans Le marché financier en 1903-4 (Russie, pp. 664- 666). Cependant dans les milieux dirigeants de l’Empire, la politique économique de Witte a suscité de violentes oppositions ; ainsi dès octobre 1902 les autres ministres russes (à l’exception de Lamsdorf) auraient chargé Plehve d’agir auprès du tsar pour que celui-ci infirme les décisions de Witte et retire sa confiance à Witte. Cf. télégramme de Boutiron du 26 octobre 1902, Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, tome 36, p. 132.
11 Métallurgie : 337,8 millions de francs ; mines : 300,3 ; textiles : 85,8 ; pétrole : 65,6 ; mines de cuivre, manganèse, fer, etc... : 55,5 ; industrie chimique : 40,8 ; gaz-eaux-électricité : 18,4 ; mines d’or : 40 millions de francs.
12 D’après Khromov, entre le 15 octobre 1899 et le 15 octobre 1901 sur 98 valeurs cotées à Paris et Bruxelles, la baisse moyenne a été de 65 %. Khromov, Ekonomitcheskoe razvitie..., op. cit.
13 D’après une étude de l’ingénieur Geibel du Crédit Lyonnais, les bénéfices, pour la période 1891-1901, pourraient osciller entre 43 et 52 millions de francs pour un capital-actions de 6,3 millions de francs à rémunérer. En 1899-1900 l’actionnaire a touché 175 francs pour un titre de 500 francs.
14 Renseignements tirés de l’étude Geibel, archives C.L., Etudes financières, affaires industrielles, dossier Hüta-Bankowa.
15 Quatre sources ont été utilisées : les études des ingénieurs en mission du Crédit Lyonnais et la correspondance des directeurs des agences en Russie ; les rapports adressés aux autorités officielles françaises par la Société Générale (Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton 44 et 45), ou Archives du mouvement des fonds, A.N., série F 30, n° 343, dossier spécial) ; la correspondance Raffalovitch avec Witte (C.G.I.A. Lén., fonds 560, n° 22-247), enfin les dossiers des archives de la B.U.P. (n° 10, 47, 61, 69).
16 Motet et Gorgeu sont liés à un groupe de capitalistes lyonnais qui a la direction de la société des constructions mécaniques du midi de la Russie.
17 A titre de comparaison, en 1901 le prix de revient de la tonne de fonte est de 75 francs contre 64,8 francs à la Dniéprovienne, 66,4 francs aux aciéries du Donets, 61,6 francs à la Russo-Belge ; de même la comparaison pour les frais d’établissement est éloquente : pour une tonne de fonte produite, 300 francs ont été investis à Briansk contre 155 francs à la Dniéprovienne. 170 francs à la Russo-Belge, 236 francs aux aciéries du Donets. Archives C.L., Etudes financières, affaires industrielles, étude baron du Marais d’octobre 1901.
18 La Banque d’Etat avait déjà consenti une avance de 5 millions de roubles à 4 % pour 9 mois en novembre 1899. L’avance durera cette fois jusqu’à la fin janvier 1902. Cf. Ananitch, op. cit., p. 211.
19 La Bourse de Saint-Pétersbourg accueille cette nouvelle par une chute brutale des cours (9 % de leur valeur).
20 Chiffre cité au conseil du 15 mai 1900. Cf. J.-B. Silly, « Capitaux français et sidérurgie russe », art. cit. La Société Générale a prêté son concours à l’Omnium Russe, aux charbonnages de Rouchenko, aux aciéries et aux mines de Makeevka, aux charbonnages de Goloubovka.
21 Dorizon l’a proposé au conseil le 13 novembre 1900.
22 Ce thème apparaît souvent dans le Novoie Vremia ou les Novosti de Saint-Pétersbourg ou dans les journaux méridionaux, Pridnieprovskij Kraij, Vestnik Iuga.
