1Bien moins riches que les fermiers d’Île-de-France chers à Jean-Marc Moriceau, à peine plus nombreux que les métayers dépeints voici quelques pages par Annie Antoine, les artisans ruraux n’en jouèrent pas moins, du fait de leur activité professionnelle, un rôle important dans la circulation des espèces monétaires à travers les villages d’Ancien Régime.

2« L’argent des boutiques », pour paraphraser le titre du volume que vous tenez entre les mains, ne se laisse pas pour autant facilement approcher. D’abord, parce que la bibliographie disponible sur l’artisanat rural reste encore bien maigre, même si chaque année apporte son lot de publications nouvelles1. De ce fait, au lieu de dresser un bilan des acquis de la recherche à travers la France, notre contribution verra ses analyses basées pour l’essentiel sur un corpus de documents originaux issus de l’ancienne province du Dauphiné. Cet argent des boutiques est également difficile à étudier parce qu’il ne s’est pas trouvé, parmi les maîtres villageois, de Pierre Duchemin du Tertre, de la famille Chartier ou même de Pierre Bordier2 pour laisser ses additions et ses soustractions.

3Pourtant, les maîtres d’antan n’ont pas tous boudé la plume et le papier. Le tisserand Louis Simon, qui vécut dans un village du Haut-Maine à la fin du xviii^e siècle, a légué une œuvre aussi ample que précieuse3. Hélas, il consacra les pages de ses cahiers à raconter ses idylles et à compter les bagues aux doigts de sa belle plutôt que les pièces entrant dans son escarcelle ! Moins fameux que Louis Simon, le maître d’école et menuisier Claude-Antoine Bellod a lui aussi tenu un journal, de 1773 à 1828. Mais Bellod n’apporte pas davantage de grain à moudre au sujet qui nous préoccupe : ses lignes parlent de la pluie et du beau temps régnant sur son Jura natal, de vaches et de politique, mais jamais des revenus issus de sa pratique4. Et puis, il y eut encore à travers l’ancienne France des milliers de maîtres anonymes qui, sans aller jusqu’à confier leurs joies et leurs peines à la postérité, noircirent de chiffres des fatras de carnets, de feuilles isolées ou de livres reliés5. En 1747, par exemple, on trouva chez un maréchal-ferrant du Vercors outre un carnet de comptes et divers papiers, « neuf livres tenus par le défunt depuis 1711 jusqu’en novembre 1736 contenant état des travaux et crédits par lui faits », un « mémoire de conscience contenant état des petites dettes passives déclaré par le défunt et par lui dicté lors de sa maladie » et enfin un « un livre tenu par le défunt de 1734 à son décès contenant état des travaux et crédits »6. Malheureusement, à ce jour aucun historien n’a exhumé du passé de semblables « mémoires ». En l’état actuel de la recherche, les seuls livres de raison d’artisans édités ou même seulement conservés dans des dépôts publics concernent soit le monde urbain, soit l’époque contemporaine – à l’instar des comptes de ce forgeron du Bugey savoyard, contemporain de Louis-Philippe, qui demeurent actuellement les plus anciens à avoir été publiés7.

4Faute de perle rare sortie tout droit d’une boutique villageoise, il faut donc se contenter de sources indirectes. Ces dernières sont d’abord des inventaires après décès, dans lesquels les notaires évoquent la liste des sommes dues aux artisans, en consentant dans les meilleurs des cas à recopier des extraits de feux leurs livres de raison. Parfois, certains testaments contiennent aussi des listes de créances, récitées de tête ou sur la foi de leurs carnets par les maîtres vivant leurs dernières heures. On peut encore utiliser la comptabilité des clients – nobles, ecclésiastiques, bourgeois voire paysans – qui fréquentaient les ateliers. Enfin, quantité d’éléments peuvent être glanés dans toutes sortes de documents, comme les pièces de procédures judiciaires, les divers actes notariés et jusque dans les marges des rôles fiscaux...

5Malheureusement, si nombreux ou si riches soient-ils, ces documents n’en souffrent pas moins de défauts importants. D’abord, tous expriment les sommes en jeu en monnaie de comptes – la livre tournois –, laquelle masque la teneur exacte, en nature ou en argent, des règlements effectués. Ensuite, ils ne livrent que des bribes d’informations, disparates, isolées, et donc délicates à utiliser. Mises bout à bout, ces poussières de données permettent néanmoins de planter quelques jalons le long de la problématique que nous souhaitons aborder : le chemin qui, sous l’Ancien Régime, mena les artisans ruraux du troc aux échanges monétarisés.

