Scepticisme et probabilisme
p. 161-165
Texte intégral
1Scepticisme et probabilisme sont en histoire fort proches l’un de l’autre : ce ne sont pas des systèmes doctrinaux, ce sont des pentes de l’esprit, des visions antidéterministes de l’histoire, mais il n’est pas aisé d’évoquer leurs liens : le probabilisme est plus une technique d’examen, une pratique de l’historien, le scepticisme est plus un refus de toute possibilité d’accéder au vrai, mais on voit la difficulté de mesurer les différences (l’un et l’autre montrent notre ignorance, mais ils ne le disent pas de la même façon). On n’aime pas parler du scepticisme en histoire : et pourtant avec l’âge, l’expérience de la vie, l’historien devient de plus en plus sceptique, il ne croit plus à grand chose ; le probabilisme lui permet de mieux asseoir son scepticisme, de lui donner une méthode. Nous voudrions – avec prudence – présenter quelques réflexions sur les liens du probabilisme et du scepticisme et sur les règles du jeu à adopter
I. Le probabilisme conduit au scepticisme
2Le scepticisme n’est pas une doctrine, mais une pente de l’esprit, une attitude philosophique qui est entretenue par l’esprit d’incrédulité, le goût de l’incertitude, la tendance à se complaire dans le doute. Pour l’historien, le scepticisme le conduit à refuser de croire à un monde d’idées, à une vérité accessible, à un système de causes : il doit suspendre son jugement, et comme disent les Pyrrhoniens selon Montaigne, « je n’établis rien ; il n’est non plus ainsi qu’ainsi, ou que ny l’un ny l’autre ; je ne comprends point ; les apparences sont égales partout ; la loi [possibilité] de parler pour et contre est pareille. Rien ne semble vrai, qui ne puisse sembler faux... » Or le probabilisme nourrit fortement ce scepticisme de trois manières.
3Première voie : le probabilisme montre ce qu’il y a derrière le système nominaliste, les idées sont choses artificielles, plaquées sur un réel ou inconnu ou inconnaissable : l’histoire ne peut être faite avec des idées, des schémas intellectuels arbitraires ; en aucun cas l’histoire ne peut être philosophique (c’est mélanger les genres).
4Deuxième voie : le jeu du probable détruit toute idée de cause ; il ne peut y avoir que des causes apparentes, incertaines, plus ou moins « probables », et toute causalité doit exciter la méfiance ; comme dit Paul Veyne, « l’histoire est un roman vrai, et la conception que l’historien se fait de la « causalité » historique est exactement la même que celle que se fait un romancier de la causalité telle qu’il la met en œuvre dans son roman... » Ce qui élimine une série de discours, de pratiques usuelles, de conventions qui gouvernent la production d’histoire « déterministe », certaine, et qui utilise une causalité fictive, qu’il s’agisse de l’histoire politique ou de l’histoire économique ; on ne peut à la rigueur établir que des relations douteuses entre des faits douteux ; on n’est assuré de rien, on ignore ce qui a pu se passer.
5Troisième voie : le probabilisme détruit toute idée de vérité (la vérité relève de la métaphysique, le vrai n’est pas connaissable) ; on ne peut que « branler, douter et enquérir ». L’historien ne peut accéder à aucune certitude, à aucune vérité, sinon par fiction, mensonge ou volonté de manipulation : et celui qui croit détenir la vérité, ou même partir à la quête de la vérité, ne fait que se mentir à lui-même.
6On conçoit que le probabilisme puisse conduire droit à un scepticisme plus ou moins affirmé (chacun joue suivant son tempérament) : le probabilisme donne au sceptique les outils techniques, les arguments nécessaires, mais il n’est pas en soi une doctrine sceptique ; c’est une des voies conduisant au scepticisme, mais il n’est pas la seule. La difficulté est qu’il y a plusieurs degrés dans le scepticisme ; il y a un scepticisme radical, qui refuse toute apparence de connaissance (ce n’est qu’un jeu d’illusions) et qui ruine toutes les prétentions de l’histoire à comprendre le passé, et un scepticisme raisonnable, qui se contente de s’écarter du dogmatisme et des certitudes du rationalisme déterministe, et qui repose sur une mise en doute générale. A la vérité les historiens ont bien du mal à afficher leur scepticisme, même modéré, car leurs lecteurs, leurs auditeurs exigent des certitudes et supportent mal ce refus de toute « vérité ». Si bien que le probabilisme – qui est une technique d’examen, d’évaluation – leur sert de masque commode pour justifier leur position, leur offre un moyen moins dangereux pour mettre en garde les lecteurs ou auditeurs contre les illusions, les faux-semblants d’une prétendue « vérité ». Le jeu est souvent compliqué, et les adversaires ont beau jeu de confondre scepticisme et probabilisme.
II. Comment lier probabilisme et scepticisme ?
7On doit être prudent dans le maniement du probabilisme : on ne peut afficher ouvertement un scepticisme radical, mais on peut pratiquer le probabilisme en fonction de son scepticisme ; quels moyens peut-on appliquer ?
