1Peut-on former au probabilisme ? Comment assurer cet enseignement ? On peut hésiter avant de répondre : car nous ne croyons guère qu’on puisse former au probabilisme1, qui est une pente d’esprit plutôt qu’une doctrine. Mais la question mérite d’être débattue : on peut prendre pour hypothèse qu’il est possible de former le jeune historien au probabilisme et chercher à construire un enseignement, à étudier les méthodes, le contenu, les obstacles : l’exercice est tout arbitraire et nécessairement fragile et l’hypothèse n’est peut-être pas réaliste. Tentons cependant, avec prudence, de décrire ce que pourrait être une telle formation2.

I. Méthodes

2Plusieurs voies sont possibles si l’on veut former au probabilisme.

3Première voie : on insinue le probabilisme à l’intérieur d’un cours, d’un séminaire, on donne à l’occasion des analyses probabilistes, des exempla, mais sans insister3.

4Deuxième voie : on essaie de former au probabilisme dans un séminaire spécialisé, où l’on fait un effort de doctrine, où l’on explique en détail ce que peut être le probabilisme :

• on explique l’historique (depuis la Nouvelle Académie)4, les principes ;
• on montre les conséquences nécessaires du probabilisme sur le jeu de l’historien, les règles de conduite, sa manière de connaître ;
• on expose le faire probabiliste, notamment pour le choix du sujet, les modalités de la recherche, la présentation des travaux (on n’écrit pas de la même façon, on ne choisit pas les mêmes sujets, quand on a une « vision » probabiliste) ;
• on donne des exempta (par exemple pour l’histoire du quotidien, l’histoire des cabinets ministériels, l’histoire de la mendicité ou l’histoire de la monnaie) ;
• on insiste sur les conséquences pour les sources (création d’archives orales, collecte des archives écrites).

5C’est là un enseignement général5 : tout dépend de la capacité pédagogique, de l’aptitude à convaincre : on donne des vues générales, on fait des explorations, on force à réfléchir sur ce que pourrait être le « probabilisme » dans le jeu de l’historien.

6Troisième voie : on fait un séminaire spécialisé sur le probabilisme dans tel ou tel secteur (l’histoire de la bureaucratie ou l’histoire de la monnaie ou l’histoire de la métallurgie) ; on montre les questions soulevées par la vision probabiliste ; on dresse un tableau des doutes ; on marque les conséquences possibles sur la manière de chercher ; on s’adresse à des auditeurs qui ont des connaissances déjà spécialisées dans le secteur6 ; on dispose (d’exempla, on étudie des cas concrets, on peut approfondir les conséquences du probabilisme.

7Quatrième voie : on peut faire franchement un séminaire sur le scepticisme en histoire, la nécessité de suspendre son jugement, d’avoir une vision sceptique des choses – par exemple en histoire économique7 ou en histoire bureaucratique8 –. La manière d’enseigner est plus directe, on montre là le probabilisme comme un des fondements du scepticisme et on peut faire une formation plus concrète, plus engagée.

8On a le choix entre ces quatre voies : mais on voit que la qualité des auditeurs n’est pas tout à fait la même, que la tactique pour accréditer le probabilisme peut varier suivant les objectifs (on veut soit sensibiliser au probabilisme, soit inciter les jeunes à réfléchir par eux-mêmes, soit leur montrer les ressources techniques du probabilisme).

II. Limites

9Quelles peuvent être les limites d’un tel enseignement ?9 On doit bien voir les obstacles que l’on rencontre nécessairement.

10Premier obstacle : les réticences des auditeurs, qui ont été formés à une vision déterministe, qui réclame des certitudes, des explications, qui n’ont pas l’habitude de réfléchir à leur faire et qui n’ont, le plus souvent, qu’une faible formation philosophique. Ceci crée nécessairement quelques tensions, et faire un séminaire sur le probabilisme n’est pas de tout repos10. Les historiens « non professionnels » acceptent mieux l’histoire « probabiliste », car ils ont une bonne expérience de la vie pratique.

11Deuxième obstacle : la difficulté technique d’exposer le jeu du probabilisme, ses conséquences réelles sur la pratique de l’historien (par exemple sur la nécessité de faire la part du clandestin, du non-dit, de tenir compte des personnalités créatrices) : les auditeurs voudraient des recettes, des préceptes, on ne peut que les inciter à réfléchir par eux-mêmes sur les difficultés du métier (par exemple comment choisir un sujet ? comment tenir compte dans ses calculs de l’obsolescence probable ?).