23 Lettre à Witte du 19 janvier 1901. C.G.I.A. Lén., fonds 560, n° 22-247, p. 12.
24 Ainsi dans Le Petit Journal à la suite d’un article publié par Judet le 13 février 1901.
25 Le Petit Parisien, La Libre-Parole, Le Gaulois et divers journaux de province (au total 225 titres) souligneront de février à juillet que les porteurs étrangers de rente russe 4 % intérieur sont exonérés de l’impôt russe 5 %. C.G.I.A. Lén., fonds 560, n° 22-247, pp. 32-33.
26 Ibidem, lettre du 22 février.
27 Note de l’ambassade de Saint-Pétersbourg du 25 mars 1901. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, tome 54, p. 214. Le capital envisagé serait de 5 millions de roubles.
28 Note du 22 juin 1901, ibidem, p. 223.
29 Dorizon indique au conseil de sa banque le 23 juillet 1901 la manière dont il va procéder pour classer les actions dans sa clientèle : « Il indique... les bases de la lettre qu’il a adressée aux chefs des guichets en vue des propositions à faire à la clientèle. Celle-ci pourrait se faire réserver des actions au pair, au minimum 2, au maximum 10, en s’engageant à acheter un nombre double du premier après la publication du premier bilan et moyennant une prime de 25 francs » (Archives Société Générale). La Banque du Nord sera officiellement ouverte le 1er octobre 1901.
30 La Banque d’Etat lui escompte 2 à 3 millions de roubles d’obligations de chemins de fer et fait une avance de 3 à 4 millions de roubles. Arch. C.L., correspondance agence Saint-Pétersbourg, note du 6 juillet, n° 3 770.
31 La Russo-Chinoise reçoit 15 millions de roubles, la Banque Internationale 7,5 millions de roubles sur un total de 30 millions de roubles. Ibidem.
32 Cette expression utilisée par les banquiers est citée par Ch. Rist dans son livre sur les banques.
33 Ainsi en mars 1902 l’agence de Moscou perd la clientèle de la firme C. Giraud, car celui-ci a obtenu un crédit en blanc de la Banque du Nord. Lettre de Lagier au siège social, agence de Moscou n° 3769. Les agences du Crédit Lyonnais demandent vainement à bénéficier de plus de latitude dans leurs offres.
34 En 1905 Paribas viendra au secours de Dorizon, très engagé dans une affaire délicate, les Sucreries égyptiennes, rapprochement significatif de la marche imprimée par Dorizon à la Générale. Cl. Meary, Volume du centenaire de la Société Générale, Paris, 1964.
35 Lettre de Lagier du 9 mai 1902. Archives C.L., agence de Moscou, n° 3769. Le fait est contesté par Paris.
36 Lettre personnelle à Caillaux du 29 octobre 1901. A.N., série F 30, n° 337. Banque du Nord. La correspondance entre les deux hommes paraît régulière et confiante.
37 Chaque banque pense souvent que les baisses sont dues à des machinations de concurrents ; en 1900 Lombardo pense être en butte à des manœuvres de Paribas pour l’Oural-Volga, tandis que la Banque Internationale se plaint des jeux en bourse de la Banque de Commerce de Saint-Pétersbourg contre ses valeurs.
38 En fait les agences se refusent, sur avis du siège central, à réescompter les papiers tirés par Briansk ou Kertch sur la Société Générale ou sur la Banque Suisse et Française.
39 En juin cette banque est constituée pour débuter ses opérations en novembre. Son capital de 60 millions de francs est fourni pour un tiers par la Banque Internationale de Paris, un tiers par la Banque Française de l’Amérique du Sud (toutes deux mises en liquidation) et un tiers par diverses banques « au nombre desquelles figurent par ordre les grands établissements de la place de Paris ». Renseignements donnés par Raffalovitch à Witte, lettre privée du 20 juin 1901. C.G.I.A. Lén., fonds 560, n° 22-247, p. 158.
