1« Qui suis-je comme historien ? » C’est là une question cruelle : quelle image ai-je de moi ? puis-je avoir de moi ? qui suis-je à mes yeux ? Or tout bouge autour de moi, tout semble de plus en plus complexe, incertain ; suis-je seul à ne pas changer ? Tout est ébranlé, on a un sentiment de solitude presque tragique, et le métier a souvent des côtés noirs, des tristesses, des périodes de doute, des crises d’anxiété qui arrivent très tôt, dès 30-35 ans. Faut-il en parler ? La question « qui suis-je ? » renvoie nécessairement à ces périodes vagues, incertaines, on ne sait plus trop ce que l’on est, on doute de ce que l’on peut être, on voit toutes les choses « en noir », on sent sa volonté minée, on se voit rejeté par les autres, on devient un écorché vif. Comment saisir ces systèmes d’incertitude, d’anxiété ? Nous voudrions avec prudence (qui oserait tout dire ?) faire quelques observations sur le vécu de l’historien pendant ces périodes difficiles1.

1. L’ébranlement

2Quand on cherche à s’observer, à faire le point, on s’aperçoit de l’étendue de la dégradation, de la délition de son moi ; on est pris au piège :

• l’environnement devient hostile, les pairs, les élèves, les patrons marquent leur dédain ou leur indifférence ;

• la solitude nuit beaucoup ; on parle bien aux autres, mais on ne les comprend pas (plus on parle, moins on les entend), on finit par se replier sur soi, on ne sait plus où se situer, sur l’échelle des historiens de sa génération ou par rapport à ses pairs ;

• on a du mal à cerner ce qu’on veut dire, à réfléchir à ce qu’on veut construire ; or l’histoire est vouloir, si on élimine le vouloir, il ne reste qu’un amas de fiches désordonnées ou d’écrits médiocres ;

• on se sent incapable de monter de nouveaux projets, d’aller exploiter de nouveaux domaines, on a perdu tout goût d’entreprendre, de rêver, de créer, on se sent sans moyens, inerte, plein de dégoûts et d’amertumes, on a de plus en plus de mal à vivre.

3Il faut bien voir les conséquences d’un tel ébranlement :

• on ne sait plus dire des choses importantes (« Il a baissé, il se répète, il n’apporte plus rien, sa dernière communication était nulle ») ;

• les choses s’effondrent sous les pas, on glisse sur des feuilles mortes, on vit dans l’insécurité, on se sent vulnérable ;

• à un certain âge on est rattrapé par le temps, par le pressentiment d’une fin proche – alors qu’on n’y songeait jamais (on avait tant travaillé en oubliant « le reste », c’est-à-dire, le plus important, ce qui touche à la mort, au néant) ; on est repris au tournant, rendu à l’humaine condition (quel que soit son orgueil de savant), on sent bien qu’on risque d’être remis à son juste niveau (l’oubli réduit à néant tous les travaux, si érudits soient-ils) ;

• on découvre qu’il y a des choses tragiques dans l’existence, on voit le malheur se rapprocher – alors qu’on n’y croyait guère, qu’on ne le voyait pas chez les autres (on vivait dans sa bulle) ;

• l’imaginaire se met en branle ; on entrevoit sa propre décadence, on calcule les temps, on découvre le poids des instants, on sent que la volonté s’en va, que la vie vous échappe chaque jour... La situation devient confuse ; on a x années derrière soi, on a gaspillé des milliers d’heures : que va-t-on faire des quelques années que l’on a devant soi ? On ne sait trop que répondre, toutes les certitudes sont ébranlées.

II. Le système d’anxiété

4Le métier d’historien apporte beaucoup d’incertitudes, de troubles, mais l’anxiété finit par s’emparer du moi, par détruire la volonté. Examinons trois sources principales de ce système d’anxiété.

5Première source : l’hémorragie du temps. La vie est hémorragie, on ne sait plus comment retenir le temps, agir efficacement, l’anxiété s’installe au creux de chaque instant, on a peine à dérober quelques parcelles de plaisir fugitif.

6Deuxième source : la grâce est, elle aussi, fugitive ; l’historien a besoin de grâces multiples, continues ; mais quelquefois la grâce est une chose ténue, fugitive, qu’on ne reconnaît pas, qu’on ne peut saisir, on passe à côté (et on dit plus tard : si j’avais su...), on se sent écarté, rejeté.

7Troisième source : l’obsolescence, telle qu’elle est vécue, fabrique mécaniquement l’anxiété ; les systèmes de recherche se dégradent, les œuvres deviennent obsolètes, on vit avec des principes vieillis qui vous tirent vers le bas, quels que soient les efforts, les grâces même ; quand on s’examine, on voit bien les ravages de l’obsolescence :

• les méthodes pour connaître se détruisent de l’intérieur, leur durée est faible, la petite phrase de saint Paul vaut condamnation « Si quelqu’un croit connaître quelque chose, c’est qu’il ne connaît pas encore la manière de connaître » : toute certitude est nécessairement ruinée ;

• la vision de l’histoire que l’on avait se délite, on ne se reconnaît plus en elle, on donne bien encore des conseils aux élèves en fonction de cette vision, mais on sait que c’est une illusion, une chose dépassée, à laquelle on ne croit plus, ou une rêverie qu’on met en doute chaque jour ; il n’y a plus accord intime entre cette vision et le vouloir, on vit désaccordé, on voudrait autre chose, mais on ne sait quoi ;

• on s’aperçoit que le système de recherche qu’on a construit touche à touche ne colle plus, ne rend plus, il a vieilli et n’a plus d’assises solides ; on a épuisé le plaisir qu’il donnait, on sait qu’il faudrait le changer, mais on n’en a pas le courage, car on a la sottise de croire qu’on a construit des choses importantes ; il y a crise du système, quels que soient le vouloir, les talents – on ne sait trop que faire : tout remettre à plat, faire table rase, mais suivant quels principes ? On est dans une situation cruelle ; on s’aperçoit du néant de ce qu’on croyait faire ou posséder, on a gaspillé son temps sine fructu, on se retrouve misérable, dépouillé de toute certitude, incapable de réagir.

