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Le rôle des ministères des Finances et de l’Economie dans la construction européenne (1957-1978)

 | 
René Girault
, 
Raymond Poidevin

Les marchés

Politique agricole commune : l’approche commerciale de la France

Gilbert Noël

Texte intégral

Introduction

1La construction de l’Europe verte résulte de la mise en place d’une Politique agricole commune (PAC). Élaborée de manière progressive, sur la base de principes et d’objectifs spécifiques pour le secteur agricole, elle a utilisé des outils particuliers pour l’exploitation d’un champ communautaire. Dans le contexte économique des années 1950-1960, des stratégies ont été adoptées pour matérialiser une intégration de l’agriculture par la constitution d’un marché commun agricole entre les six pays signataires du traité instituant une Communauté économique européenne (CEE).

2La France a joué un rôle déterminant en marquant fortement de son empreinte les orientations de la PAC et les modalités de sa mise en œuvre. Au cours de la période 1958-1968, celle de la réalisation d’une union douanière entre les Six de la « petite Europe », elle a défendu et fait prévaloir des positions qui ont déterminé le choix d’un système d’intégration basé sur la mise en place d’organisations communes de marché (OCM). Et cette approche a privilégié le marché et les prix.

3Cette contribution est une première approche d’une question complexe. Elle propose un éclairage de la stratégie retenue par le gouvernement français pour créer un marché commun agricole. Elle vise à en dégager les fondements et tente d’évaluer son impact sur l’agriculture et l’économie françaises au terme de l’Union douanière réalisée en juillet 1968. L’accent est mis sur une analyse historique qui précise les origines de l’engagement français en faveur de la constitution d’une communauté agricole européenne. Elle présente les choix effectués et s’efforce de dresser un bilan de son intérêt pour l’économie française en 1968.

I. LA FRANCE VEUT L’EUROPE VERTE

A. Dans le cadre de l’OECE et du pool vert

1. La libéralisation des échanges et l’organisation des marchés

  • 1 Gilbert Noël, « French Agricultural Pressure Groups and the Project for a European Agricultural Org (...)

4Dès 1949, au sein de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), le gouvernement français, sous la pression de la Confédération générale de l’agriculture (CGA), affirme sa volonté de réaliser une certaine communauté européenne de l’agriculture. Il défend avec succès la thèse d’une libéralisation des échanges agricoles par produit, ce qui conduit au lancement d’études de faisabilité pour certains produits agricoles dès 19501.

5La déclaration Schuman du 9 mai 1950 donne une nouvelle dimension au projet agricole communautaire. L’approche traditionnelle de la coopération intergouvernementale est remise en cause par un projet d’intégration qui prévoit la constitution d’un marché commun agricole entre les États d’Europe occidentale disposés à abandonner une partie de leur souveraineté nationale. Le ministre français de l’Agriculture Pierre Pflimlin et son homologue néerlandais Sicco Mansholt, en concertation avec les milieux professionnels, soumettent des propositions à cet effet. Elles aboutissent, en termes économiques, à la conclusion que la méthode la mieux appropriée pour organiser l’Europe agricole est celle de l’organisation des marchés des principaux produits.

  • 2 Pour une analyse détaillée du projet de pool vert, voir Gilbert Noël, Du pool vert à la politique a (...)

6La conférence européenne sur l’organisation des marchés agricoles, réunie à l’initiative du gouvernement français entre mars 1952 et juillet 1954, se solde cependant par un échec. Le dossier « pool vert » est renvoyé à l’OECE. Cet échec est dû à un refus d’engagement de la majorité des États membres de l’OECE sur la voie de l’intégration agricole au profit d’une approche intergouvemementale. Le projet achoppe à la fois sur la dimension de la future communauté et surtout sur la question institutionnelle2.

2. L’inclusion de l’agriculture dans le traité de Rome

  • 3 Traité de Rome instituant la CEE, Titre II, L’agriculture, articles 38 à 47.

7Suite à la relance de Messine de juin 1955, dans le cadre des négociations de Val-Duchesse entre les Six de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), la délégation française insiste sur la nécessité d’élaborer une politique agricole commune. Elle obtient gain de cause puisque le secteur agricole, contrairement à ce qui était prévu en cas de constitution d’une zone de libre échange, est inclus dans le traité de Rome et fait l’objet d’un traitement spécifique3. Cette inclusion correspond en fait à une reprise du dossier du pool vert, d’autant mieux que la continuité est assurée par l’implication d’une grande partie des hauts fonctionnaires et des représentants des milieux professionnels qui ont participé aux travaux antérieurs. Ceux-ci avaient permis de dégager une stratégie basée sur l’idée d’une organisation des marchés par produit et sur l’élaboration d’une politique communautaire conçue principalement en faveur des producteurs agricoles.

  • 4 Résolution finale de la Conférence agricole des États membres de la CEE, Stresa, 3-12 juillet 1958, (...)

8Les dispositions spécifiques du traité de Rome relatives à l’agriculture s’en inspirent et en élargissent le champ dans l’optique de la réalisation d’une politique agricole commune. Réunie à l’initiative de la Commission de la CEE à Stresa (Italie) en juillet 1958, la conférence agricole des États membres confirme, dans sa résolution finale4, ces orientations et donne le coup d’envoi pour l’établissement de la PAC et pour la définition des mécanismes appropriés en vue d’une organisation des marchés.

  • 5 Bureau d’information des Communautés européennes, « La politique agricole commune », Les Documents, (...)

9L’intérêt, commun aux milieux agricoles et aux pouvoirs publics français, pour la réalisation d’un grand marché agricole européen n’est pas fortuit. À une époque où l’Europe occidentale est globalement déficitaire en denrées alimentaires, la France apparaît comme un important pourvoyeur potentiel pour de nombreux produits, en particulier pour les céréales. Au début des années soixante, dans le cadre de la « petite Europe », la France détient plus de 47 % de la surface agricole utile (SAU) et sa production de céréales représente plus de 43 % de la production totale de la CEE5. Ces données permettent de comprendre l’intérêt et les priorités françaises pour une action communautaire en faveur de l’agriculture.

