1Plus on est érudit, plus on met en doute son savoir, plus on se défie de son érudition apparente. Rien n’est certain, fixe en matière d’érudition, on sait qu’on ne peut accéder qu’à des choses partielles, imparfaites, douteuses. « La peste de l’homme, c’est l’opinion de savoir », dit Montaigne, et « ce même que nous pensons savoir, c’est une pièce, et bien petite de notre ignorance »1. Celui qui est érudit est conduit nécessairement à une vision probabiliste de l’histoire, il est forcé de désestimer sa science. Mais comment saisir les liens de l’érudition et du probabilisme ? On est dans un domaine où les choses ne sont ni claires ni distinctes : nous voudrions, prudemment et en biaisant au besoin, faire quelques observations sur cet aspect trop oublié aujourd’hui du métier de l’historien2.

I. Qu’est-ce que l’érudition ?

2L’érudition est chose étrange3 : c’est une pratique, mais aussi un devoir d’état ; on s’initie aux règles d’érudition quand on commence le métier (l’apprentissage est parfois long), mais on a quelque mal à définir les principes même de l’érudition : elle est plus ou moins approfondie (il faut choisir un niveau d’érudition) ; on doit hiérarchiser ce qui est important (il ne faut pas mettre tout sur le même plan) ; elle doit être lisible (elle suppose certaines qualités d’exposition). Mais si on veut aller plus loin, on peut rappeler qu’elle doit être proportionnée, raisonnable (il y a une érudition déraisonnable), fidèle et sincère (on doit éviter les triages excessifs), et qu’elle doit apporter du plaisir (trouver la belle pièce, le beau document). On critique trop facilement aujourd’hui l’érudition4 : mais en principe les qualités d’érudition garantissent dans une certaine mesure la durée de vie d’un travail (un travail non érudit tombe in pulverem immédiatement : certains ne le comprennent pas), et on se défie beaucoup de la chétive érudition, de l’érudition médiocre, douteuse de certains historiens.

II. L’érudition renforce le probabilisme

3Il faut être bien conscient des liens étroits entre probabilisme et érudition : mais il n’est pas facile de les comprendre, l’analyste a quelque peine à saisir le jeu.

4Première thèse : l’historien doit mettre en doute son érudition, se défier des imperfections, des lacunes de son système d’érudition. On connaît bien certaines erreurs fâcheuses d’érudition : excès de détails non significatifs, qu’on entasse en désordre, absence de projet réel derrière l’effort d’érudition, refus de mettre en doute ce qu’on croit savoir par le menu, incapacité à voir les choses par le haut... A quoi servent bien tous ces efforts d’érudition, 1°) si on ne se met pas en état de comprendre ?, 2°) si on a des préjugés, des systèmes d’explication préétablis qui faussent la vision ?, 3°) si on ne sait pas montrer ce qui est « probablement » le plus important ? Mettre en doute par principe son érudition est une nécessité pratique, une nécessité presque quotidienne, qui conduit à changer son regard : faut-il rappeler Montaigne ? « Il est advenu aux gens véritablement savants ce qu’il advient aux épis de blé : ils vont s’élevant et se haussant, la tête droite et fière, tant qu’ils sont vides ; mais, quand ils sont pleins et grossis de grains en leur maturité, ils commencent à s’humilier et à baisser les cornes... »

5Deuxième thèse : l’érudition mène au probabilisme. On sait, à un certain niveau d’érudition, que l’on ne peut saisir que des fragments, que son érudition est partielle, insuffisante, incertaine, qu’on n’arrivera jamais à tout comprendre, à tout saisir : on ne travaille que sur des choses douteuses, indéterminées. En érudition on ne sait jamais jusqu’où l’on doit aller, où l’on doit arrêter l’enquête, on n’a jamais de certitudes, aucune règle n’est valable, on doit souvent improviser, faire des choix nécessairement imparfaits ; et souvent on commet des erreurs parce qu’on a fait le mauvais choix d’érudition, on a dédaigné de fouiller tel gîte de documents, qu’un jeune chercheur plus habile exploitera à vos dépens. Contrôler son érudition est chose compliquée, on ne sait pas toujours poser les bonnes questions, on doit faire des efforts pour prendre ses distances avec son érudition, notamment :