12Troisième obstacle : cet enseignement exige de l’historien beaucoup de courage (il va contre la coutume, il n’enseigne pas ce qu’enseignent ses pairs)11, de prudence (on a peur d’engager ses auditeurs sur une mauvaise voie12, de décourager même les jeunes qui veulent des certitudes, on doit doser ce qu’on dit, prendre en compte les objections, ne pas chercher à imposer une « doctrine »), d’habileté, de souplesse (on insinue plus qu’on n’affirme, on montre l’étendue de ses doutes, on détaille la manière de mettre en doute « à titre provisoire » : c’est un exercice de souplesse, on marque intelligemment les limites du savoir, le jeu du probable). On doit avoir une certaine distance à son sujet, mais aussi montrer ses convictions, la nécessité de lutter contre l’ histoire dogmatique, « qui sait tout », qui donne des « leçons » ; c’est le point auquel les auditeurs sont le plus sensibles (ils comprennent les pièges de l’histoire déterministe).

13On saisit bien les difficultés d’un tel enseignement, qui n’est pas facile à construire, même avec la liberté que donne un séminaire : à la vérité, on peut plus facilement sensibiliser au probabilisme, montrer les règles du jeu probabiliste dans un séminaire très spécialisé (par exemple sur l’histoire de la bureaucratie) que dans un séminaire général sur le probabilisme, où l’on risque de dériver vers l’exercice philosophique13. Mais sans doute la meilleure voie serait de faire un séminaire spécialisé sur une histoire à naître14, car on peut là librement raisonner, avoir une vision plus souple des choses, créer des outils d’analyse : on n’est pas entravé par des préjugés, des prévendons et les auditeurs ont la volonté de construire des choses neuves15. Mais peut-être est-il trop tôt pour faire une telle formation : ce ne peut être, à notre avis, que des séminaires à titre expérimental16, permettant de cerner les difficultés pédagogiques, les attitudes et besoins des auditeurs, de saisir les meilleures formules à appliquer (un jour on rédigera un « guide de l’histoire probabiliste » : une formation tôt ou tard a besoin d’un support écrit, malgré tous les risques de durcissement, de calcification que cela comporte).

III. Règles du jeu

14Quels conseils peut-on donner ?

15Première règle : on doit, chacun dans son secteur faire effort de réflexion dans des séminaires « expérimentaux » : ce qui permet d’évaluer les obstacles, les résistances psychologiques, d’élargir la vision, tout en évitant de construire des systèmes clos (ce ne sont que des essais)17.

16Deuxième règle : les auditeurs doivent être des historiens de plus de 25 ans, des doctorants qui commencent à avoir une certaine idée de la vie, des historiens « non professionnels » qui ont la pratique d’un autre métier : on peut dès lors appliquer une pédagogie d’adultes, plus concrète, plus tournée vers la réflexion sur le faire.

17Troisième règle : on peut chercher aussi à former au probabilisme en prenant appui sur les méthodes d’ingénierie historique (telles que les pratiquent les Comités) qui donnent des exempla du probabilisme, et en s’attachant à étudier le développement d’histoires à naître, qui fournissent des études de cas.

18Quatrième règle : on doit s’efforcer de tenir note des discussions des séminaires (procès-verbaux ou résumés écrits)18 pour bien suivre la progression de la formation dont le but, rappelons-le, est bien de faire réfléchir par soi-même sur son poiein.

Conclusion

19Peut-on tirer, de ces quelques observations, des leçons ?

20Première leçon : l’enseignement du probabilisme pose beaucoup de problèmes techniques, le contenu, les méthodes, les applications de cet enseignement sont incertains : les investissements intellectuels n’ont pas encore été faits.

21Deuxième leçon : cette formation au probabilisme a pour mission première d’apprendre à penser par soi-même, à réfléchir sur ce qu’on fait : le probabilisme n’est, en un sens, qu’un moyen pour amener à réfléchir sur son poiein.

22Troisième leçon : un enseignement du probabilisme devrait changer notre vision du probabilisme, permettre un approfondissement du jeu du probable : mais on ne sait guère ce que sera le probabilisme en 2050, sous ce nom ou un autre...