I. LE TEMPS DU TROC

6« On a longtemps décrit », constatent Philippe Minard et Denis Woronoff, « les campagnes d’Ancien Régime comme un monde de l’argent rare, gouverné par le troc...8. » Et de fait, les ateliers de l’ancien Dauphiné accordent une large place aux échanges en nature. Entre autres exemples, au xviii^e siècle une femme déclare au châtelain qui l’interroge « qu’elle remit quatre livres d’huile à un cardeur en payement de ce qu’il lui avait accomodés sept livres de laine ». Ailleurs, en Oisans, un bourgeois écrit en 1695 dans son livre de raison : « convenu avec Pierre Pellorce qu’il me faira le couvert de ma maison de l’Alp ou il employera six trenteniers cloux, fournira quinze travons moyennant six livres » ; et quelques semaines plus tard, il inscrit juste en dessous le règlement de cette prestation : « je luy ay bailé un cartal sel montant sept livres9 ». En échange de leurs services, les clients donnent de tout aux artisans – du sel, de l’huile, du bois, du bétail, des billets de créance, des terres, des journées de travail même : le ménager Claude Christophle, mort sous Napoléon I^er, devait à son tailleur 22 francs « pour façon et fourniture d’habits faits depuis l’an VII jusqu’à ce jour, suivant le compte apparu sur son livre de raison, sur quoi a été imputé deux façons de labourage fait par le défunt, et deux voyages de bois avec sa voiture10 ».

7Mais de toutes les denrées troquées au sein des ateliers, c’est le blé qui revient le plus fréquemment dans la documentation. À cela, rien d’extraordinaire ; froment et seigle constituent la principale production des paysans et trouvent toujours preneur chez des artisans dont les propres récoltes suffisent rarement à nourrir une famille d’un bout à l’autre de l’année. Le cordonnier Mamert Bourbier, par exemple, reconnaît « qu’environ les festes de Noel de l’année 1774, Paul Bruno Bourgarit lui demanda de luy faire des souliers, et luy dit qu’il luy donnerait en payement du blé11 ». Même un personnage aussi fameux qu’Olivier de Serres règle ses factures à coups de grains, comme en témoigne le livre de raison qu’il a tenu de 1606 à 1619 en son domaine du Pradel12.

8Quelle fut la fréquence de ce troc dans les échanges ? Fut-il anecdotique ou bien systématique ? La réponse à cette question varie selon le métier pratiqué. Les cardeurs de laine, les peigneurs de chanvre, les charbonniers et bien sûr les meuniers touchaient ordinairement en guise de salaire une part de la matière qu’ils travaillaient, de la même manière que les moissonneurs ou les batteurs prélevaient une partie des récoltes. Ainsi Claude Préal, peigneur de chanvre de Saint-Sulpice-des-Rivoires, raconte que le 5 juin 1762, « veille de Saint Claude, il alla peigner avec Thomas Gallien-Lamarche du chanvre chez le nommé Bize a Saint-Pierre de Paladru ; s’etant retiré chez eux environ une heure de nuit, le déposant s’arretat chez Lamarche pere avec ledit Thomas pour luy donner la part qui luy revenoit du chanvre qu’ils avoient peigné ensemble chez ledit Bize13 ».

9Pour la masse des autres métiers (maréchal, tisserand, tailleur, cordonnier, maçon, etc.), la réponse s’avère plus difficile car, pour eux, les documents évoquent presque toujours des salaires en livres, sans que l’on sache s’ils étaient réglés en nature ou en argent. Compte tenu de cet inconvénient, le testament du nommé Jean Masaud n’en est que plus précieux14. Maître Masaud était maréchal-ferrant à Communay, un village situé entre Vienne et Lyon, et mourut de la peste lors de la grande épidémie de 1564. Ses dernières volontés furent recueillies juste avant son décès, non pas en l’étude ou au chevet de son lit, mais alors qu’il était assis dans un champ, au milieu d’autres pestiférés. Ces circonstances particulières expliquent le caractère exceptionnel de son testament. Apeuré par la contagion et très pressé de prendre la poudre d’escampette, le notaire qui le rédigea n’a pas pris la peine de convertir les créances du forgeron en livres tournois ; il les a retranscrites textuellement, telles que Masaud les lui a récitées :