6– examiner, à intervalles réguliers, les limites « probables » de son système d’érudition ;

7– réfléchir au lecteur de 2050 : a-t-il ou non besoin de cet ensemble de détails ? On peut quelquefois en douter ;

8– analyser les liens entre ce que l’on veut dire et son érudition : tous ces efforts d’érudition sont-ils justifiés ? Que puis-je tirer d’important de cet amas de détails ? Si je fais de l’histoire de la mendicité, dois-je aller jusqu’à publier des « biographies » de mendiants ?

9Troisième thèse : le probabilisme conduit à une vision plus souple, plus incertaine de l’érudition. Le probabilisme est un état d’esprit, une pratique de défiance de soi : il amène nécessairement l’historien à critiquer sa pratique érudite, à s’interroger (ce niveau d’érudition est-il douteux, exagéré, dangereux ? Ne me suis-je pas perdu dans des minuties, alors que j’ai peut-être oublié de voir des choses importantes, évidentes ?). Jeune on a confiance dans son érudition toute fraîche, on est certain de son niveau d’érudition (même si les jurys de thèse, c’est leur métier, la mettent quelquefois en doute, montrent qu’elle est poreuse, incertaine). Avec l’âge on commence à se méfier de son système d’érudition, on en voit bien les insuffisances (on a des zones d’ignorance fâcheuses), les incertitudes : toute érudition est nécessairement « provisoire », on doit savoir renouveler ses méthodes, sa vision, veiller à entretenir avec soin son capital d’érudition, sinon les travaux sont rapidement obsolètes, mais comment éviter le vieillissement de son système d’érudition ? Personne ne peut avoir de règles certaines.

III. Conséquences

10On doit insister sur les conséquences d’une telle connexion probabilisme-érudition.

11Première conséquence : si on réfléchit sur son érudition, on est conduit à mettre en doute sa pratique, à saisir ses faiblesses « probables », à examiner les trous de son système d’érudition (par exemple voir ce qu’on a oublié de saisir, de dépouiller, de creuser, d’affiner dans tel travail) : on perd ainsi beaucoup de son assurance, on s’aperçoit de la fragilité de ses méthodes d’érudition, de son savoir, la position devient très inconfortable. Comme dit François de Sales, « penser savoir ce qu’on ne sait pas, c’est une sottise extrême ; vouloir faire le savant de ce qu’on connaît bien que l’on ne sait pas, c’est une vanité insupportable ». Et on doit en tirer quelques règles pratiques (par exemple refuser de faire de vagues synthèses ou des articles qui « n’apportent rien »).

12Deuxième conséquence : réfléchir sur son érudition et ses limites conduit à poser les bonnes questions : Comment serai-je jugé en 2050 ? Serai-je compris ? Mon érudition sera-t-elle encore lisible, utile, interrogeable ? On comprend encore assez bien l’érudition de 1850- 1890, il y a un langage commun ; on a déjà quelque peine à comprendre les amas de statistiques, de graphiques (en général non commentés), de cartes qui encombrent les travaux des années 1960- 1990, on ne fait plus effort pour les interpréter ; qu’en sera-t-il pour nous en 2050 ou 2080 ? Les modes d’érudition vieillissent vite, l’obsolescence est certaine. Il faut donc examiner avec soin la manière dont on présente son travail, son système d’érudition, de notes, de pièces annexes, de références, d’états des sources en fonction du lecteur de 2050 – qui est notre seul juge (à supposer qu’il lise encore notre travail : que lisons-nous de 1900 ? 1950 ?).