8Premier moyen : on doit suspendre son jugement, on vit dans le provisoire, l’instable, on applique des règles provisoires de recherche (on doit les réviser périodiquement), on ne prend pas parti, on choisit des sujets permettant une histoire « probabiliste (le choix même du sujet traduit souvent la pente d’esprit probabiliste : si on étudie l’histoire de l’enfance anormale ou l’histoire du silence ou l’histoire des gestes, il y a peu de chance qu’on fasse de l’histoire « déterministe »).
9Deuxième moyen : on doit rechercher toutes les sources du probable ; il y a tout un art de créer des sources, de les provoquer, de voir les choses non visibles, qui permet de construire une histoire aux limites du connu et de l’inconnu. Cette construction des sources est souvent difficile, on doit utiliser les habiletés du juge, du romancier, du rêveur.
10Troisième moyen : on doit exciter sa sensibilité au probabilisme, ne pas croire que ce que l’on fait a de l’importance, de la durée ; on doit même déprécier ce qu’on fait (et qui tôt ou tard sera obsolète) ; on vit dans l’ instable, on joue avec des règles du jeu fragiles, on pratique une histoire artisanale, peu rationnelle, peu raisonnable, une histoire vulnérable, provisoire, incertaine, qui excitera le scepticisme ou l’ironie ou le dédain de nos successeurs.
11Suspendre son jugement, construire les sources du probable, exciter sa sensibilité au probabilisme ; ce sont là trois moyens qui permettent de gérer son système probabiliste tout en ayant une vision sceptique de l’histoire. Comme dit le P. Pouget, « la foi nous rend paresseux » : la règle sceptique doit au contraire accroître notre ingéniosité, renforcer notre volonté d’aller le plus loin possible dans l’exploration du non-connu, elle peut mettre de l’ordre, de la méthode dans le système probabiliste et lui donner une certaine assiette philosophique.
III. Règles du jeu
12Quels conseils peut-on avec prudence donner en ce domaine ?
13Première règle : on doit se soucier du lecteur ; on veut lui insinuer le doute, c’est-à-dire le mettre à même de faire librement son opinion, de relativiser les choses, lui apprendre à penser par lui-même ; il faut donc aller par degrés dans cet « apprentissage », appliquer des tactiques « prudentielles », donner tous les éléments pour que le lecteur soit à même de « juger » (s’il veut « juger ») ; le but doit bien être d’apprendre à penser par soi-même, il faut éviter de lui imposer des vues pré-établies, des préjugés, ce qui n’est pas toujours commode.
14Deuxième règle : on doit se soucier de l’historien 2050, qui est notre seul juge ; il convient de lui faire part de ses incertitudes, de ses doutes, lui exposer son probabilisme, lui indiquer les pistes de recherche probables, les règles du jeu du probable ; on lui montre que l’histoire bouge, que tout « savoir » est instable, provisoire, douteux : on n’expose pas son scepticisme, on marque simplement les limites du jeu.
15Troisième règle : dans la voie du probabilisme on doit aller petitement, lentement ; on choisit de fragmenter, on explore des zones « obscures », on prend des sujets à fort taux d’incertitude (par exemple l’histoire des gestes, qui est inachevée, « impossible ») : ce qui permet de renforcer le système d’insinuation du doute, mais on évite avec soin de faire de l’histoire ouvertement sceptique.
16Quatrième règle : on doit avoir le courage de modérer son scepticisme, d’établir des compromis ; tout dépend de la conjoncture historique, de l’indépendance acquise ; il faut être hardi, mais intelligemment ; le plus souvent afficher son scepticisme est une erreur sur le plan tactique, on fait le jeu de l’adversaire, il faut faire preuve de souplesse, d’habileté. Nul n’est tenu de soutenir ostensiblement son scepticisme ; on peut se retrancher derrière un probabilisme organisé avec soin, qui peut ébranler efficacement les systèmes de certitudes et ruiner l’idée de vrai.
Conclusion
17Quelles leçons peut-on tirer de ces brèves observations ?
18Première leçon : on a une marge de manœuvre importante pour jouer à la fois du scepticisme et du probabilisme ; suivant l’âge, les temps, l’ardeur, on peut jouer ou sur la technique opératoire du probabilisme ou sur l’attitude d’esprit sceptique ; scepticisme et probabilisme apportent l’un et l’autre du plaisir au bon joueur.
19Deuxième leçon : personne ne peut savoir ce que seront le probabilisme et le scepticisme en histoire d’ici 2050 ; la dégradation des systèmes déterministes « coutumiers » ira-t-elle en s’aggravant ? Les résistances au probabilisme croîtront-elles ? Nous ne pouvons le savoir.
20Troisième leçon : le scepticisme comme le probabilisme sont des exercices de la volonté, il faut beaucoup de méthode, d’habileté, de prudence pour bien gérer un « système sceptique » et un « système probabiliste » ; en fait l’historien soucieux de sa carrière ne peut guère afficher son scepticisme, il doit utiliser des masques (larvatus prodeo) : ce qui le conduit à bien des détours.
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