40 Note manuscrite de Bénac. A.N., série F 30, n° 344, dossier mines et métallurgie.
41 Les journaux représentatifs des milieux du grand commerce sont utilitaires et prosaïques ; G. Hanotaux écrit dans La Petite Gironde : « Chefs d’Etat et ministres, tandis que les troupes défilent devant vous et que les foules vous acclament, parlez affaires, parlez tarifs » (n° du 21 septembre). Cf. Kayser, De Kronstadt à Krouchtchev, op. cit., p. 114. Quelques jours plus tard, Hoskier écrit à Saint-Pétersbourg pour signaler qu’une véritable campagne de presse aurait lieu contre les fonds russes. Cf. L’abominable vénalité de la presse française, Paris, 1931, p. 3.
42 Moins diplomate Witte avait annoté ainsi le télégramme du chargé d’affaires français : « Si la Société de Kertch présente toutes les garanties exigibles, il ne doit pas lui être difficile de trouver des fonds en France, d’autant plus que Briansk et Kertch ont toujours été financés par le gouvernement français, qui a le plus d’intérêt à la prospérité de ces sociétés ». C.G.I.A. Lén., fonds 560, n° 22-247, p. 216.
43 Lettre de Raffalovitch, le 26 septembre. Ibidem, p. 219.
44 Lettre à Caillaux du 15 octobre, transmise par Raffalovitch. Ibidem.
45 Ainsi en février 1902 Fabre-Luce, un des dirigeants du Crédit Lyonnais demande l’appui des dirigeants français pour conclure un emprunt 4 % de 80 millions de francs pour la ville de Saint-Pétersbourg ; finalement le Crédit Lyonnais prend la tête d’un syndicat avec des banques russes. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, tome 55, pp. 7 et 12. En avril 1903 une semblable opération a lieu pour un 4 % ville d’Odessa. Ibidem, p. 113. En mars 1903 un 4 1/2 % ville de Varsovie est placé par le Crédit Lyonnais en participation avec la Deutsche Bank qui est alors tête de file du syndicat. Ibidem, pp. 148 et 224.
46 Rapport Delcassé aux Finances du 8 octobre 1901. A.N., série F 30, n° 344.
47 Notes de Bénac sur ses entretiens avec Wichnegradski le 14 octobre, avec Joukovski le 22 octobre. A.N., F 30, n° 343, dossier commandes. Bénac évoque devant Joukovski « la solidarité existant entre le prestige des compagnies privées et le crédit public ».
48 Dans une lettre particulière à Caillaux, datée du 9 novembre, Verstraëte fait allusion à ces difficultés. Ibidem. Pourtant le 17 octobre Caillaux avait remercié Witte pour l’aide apportée à Briansk, en soulignant « votre haute clairvoyance des besoins de l’industrie russe à laquelle les capitaux français ont apporté un si utile concours ». Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, tome 51.
49 Lettre du 7 décembre 1901. A.N., série F 30, n° 344.
50 Dorizon a dû laisser entendre qu’un emprunt sur le marché parisien pourrait être tenté avant le terme fixé par les précédents accords ; de Montebello le croit en janvier 1902 (rapport du 17 janvier 1902). Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, tome 51, finances publiques. Sur le congrès et la constitution du cartel, voir M. Gefter, « Tsarizm i monopolistitcheskij kapital v metallurgii iuga Rossii do pervoi mirovoi voin’i » (Le tsarisme et le capital monopolistique dans la métallurgie de la Russie méridionale jusqu’à la première guerre mondiale). Istoritcheskie Zapiski, tome 43, 1953.
51 Rapport sur le Congrès de Kharkov du 2 janvier 1902. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, dossier industrie, carton 44. Avdakov est président de l’Association minière et métallurgique de la Russie méridionale à Routchenko. Chimanovski dirige Krivoï-Rog.
52 Rapport du vice-consul à Kharkov, Calvière, du 25 décembre 1901. Ibidem.
53 Dans un article du Messager des Finances, de l’Industrie et du Commerce du 12 décembre 1901 (Vestnik finansov, promi’chlennosti i torgovli), n° 47.