10« Item a dict ledict testateur luy estre du de ses chalonges ce que sensuyt
– les Trollier de Ternay trois bichets combles de froment
– Jean Berloz un bichet comble de froment
– les Blanc de Ternay deux bichets froment
– maistre Sadin notaire un bichet
– Pierre Prin un bichet comble froment
– Floris Guichard dict le cantellu un bichet
– François Feugiere deux bichets et 20 sols
– Jean et Janin Mortaines un bichet chacun
– Seillon quatre bichets froment
– Simon Mandra un bichet
– Jean Vaganey de Communay un bichet
– André Feugiere un bichet
– Antoine Plaigny un bichet
– Collaud Rigat un bichet

11et plusieurs autres dont ne se soubvient ».

12Sur les 14 créances mentionnées, 13 évoquent du blé et une seule des sous – et encore, après deux bichets de froment. À la lumière de ce document, il semble donc bien qu’à l’époque des guerres de Religion le troc ait été de règle au sein des ateliers et la monnaie l’exception. Et de fait, aux xvi^e et xvii^e siècles pratiquement aucun artisan dauphinois ne garde chez lui d’espèces sonnantes et trébuchantes, puisque sur 15 inventaires après décès rédigés entre 1565 et 1699, un seul (6 % du total) mentionne de l’argent – à savoir 24 livres, trouvées chez un charpentier décédé sous Louis X11115. La monnaie a quand même fini par pénétrer dans les boutiques, mais très progressivement, et surtout au cours du xviii^e siècle.

II. DU TROC À L’ÉCU

13Dans le sud du Dauphiné, certaines communautés d’habitants dictaient aux maréchaux-ferrants les tarifs qu’ils devaient pratiquer dans leurs forges ; or, à la fin du xvii^e siècle, ces tarifs font encore une large place aux règlements en nature. Celui de Clansayes, par exemple, prévoit en 1671 que les chefs de famille possédant deux bœufs payeront chaque année deux « émines » de seigle en échange des ferrages nécessaires à leurs bêtes, ceux détenant trois bœufs, trois émines, etc. Par contre, les petits travaux occasionnels – rogner le sabot d’un cheval, réparer un pic – sont tarifés en sols et en deniers, ce qui laisse la porte ouverte à des payements en espèces16.

14Avec le xviii^e siècle, la monétarisation effectue des progrès radicaux. Examinons à nouveau les données fournies par les inventaires après décès. Entre 1700 et 1749, sur 32 demeures d’artisans visitées par les notaires, 8 contiennent des espèces monétaires, soit 25 % d’entre elles. Par rapport aux 6 % obtenus aux xvi^e et xvii^e siècles, la différence est donc très nette ; peut-être même a-t-elle été encore plus importante qu’il n’apparaît, car les inventaires ont tendance à minorer les espèces amassées : chez tel maréchal-ferrant, la veuve explique qu’il ne s’y trouve plus un sou car elle a dû payer les frais de l’enterrement et nourrir ses enfants ; ailleurs, les héritiers d’un boulanger se plaignent que leur mère ait volé la clé de la cassette du défunt et escamoté les 33 écus qu’elle contenait17...

15Parmi les bas de laine inventoriés, certains ne pèsent pas bien lourd, comme celui de ce tisserand du Vercors, fort d’un seul louis d’or18. Toutefois, la plupart contiennent des sommes assez conséquentes, surtout compte tenu de la relative modestie des patrimoines de leurs propriétaires (voir le graphique 1) : 800 livres furent ainsi trouvées chez maître Picard, forgeron à Genas en 1724, et 246 livres chez un charpentier de Sermérieu en 1727, équivalentes au quart de la valeur de ses biens mobiliers19.