10L’interdépendance des approches nationale et européenne est une donnée essentielle de la stratégie de la France en vue de la définition des orientations de la PAC. Une idée dominante est que la réalisation d’un marché unique doit préserver les intérêts nationaux, non seulement ceux des agriculteurs mais aussi ceux de l’ensemble de l’économie française. Cette perspective motive une intervention conséquente des ministères des Finances et des Affaires économiques aux côtés du ministère de l’Agriculture pour arrêter la position française à défendre auprès de partenaires dont les attentes peuvent être différentes.

B. Une approche maîtrisée et concertée

1. Un engagement interministériel

  • 6 Sur la manière dont sont organisés en France les travaux relatifs aux questions européennes, voir C (...)

11Le ministère de l’Agriculture, en concertation avec les milieux professionnels, s’efforce d’assurer la protection de l’agriculture nationale et de promouvoir son essor afin d’améliorer la situation des producteurs agricoles. Les ministères des Finances et de l’Économie se préoccupent de l’intérêt général et entendent faire participer l’agriculture au progrès économique dans son ensemble. Ils s’appuient sur une direction des Relations économiques extérieures (DREE) qui confronte et analyse les différents points de vue sur les questions agricoles européennes. Ses travaux sont repris par le secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI) qui joue un « rôle de coordination des affaires européennes » auprès du Premier ministre à Paris alors qu’à Bruxelles un Comité des représentants permanents (Coreper) a pour mission de suivre le dossier agricole6.

  • 7 Archives nationales (AN), 880334, articles 42, 43 et 44, Mise en œuvre de la PAC, Généralités (1960 (...)
  • 8 AN, 900638, article 26, SGCI, Dossier « Bilan et situation des Communautés européennes », Annexe II (...)

12Progressivement, la DREE cherche à se positionner comme l’instance compétente pour la représentation des intérêts économiques généraux en considération de la construction européenne. Non seulement elle structure son mode d’intervention dans un souci de cohérence mais elle est aussi amenée à contester certaines options du ministère de l’Agriculture, voire la répartition des compétences ministérielles lors de la mise en place des comités de gestion constitués pour le bon fonctionnement des OCM7. En tout état de cause, elle se dote de moyens adéquats pour suivre la mise en œuvre de la PAC et pour procéder à des évaluations de son impact sur l’économie française, considérant, dans un rapport d’étape de 1965, que « toute la politique française récente des dernières années a été fondée sur la réalisation de la politique agricole commune. Elle a permis l’évolution nécessaire sans pour autant bouleverser l’équilibre économique français »8.

13Un dépouillement des documents des directions des ministères des Finances et des Affaires économiques – rebaptisés de l’Économie et des Finances à partir de 1966 – et de l’ Agriculture concernées par la question agricole européenne permet de dégager le contenu et l’évolution de la position française par rapport aux propositions de la Commission de la CEE et compte tenu de l’attitude de ses partenaires. Notre objectif n’est pas d’analyser le rôle des fonctionnaires mais d’établir le fil conducteur de l’approche nationale à l’époque au cours de laquelle le général de Gaulle a la responsabilité de la mise en application du traité relatif à la constitution de la CEE. Il s’agit aussi de la période qui, en France, correspond à une recherche d’expansion de l’agriculture, sous l’impulsion notamment du ministre de l’Agriculture Edgard Pisani. Et, à Bruxelles, Sicco Mansholt a pour mission la réalisation du volet agricole du traité de Rome.

2. Un choix économique : libéraliser et protéger

14La première préoccupation des Six est la réalisation d’une union douanière applicable aux produits agricoles. Elle doit être effective au plus tard en 1970. Il s’agit de créer les conditions nécessaires pour une libre circulation des produits, par un abaissement progressif des droits de douane et en prenant des dispositions destinées à faciliter certaines adaptations structurelles dans un cadre concurrentiel élargi. Cette orientation s’inscrit dans la ligne générale de la libéralisation des échanges développée sous l’égide de l’OECE. Cette organisation a admis qu’elle doit s’accompagner d’une organisation des marchés en faveur des producteurs. Une telle perspective ne donne pas lieu à des discussions interministérielles importantes avant la constitution du Comité spécial de l’Agriculture de la CEE en 1960.

15La défense des intérêts du secteur agricole relève du ministère de l’Agriculture qui prépare les échéances européennes en menant une réflexion sur les atouts et sur les faiblesses de l’agriculture française, en tenant compte du contexte européen. Ses propositions de réforme conduisent à l’adoption des lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 et à la loi de juillet 1964 qui fixent des objectifs pour son organisation économique, son adaptation structurelle et dans l’optique d’une expansion des exportations agricoles françaises. La décision d’accélération du Conseil de la CEE de mai 1960, étendue aux produits agricoles en décembre, marque une étape nouvelle. Les ministères des Finances et des Affaires économiques s’impliquent pour la définition d’une doctrine et de grands principes pour négocier les modalités pratiques de la mise en place de la PAC.

  • 9 AEF, B 54972, Notes de la DREE, février-mars 1960, notamment Note pour le Cabinet du ministre, 25 f (...)
  • 10 Définition donnée par la Commission de la CEE in CEE, Commission, Direction générale du marché inté (...)

16Dès lors, un consensus interministériel se dégage en faveur d’un système de fixation de prix minima à l’importation et sur le principe, en cas de besoin, d’une suspension des importations afin de préserver la position commerciale de la France et pour sauvegarder certains intérêts catégoriels9. Il s’agit de dispositions transitoires pendant la phase de démantèlement douanier et de suppression des contingentements entre les Six. En décembre 1960, comme l’a proposé le gouvernement français, le Conseil de la CEE opte pour l’établissement d’un système alternatif aux droits de douane, celui du prélèvement. Il convient de noter que les prélèvements ont le caractère de taxes d’effet équivalent aux droits de douane et ont une vocation protectrice10. Par ailleurs, ce système qui s’applique pour les échanges avec les pays tiers est complété par l’élaboration de dispositions pour faire jouer la préférence communautaire prévue dans le traité de Rome.

  • 11 AN, 800401, article 16, Etude sur les politiques agricoles des partenaires de la France dans la CEE(...)