54 Outre Iasoukovitch, on y trouve Bunge (Russo-Belge), Kolberg (Nicopol-Marioupol) et Chimanovski (Krivoï-Rog).
55 En 1900 les usines méridionales avaient vendu 24,2 millions de pouds en rails, bandages, essieux, poutrelles ; 21,5 millions de pouds en 1901.
56 La réunion a lieu le 16 février 1902. Seule la société de Briansk figure également à cette assemblée. Le syndicat sera définitivement constitué le 1er mars 1903. Cf. Dans le volume VI des Material’i po Istorii S.S.S.R., le chapitre 5. « Les monopoles dans l’industrie de la construction métallique et le tsarisme », pp. 280-303.
57 Lettres des 25 et 28 février. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie carton 44. La lettre a été transmise pour avis à G. Louis, directeur des affaires politiques.
58 La Russo-Belge obtiendra la cotation de ses actions en 1904.
59 E. May est le vice-président de la Banque Française pour le Commerce et l’Industrie, dirigée par Rouvier. Ancien président de la Banque Internationale de Paris, il est du conseil de l’Oural-Volga et passe pour avoir de solides liens avec Waldeck-Rousseau.
60 Lettre personnelle à Caillaux, A.N., série F 30, n° 343.
61 Rapport de l’ambassade du 9 mai 1902. Arch. Aff. Etr., ibid.
62 Transmise par Dorizon à Bénac. A.N., ibid.
63 Cf. A.L. Tsukernik, Sindikat Prodamet, Moscou 1959. Le système de la société par actions permettait de considérer le syndicat comme une simple société anonyme nouvelle, donc de tourner les lois russes condamnant les unions susceptibles de faire monter les prix.
64 Cf. Protocole de la réunion, C.G.I.A. Lén., fonds 626, n° 1-502.
65 Des capitaux allemands (Dresdner Bank) sont investis dans cette société.
66 Si Hughes est à capitaux britanniques (la firme a vainement essayé de s’entendre avec Schneider en 1896-7 pour un prix d’environ 65 millions de francs, cf. note de la mission du Crédit Lyonnais), la Russo-Belge s’appuie sur la Société Générale de Belgique, tandis que Donetz-Iourevka vient d’être touchée par l’effondrement des banques de Kharkov et se trouve sous administration de l’Etat.
67 Cf. Netesin, « Sindikati” Gvozd” i” Provoloka” (1903-14) » (Les syndicats” Clous " et “Fils de fer”) dans Istoritcheskie Zapiski, n° 70, 1961, p. 113.
68 Goujon intéressé à préserver les affaires de Moscou et de l’Oural, obtint une fixation régionale des prix ; la reprise des affaires vers 1904 entraîna un éclatement de ce syndicat particulier et bientôt certains de ses animateurs se retournèrent vers Prodameta.
69 21,20 % des commandes iront à Briansk, 15 % à Kolomna (société épaulée par la Banque Internationale de Saint-Pétersbourg et par des capitaux allemands), 21 % à des usines polonaises, 9,55 % aux Chantiers de Nicolaïev (qui dépendent de la Dniéprovienne). Pourcentages cités dans Mat erial’i po istorii S.S.S.R., op. cit., tome VI, p. 285.
70 Cf. Material’i..., tome VI, p. 303 et note p. 366. Les intérêts allemands dominent dans cette branche avec la Russo-Belge de constructions de wagons à Riga (16 % des ventes), Dvigatel (Riga), Kolomna (Varsovie), Phoenix (Riga).
71 L’ambassade de France se félicite de cet accord (qu’elle a encouragé) passé entre trois sociétés allemandes (Volta de Reval, Siemens-Halstre et Union à Saint-Pétersbourg) et la Compagnie Centrale d’Electricité de Moscou, société française qui aura un peu plus de 20 % des commandes. Rapport Boutiron du 25 janvier 1903, Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton 45.