Graphique 1 Distribution des trésors des artisans, 1700 – 1749 (d’après 32 inventaires, dont 8 citant des espèces)

16À l’occasion, les notaires donnent le détail de ces petits trésors. Ainsi celui du charpentier Jean Brunant repose dans une bourse en peau blanche, elle-même enfouie sous des piles de draps rangées dans un coffre en noyer. Une fois les cordons desserrés, apparaissent cinq louis d’or au soleil, deux louis d’or aux deux ailes, un louis à deux bâtons royaux, un demi-louis au pompon couronné frappé en 1717, un demi-louis à la croix de Malte, sept écus et demi aux trois couronnes, trois écus aux quatre croix, un quart d’écu à l’écusson, une pièce de 15 sous au bâton royal et même une petite pièce de quatre sous ! Le forgeron Picard, quant à lui, tient ses « 800 livres tant en or argent que monnoye dans une petite caisse de bois noyer », elle-même enfermée dans un gros coffre « dont il a toujours eu la clef jusqu’a present qu’il l’a remis a Agatte Quantin sa femme20 ». Moins précautionneux ou plus habiles dans l’art de la dissimulation, d’autres maîtres cachent le produit de leur épargne dans un sac de toile posé dans leur cuisine, au vu et au su de tout le monde, « dans une petite corbeille d’osier dans la chambre », « dans une bourse sur le ciel du lit », voire dans des endroits encore plus inattendus, comme ces six louis d’or et six écus d’argent trouvés dans la poche d’une vieille culotte trouée appartenant à un boucher21. Tisserand au Villar-Saint-Pancrace, dans l’actuel département des Hautes-Alpes, Jacques Léontaud a préféré éviter tout ennui et a fait appel à une tierce personne : alors que les experts inventorient les meubles de sa cuisine, comparait une voisine « qui déclare que lors de la maladie du défunt il lui a remis pour la mettre en sureté une bourse contenant 504 livres en 21 louis d’or de 24 livres22 ».

17Avec la seconde moitié du xviii^e siècle, les trésors des ateliers évoluent. Sur 82 inventaires après décès rédigés entre 1750 et 1820, 18 citent désormais des cassettes ou des bourses de peau, soit 22 % d’entre eux. Pris tels quels, ces chiffres pourraient faire croire à un fléchissement de l’usage de la monnaie, puisque nous avions observé un taux de 25 % d’actes mentionnant des espèces pour la période 1700-1749. Or il n’en est rien ; ce léger recul n’est qu’un effet trompeur des sources mises en œuvre. Il s’explique par le fait que, passé 1750, la pratique des inventaires après décès se démocratise et s’étend davantage aux petites gens, bien moins susceptibles de thésaurisation que les « coqs de boutiques » cités par les documents sous Louis XIV et sous Louis XV23.

18Et de fait, la répartition selon leur montant des 18 pécules découverts chez les artisans dauphinois témoigne de la poursuite des progrès de la monétarisation au sein de leur milieu professionnel (voir graphique 2). On remarque toujours chez eux de jolies petites fortunes (jusqu’à 1 500 livres chez un boucher), mais, contrairement à la période antérieure, ces dernières ne constituent plus la majorité des pécules signalés. Désormais, les sommes inférieures à 100 livres représentent à elles seules plus de la moitié des occurrences. On trouve même, ce qui n’était jamais le cas avant le règne de Louis XV, de la petite monnaie traînant au fond des poches : le 13 février 1759, par exemple, l’inventaire des biens de Jacques Bonnet, mort « écrasé, ainsy que plusieurs autres personnes, par un tas de pierres qui s’écroulèrent de la carrière de Fontaine ou ils travailloient », mentionne deux liards dénichés dans les poches du défunt24.

Graphique 2 Distribution des trésors des artisans, 1750 – 1820 (d’après 82 inventaires, dont 18 citant des espèces)

19Les bribes d’information relevées ici et là dans la masse de la documentation apportent elles aussi des éléments allant dans le sens d’une plus grande diffusion de la monnaie au cours de la seconde moitié du siècle des Lumières. En effet, à côté des mentions de troc, toujours présentes jusqu’en plein xix^e siècle (voir le document 1), apparaissent au bas des factures ou sur tout autre type de textes des règlements en espèces sonnantes et trébuchantes. Ainsi en janvier 1770, lorsqu’un boucher du Queyras entame la tournée de ses clients pour recevoir les sommes qui lui sont dues, ce sont bien des louis ou des écus et non du blé ou des promesses qu’il entend obtenir, puisque le curé auquel il présente sa note lui répond « quil navoit point d’argent a luy donner et que sauf dix a onze livres il ne se scavoit aucun autre argent dans la cure et qu’ensuite qu’il en auroit tiré de sa congrue il le satisferait25 ». De même, contrairement à ce qu’ils faisaient auparavant, les notaires rédigeant les inventaires après décès prennent désormais le soin de préciser qu’ils n’ont pas trouvé d’espèces chez les défunts, et en expliquent les raisons ; ce qui montre bien que la possession d’argent liquide était devenue au xviii^e siècle... monnaie courante, et leur absence suffisamment incongrue pour devoir être justifiée.