17La protection doit profiter aux producteurs agricoles. L’objectif est d’éviter des dysfonctionnements commerciaux intracommunautaires et une remise en cause de certaines garanties de prix et de revenu des agriculteurs assurées par des mesures de soutien imputées sur le budget de l’État. Ce soutien agricole est un élément très important des politiques agricoles nationales. Les mesures et les techniques d’intervention sont diverses mais dans tous les pays de la CEE elles ont été instaurées « pour assurer la stabilité des prix et des marchés, le juste équilibre du revenu agricole dans l’ensemble de l’économie et pour orienter quantitativement et qualitativement chaque production en particulier »11. Et les promoteurs des prélèvements considèrent ceux-ci comme un complément du soutien indispensable pour maintenir à l’intérieur de la Communauté des prix agricoles européens supérieurs aux cours mondiaux. Mais, en outre, la France, comme les Pays-Bas et l’Italie, cherche à conserver ou à conquérir des parts de marché, en particulier pour ses céréales. Cette préoccupation conduit à imaginer une technique communautaire d’aide aux exportations des excédents vers les pays tiers : le système des restitutions.

18Pendant les années soixante, la France s’efforce de concilier le processus de l’intégration négative en vue de la réalisation rapide d’une union douanière et celui d’une intégration positive pour constituer un marché commun agricole par la fixation de prix uniques européens. L’action conjuguée des services ministériels concernés par l’établissement d’une PAC à finalité protectrice pour la « petite Europe » et la détermination du gouvernement français à Bruxelles se soldent par les décisions du 14 janvier 1962 qui marquent l’accord des Six pour la mise en place des premières OCM. Pour leur financement est créé le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) qui s’inspire du modèle français imaginé pour la régulation des marchés agricoles nationaux.

  • 12 AN, 800401, article 8, Ministère de l’Agriculture, PAC, Analyse des décisions prises le 14 janvier  (...)

19Ainsi, la France a non seulement réussi à faire adopter l’idée de la constitution d’une communauté agricole européenne conçue comme un marché élargi mais elle obtient de ses partenaires une adhésion aux principes qu’elle partage avec les Pays-Bas12 pour concilier une libéralisation intracommunautaire et une protection vis-à-vis des pays tiers. Et les OCM correspondent dans une large mesure à une transposition de la politique française d’organisation des marchés au niveau européen.

II LA FRANCE MISE SUR LA PAC

A. Un impératif : l’organisation des marchés

1. La fixation de prix communs

20Les règlements relatifs à l’organisation des marchés des céréales, du porc, des œufs, des volailles, des fruits et légumes et du vin qui entrent en vigueur le 30 juillet 1962 matérialisent la réalisation de la seconde étape de la période transitoire. À ce stade, le débat se focalise sur la détermination d’un niveau de prix européen pour chaque produit et la France défend des options incontournables pour affirmer sa vocation exportatrice. Il convient non seulement de réaliser un marché unique par un rapprochement des prix et un abaissement des droits de douane mais aussi d’orienter les productions par une politique des prix. La Communauté a la responsabilité de « la politique agricole des États membres » c’est-à-dire d’assumer, au nom du principe de la solidarité financière, la charge de la gestion des excédents des États membres.

  • 13 AN, 800010, article 3, SGCI, Propositions financières de la CEE, 27 avril 1965.

21Le gouvernement français s’emploie alors à trouver un compromis sur la PAC qui doit conduire à la réalisation anticipée du Marché commun, suite aux décisions d’accélération qui fixent au 1er juillet 1968 l’échéance pour l’Union douanière. Le ministère des Affaires économiques et des Finances prend une part de plus en plus active afin que soient retenus des mécanismes de gestion communautaire compatibles, d’une part avec les orientations de la politique agricole nationale et, de l’autre, avec des nécessités économiques plus générales d’ordre financier et budgétaire13. Pendant cette période 1962-1968, en fait, les Six se mobilisent, sous la pression de la France, sur la définition d’une politique de marchés en mettant au banc d’essai le secteur des céréales et des mécanismes de financement des dépenses agricoles communautaires au moyen du FEOGA.

  • 14 Idem, Dossier Wallon, Note du 13 juin 1963.
  • 15 AN, 880334, article 42, DREE, Echanges extérieurs de produits agricoles ; Situation et perspectives(...)

22En décembre 1964, un accord sur des prix communs pour les céréales est réalisé malgré de sérieuses résistances allemandes. Le niveau élevé, retenu pour des raisons politiques, constitue un encouragement à la production céréalière et favorise la culture au détriment de l’élevage. La France n’y était pas favorable14. C’est également au cours de cette phase que le 30 juin 1965, en désaccord avec ses partenaires sur le financement de la PAC, de Gaulle décide de pratiquer la politique de la « chaise vide » jusqu’au compromis de Luxembourg de janvier 1966. Le FEOGA tire alors ses ressources du reversement par les États de 90 % du produit des prélèvements, ce qui est défavorable aux pays importateurs, et de contributions budgétaires nationales. La clé de répartition prévoit que la France et l’Allemagne contribuent à hauteur de 28 % du montant global. Dans ce contexte, l’Allemagne, en raison de sa position importatrice de céréales sous le régime de la préférence communautaire, supporte une lourde charge dont profite la France. L’Italie, quant à elle, échappe en partie aux contraintes de la PAC, ayant obtenu des arrangements commerciaux et une réduction de sa contribution financière de 28 à 18 % pour la campagne agricole de 1965- 1966 et à 22 % pour celle de 1966-196715.

2. Une stratégie de nature commerciale

  • 16 AN 800010, article 3, Note de Wormser (Affaires étrangères) à Wallon (Agriculture), à l’intention d (...)

23Les milieux ministériels mettent l’accent sur la nécessité de prix garantis en faveur des producteurs mais aussi sur des perspectives de débouchés supplémentaires financièrement avantageux. L’intérêt de la PAC pour les consommateurs, finalisé dans le traité de Rome, est négligé. Le choix français est clair : « Le mécanisme des prix est le seul régulateur des revenus agricoles. Toute subvention directe à la production de telle ou telle denrée – analogue aux deficiency payments existant en Grande-Bretagne – doit donc être systématiquement écartée. Un tel système n’est pas compatible avec la politique agricole commune. Il convient de ne pas créer un précédent »16.