72 Rapport du consul à Bakou, Dubief, du 24 janvier 1902. Ibidem, carton 44.
73 Rapport Dubief du 9 mars 1902. Ibidem.
74 Voici les prix moyens du mazout : 1900, 16,4 kopeks le poud ; 1901, 9,6 ; 1902, 7,69 ; 1903, 9,79 ; 1904, 15,04. Les dividendes de Nobel pour les mêmes années ont été de : 20 %, 15 %, 12 % et 12 %. Rapport du vice-consul à Bakou, Corot, 26 juillet 1906, ibidem, carton 46. L’agence du Crédit Lyonnais à Saint-Pétersbourg analysait ainsi le jeu des Nobel dès novembre 1900. Arch. C.L., dossier 3751. En septembre 1905 la B.U.P. enverra un ingénieur à Bakou pour examiner les possibilités de racheter les terrains naphtifères en utilisant la même conjoncture, arch. B.U.P., dossier n° 5, mission Aubert.
75 Nobel n’éprouve aucune hostilité de principe à l’égard des syndicats : en octobre 1902 il participe avec une société française et une société russe au trust de la dynamite.
76 Alphonse de Rothschild exprime cet espoir lors d’un dîner à l’ambassade russe à Paris en compagnie du grand-duc Vladimir, 9 décembre 1901. C.G.I.A. Lén., fonds 560, n° 22-247.
77 Cf. P.V. Volobuev, « Iz istorii monopolizatsii neftjanij promi’chlennosti dorevoljutsionnoi Rossii, 1903-14 gg » (Sur l’histoire de la monopolisation de l’industrie pétrolière dans la Russie prérévolutionnaire). Istoritcheskie Zapiski, tome 52, 1955, p. 80.
78 . Production globale russe :
79 . Cf. Rapport du consul de France à Kharkov sur l’industrie charbonnière en septembre 1901. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, carton industrie n° 44. Voir Chpolianskij Monopolii ugol’no-metallurgitcheskoj promi’chlennosti Iuga Rossii, Moscou, 1953, p. 84. (Les monopoles de l’industrie houillère et métallurgique du Sud de la Russie).
80 . Cf. Liachtchenko, istorija narodnogo khozjaistva, op. cit., tome II, p. 236.
81 . Nous utiliserons ici les compte rendus des assemblées générales des actionnaires. Dossier Routchenko, archives d’entreprises, A.N., série 65 AQ, n° L. 378.
82 . 1898, 35 francs par action de 500 francs ; 1899, 35 francs ; 1900, 40 francs ; 1901, 35 francs ; 1902, 32 francs ; 1903, 22 francs ; 1904, rien.
83 Créé en 1872, ce charbonnage a été cédé par L. Poliakov à la Banque Internationale de Paris en 1897. Si les techniciens (Knote, ingénieur en chef russe, « le meilleur du bassin », Plumier, le directeur, belge) sont de qualité, le secteur commercial est géré légèrement selon un rapport de l’ingénieur du Crédit Lyonnais, écrit en janvier 1899. Arch. C.L., Etudes financières, affaires industrielles, dossier Gorlovka.
84 Chiffres indiqués dans le rapport du consul à Kharkov, Rabut, précédemment cité et dans une note spéciale sur cette société de mars 1904. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton n° 45.
85 Le gouvernement russe s’oppose d’ailleurs à cette procédure et les obligataires français dirigés par la Banque Cottet de Lyon s’adressent au gouvernement français pour solliciter sa protection. L’affaire traîne encore en novembre 1904, malgré l’intervention gouvernementale française. Cf. Lettre Bompard de novembre 1904, ibidem.
86 L’Omnium a acquis 2 700 actions en 1898, 3 095 actions en 1899, 3 500 actions en 1900 sur 6 800 actions de 500 roubles.
87 La direction, pléthorique, divisée d’ailleurs, a pris l’habitude de s’assurer de nombreuses complicités dans les milieux administratifs russes afin d’être « protégée » lors des adjudications : « Il faudrait mettre un terme, je dirai pour être poli, au coulage extraordinaire qui y règne... ne pas permettre que du surveillant de la mine au gouverneur de la province chacun se serve ou se fasse servir suivant son grade, qui un sac, qui un wagon de charbon », écrit Rabut dans son rapport du 28 avril 1904. A.N., série F 30, n° 343.
