1Comment inventer les possibles ? C’est là une des parties les plus discrètes, les moins étudiées du métier. L’historien doit tenter de s’installer aux limites du possible, faire reculer ce qu’on a cru « impossible », transformer de l’impossible, de l’inconnu en du possible, du connu, du probable. Cette tentative est sans doute déraisonnable : mais à l’évidence l’histoire a besoin d’esprits déraisonnables, d’« amateurs de difficultés »1, qui ne pensent pas comme le troupeau et qui guerroient aux limites du savoir. Rien n’est fixe, rien n’est joué en histoire : c’est un métier libre, mais beaucoup d’esprits ne sont pas vraiment libres, ils ont besoin de lisières, ils vivent à louage2. Nous voudrions esquisser quelques réflexions sur cet aspect méconnu de la création en histoire3.

I. Qu’est-ce qu’« inventer » les possibles ?

2C’est là une question difficile : mais les disciplines progressent parce que quelques personnalités ont su imaginer des possibles, faire sauter la barrière entre le possible et l’impossible, montrer que le métier d’historien est un jeu libre, mobile, où rien n’est fixé d’avance. Mais on n’ose trop parler de cette rêverie – ou invention – des possibles, qui par elle-même est subversive et qui ne peut s’enseigner : tout dépend des talents, de la flexibilité, du caractère, de la volonté (comme dit Valéry « les esprits valent selon ce qu’ils exigent. Je vaux ce que je veux »)4. C’est un don des Dieux, que peu possèdent.

3Personne ne sait comment mener cette « invention » : on voit des choses qui d’impossibles, « inimaginables » deviennent possibles, proches, probables, on approfondit des techniques, des méthodes qui élargissent la vision5, on pressent la possibilité d’avancées décisives. Imaginer les possibles joue à la fois sur le choix des champs de recherche6, les techniques d’exploitation7, les modes de présentation8 ; par construction, rien n’est fixe, déterminé, la chaîne des novations est sans fin : ce qui est important pour un historien, c’est de réfléchir aux histoires à naître9 à l’intérieur de telle discipline ou sous-discipline.

4Passer du non-connu, du non-visible au connaissable, au visible, au probable est une mutation étonnante, mais les voies en sont mystérieuses. On « croit » que quelque chose est impossible à traiter : mais souvent il ne s’agit que de préjugés, de conventions héritées du passé, parfois de myopie ou de censure inconsciente : il faut se libérer de ces entraves invisibles. Mais on doit bien voir les conséquences de cette « libération ».

5Première conséquence : ce qu’on croit connaissable, visible, est souvent non connu, « invisible » : on a une vue étrécie, mutilée, imparfaite des choses, on croit connaître et en fait, on ne connaît que des apparences, on n’a pas vu ce qu’il était important de voir à l’intérieur de ce prétendu connaissable.

6Deuxième conséquence : croire qu’on ne pourra jamais traiter ce qui relève du non-connaissable est tout aussi erroné : en fait, on n’a pas voulu ou su – pour des raisons compliquées, qui tiennent à la coutume10 – imaginer qu’on pourrait un jour traiter ce prétendu non-connaissable.

7L’invention des possibles joue à la fois sur ce qu’on croit connaître et savoir et sur ce « dont on n’a pas idée » et qu’on croit inconnaissable. Or c’est par la même tension, la même volonté qu’on peut obtenir ce double changement de vision, les principes sont les mêmes.

II. Fondements

8Cherchons à examiner les fondements de cette « invention » des possibles, qui est flexible, « déraisonnable », incertaine.

9Premier fondement : c’est une sorte de libération, on découvre le jeu des possibles en soi-même, on a la hardiesse, le courage nécessaires, on se libère des douanes intellectuelles11, des contraintes extérieures. Parfois on découvre qu’on a des dons inexploités, des possibilités intérieures inutilisées12, des ressources en quelque sorte spirituelles, qui font inventer des possibles.

10Deuxième fondement : le vouloir ; on veut aller au-delà du possible, on s’installe aux frontières du possible et de l’impossible ; on hésite, on tâtonne, on rêve13 ; on recherche les anneaux manquants ; on explore par cercles concentriques. Mais aucune méthode assurée n’existe pour transformer de l’impossible en possible.

11Troisième fondement : l’évidence. Ce qui frappe dans ces « inventions », c’est l’immédiateté, presque l’urgence : on voit le nouveau « possible » de la façon la plus claire, la plus distincte14, la plus évidente, sans qu’on sache toujours comment on pourra l’atteindre. C’est une intuition aigüe, on a trouvé15 quelque chose « qu’on n’imaginait pas » (une quaestio, une méthode, une technique, un champ de recherche) – le reste n’est plus qu’un jeu, on rentre dans le monde du jouable, du probable, du « raisonnable »16.