20Reste à tenter de comprendre comment le numéraire a pu s’imposer au sein des ateliers villageois. À ce sujet, l’examen de la répartition géographique des pécules signalés par les inventaires après décès révèle des inégalités particulièrement éclairantes (voir la carte). Tout d’abord, un contraste important se fait jour entre les régions de plaine et les zones montagneuses. Pour l’essentiel, les dépôts de louis et d’écus se concentrent en plaine, dans les grandes vallées du Rhône et de l’Isère, à proximité des villes surtout (Lyon, Valence, Romans...), enfin accessoirement sur les plateaux du Bas-Dauphiné. A l’inverse, les régions d’altitude comme l’Oisans, le Trièves, le Champsaur ou le Vercors, pourtant bien illustrées par les documents, ignorent superbement l’or et l’argent. En somme, tout se passe comme si l’argent des ateliers provenait des villes et des grands axes commerciaux. Les maîtres implantés dans leur voisinage se seraient convertis plus précocement et à plus grande échelle aux échanges monétarisés, tandis que leurs confrères montagnards, plus à l’écart, seraient davantage restés voués au troc.

21Dans cette impécuniosité générale des grands massifs, les ateliers du Briançonnais font toutefois exception, avec deux trésors de 26 et 504 livres. Il faut dire que les villages encadrant la haute vallée de la Durance ont la particularité d’envoyer sur les chemins de l’Italie et de l’est de la France des bataillons de peigneurs de chanvre itinérants – plus de 4 000 au début du xviii^e siècle26. Or les migrants saisonniers passent pour avoir importé des masses considérables d’argent dans les campagnes, qu’il s’agisse des colporteurs, comme l’a montré Laurence Fontaine, ou bien des artisans, comme l’ont démontré Annie Moulin et Abel Poitrineau27. En Auvergne, les maçons, scieurs de long, chaudronniers ou peigneurs de chanvre reviennent ainsi de leurs pérégrinations avec des bourses garnies de 100, 200 ou 300 livres chacun ; en 1761, on trouve même dans les poches d’un maçon marchois rien moins que 1 140 livres ! Même si ces pécules semblent un peu ridicules à côté des coffres remplis d’or des gros fermiers du Bassin parisien, ils n’en constituent pas moins, quand on les multiplie par des dizaines de milliers d’individus, des sommes fortes de plusieurs millions de livres. À eux seuls, les 40 000 maçons marchois pouvaient ramener, à raison de 200 livres par tête, 8 millions de livres dans leurs villages d’origine. À l’échelle du royaume tout entier, compte tenu qu’environ 100 000 maîtres fréquentaient vers 1700 les chemins de la migration saisonnière28, l’artisanat itinérant aurait drainé vers les campagnes un magot que l’on peut estimer approximativement entre 10 et 20 millions de livres – soit à peu près autant que le revenu des cinq « grosses fermes » fiscales et du domaine royal réunis !

22Les artisans sédentaires amassent des pécules eux aussi, mais de manière variable selon les métiers (voir le tableau 1). Certaines professions, plus habituées à tirer le diable par la queue qu’à serrer les cordons d’une bourse, ont bien du mal à accumuler les louis et les écus. Aucun des charrons, cordonniers, tailleurs d’habits, menuisiers ou chapeliers figurant dans notre corpus d’inventaires après décès ne parvient, par exemple, à remplir de cassette. À l’opposé du tableau, les notaires trouvent des trésors dans presque un tiers des forges et dans la plupart des boulangeries et des boucheries – ce qui n’a rien d’étonnant puisque les maréchaux-ferrants, les bouchers et les boulangers forment en Dauphiné l’aristocratie sociale de l’artisanat rural. Par contre, la présence dans le haut du tableau des meuniers et des tisserands, plutôt caractérisés par leur pauvreté, s’avère plus surprenante : un quart des drapiers et des toiliers est en mesure de jouer les Harpagon de village, et presque la moitié des Cornille dauphinois, alors qu’ils sont fous la copie conforme du héros de Daudet. Pour n’évoquer que l’un d’entre eux, Benoît Tillet, meunier de l’Île Crémieu, détient en 1753 cinq louis d’or et un petit tas de menue monnaie totalisant 126 livres, alors que l’ensemble de ses biens ne dépasse pas 340 livres, mobilier, provisions de bouche et argent confondus29.