  • 17 AN, 800401, article 8, Analyse des décisions prises..., op. cit., p. 4.

24La conception protectionniste du marché commun agricole prévaut. Elle permet à la France de gagner des parts de marché dans un cadre intracommunautaire, en particulier en Allemagne. De plus, la France bénéficie de prix supérieurs à ses prix intérieurs pour ses céréales et de la fixation de niveaux de prélèvements élevés. Dès 1962, au ministère de l’Agriculture, on estime que le système du prélèvement est la « pièce maîtresse des futures organisations de marché qui a le double avantage de conduire les pays à appliquer une véritable politique commerciale commune en matière de produits agricoles et de fournir les ressources nécessaires au fonds de soutien communautaire »17.

  • 18 AEF, B 54954, DREE, Note d’information : ouverture des NCM de Genève, 15 juin 1964, 7p., p. 3.

25En outre, en matière de soutien à l’agriculture, au cours des négociations commerciales multilatérales (NCM) qui ont lieu dans le cadre du GATT, le gouvernement français défend avec succès le principe d’une consolidation de la « marge de soutien » dont bénéficient les productions agricoles européennes. Une telle consolidation freine le processus de la libéralisation des échanges internationaux au profit de la CEE. Le montant de soutien est en effet constitué par « la différence entre le prix du produit sur le marché mondial et la rémunération obtenue par le producteur national »18.

  • 19 AEF, B 54972, DREE, Note du 17 octobre 1968 : Prix conventionnels et, Arrangements commerciaux entr (...)

26En dépit de certaines divergences d’approche entre les ministères de l’Agriculture et les ministères des Finances et des Affaires économiques, les fonctionnaires qui suivent le dossier agricole européen ont en commun le souci constant de faire aboutir des exigences françaises permettant d’assurer une compatibilité entre l’organisation des marchés au niveau national et à celui de la CEE. En matière d’échanges avec les pays tiers, la France refuse aux partenaires extérieurs des garanties d’accès qui compromettraient la préférence communautaire et s’oppose à un système de prix conventionnels qui aurait pour conséquence de diminuer les recettes du FEOGA et donc d’augmenter la contribution financière de la France19.

  • 20 AN, 900638, DREE, Les négociations de Bruxelles sur l’unification des prix agricoles, décembre 1964 (...)

27Du point de vue français, le temps fort de la stratégie commerciale européenne que le gouvernement est parvenu à faire prévaloir est « l’unification des prix des céréales » qui marque « une étape décisive dans la construction de l’Europe agricole ». À « la mise en œuvre, dans les États membres, de règles uniformes en matière de protection des marchés, d’intervention et de formation des prix » succède la mise en chantier de « la fusion des marchés nationaux dans un marché unique avec toutes les conséquences qui en résultent sur le plan économique et financier »20.

B. Une série d’avantages économiques

1. En 1968, un bilan très positif

28Dans une note de juillet 1968, la DREE dresse le tableau suivant qui résume les bienfaits de cette politique commerciale pour le pays :

  • 21 AEF, B 54972, DREE, Note pour le ministre : Politique agricole, 23 juillet 1968, 8 p., p. 1.

« Le bilan de la Politique agricole commune pour l’économie française est, sans nul doute, positif. En supprimant à peu près tous les mécanismes nationaux de limitation des productions, l’organisation des marchés agricoles européens a permis une progression assez satisfaisante des revenus agricoles, malgré une baisse relative des prix moyens à la production. Elle a atténué la charge agricole pesant sur notre économie en permettant l’écoulement de nos excédents à des prix préférentiels obtenus soit d’une concentration de nos échanges vers la communauté, soit du versement par elle de compensations financières finançant notre accès au marché mondial »21.

  • 22 AN 900638, article 26, Bilan et situation..., op. cit., p. 9.
  • 23 AN 900638, article 22, DREE, Note d’information sur l’évolution du Marché commun (1958-1968), octob (...)

29Ce bilan s’appuie sur une évaluation quantitative qui atteste que la mise en place d’un marché commun agricole a, entre 1962 et 1968, limité les risques de l’expansion de la production agricole française. Celle-ci a été stimulée par les lois d’orientation agricole et par l’existence d’un marché intracommunautaire, en particulier la production céréalière. Pour la période 1958-1962, les excédents de céréales représentaient 15 % de la collecte ; pour la période 1962-1966, on atteint la proportion de 35 %22. Plus globalement, en 1967, ses cinq partenaires de la CEE absorbent, sur le total des exportations françaises, 51 % des céréales, 53 % des produits laitiers, 55 % des fruits frais et 35 % des vins et boissons. Ces produits représentent les trois quarts des exportations agricoles françaises. Ainsi, « C’est... la France qui a le plus profité jusqu’à présent du désarmement douanier entraîné par l’application progressive de la politique agricole commune »23.

  • 24 Ibidem, p. 38.

30D’autres chiffres sont tout aussi significatifs : en matière commerciale, en 1966, la PAC s’est soldée par 3 250 millions de francs d’exportations, soit un tiers des échanges intracommunautaires. Les exportations de céréales entre 1958 et 1966 ont été multipliées par 8,6 et celles des produits laitiers par 13. En termes de bilan financier, en 1968, la France profite d’un transfert de fonds du FEOGA qui s’élève à 1 130 millions de francs. Elle bénéficie également, du fait de ses ventes à l’intérieur de la CEE à des prix européens supérieurs aux prix intérieurs, par ailleurs supérieurs aux cours mondiaux, d’un avantage évalué à 800 millions de francs. Par conséquent, elle retire environ 2 milliards de francs par an de la PAC alors que le budget national consacre, en 1968, 5 milliards de francs au soutien des marchés agricoles nationaux24.

  • 25 AN, 880334, article 42, Ministère de l’Agriculture, Direction des Relations internationales (DRI), (...)

31En somme, dans une large mesure, la France fait financer une partie du soutien à son agriculture par ses partenaires qui, en 1967, sont destinataires de plus de la moitié de ses exportations agricoles contre 38 % en 1963 et 28 % en 1958, étant précisé que son premier client est l’Allemagne25. Affinant son analyse, en octobre 1968, la DREE souligne :

  • 26 Idem, DREE, Echanges extérieurs de produits agricoles..., op. cit., p. 3.

