1Les historien(ne)s venus à Bercy le 18 décembre 2000 s’étaient réunis pour parler d’argent. Parler des circuits de l’argent dans des campagnes qui sont supposées n’en avoir guère ; ou alors il est caché ; ou alors nous regardons mal. Voilà sommairement posé le problème que cette journée d’études du Comité pour l’histoire économique et financière de la France a tenté d’élucider, s’appuyant sur l’ensemble des recherches récentes menées en histoire rurale.

21. On peut partir d’un contraste et d’un étonnement, fondés sur un regard d’outre-Manche : depuis une vingtaine d’années, l’historiographie de la société rurale anglaise souligne l’ampleur de ce qu’on appelle la « commercialisation » de l’agriculture. Tout un courant historique s’est développé autour de l’idée de la « naissance d’une société de consommation » au xvii^e siècle, que révéleraient les inventaires après décès : la profusion d’objets que l’on y détecte serait le signe d’une intense circulation de ces « choses banales » (selon l’expression de Daniel Roche) qui peuplaient les intérieurs et la vie quotidienne. Parallèlement, l’historiographie agraire anglaise insiste sur le fait que toutes les exploitations, quelle que soit leur taille, étaient impliquées dans les mécanismes du marché et orientées vers la vente de leur production.

3On peut bien sûr se dire que l’Angleterre était en avance sur la France, mais le contraste est trop accentué pour ne pas cacher autre chose ; il invite en tout cas à ré-interroger l’histoire de la société rurale française. En effet, les campagnes françaises ont longtemps été décrites comme un monde de l’argent rare, gouverné par l’autoconsommation ou, au mieux, le troc. À partir de là, l’évolution historique serait celle d’une « modernisation » progressive, décrite comme un lent processus d’« ouverture » et de « monétarisation » des campagnes, peu à peu saisies par l’échange et l’argent. Et l’ouverture en question a été, précisément, assimilée à cette monétarisation des échanges.

4On aurait donc, d’un côté, la marque du passé : un monde de l’échange restreint, celui de l’autoconsommation, fondé sur une agriculture de subsistance, un univers synonyme d’archaïsme, de fermeture, voire d’anémie ; et de l’autre, le marché, facteur et traduction du dynamisme économique, sous ses quatre figures : marché des produits agricoles, de la terre, de la main-d’œuvre, de l’argent et du crédit.

5Bref, deux pôles opposés, deux idéaux-types aux antipodes, autour desquels s’organiseraient les choix productifs des exploitants agricoles. Et l’opposition serait résolue par l’évidence supposée d’une trajectoire historique linéaire : où l’on retrouve le schème de l’ouverture progressive et de la lente commercialisation de la société rurale. En général, on considère simplement que le phénomène s’est heurté, entre xvi^e et xviii^e siècles, à une sorte de plafonnement : le fameux plafond malthusien qui faisait du système agraire d’Ancien Régime un système bloqué. L’inertie des techniques et la stagnation des rendements entraînaient un plafonnement dans l’équilibre global entre population et ressources, à travers une régulation brutale par les crises.

6Sur fond de ce schéma d’ensemble malthusien, les historiens ont recouru à deux modèles analytiques pour penser les relations des paysans au marché, comme l’explique Maurice Aymard1. Le premier modèle, ancien, a été forgé par un économiste et administrateur russe au début du xx^e siècle : dans L’Organisation de l’économie paysanne, en 1925, Chayanov expliquait que, dans un contexte où l’autoconsommation domine, les paysans modulent leurs ventes en fonction de leurs besoins monétaires2. Ils tendent donc à vendre et produire d’autant moins que les prix tendent à monter (en supposant bien sûr leurs besoins monétaires stables). Inversement, l’analyse d’Ernest Labrousse met en avant la réponse positive des exploitations aux sollicitations du marché : pour lui, la tendance principale est à la concordance entre prix, profits et production.

