1Parler en histoire des limites de son savoir est chose fort peu convenable, on touche à de singuliers tabous : personne ne fait de cours sur les limites de l’histoire économique ou de l’histoire de la spiritualité. L’historien n’est pas toujours bien conscient des limites de son savoir, ou de ce qu’il croit savoir, il n’aime pas calculer les limites de son jeu, il est sûr de lui et ne met guère en doute sa manière de connaître. Pourtant la conscience des limites est une nécessité du jeu, on doit bien connaître les limites – tacites ou expresses – de son prétendu savoir, et on n’exerce pas de la même façon son officium quand on est lucide sur les limites de sa manière de connaître. Mais ce sont là des quaestiones qu’on mesure mal et sur lesquelles on préfère garder le silence : nous voudrions, avec prudence, présenter quelques observations sur l’importance des limites dans le jeu de l’historien, leurs fondements, leurs conséquences et sur les règles de « bon usage ».

I. Qu’est-ce que les limites ?

2Réfléchir sur les limites de son savoir paraît chose inutile : on a une méthode assurée, on applique des règles conformes à la coutume, on fait comme les autres. Mais l’excès d’assurance est chose fâcheuse : l’historien doit chercher à mettre en doute ce qu’il sait, s’interroger sur la valeur limitée, sur les imperfections de son savoir – ou de ce qu’il croit savoir –, ce qui l’amène à poser des questions gênantes : qu’est-ce que savoir ? qu’est-ce que j’ignore ? qu’est-ce que je sais mal ou imparfaitement, et pourquoi ? Dès qu’on met en doute sa manière de savoir, de connaître, on prend conscience du système de limites dans lequel on vit, on s’inquiète de choses qui paraissent aux autres « sans importance », sur lesquelles on préfère faire silence, on voit des choses oubliées, tues ou dissimulées, on constate ses erreurs (j’ai étudié la fiscalité à telle date – mais j’ai oublié de parler de la fraude, du mensonge fiscal) ; évoquer les limites introduit le désordre dans le jeu, on découvre l’importance du douteux, du lacunaire, du probable, on s’aperçoit des limites de son regard : mais parfois ce sont là des découvertes pénibles, car on rompt avec la coutume.

II. Principes

3Comment explorer les limites d’un savoir quelconque ? On est dans un domaine qui demeure flou.

4On voit bien les caractères des limites ; c’est ce qui borne, sépare, mais aussi ce qui fait pression, contraint, « détermine ». Les limites sont choses douteuses, incertaines par elles-mêmes, elles sont « probables », on n’en a qu’une connaissance floue. Mais les limites sont aussi choses qu’on peut reculer, ébranler, reporter ; les contraintes peuvent être levées ; les limites peuvent être flexibles, mobiles. Les limites sont ce qui empêche toute connaissance certaine, « totale », ce qui entrave tout savoir, engendre nécessairement le doute, provoque le refus de toute certitude ; pour tout « savoir », c’est une menace en quelque sorte nécessaire.

5On comprend l’embarras pour réfléchir sur les limites d’un « savoir » historique quelconque, explorer un système de limites : les limites montrent notre incapacité à comprendre, à connaître, à construire un « savoir », et quand on est conscient des limites de sa manière de connaître, de son savoir, on se rend compte de son impuissance, de sa maladresse, on perd toute confiance en soi : ce qui explique sans doute qu’on n’aime guère parler des limites, de la valeur des limites, de leur ambiguïté, mais qu’est-ce qu’en histoire un savoir qui n’est pas limité ? Les limites appartiennent nécessairement au savoir, elles font partie de la manière de connaître, du modum sciendi, elles expliquent sa nécessaire imperfection. Plus l’historien réfléchit sur son savoir, plus il est conduit à vouloir connaître les limites qui rendent son prétendu savoir partiel, médiocre, incertain, illusoire ; seuls les demi-habiles croient à la valeur de leur savoir, ils ne mettent pas en doute leur capacité de connaître.

III. Fondements

6On doit bien saisir les fondements des limites de notre savoir.