« À défaut de l’existence de débouchés communautaires aux prix intérieurs français et de la contribution de nos partenaires au financement de notre accès au marché mondial, la progression de nos excédents eût beaucoup plus rapidement créé une charge difficilement supportable pour nos finances publiques ». Et d’ajouter : « Un calcul sommaire montre que l’ensemble des avantages commerciaux (exportations sur CEE aux prix intérieurs français) et des compensations financières que nous consentent nos partenaires représentera en 1968 30 à 40 % du coût total de soutien des marchés nationaux »26.

  • 27 Idem, DRI, Évolution des échanges agricoles..., op. cit., p. 2 et p. 4.

32Le ministère de l’Agriculture abonde dans le même sens en soulignant que « La CEE est le meilleur client de la France et c’est la France qui a le plus bénéficié du développement des échanges intracommunautaires », à cause surtout de la préférence communautaire qui a permis de multiplier par 10 les exportations des produits soumis à une réglementation européenne27.

2. Le développement d’une stratégie gagnante

  • 28 Idem, DREE, Note sur la PAC, 3 août 1966, 15 p., p. 6.

33Par conséquent, la PAC permet à la France de stimuler l’expansion de son agriculture, d’améliorer sa balance commerciale et de faire supporter par ses partenaires une partie du soutien octroyé à ses producteurs. Les charges de soutien à ce secteur sont estimées à 2,2 milliards de francs pour 1970, dont 0,7 milliard sera à la charge du budget communautaire, compte tenu d’une contribution française qui n’atteindra que 1,2 milliard de francs28.

  • 29 AN, 900638, article 26, SGCI, Bilan de la PAC, 7 septembre 1965, op. cit., 18 p., p. 4.

34Cette position n’est pas le résultat de circonstances conjoncturelles. Elle relève d’une stratégie économique qui repose sur une idée simple : la PAC doit favoriser le développement de l’agriculture française et surtout ne pas engendrer de dépenses budgétaires supplémentaires. L’analyse du SGCI de 1965 soulignait qu’en raison de ses excédents de céréales exportées dans la CEE, pour « les campagnes qui vont de 1962 à 1965, la France devrait recevoir environ 550 millions de francs (déduction faite de ses contributions) » du FEOGA et que « le marché commun pourrait devenir plus nettement bénéficiaire encore pour la France ». Le même document précisait : d’une part, que cette spéculation agricole, « la plus coûteuse pour le FEOGA (37 à 48 % de la section garantie quand tous les produits agricoles seront couverts par la politique commune) », procurerait des recettes « au bénéfice presque exclusif de la France » et, de l’autre, que « les secteurs agricoles les plus favorisés profitent du marché commun pour accroître leurs débouchés (céréales) ». Par ailleurs, elle établissait que « La politique agricole commune nous protège contre notre propre retour à un protectionnisme agricole qui serait difficile à éviter dans un cadre strictement national ». Et de noter : « Même si le marché commun n’apparaît pas comme une source directe d’économies budgétaires, la politique agricole commune utilisée avec fermeté peut constituer un frein à l’augmentation des dépenses budgétaires. Sans développement des ventes à l’extérieur au prix intérieur français, le gouvernement aurait probablement été obligé soit d’augmenter tout de même le quantum, soit d’entreprendre une politique coûteuse de limitation de la production. Sans règlement financier, la politique française devrait se modifier et s’orienter probablement vers une restriction de la production »29. Ces considérations permettent de comprendre l’intérêt que peut présenter la PAC pour l’ensemble de l’économie française et justifient les options défendues à Bruxelles.

  • 30 Michel Cointat, Directeur général de la production et des échanges au ministère de l’Agriculture, D (...)

35Au ministère de l’Agriculture, Michel Cointat fait la même analyse en 1966. Il déclare : « L’Europe des Six a conduit l’agriculture française à se composer un nouveau visage. Une politique plus dynamique, mieux adaptée a été redéfinie et se met progressivement en place... Nous produisons trop de sucre, trop de blé, parfois trop de beurre et il devient maintenant nécessaire de développer les courants d’exportation » en considération de la mise en place de marchés agricoles européens30.

36Ainsi, dans un contexte d’économie néo-libérale, régionalisée pour réaliser un marché commun agricole européen individualisé par rapport au marché mondial, la France s’efforce de concilier, au nom de la défense de l’intérêt national, les mécanismes du marché et une intervention de l’État qui se situe au niveau national et au plan européen. Au niveau national, le développement des grandes productions est soutenu dans une perspective de conquête de débouchés européens. Dans le cadre de la CEE, elle joue la carte communautaire qui déplace le protectionnisme national sur une autre échelle qui lui est particulièrement favorable, compte tenu de l’efficacité du principe de la préférence communautaire et du système des prélèvements/ restitutions qu’elle parvient à faire admettre avec une certaine complicité du vice-président de la Commission Sicco Mansholt.

37Les gains économiques pour la France ne sont pas uniquement quantitatifs. Comme le souligne le rapport interministériel de 1965 :

38« La politique agricole commune protège l’économie française de risques non négligeables :

  • elle réduit la capacité de concurrence des industries des autres États membres, obligées de participer au financement de nos excédents et de renoncer à l’avantage des achats sur le marché mondial ;

    • 31 AN, 900638, article 26, Bilan de la PAC, op. cit., p. 17.

    le développement de certaines productions, à l’exemple de celles des céréales, serait, en l’absence de marché commun agricole, insupportable pour notre économie et nos finances »31.

  • 32 Ibidem, p. 5.

39De telles considérations sont reprises en octobre 1965 par la DREE qui indique : « Le marché commun agricole freine l’accroissement des dépenses budgétaires françaises mais il surcharge nos grands partenaires industriels. Ceux-ci subiront le poids de lourdes contributions au FEOGA qui permettront de mieux équilibrer la concurrence entre l’économie française et celle de nos partenaires »32.

C. Mises en garde et suggestions

1. Les premières inquiétudes

  • 33 AEF, B 54972, Note DREE du 23 juillet 1968, op. cit., p. 2.