88 Textes des projets de ces deux sociétés communiqués vraisemblablement par Verstraëte à Bompard, au dossier compagnie minière du Donets (10 juin 1904). A.N., série F 30, n° 343. Le projet d’une société d’exportation des charbons du Donets n’est pas nouveau puisque dès janvier 1903 une tentative a été esquissée en ce sens ; le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch y aurait apporté son concours. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton n° 45. Note du consul à Kharkov du 9 février 1903.
89 Rapport du 1er juillet 1904. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, carton industrie, n° 46.
90 Renseignements fournis par Veillet-Dufrêche, consul à Moscou, le 19 mars 1903. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, carton industrie, n° 44.
91 Prix du poud de rail : 1902, 1,25 rouble ; 1903, 1,23 ; 1904, 1,18 ; 1905, 1,12. Rapport Boutiron du 14 mai 1903, ibid.
92 Cf. Dossier Kertch. A.N., archives d’entreprises, série 65 AQ, n° K. 118.
93 Cette sollicitude du gouvernement français pourrait provenir de l’action personnelle de Verstraëte qui, lié aux milieux diplomatiques, voit avec angoisse la Banque du Nord augmenter sensiblement ses découverts à Kertch et Briansk.
94 Rapport Boutiron du 30 novembre 1902. Arch. Aff. Etr., ibid., carton 44. Selon Boutiron la Société Générale garde sa sérénité car elle n’aurait plus que 5 000 actions de Briansk en portefeuille.
95 Caillaux a suivi Waldeck-Rousseau dans sa retraite. Rouvier a abandonné la présidence de la Banque Française du Commerce et de l’Industrie en redevenant ministre, mais ses liens avec les banques demeurent.
96 Article du 25 octobre 1902 transmis par le consul d’Odessa le 18 janvier 1903. Arch. Aff. Etr., ibid., carton n° 45.
97 Les deux lettres sont dans le dossier Briansk-Kertch des archives du mouvement des fonds. A.N., série F 30, n° 343.
98 Le texte complet de l’accord a été communiqué par la Société Générale à la direction du mouvement des fonds, qui en donnera ensuite avis aux Affaires Etrangères.
99 Tanon s’appuie en France sur des boursiers comme Oudin, président de la chambre syndicale des banquiers de valeurs à terme de la Bourse de Paris, qui veulent relancer les « obligations Kertch » ; le député G. Chastenet, de la commission du budget, et le journal Le Radical (dirigé par V. Simond) appuient cette tentative. Arch. Aff. Etr. Ibidem, carton n° 45.
100 Lettre des Finances aux Affaires Etrangères du 27 novembre 1903. Arch. Aff. Etr., ibid. Bénac, rédacteur de cette lettre, juge le groupe Tanon sans valeur.
101 Cf. le compte rendu du Vestnik Iuga (Courrier du Midi) du 2 juin 1903.
102 L’article se termine ainsi : « Les actionnaires de Briansk devront encore se gratter la tête et se serrer la ceinture ». Le vice-consul de France à Ekaterinoslav transmet pour information ces articles au ministère des Affaires Etrangères.
103 Numéros des 25, 26 et 28 janvier 1904. Numéro du 28 de la Gazette de Saint-Pétersbourg.
104 Numéro du 26 janvier. Witte a été remercié par le tsar Nicolas II en août 1903 et remplacé par Pleske, auparavant directeur de la Banque d’Etat, et tenu pour plus hostile aux étrangers que Witte.
105 Note de l’ingénieur en mission Blanc de février 1904. Arch. C.L., Etudes financières, affaires industrielles, dossier Briansk.
106 Chiffres communiqués par Darcy et Lombardo aux services de la B.U.P. en juillet 1906, Archives B.U.P., dossier n° 47.
107 Ce bureau, installé à Kharkov, a commencé à fonctionner en 1903 sous l’autorité du directeur du Messager des Finances.