7Premier fondement : les limites tiennent aux préjugés, au système de conventions, d’habitudes, de coutumes, aux passions de l’historien ; on est bien là dans le champ de la première règle du Discours de la méthode, qui dénonce la servitude des préventions, des idées préconçues, des choses obscures que l’on doit dissiper, détruire par le doute systématique, ce qui suppose un effort douloureux pour « se libérer ». Or dans chaque discipline on constate un amas de préventions, de conventions ni claires ni distinctes, qui entravent la recherche.

8Deuxième fondement : les limites tiennent également à la volonté de faire une histoire scientifique ; or l’histoire n’est qu’un jeu, elle n’est pas une science, elle ne peut atteindre le vrai, elle n’enseigne pas, on ne peut en tirer des leçons ; ces préjugés pseudo-scientistes – conformes à une certaine « coutume » – conduisent souvent à des travaux d’histoire résumée, lisse, mécanique, dont la valeur est nécessairement réduite, limitée, et le taux d’obsolescence rapide.

9Troisième fondement : certaines limites tiennent à ce qu’on ne peut voir, appréhender, saisir, à ce qui ne laisse pas de traces, à ce qui est occulté, immergé, invisible ; or ces « trous », ces lacunes, variables suivant les disciplines, ne sont pas toujours bien repérables ; parfois on n’en a qu’une idée vague (qu’est-ce que le clandestin dans une institution ? une entreprise ?) – et pourtant ce non-connu, non-connaissable représente souvent des choses importantes, parfois plus importantes que ce qui est visible, connu et connaissable.

10Quatrième fondement : les limites tiennent à l’ hémorragie du temps ; notre savoir, notre manière de voir, de connaître sont millésimées, enracinées dans un temps donné, et les travaux sont nécessairement voués à une obsolescence plus ou moins rapide ; toute recherche sera réduite tôt ou tard au néant, mais l’historien préfère oublier ces limites temporelles.

11Cinquième fondement : les limites tiennent aussi à la conscience de la mobilité du jeu ; je traite telle question – mais comment l’historien de 2050 ou de 2080 la verra-t-il ? Quels seront ses centres d’intérêt, sa manière de connaître ? L’écart entre 1950 et 2000 nous montre la forte probabilité de mutations capitales d’ici 2050 ou 2080 – on peut chercher à deviner, à anticiper ces mutations.

12Sixième fondement : les limites tiennent enfin à certaine opacité, au poids trop grand de ce que l’on croit savoir et qui entrave le regard, empêche de voir au-delà de ce qu’on sait ; ce qu’on ne sait pas est souvent plus important que ce que l’on sait, mais, la paresse aidant, on se satisfait d’un savoir réduit, étriqué, aseptisé, on ne soucie plus de voir autrement, de saisir des choses « probablement » plus importantes (les jurys de thèse le font remarquer : « Vous savez des choses, mais vous n’avez pas vu ce qui était essentiel, cherché à connaître ce qui était “le plus important”, vous avez limité votre regard à ce qui était le plus facile... ») : cet effet mécanique est souvent fâcheux et conduit à des travaux plus ou moins médiocres ; on doit mettre en doute la valeur de ce qu’on croit savoir.

13On saisit combien ces différentes limites peuvent entraver l’effort de l’historien, mais on n’ose pas trop en parler, car ces limites ne sont que « probables » ; pourtant les ingénieurs cherchent à calculer les limites probables de résistance des matériaux, ce qui leur donne une certaine sécurité, ces calculs visent à l’efficacité ; en histoire on doit chercher aussi à calculer les limites probables, on peut gagner en sécurité, en efficacité, on peut accroître la durée « probable » des travaux ; mais ce n’est pas la coutume, on osé à peine dans un livre glisser quelques réserves prudentes, montrer nettement les limites de son travail.

IV. Les qualités nécessaires de l’historien

14Prendre conscience des limites est une nécessité du métier, on en tire nécessairement un profit, on améliore la qualité de son travail ; mais c’est un exercice pénible, tous les esprits n’y sont pas aptes, la réflexion sur les limites exige de l’historien quelques qualités. Essayons de décrire ces qualités.