40Jusqu’à la crise du 30 juin 1965, la PAC est considérée comme la solution aux problèmes de fond de l’agriculture française et une excellente opération en termes commerciaux et budgétaires. Par la suite, la prise de conscience des limites d’un accroissement de la production nationale et des possibilités d’exportation chez nos voisins qui s’engagent sur la voie de politiques agricoles orientées vers une plus grande indépendance, en particulier l’Allemagne, conduit à une réflexion sur les perspectives à long terme de la PAC. Les prix élevés et les excédents sont une autre source d’inquiétude car la pression des pays tiers se dessine en vue d’une modification du système de protection communautaire et en raison du coût du financement de ces excédents pour leur écoulement hors communauté. En juillet 1968, plus nettement encore les problèmes « sont posés par l’évolution récente du revenu agricole, la concurrence croissante de nos partenaires, l’accroissement très rapide des charges financières de soutien des revenus agricoles, la remise en cause de ces charges entre la France et ses partenaires », en l’occurrence les pays importateurs que sont l’Allemagne et l’Italie33.

  • 34 Ibidem., p. 3.
  • 35 Ibidem., p. 13.

41La baisse des prix et des soutiens agricoles s’avérant politiquement irréalisable, la France met l’accent sur la nécessité d’adopter un règlement financier de la PAC qui doit permettre le maintien du statu quo aussi longtemps que possible ou une alternative : « Dans la négociation sur le règlement financier, l’intérêt de la France devrait sans doute être de rechercher un juste équilibre entre le maintien des compensations financières dont elle bénéficie et la recherche de satisfactions commerciales plus substantielles »34 car, pour les produits agricoles, la liberté du commerce international « serait politiquement assez difficilement supportable pour les agriculteurs français »35.

  • 36 Voir Le plan Mansholt, SECLAF, 1969, 517 p.
  • 37 Idem, Le rapport Vedel, Rapport général de la Commission sur l’avenir à long terme de l’agriculture (...)

42Elle reste fidèle à son option commerciale au détriment d’une approche structurelle que Mansholt préconise et tente de faire prévaloir en décembre 1968 avec le lancement de son mémorandum « Agriculture 1980 »36. Si cette orientation est admise en principe sous une forme qui ne remette pas en cause le développement de l’agriculture française mais l’affermisse et permette de corriger certains effets pervers de la PAC et de la nouvelle donne du commerce international des produits agricoles – c’est l’objet du rapport Vedel37 –, elle donne lieu à une levée de boucliers de la part des milieux professionnels. Pour ce qui est des limites d’une approche essentiellement commerciale, elles sont mises en évidence par des fonctionnaires, aussi bien du ministère de l’Agriculture que du ministère de l’Économie et des Finances.

2. Des propositions de réforme

  • 38 AN 800010, article 1, Note Armand Wallon, 55 p.

43À l’Agriculture, dès 1964, le chef du service des Relations internationales Armand Wallon, estime que la spécialisation et la rationalisation des productions doivent aller de pair avec une adaptation des structures, ce qui implique l’élaboration d’une politique structurelle européenne38. Mais sur ce terrain, malgré la création, dès 1962, d’un Comité permanent pour coordonner les politiques des structures, la France traîne les pieds.

44Par la suite, un rapport de l’Inspection générale de l’Agriculture sur les options de politique agricole, élaboré à la fin de 1969, insiste déjà sur l’opportunité de « cesser de payer seulement un produit au producteur pour lui payer aussi une attitude et une politique : cette reconversion du soutien des marchés s’associe aisément à la bataille du progrès ». Sa conclusion mérite d’être citée :

  • 39 Idem, IGA, Options de politique agricole, septembre 1969-janvier 1970, Rapport, 57 p., p. 20 et p.  (...)

« La préservation de la nature, l’aménagement de l’espace, le maintien du peuplement rural, la continuité de l’exploitation du sol : autant d’impératifs non mercantiles que la primauté de la civilisation impose à la politique agricole. Quelle que soit la façon de les payer, il faut rémunérer ces prestations que la terre doit à la société »39.

45Ce même rapport relève aussi la nécessité de « concilier l’antinomie entre la parité voulue par l’agriculteur et la compétitivité exigée par l’État, sans sacrifier l’une à l’autre ».

  • 40 AEF, 4A 2605, Pierre Mayer, Organisation des marchés agricoles par les professions, Rapport, 10 avr (...)
  • 41 Pierre Mayer distingue le quantum qui implique une limitation des coûts de soutien (en cas de dépas (...)

46Au ministère de l’Economie et des Finances, l’approche économique est privilégiée. Un désengagement de l’État en matière de soutien aux producteurs est préconisé. Un rapport de l’inspecteur des finances Pierre Mayer, remis en avril 1969, propose une organisation des marchés agricoles par les professions40. L’auteur estime que le « soutien des marchés par l’État approfondit le fossé qui sépare le producteur de ses débouchés. Il détourne les exploitants du souci de se gérer sainement autour de leurs marchés. Il les écarte des disciplines du progrès. Il encourage l’inorganisation et l’irresponsabilité ». Il met aussi en garde contre la dérive des crédits de soutien de l’État à l’agriculture, estimés à 5 milliards en 1960, 11 en 1965 et 17 en 1968, soit une progression de 240 % entre 1960 et 1968, qui correspond au double de celle des dépenses publiques. Sont déjà évoqués l’opportunité et l’intérêt de mettre en place des systèmes de quantum et de quota41.

  • 42 AEF, B 54972, DREE, Note Politique agricole, op. cit., p. 5.