Tableau 1 Profession et trésors monétaires chez les artisans ruraux en Dauphiné d’après les inventaires après décès, 1700-1820

23Le critère de richesse n’est donc pas le seul à entrer en compte pour expliquer la présence ou l’absence de dépôts monétaires dans les arrière-boutiques. Par contre, les bouchers, boulangers, forgerons, meuniers et tisserands ont tous en commun la particularité de participer plus activement que les autres métiers artisanaux sédentaires à un négoce dépassant les frontières de leur village. Ainsi meuniers et boulangers font-ils commerce de blé, de farine ou de pain ; les maréchaux et les bouchers de bétail et de viande, tandis que les tisserands destinent leurs toiles ou leurs draps aux marchés éloignés. De ce fait, ces cinq métiers-ci entrent plus volontiers en contact avec la ville et ses marchands, ce qui leur permet de rapporter quantité de métaux précieux dans les villages des plaines péri-urbaines et des grandes vallées, où habitent majoritairement les « artisans-commerçants » de notre échantillon d’inventaires30. En somme, le développement des trésors monétaires constaté chez les artisans ruraux au cours du xviii^e siècle apparaît comme le résultat de la triple croissance de la proto-industrie, des migrations saisonnières et de l’ouverture commerciale opérée par certaines professions.

Conclusion

24Situés loin des rivages atlantiques pourvoyeurs de métaux précieux, les ateliers des campagnes dauphinoises sont donc longtemps restés en marge de la circulation monétaire. Jusqu’à la fin du xvii^e, voire jusqu’au milieu du xviii^e siècle, l’essentiel de leur commerce a été dominé par le troc – objets manufacturés contre blé, travail ou toute autre denrée. S’il a certainement compliqué les modalités de règlement et la tenue des comptes, ce troc n’a pas pour autant gêné le développement du secteur artisanal. Bien au contraire, la plus belle période de croissance de l’artisanat villageois intervient justement entre les guerres de Religion et le règne de Louis XIV, c’est-à-dire au temps de l’argent rare, tandis que la seconde moitié du xviii^e siècle, pourtant plus monétarisée, est marquée par une décrue des effectifs au sein des ateliers. On se gardera donc bien de considérer l’insuffisance des espèces monétaires comme un facteur de blocage économique et social ou comme un trait significatif d’une autoconsommation forcenée. Le troc n’empêchait ni les échanges ni le progrès, il ne faisait que les freiner.

25Avec le xviii^e siècle, l’usage de l’argent finit quand même par s’imposer, ainsi qu’en témoignent les pécules de plus en plus fréquemment amassés par les maîtres et une poussière d’informations glanées à travers la documentation. Faute d’avoir pu disposer d’un livre de raison rédigé par un Chavatte ou un Ménétra villageois, faute aussi d’avoir étudié les modalités de règlement des dots et des dettes dues par les tailleurs d’habits, cordonniers, bouchers ou autres maréchaux, nous n’avons pu que dessiner à gros traits les modalités de cette conquête des louis et des écus, voire simplement proposer des hypothèses de travail. Il resterait encore beaucoup à faire, à commencer par mettre enfin la main sur des livres de comptes d’artisans, qui doivent bien exister quelques part...

26Néanmoins, les quelques jalons posés permettent d’apprécier à sa juste place le rôle joué par l’artisanat dans la monétarisation de la France rurale. À côté de l’augmentation de la fiscalité royale, du développement de la grande exploitation agricole et de l’ouverture des campagnes au marché, la croissance de l’artisanat rural a aussi constitué un facteur décisif dans cette évolution puisque, à eux seuls, les maîtres des métiers ramenaient chaque année jusqu’ au pied des clochers des dizaines, si ce n’est des centaines, de millions de livres d’espèces sonnantes et trébuchantes.

Carte Trésor et bas de laine des artisans ruraux en Dauphiné, d’après les inventaires après décès 1565-1820

Quand la livre masque le troc : la facture d’un tailleur d’habits dauphinois et son règlement en blé, An XIII-1806 Memoire de Mr Deplagnes de Balbin