13Troisième conséquence : quand on veut lancer une « histoire à naître », on doit appliquer des règles prudentielles strictes, faire un effort particulier d’érudition pour désamorcer les critiques « probables », aider les successeurs par des guides de sources, des notes de méthode, des publications de documents... L’érudition est une nécessité au départ : si je fais l’histoire de la toxicomanie en 1970- 2000, je sais que c’est une histoire qui sera importante d’ici 2040- 2050, je dois m’interroger 1°) sur le degré d’érudition nécessaire, possible (jusqu’à quel détail dois-je descendre ? jusqu’à la biographie, au récit de vie du toxicomane ?), 2°) sur les sources possibles, probables (de quelles sources écrites puis-je disposer ?), 3°) sur les sources orales « probables », que je vais devoir créer. Dans chaque « histoire à naître » on doit réfléchir au système d’érudition « probable » que l’on doit pratiquer.

14Quatrième conséquence : on doit s’interroger, dans un Comité d’histoire, sur le niveau d’érudition nécessaire, souhaitable, « probable » : quels programmes d’érudition doit-on entreprendre ? C’est-à-dire comment exploiter le capital d’archives ou connues et inexploitées ou à découvrir ? Comment sauvegarder la mémoire probable des acteurs, pour faciliter le travail des érudits futurs ? C’est-à-dire comment construire cette mémoire (archives, archives orales, récits de vie) pour dans 50 ou 80 ans ? On doit calculer le jeu probable de l’érudit de 2050 ou 2080 et en tirer les conclusions en matière d’archives, écrites ou orales, pour aujourd’hui

IV. Règles d’usage

15Peut-on avancer quelques conseils en ce domaine, notamment pour l’historien d’un certain âge ?

16Première règle : on doit réfléchir au système d’érudition qu’on applique, au degré d’érudition qu’on veut atteindre : or toute érudition est chose relative, « probable » ; on sait qu’un jeune historien sera plus érudit que vous, qu’il posera un jour de meilleures questions, et réduira à néant vos travaux. Un bon érudit sait qu’il ne peut savoir que des choses douteuses, incertaines : il doit pratiquer une certaine modestie, fort proche du scepticisme.

17Deuxième règle : on doit se poser la question : Si j’étais plus savant, plus hardi, quelle érudition pratiquerais-je ? Jusqu’à quel détail descendrais-je ? On peut rêver sur ce qu’on pourrait faire, on n’est pas rivé à un système d’érudition fixe, on peut en changer, adopter d’autres méthodes, d’autres objectifs (par exemple, publier des recueils de documents, un dictionnaire biographique). C’est probablement une erreur, en érudition, que de vouloir creuser le même sillon, et de travailler de la même façon à 25 ans et à 65 ans : on devrait avoir une érudition plus sûre, plus fiable, plus intelligente, qui incorpore une part de rêve plus grande. Et quand on cherche à créer une « histoire à naître », on doit pratiquer une érudition plus hardie, plus inventive.

18Troisième règle : l’érudition est chose qui apporte du plaisir, un plaisir in principio lent, usuel, patient, régulier ; il faut donc chercher à éviter que ce plaisir s’émousse, ne pas s’en tenir à une forme routinière d’érudition, prendre des chemins de traverse, se refuser à la facilité de l’habitude, aborder de nouvelles techniques ou de nouveaux modes d’érudition (par exemple, faire de l’histoire de la spiritualité si l’on est spécialiste d’histoire bancaire) : mais ce n’est pas aisé, les résistances sont très fortes.

Conclusion

19Peut-on tirer quelles leçons, à titre provisoire, de ces quelques observations ?

20Première leçon : à un certain niveau l’érudition conduit à un certain probabilisme, on sait que ce qu’on croit « savoir » est nécessairement limité, incertain, douteux.

21Deuxième leçon : le probabilisme s’appuie sur l’érudition : plus on fait une histoire « probabiliste », plus on a plus besoin d’un système d’érudition fin, solide, habile, proportionné ; les histoires à naître, qui sont par construction probabilistes, devraient faire apparaître de nouveaux modes d’érudition.

22Troisième leçon : d’ici 2020-2040 le probabilisme devrait s’accroître et conduire à approfondir à affiner les techniques d’érudition, à mieux former à l’érudition : il y a beaucoup à innover en ce domaine.