47Sur un plan plus général, si les ministères de l’Agriculture et ceux de l’Économie et des Finances sont globalement d’accord sur les orientations de la PAC, lorsqu’apparaissent les premières difficultés de nature conjoncturelle, une certaine divergence semble se dessiner. À l’Agriculture, sous la pression des milieux professionnels, on est favorable au maintien de la politique commerciale mise en place au début des années soixante, ce qui exclut d’envisager une limitation autoritaire de la production. Il faut stabiliser les prix et se protéger de la concurrence des pays tiers. Au ministère de l’Économie et des Finances, la DREE, en juillet 1968, insiste par contre sur la nécessité d’une refonte des politiques agricoles française et européenne. Elle préconise une politique de transferts sociaux, c’est-à-dire l’octroi d’aides directes et l’instauration de prélèvements sur les secteurs favorisés (céréales, betteraves), concomitante à une politique des marchés plus libérale. Elle suggère une orientation vers une limitation de la production et une baisse des prix42. Et de préciser : « Il appartiendrait à des mécanismes d’aide sociale d’assurer les compléments de revenu nécessaires au maintien en activité des exploitants marginaux ou à leur conversion ». Il s’agit de faciliter une évolution « naturelle » de l’agriculture française.

48Il existe donc, dès la fin des années soixante, au niveau des instances interministérielles qui participent à la mise en place d’un marché commun agricole, un courant favorable à une réflexion sur les enjeux et sur les perspectives à long terme de la PAC. Et il est intéressant de constater que, trente ans plus tard, ces idées sont reprises dans le débat relatif au contenu de la prochaine réforme de la PAC.

Conclusions

  • 43 Cette thèse est défendue par les représentants français à l’occasion des congrès internationaux d’a (...)

49La France, dotée d’une agriculture potentiellement puissante, cherche, dès le début des années cinquante, à promouvoir la création d’une communauté agricole européenne (projet de pool vert) fondée sur un système européen d’organisation des marchés pour les principaux produits agricoles. La décision d’inclure l’agriculture dans une CEE lui fournit une occasion propice pour transposer au niveau de la Communauté des Six des mécanismes d’organisation des marchés. L’idée n’est pas neuve : au cours des années trente, il était admis que l’action nationale devait précéder l’action internationale pour faciliter le développement des échanges internationaux de produits agricoles43.

50Les gouvernements successifs de la période gaullienne jouent la carte commerciale en misant sur une adaptation progressive des structures pour les rendre plus compétitives. Ainsi, la France participe à un décloisonnement sélectif des économies nationales de la « petite Europe ». Elle cherche avant tout à confirmer sa position exportatrice en la recentrant sur la CEE en vertu du principe de la préférence communautaire. En outre, elle persuade ses partenaires d’adopter une stratégie protectionniste commune au détriment des pays tiers, matérialisée par l’instauration du système des prélèvements/restitutions.

  • 44 AEF, B 54972, DREE, Les négociations de Bruxelles..., op. cit., décembre 1964.

51En somme, elle est parvenue à faire admettre la définition de mécanismes d’organisation des marchés avant l’élaboration d’une véritable PAC telle qu’elle avait été prévue dans le traité de Rome et par la résolution de la conférence agricole de Stresa. Jusqu’à la fin de 1964, elle fait prévaloir, de concert avec la Commission, des règles communautaires en matière de protection des marchés nationaux, d’intervention communautaire et de formation des prix européens, dans une optique de rapprochement des marchés nationaux sans remise en cause de ses intérêts. Par la suite, l’unification du prix des céréales lance le processus du marché unique dont la France souhaite une mise en place rapide44 afin de stimuler le progrès de son agriculture.

  • 45 AN, 900638, article 22, Note sur un entretien Michel Debré/Jean Rey du 19 septembre 1968, p. 4.

52Réticent à l’adoption d’une politique structurelle européenne, le gouvernement s’accommode, au cours de la période 1958-1968, de cette politique agricole commerciale qui apporte au pays, ainsi qu’aux producteurs, des avantages inespérés à court terme. En septembre 1968, Michel Debré, ministre de l’Économie et des Finances, évoquant la réalisation de l’union douanière, souligne : « C’est la Politique agricole commune ou plutôt ce que l’on appelle de ce nom et qui, en fin de compte, est seulement une politique des marchés qui a été pour la France le motif pour accepter l’abaissement des droits de douane »45.

  • 46 AEF, DREE, Note du 23 juillet 1968, op. cit., p. 9-10.
  • 47 AN, 880334, article 42, DREE, Echanges extérieurs de produits agricoles..., op. cit., p. 4.

53Le bilan est positif mais les experts mettent déjà en garde les responsables politiques sur le caractère artificiel de la situation en termes de production et d’échanges, tant dans le cadre de la PAC que dans le contexte de l’évolution des échanges agricoles mondiaux. La DREE note : la PAC « a permis l’évolution nécessaire sans pour autant bouleverser l’équilibre économique français... ; l’agriculture française a cherché à se moderniser, elle a renoncé à défendre la petite exploitation familiale pour mieux soutenir la concurrence européenne »46. Et d’ajouter que si la politique agricole communautaire protectionniste était « rendue inévitable par la nécessité de protéger les revenus des producteurs, elle ne peut que rendre plus difficile l’aboutissement de toute tentative d’organisation durable de certains marchés mondiaux. Elle a, en tout cas, multiplié le contentieux international mettant en cause la PAC »47.

Notes

1 Gilbert Noël, « French Agricultural Pressure Groups and the Project for a European Agricultural Organisation », in R.T. Griffiths and B. Girvin (Ed.), The Green Pool and the origins of the Common Agricultural Policy, L.P. Bloomsbury, 1995, p. 53-55.

2 Pour une analyse détaillée du projet de pool vert, voir Gilbert Noël, Du pool vert à la politique agricole commune ; Les tentatives de communauté agricole européenne entre 1945 et 1955, Economica, 1988.

3 Traité de Rome instituant la CEE, Titre II, L’agriculture, articles 38 à 47.

4 Résolution finale de la Conférence agricole des États membres de la CEE, Stresa, 3-12 juillet 1958, in Recueil des documents de la Conférence..., document CE 2116/2/59/5, p. 220-224.

5 Bureau d’information des Communautés européennes, « La politique agricole commune », Les Documents, n° 39, février 1967, fournit des tableaux comparatifs sur les six agricultures pour la période qui nous intéresse, p. 5-10, ainsi qu’une analyse des principes et des mécanismes originels de la PAC.

6 Sur la manière dont sont organisés en France les travaux relatifs aux questions européennes, voir Christian Lequesne, « L’administration centrale française et l’Union européenne », in Yves Doutriaux et Christian Lequesne, Les institutions de l’Union européenne, La Documentation française, 1998, p. 101-135.