108 Chiffres cités par Chpolianskij, op. cit., p. 55 ; cf. Raffalovitch, Le marché financier en 1903-4, pp. 662-663.
109 Cf. les rapports de Lamartinière, consul à Varsovie (octobre 1903), Veillet-Dufrêche, en poste à Moscou (février 1904) et Rabut à Kharkov (décembre 1903). Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton n° 45.
110 Cf. Rapport du consul à Bakou, janvier 1904. Ibidem. Production de 1902 : 636 millions de pouds ; 1903 : 597 millions de pouds. Prix moyens du poud de naphte : 6,8 à 8,7 kopeks jusqu’en novembre, 12 kopeks en novembre, 16 kopeks en décembre.
111 Rapport du consul à Kharkov du 21 novembre 1904. Ibidem.
112 Cf. Rapport confidentiel du chargé d’affaires Boutiron du 6 octobre 1903. Arch. Aff. Etr., ibidem, carton, n° 45.
113 Chiffres tirés d’une étude sur Briansk de l’ingénieur en mission, baron du Marais, en octobre 1901. Arch. C.L., Etudes financières, affaires industrielles, dossier Briansk.
114 Etude de l’ingénieur Geibel en janvier 1905 sur Hughes. Ibidem, société de la Nouvelle Russie.
115 Citons par exemple les prix de revient de la fonte dans l’Oural en 1904 : 68 francs pour Oural-Volga ou forges de la Kama, qui sont parmi les moins chers. Etude Geibel, juillet 1904, ibidem, forges de la Kama. A Saint-Pétersbourg le transport d’une tonne de fonte depuis le Donets revient à 28,4 francs la tonne. Ibidem, dossier Poutilov, janvier 1904.
116 Rapport Lamartinière, décembre 1903. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, carton industrie, n° 45.
117 La capacité de production était de 6,8 millions de pouds et la production de 3,3 millions en 1903. Rapport Lamartinière, avril 1904. Ibidem.
118 Cf. A. Tsukernik, « K istorii sindikata « Krovlia », Istoritcheskie Zapiski, n° 52, p. 112.
119 Chiffres cités par Raffalovitch, Le marché financier en 1902-3, p. 676.
120 En octobre 1902, au moment même où se fonde Prodameta, une conférence de l’Industrie métallurgique réunie à Saint-Pétersbourg sous l’autorité du ministère des Finances se voit poser la question : « L’industrie trouve-t-elle avantageux de maintenir l’ancien régime de distribution des commandes [id est : des avantages à certains] ou ne serait-il pas préférable de recourir à la libre-concurrence ? »
121 Les cadres russes, plus évolués, plus directement concurrents des cadres français manifestent leur hostilité à l’égard de leurs homologues : « Ce n’est un secret pour personne que les Russes, surtout les ingénieurs, sont jaloux des places qu’occupent nos compatriotes, ils ne font pas de distinctions entre Belges et Français, parler notre langue suffit pour être pris de suite pour un Français ; bref on ne nous aime pas », écrit un industriel français, Pieronne, au consul de France à Kharkov en décembre 1901. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton n° 44.
122 Ceci explique-t-il l’attitude de l’ambassadeur Bompard lors de la chute de Witte en août 1903 ? Selon Bompard, on ne doit pas regretter un homme qui faisait si peu de cas des emprunts français pour soutenir l’industrie française en Russie. Rapport du 2 septembre 1903, Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, politique intérieure, dossier général, tome I.
123 John Hughes, directeur commercial de la société de la Nouvelle-Russie à Iousovka (actuellement Donetsk) est un des quatre fils du fondateur de l’affaire, mort en 1889. Le père, Gallois audacieux et tenace, avait bénéficié d’un constant appui gouvernemental depuis les débuts de son entreprise en 1868, car son installation dans le Donets, encore inexploité à ce moment, relevait d’un pari plus que de la raison. Ensuite la protection gouvernementale avait été accordée aux fils pour une usine devenue comme le symbole d’une région neuve. Cf. I.N. Westwood, « J. Hughes and Russian Metallurgy », The Economic History Review, 1965, n° 3.