III. Conditions

12On voudrait bien pouvoir saisir ce qui se passe dans cette « invention » des possibles (qui est proche de l’invention du poète) : c’est une chimie singulière, avec des choses vraies et d’autres fausses, illusoires. On n’est pas dans le domaine du rationnel (même si l’on y revient tôt ou tard). On peut rappeler quelques sources que Valéry avait évoquées jadis17, et qui valent pour toute invention des possibles :

• les désirs insensés, absurdes : c’est souvent un bon prétexte pour des rêveries dynamiques ;

• les rêveries longues, hésitantes, les ruminations qui aboutissent presqu’à une « transe » (André Lichnerovicz l’a décrite pour le mathématicien)18 ;

• le prolongement d’un échec visible, qui déblaie le terrain, qui montre des « possibles » nouveaux (on a échoué sur A, on entrevoit que A1 ou A2 est possible, il faut sauter un anneau) ;

• la rébellion contre l’interdiction « C’est impossible »19 ;

• le hasard intelligent, qui suppose en fait un capital accumulé de rêveries, d’intuitions, de connaissances (tout comme pour l’amateur d’art qui fait des « trouvailles) ;

• l’amour des quaestiones ; on traite l’impossible en jouant, on calcule en sautant des transitions, en trichant, en s’installant au cœur du sujet, en raisonnant le moins possible.

13On voit la variété des sources possibles : seul le journal de l’historien – s’il en tenait un – pourrait montrer ces multiples figures. Rien n’est raisonnable dès qu’on rêve sur les possibles. En fait, très souvent on voit et on ne voit pas les possibles, on « entrevoit » ce qu’il faudrait faire, mais comme un point fugitif, on n’a que des clartés obscures, et souvent même on va vers l’échec.

IV. Applications

14Comment peut-on appliquer cette « invention » des possibles ? On est bien désorienté dès qu’on cherche les moyens pratiques : donnons quelques exemples.

15Premier moyen : dans chaque segment de recherche on peut chercher à introduire cette imagination des possibles et élaborer un arbre des possibles en partant : 1) du connu qui n’est pas vraiment connu, 2) de ce qu’on croit inconnaissable : on dénombre les possibles « visibles » ou « invisibles ».

16Deuxième moyen : on doit introduire la dimension de 2050 : quels sont les lectures, les centres d’intérêt de l’historien de 2050 ? C’est une machine à rêver, mais qui permet d’entrevoir des « possibles 2050 ».

17Troisième moyen : on peut chercher à réfléchir sur les facteurs d’opacité, de résistance (psychologique ou coutumière) qui empêche de voir les possibles : c’est une méthode indirecte, qui permet parfois de découvrir des failles dans le système du « non-visible ».

18Quatrième moyen : on peut chercher à lire en soi : ce qu’on trouve en soi est souvent fort utile pour pressentir, déverrouiller, saisir ce qui paraissait inaccessible, on doit creuser en soi20 pour trouver ce qu’il serait important de voir (ainsi en histoire du quotidien, en histoire psychologique et même en histoire bureaucratique).

19Mais on voit bien les limites du jeu : car ces moyens sont fort peu raisonnables ; à la vérité on trouve souvent « ce qu’on ne cherchait pas », on « entrevoit » des choses, mais on ne sait si l’on sera capable de les exploiter (les chances d’interprétation, de mise en œuvre sont faibles)21.

V. Règles du jeu

20On a grand peine à fixer quelques règles du jeu en ce domaine (tout comme pour l’invention dans les sciences exactes).

21Première règle : cette « invention » des possibles joue à tous les niveaux de la recherche – y compris au niveau « stratégique » le plus important (quels sont mes « possibles » sur les dix prochaines années ?)22 : ce n’est pas seulement un jeu d’hypothèses, on est engagé profondément23. C’est le meilleur remède à l’immobilisme – et à la régression.

22Deuxième règle : les techniques de cette « invention » ne sont pas connues, ce ne sont pas des règles, des recettes ; « rêver sur les possibles » est impossible pour un grand nombre, qui ont besoin d’être « dirigés sur la cible »24, qui ne savent pas sortir d’un cercle étroit, fixe, déterministe, qui ne sont pas libres.

23Troisième règle : c’est une erreur de croire que l’histoire est et sera immobile, réduite à des possibles fixés par la coutume, le passé ; l’histoire est un jeu, et par suite elle suppose l’incertitude, l’indétermination, elle renferme de multiples possibles, elle a des formes indéfinies : ce que ne veulent pas comprendre certains esprits passéistes.

24Quatrième règle : l’historien tend à maximiser son plaisir et il y a un plaisir certain dans cette invention des possibles, cette rêverie floue sur les connexions du possible et de l’impossible ; l’instant où l’on entrevoit un « possible » inédit, qui pourrait être important, apporte un plaisir aigu (on a créé, ou on risque de créer quelque chose).

Conclusion

25Peut-on tirer quelques leçons de ces observations élusives ?

26Première leçon : il est dangereux de parler de l’invention du possible : c’est chose tout aussi subversive que d’évoquer les « histoires à naître », car elle joue à la fois sur ce qu’on croit connaître (et qui est en fait inconnu) et sur ce qui est apparemment inaccessible, inconnaissable et qu’on veut transformer en connaissable, en probable. Ce qui doit inciter l’historien à beaucoup de prudence.

27Deuxième leçon : on doit chercher à approfondir cette invention du possible ; il est plus important de chercher à entrevoir ou pressentir des choses impossibles que d’accumuler des fiches, et de faire de l’histoire répétitive : le plaisir est beaucoup plus vif.

28Troisième leçon : sur 40 ou 45 ans on doit savoir bien jouer sa partie : il est nécessaire – c’est un devoir d’état, un devoir vis-à-vis de la discipline – d’imaginer habilement des possibles et de mener à bien ce qu’on a pu pressentir ou inventer. Mais les joueurs experts en ce domaine sont trop peu nombreux.