15Première qualité : la volonté : on veut voir clair en soi, savoir où l’on peut aller, saisir ce qui résiste ; calculer les limites suppose un vouloir-voir au-delà des apparences, on cherche à éprouver ces limites, au besoin à les reculer.

16Deuxième qualité : la prudence : on est conscient que son savoir – ou ce qu’on croit savoir – est menacé, qu’on doit assurer sa démarche, prendre des garanties, pratiquer un doute préventif.

17Troisième qualité : l’imagination : on doit imaginer les limites probables, l’au-delà de ce qu’on sait ou croit savoir, chercher à saisir le par-dessous, le clandestin, à voir le non-visible ; c’est une analyse inventive, qui permet parfois de reculer les limites, ou de les déplacer, on explore les marges, l’entre-deux entre le connu et le non-connu.

18Quatrième qualité : la capacité de refus : on refuse les apparences du savoir, les fausses certitudes et les fausses satisfactions, on ne croit pas pouvoir tout savoir, tout expliquer, on refuse de faire comme les autres, on calcule les limites du jeu.

19Cinquième qualité : l’humilité : on sait d’instinct que tout prétendu savoir est limité, toute manière de connaître bornée. « Si quelqu’un croit connaître quelque chose, il ne connaît pas encore la manière de connaître » ; cette petite phrase impitoyable de saint Paul doit être méditée par tous les historiens, toute manière de connaître, modum sciendi, est imparfaite, elle n’est, au fond, qu’une illusion.

V. Conséquences

20On doit faire effort pour saisir l’ensemble des conséquences d’une théorie des limites ; on est dans un domaine très flou.

21Première conséquence : toute connaissance d’un historien suppose des limites nécessaires – mais elles sont bien différentes en histoire de la spiritualité et en histoire de la métallurgie : on doit chercher à calculer les limites, à saisir le système des limites « probables » pour la discipline ou sous-discipline (comment faire l’histoire de la fiscalité en « oubliant » l’histoire de la fraude fiscale ?) – mais ce n’est pas un exercice facile (on peut commettre aisément des erreurs faute de connaissance « technique » des realia).

22Deuxième conséquence : pourquoi ne veut-on pas voir les limites ? Quelles sont les résistances à une telle réflexion sur les limites ? On voit bien la diversité des sources d’une telle omission : la paresse, une assurance excessive, la croyance qu’on maîtrise facilement un « savoir », l’incapacité à saisir les choses par le dedans, le refus de pratiquer un doute systématique (le doute de A montre les limites a₁, a₂, a₃...), l’ignorance volontaire des limites temporelles (tout savoir est « millésimé ») ; l’historien a peur de ce que lui montrerait une réflexion systématique sur les limites.

23Troisième conséquence : l’exploration des limites crée souvent quelques difficultés ; on perd du temps à les étudier, on maîtrise mal ces limites (on se heurte à des impasses, par exemple quand on s’intéresse au clandestin), on ne voit que des choses douteuses, incertaines, parfois on perd le sens des proportions ; on veut faire reculer les limites, mais on perd de vue l’essentiel, on prend le change, on ne sait plus gérer son temps ; une certaine prudence et modération est nécessaire, le calcul des limites ne doit pas paralyser la recherche.

24Quatrième conséquence : la conscience des limites renvoie nécessairement à l’obsolescence, à la nullité finale du jeu ; la vision de l’historien est limitée dans le temps, ses travaux seront tôt ou tard obsolètes, c’est là chose inévitable ; notre connaissance des limites varie dans le temps, le système des limites peut reculer, des contraintes peuvent disparaître, on peut chercher à prévoir ces variations temporelles (les nouvelles manières de connaître, les nouvelles visions des choses) ; les limites ne sont pas fixes, elles sont « nécessairement » mobiles – ce qui accroit le taux d’obsolescence.