III. La fragilité

8On doit aller plus loin pour pénétrer le vécu de l’historien, chercher à saisir sa fragilité, sa vulnérabilité. On en saisit bien les formes.

9Première forme : la fragilité intérieure ; on dit des choses douteuses, arbitraires, partielles, insuffisantes, on aperçoit bien ce qu’on devrait faire, les qualités qu’on devrait posséder pour « apprivoiser » ce qui résiste, s’approprier ce qui est important ; mais on découvre peu à peu qu’on n’a plus le courage, les talents nécessaires, qu’on reste en deçà ou en arrière.

10Deuxième forme : la fragilité extérieure ; on a misé sur des choses qui n’ont « probablement » pas d’intérêt, X se moque de mes recherches, Y considère que je perds mon temps ; on est déprécié, raillé par les autres ; on n’a pas réussi à se saisir d’un sujet très difficile permettant des effets de brillance, on n’était pas à la hauteur de ses désirs, on avait dérapé, ou encore on n’a pas reçu les dons nécessaires ; ce qu’on entrevoit est fugitif, ce qu’on a entrevu ne reviendra pas ; les instants les plus précieux sont perdus irrémédiablement (« J’ai bien entr’aperçu, j’ai failli saisir, j’ai cru avoir le temps, j’ai eu la bonne intuition – mais je n’en ai rien fait ») ; on n’a pas réussi à « transformer l’essai », on a perdu sa mise, on a bâti sur du sable, avec du sable, une heure avant la marée ; on est déçu, amer, on a le sentiment d’avoir été piégé. Être fragile, c’est apercevoir qu’on va inexorablement vers la ruine.

IV. Règles d’usage

11On voit bien la difficulté de parler de ses rêveries noires, de ses doutes quasi-obsessionnels. Quels conseils peut-on donner ?

12Première règle : il faut dédramatiser, éviter les crises ; tout doute est chose normale, c’est même un signe de bonne santé (le doute robuste, volontaire assure le moi) ; l’anxiété est chose habituelle dans un métier aussi lié à la mort (c’est l’absence d’anxiété qui est inquiétante : on n’est plus qu’un rentier). Mais il faut des régulateurs : l’amour d’un certain ordre coutumier, un certain mode de vie régulier, une attention à soi vigilante (on doit éviter tout dérapage).

13Deuxième règle : ce qui est important, c’est de vouloir et de vouloir de façon continue, tenace ; l’histoire est volonté au sens cartésien du terme (et on ne peut vouloir que cela), on doit construire une œuvre, « exploiter son capital de désir et de vigueur intellectuelle » (comme dit Valéry), et par suite il faut se mettre hors de prise pour protéger son travail et réduire les périodes grises ou noires qui sont dangereuses : on doit faire la police de ses états d’âme.

14Troisième règle : on doit faire preuve de souplesse, de flexibilité ; si l’on a moins de plaisir à faire tel type d’histoire, il faut en changer, rêver à d’autres explorations, à d’autres soucis, avoir des rêveries mobiles. Rien n’a d’importance : l’histoire n’est qu’un jeu, les crises et petits drames n’existent que parce qu’on ne voit pas que ce n’est qu’un jeu (on joue avec son esprit, et à somme nulle). Si l’on s’attriste, se tourmente, c’est qu’on n’a pas encore compris les règles du jeu.

Conclusion

15Rien n’est plus malaisé que de décrire ces incertitudes : quelles leçons peut-on tirer de ces brèves observations ?

16Première leçon : dans un tel métier, lié à la mort, on est toujours assailli par les interrogations, les doutes ; on n’en est pas détourné par l’action, la solitude accroît l’anxiété ; on ne doit pas s’étonner de cet état d’insécurité, mais on doit prendre quelques précautions « raisonnables » pour éviter les dérapages.

17Deuxième leçon : on a peine à se situer (on le voit bien aux archives orales), plus on avance en âge, plus on est incertain de son jeu ; c’est sans doute un signe de vieillissement, mais il vaut mieux douter que de se calcifier, ou de glisser au monde des endormis. Les flottements, les hésitations sont inévitables ; c’est sottise de croire qu’on peut rester immobile, sûr de soi.

18Troisième leçon : Qui suis-je en tant qu’historien ? est une des questions les plus redoutables ; on ne peut y répondre qu’avec crainte et tremblement, on varie sans cesse, on n’a aucune unité intérieure. « Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux », disait Montaigne ; on vit nécessairement dans l’incertitude, l’anxiété, on ne sait trop ce qu’on peut valoir : au jour du jugement on aura quelque peine à rendre des comptes.