7 Archives nationales (AN), 880334, articles 42, 43 et 44, Mise en œuvre de la PAC, Généralités (1960-1969) mais aussi archives du ministère de l’Économie et des Finances (AEF), Fonds 10 : Commerce extérieur, B 54972 qui donnent des indications sur la question de l’organisation et des compétences respectives des services concernés.

8 AN, 900638, article 26, SGCI, Dossier « Bilan et situation des Communautés européennes », Annexe II, Bilan de la PAC, 1er octobre 1965, p. 9. Ce dossier a été préparé par le SGCI avec le concours du ministère des Affaires étrangères et du ministère des Finances et des Affaires économiques.

9 AEF, B 54972, Notes de la DREE, février-mars 1960, notamment Note pour le Cabinet du ministre, 25 février 1960, p. 2.

10 Définition donnée par la Commission de la CEE in CEE, Commission, Direction générale du marché intérieur, DG Agriculture, Procès-verbal de la réunion ad hoc des experts gouvernementaux pour l’application aux échanges de marchandises des décisions du Conseil en matière de PAC, document III/VI/5795/62 F, 9 juillet 1962, p. 13.

11 AN, 800401, article 16, Etude sur les politiques agricoles des partenaires de la France dans la CEE, 10 pages et 2 tableaux comparatifs détaillés, non daté (1958 ?), p. 1.

12 AN, 800401, article 8, Ministère de l’Agriculture, PAC, Analyse des décisions prises le 14 janvier 1962 par le Conseil des ministres de la CEE, 70 p.

13 AN, 800010, article 3, SGCI, Propositions financières de la CEE, 27 avril 1965.

14 Idem, Dossier Wallon, Note du 13 juin 1963.

15 AN, 880334, article 42, DREE, Echanges extérieurs de produits agricoles ; Situation et perspectives, 1er octobre 1968, 10 p., p. 3.

16 AN 800010, article 3, Note de Wormser (Affaires étrangères) à Wallon (Agriculture), à l’intention des Italiens et des Allemands, 13 juin 1963, p. 2.

17 AN, 800401, article 8, Analyse des décisions prises..., op. cit., p. 4.

18 AEF, B 54954, DREE, Note d’information : ouverture des NCM de Genève, 15 juin 1964, 7p., p. 3.

19 AEF, B 54972, DREE, Note du 17 octobre 1968 : Prix conventionnels et, Arrangements commerciaux entre la CEE et certains pays tiers – Secteur agricole, 20 mars 1969, 7 p., p. 6.

20 AN, 900638, DREE, Les négociations de Bruxelles sur l’unification des prix agricoles, décembre 1964, 20 p., p. 1.

21 AEF, B 54972, DREE, Note pour le ministre : Politique agricole, 23 juillet 1968, 8 p., p. 1.

22 AN 900638, article 26, Bilan et situation..., op. cit., p. 9.

23 AN 900638, article 22, DREE, Note d’information sur l’évolution du Marché commun (1958-1968), octobre 1968, 113 p., p. 38-39.

24 Ibidem, p. 38.

25 AN, 880334, article 42, Ministère de l’Agriculture, Direction des Relations internationales (DRI), Note pour le ministre : Évolution des échanges agricoles intracommunautaires, 30 p., p. 5.

26 Idem, DREE, Echanges extérieurs de produits agricoles..., op. cit., p. 3.

27 Idem, DRI, Évolution des échanges agricoles..., op. cit., p. 2 et p. 4.

28 Idem, DREE, Note sur la PAC, 3 août 1966, 15 p., p. 6.

29 AN, 900638, article 26, SGCI, Bilan de la PAC, 7 septembre 1965, op. cit., 18 p., p. 4.

30 Michel Cointat, Directeur général de la production et des échanges au ministère de l’Agriculture, Dissertation bruxelloise, au Conseil général des IGREF, 5 mai 1966, 12 p., p. 1.

31 AN, 900638, article 26, Bilan de la PAC, op. cit., p. 17.

32 Ibidem, p. 5.

33 AEF, B 54972, Note DREE du 23 juillet 1968, op. cit., p. 2.

34 Ibidem., p. 3.

35 Ibidem., p. 13.

36 Voir Le plan Mansholt, SECLAF, 1969, 517 p.

37 Idem, Le rapport Vedel, Rapport général de la Commission sur l’avenir à long terme de l’agriculture française (1968-1985), p. 521-568.

38 AN 800010, article 1, Note Armand Wallon, 55 p.

39 Idem, IGA, Options de politique agricole, septembre 1969-janvier 1970, Rapport, 57 p., p. 20 et p. 57.

40 AEF, 4A 2605, Pierre Mayer, Organisation des marchés agricoles par les professions, Rapport, 10 avril 1969, 67 p., p. 2.

41 Pierre Mayer distingue le quantum qui implique une limitation des coûts de soutien (en cas de dépassement, la dépense supplémentaire est répartie sur les producteurs au prorata de leurs excédents), du quota, système dans le cadre duquel on fixe un objectif de production au delà duquel les quantités produites ne bénéficient plus d’un soutien, op. cit., p. 41.

42 AEF, B 54972, DREE, Note Politique agricole, op. cit., p. 5.

43 Cette thèse est défendue par les représentants français à l’occasion des congrès internationaux d’agriculture qui se tiennent pendant l’entre-deux-guerres.

44 AEF, B 54972, DREE, Les négociations de Bruxelles..., op. cit., décembre 1964.

45 AN, 900638, article 22, Note sur un entretien Michel Debré/Jean Rey du 19 septembre 1968, p. 4.

46 AEF, DREE, Note du 23 juillet 1968, op. cit., p. 9-10.

47 AN, 880334, article 42, DREE, Echanges extérieurs de produits agricoles..., op. cit., p. 4.

Auteur

Gilbert Noël est maître de conférences à l’Université d’Artois. Il a publié Du pool vert à la politique agricole commune, Économica, Paris, 1988 ; France, Allemagne et « Europe verte » P. Lang, Berne, 1996 ; Le conseil de l’Europe et l’agriculture, P. Lang, Berne, 1999.

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