25Cinquième conséquence : la conscience des limites varie avec l’âge ; quand on est jeune, on oublie facilement les limites du jeu, les « patrons » n’en parlent pas (personne ne fait de cours sur les limites) ; avec l’âge on prend conscience de l’importance des limites, on cherche à en tirer des conséquences pour son jeu, on se met à douter de la valeur de son « savoir », de son « expérience », on comprend mieux l’obsolescence « probable », on perd son assurance – mais on a peur de ce qu’on découvre, on n’ose explorer systématiquement les limites, entreprendre une histoire « probabiliste » qui va contre la coutume ; on est piégé, et on ne sait comment sortir du piège.

26Sixième conséquence : on doit tirer les conséquences pédagogiques de cette conscience des limites, de ce savoir des limites, mais cela suppose quelque courage ; dans un cours, dans un livre on doit insister sur l’importance des limites, les détailler au besoin (la note d’orientation de recherche, à la fin d’un livre, permet de montrer qu’on n’est pas dupe) ; dans son séminaire, on peut montrer l’importance du système des limites, les difficultés d’analyse des limites, insister sur l’exploration des limites, l’art des limites, et peut-être chercher à établir une ingénierie des limites (comment peut-on étudier ce qui touche au clandestin ? comment saisir les limites d’une histoire de l’immatériel dans une entreprise ?). Cette science des limites est un domaine qui reste à explorer systématiquement.

VI. Règles du jeu

27On a quelque peine à saisir les règles de bon usage, tant la matière est délicate.

28Première règle : on doit s’entraîner – pour sa discipline ou sous-discipline – à bien calculer les limites, et pour une recherche donnée, il faut s’efforcer de les saisir dès le départ, et en cours de recherche. Mais ce calcul des limites suppose une certaine capacité philosophique, de solides connaissances techniques du sujet, et le sens des choses cachées, tues, dissimulées.

29Deuxième règle : les limites doivent être formulées par écrit, en cotant leur degré plus ou moins fort de probabilité ; on s’installe aux limites du « connu », ce qui permet de critiquer les travaux antérieurs, de prévenir les critiques des successeurs et de faire des explorations fructueuses sur les marges du connu (par exemple on peut détailler les désordres d’un système comptable, mettre à jour les mécanismes de corruption d’une bureaucratie, démonter des systèmes de mensonge dans une grande entrepris).

30Troisième règle : on doit chercher à enseigner les limites, à montrer les limites du jeu de l’historien, à expliquer les limites d’une discipline ou sous-discipline (que peut-on savoir ? que ne sait-on pas ? quelles sont les limites nécessaires de la manière de connaître ? comment calculer les limites ?) ; c’est là un enseignement nécessaire – même s’il est mal accepté.

31Quatrième règle : on doit s’efforcer de raisonner sur la science des limites, avoir une vue claire des limites de son jeu – de tout jeu –, mettre en doute tout ce que l’on croit savoir, chercher à saisir les limites possibles, leurs chances de développement (par exemple pour l’histoire de l’immatériel dans l’histoire des entreprises).

Conclusion

32Quelles leçons peut-on tirer de ces observations souvent trop allusives ?

33Première leçon : prendre conscience des limites est un exercice trop peu pratiqué, alors que c’est une nécessité du jeu : pour être un bon joueur on doit avoir une conscience aigüe des limites du jeu, on peut mieux calculer ses coups, on est plus prudent, plus inventif.

34Deuxième leçon : réfléchir sur les limites et la science des limites peut apprendre beaucoup à l’historien ; la limite enseigne, elle incite à voir autrement, elle libère le regard, elle peut même obliger à faire. Calculer les limites « probables » peut inciter à explorer le non-connu, le non-connaissable, à tenter de déplacer, de reculer les limites, mais tout dépend de la capacité créatrice de l’historien.

35Troisième leçon : on a tort de ne pas enseigner aux jeunes l’importance, la valeur des limites, car ils ont le courage, l’imagination, les talents nécessaires pour explorer ces limites, pour en tirer le meilleur parti ; tôt ou tard on sera amené à créer une ingénierie des limites pour les aider à dépasser ces limites, aujourd’hui trop facilement acceptées.