7On connaît la fortune historiographique et la portée heuristique certaine du modèle labroussien appliqué au cadre français. Cependant, l’utilisation de ce type de modèles pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, il est parfois difficile d’articuler les approches macroéconomiques d’ensemble et le fonctionnement microéconomique des exploitations ; de l’une à l’autre échelle, le passage ne se fait pas toujours aisément. En second lieu, le souci de mettre en valeur les choix, les possibles, et donc les stratégies des acteurs, est évidemment louable, mais il convient sans doute aussi de prendre garde à ne pas tomber dans le travers dénoncé en son temps par Robert Brenner (dans le célèbre débat éponyme des années 1976-1985)3. Je veux dire ne pas oublier les rapports sociaux à la campagne ; car, face à l’argent, tous les ruraux, et plus encore tous les paysans, ne sont pas égaux : les ressources mobilisables dans des stratégies économiques sont socialement distribuées de façon très inégale.

8Reste à savoir comment jouent ces inégalités dans le cas du problème qui nous occupe ici : la relation au marché et à l’échange monétaire.

92. Dans l’historiographie française, la relation entre autoconsommation et marché a été essentiellement considérée à partir de la notion de seuil d’indépendance4 : implicitement, l’autosuffisance était posée comme un idéal, puisqu’on cherchait à calculer la superficie minimale nécessaire pour faire subsister une famille d’exploitants, un peu à la manière des budgets de Vauban. Du coup, on distingue généralement, au-dessus du « seuil », les privilégiés (une minorité) qui accèdent au marché pour y vendre leurs excédents ; et au-dessous, la large majorité de ceux qui, faute de disposer d’assez de terre, doivent se procurer des compléments de subsistance en vendant leur force de travail, ou par des revenus d’appoint.

10Attention à ne pas conclure trop vite cependant, car le problème ne se résout pas en une simple opposition entre, d’un côté, une « économie paysanne » des petits et moyens exploitants familiaux, cherchant à réaliser l’autosuffisance comme un idéal, et, de l’autre côté, des gros fermiers d’orientation capitaliste, tournés vers les spéculations dynamiques et les débouchés commerciaux. L’affaire n’est pas si simple ; il n’y a pas ceux qui sont dans le marché et ceux qui sont en dehors, puisque, bien évidemment, il y a marché et marché : entendons, celui des céréales et des greniers, d’une part, et celui du travail et des journées chichement payées, de l’autre. Il y a bien plusieurs marchés et plusieurs façons d’être « intégré au marché ».

11La vraie ligne de clivage socio-économique serait alors plutôt entre ceux qui accèdent au marché en position de force, et les autres. D’où la typologie proposée par Maurice Aymard :

• D’un côté, les vendeurs, dont les profits seront d’autant plus élevés que les quantités disponibles seront réduites et les prix élevés. Pour ces derniers, l’avantage de cette position de vendeur est cumulée avec le bénéfice de l’autoconsommation, puisqu’ils n’ont guère besoin d’acheter. Dans la même position que ces exploitants, on trouve tous les propriétaires qui reçoivent le produit des prélèvements en nature : ils mangent leur blé, boivent leur vin, etc., et vendent leur surplus. Tous ceux-là se procurent simplement au jour le jour les luxes de bouche, les produits frais ou exotiques qui ornent leur table.

• À l’opposé, on trouve ceux qui doivent, pour subsister, passer par des marchés sur lesquels ils se trouvent en position de faiblesse (et ce d’autant plus qu’ils sont plus demandeurs). Ceux-là vivent sous l’emprise de la variation opposée des salaires et du prix du blé ; ils sont les premières victimes de la crise cyclique labroussienne. Autrement dit, ils opèrent sur des marchés qui, à leur niveau, se définissent comme des compléments par rapport à leur idéal impossible d’autoconsommation, i. e. des marchés marginaux, où la loi de l’offre et de la demande joue sur une partie limitée – et non sur la totalité – de la production, de la force de travail, et de la terre ;. et là où, justement, les déséquilibres, les oscillations se font le plus brusquement sentir. Ajoutons que tous les efforts de la société rurale pour masquer, et codifier, les échanges nécessaires de prestations, de services et de produits, en termes non monétaires légitimés par la tradition, tous ces efforts n’empêchent pas la brutalité des crises, étant donnée la fragilité de ceux qui y sont exposés.

• Au milieu, enfin, comme flottant autour de cette ligne de partage du seuil d’indépendance, les couches moyennes de la paysannerie : « vendant un peu, mais à bas prix, quand la récolte est bonne. Achetant au contraire, mais à des prix beaucoup plus élevés quand celle-ci est médiocre ou franchement mauvaise. Et louant toujours de la terre pour compléter leur bien, et des services », pour les gros travaux5. Quand elles n’ont pas pu développer des cultures plus spécialisées et mieux assurées de leur cours comme de leurs débouchés, ces couches moyennes entretiennent au fond « une relation négative au marché », cultivant toujours l’idéal d’une autosuffisance atteinte une fois payés toutes les redevances et prélèvements.