124 Cité par D.I. Chpoljanskij, Monopolii ugol’no-metallurgitcheskoj promi’chlennosti Iuga Rossii, op. cit., p. 49, d’après les actes du 27e Congrès, tome III, pp. 178-179.
125 Créée en janvier 1891 cette société, au capital de 6 millions de roubles depuis 1898, est considérée comme typiquement russe ; ses chantiers navals anciens, mal situés en amont de l’agglomération pétersbourgeoise, produisent avec de hauts prix de revient, par contre les ateliers de construction de locomotives et appareils mécaniques sont bons. En 1900 et 1901, pour un chiffre d’affaires voisin de 18 millions de francs, les pertes avaient été de 810 000 et 1400 000 francs ; en 1902, 1903 et 1904 le chiffre d’affaires passe à 27, 24,5 et 35,7 millions de francs qui rapportent 1 3000 000, 760 000 et 2 970 000 francs. Arch. B.U.P., dossier Usines Poutilov, n° 140.
126 Ce comité créé pour trois ans est placé sous l’autorité du ministère des Voies de communication. Il a continué à favoriser les grandes usines. Cf. volume VI des Material’i po istorii S.S.S.R., chapitre 4. « K voprosy o vzaimootnochenijakh monopolij i tsarizma v period prom’ichlennogo pod’ema », pp. 223 et suiv. (Sur la question des relations des monopoles et du tsarisme dans la période du développement industriel).
127 Le texte de ces deux « lettres » (leur longueur évoque plutôt des articles) a été transmis à Paris pour information par le directeur de l’agence de Moscou du Crédit Lyonnais, car « toute la ville en parle ». Arch. C.L., agence de Moscou, n° 3778.
128 V.I. Bov’ikin, T.A. Babuchkina, S.A. Krijutskova, W.A. Pogrebinskaja, « Inostrannie obchtchevsta v Rossii v natchale XX v. » (Les sociétés étrangères en Russie au début du xxe siècle), Vestnik Moskovskogo Universiteta, 1968, n° 2, pp. 53-68.
129 Les créations sont surtout dans le secteur électrique et les industries du bois, les suppressions dans l’industrie métallurgique. Ibidem, p. 61. Parmi les 16 sociétés de constructions métalliques ou métallurgiques, 5 ont eu des gains et 11 ont connu des pertes ; 2 des 9 sociétés charbonnières ont eu des gains (ibidem, p. 67). La distinction formelle entre sociétés belges et françaises réduit quelque peu l’exactitude absolue de ces chiffres, mais les tendances reflétées sont à retenir.
130 Rapport Rabut du 11 février 1905. Arch. Aff. Etr. (N.S.), Russie, industrie, carton n° 45.
131 A cet égard les investisseurs allemands s’orientent plus délibérément vers cette autre forme du monopole : l’« allgemeine Elekricität Glls » ou la firme Siemens-Halske tendent vainement vers 1897-1900 à constituer un trust de l’électricité à l’échelle de la Russie, car le Grand Syndicat Russe serait pour ces puissantes sociétés la première étape vers une fusion pure et simple des sociétés de distribution électrique en Russie. Cf. V.S. Diakin, « Iz istorii proniknovenia inostrannikh kapitalov v elektro-promi’chlennost’ Rossii », Léningrad, 1962, recueil Monopolii i inostrannij kapital v Rossii, pp. 208-239. (A propos de la pénétration des capitaux étrangers dans l’industrie électrique en Russie).
Table des illustrations
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Titre | L’INDUSTRIE RUSSE FACE AUX CRISES ÉCONOMIQUE ET POLITIQUEIndices de production entre 1898 et 1906 – Base 100 en 1900 |
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Titre | Tableau 5 RÉPARTITION DES VENTES AU SEIN DE PRODAMETA PAR SOCIÉTÉ |
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Titre | LES SYNDICATS DANS LA MÉTALLURGIE RUSSE |
Légende | Les chiffres renvoient au tableau des participants, page 367. |
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