12Dans ces deux derniers cas, on a donc affaire à des comportements qui sont ceux de targets producers plutôt que de market producers : ces paysans produisent pour un but précis, déterminé, et non pour le marché en général. Ce qui fait dire à M. Aymard que si une part croissante de la population rurale s’est ainsi trouvée, peu à peu, engagée dans une économie monétaire, il n’empêche que c’est en continuant à lui tourner le dos. Tout simplement parce que l’accumulation lui est soit indifférente, soit impossible, soit les deux (ou l’un à cause de l’autre). Dès lors, l’interrogation sur les comportements économiques débouche sur un questionnement anthropologique plus large quant aux valeurs et aux mentalités incorporées : la question des attitudes face à la « culture de marché » est essentielle, et l’on sait la fécondité heuristique des débats autour du concept d’« économie morale populaire » emprunté à Edward Thompson et appliqué aux sociétés rurales, anciennes ou contemporaines6. Ici s’ouvre tout un pan de la recherche actuelle sur la relativité et la construction historique du rapport au marché, débat porté notamment par les économistes et sociologues réunis autour d’Alain Caillé au sein du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (le MAUSS)7.

133. Quand bien même les paysans auraient tourné le dos à l’économie monétaire, ou y seraient entrés à reculons, il n’empêche que l’argent circule, c’est l’évidence. Il en faut pour solder certains achats, pour régler certaines charges. Notre problème est de repérer de quelle manière exactement.

14En organisant cette journée d’études, il nous semblait que le renouvellement récent des études d’histoire rurale, avec les remises en cause qui sont venues bousculer nos anciennes représentations, permettait de rouvrir le dossier de la multiplicité des formes de l’échange dans le monde rural. La question posée ici de la « monétarisation » des campagnes rejoint d’ailleurs par bien des aspects le débat récent sur le degré de mobilité (ou inversement de sédentarité) dans la société rurale : n’a-t-on pas noirci le tableau et exagéré l’atonie, l’immobilisme du monde rural ancien8 ?

15On peut décliner la question qui nous occupe selon deux registres. Tout d’abord, celui des modalités multiples de ce qu’on pourrait appeler des infra-circulations, ou des micro-circulations de valeurs et de biens, ayant laissé peu de traces, mais qu’il faut bien s’efforcer de reconstituer. Il s’agit de se placer en somme le plus possible « au ras du sol » et d’identifier les multiples échanges sous toutes leurs formes : troc, créances, espèces, reconnaissances de dette, obligations etc. Cela suppose de ré-interroger des sources multiples, le plus souvent indirectes (comptabilités agricoles, comptabilités des communautés et des fabriques9, inventaires et minutes notariales, conflits en justice au sujet des contrats rompus, etc.). Ce faisant, nous retrouvons sans doute les conclusions des travaux récents : il n’est pas sûr que la grande exploitation ait le monopole des échanges monétarisés ; la question se repose des spécialisations agricoles, en particulier s’agissant de l’élevage (qui induit des transactions actives, puisque les paysans ne mangent pas tout leur cheptel) ; la pluri-activité en général, et l’impact de la proto-industrialisation en particulier doivent être réinterrogés : comme l’artisanat rural, elles contribuent à bien des circulations, difficiles à percevoir peut-être, mais non négligeables.

16Le second registre est celui de la chronologie : on s’accordera facilement pour convenir d’un poids progressivement accru des marchés, produit sans doute moins d’une augmentation de la production que d’une « lubrification » des échanges. Les produits circuleraient plus et mieux. Reste à expliquer comment. À rebours de toute évolution simplement linéaire, il faut plutôt repérer des paliers, identifier des itinéraires, car les évolutions sont différenciées selon les régions, les produits, les producteurs10.

17Réévaluer l’importance de ces micro-circulations, et celle de l’argent en premier lieu, doit-il nous conduire à simplement inverser l’image classique ? L’un des intérêts de cette journée d’études est au contraire de discuter la signification sociale différenciée de ces échanges et circulations d’argent sous toutes leurs formes.