1On peut s’interroger sur les sources du probabilisme : il tient pour une grande part à la sensibilité de l’historien, à son refus de la censurer au nom d’un savoir abstrait, rationnel. Mais qu’est-ce que la sensibilité d’un historien ? On ne sait trop comment décrire ce capital d’émotions, d’intuitions, de rêveries, de réflexes, qui commandent, en amont, le jeu de l’historien1. Le probabilisme est lié à la prééminence de cette sensibilité trop souvent réfrénée, censurée ou mutilée. Comment saisir les liens du probable et du sensible ? On est là dans une matière très délicate, qui touche à la vie intérieure, mais aussi aux principia du métier (pour certains parler de la sensibilité n’est pas « convenable », l’histoire n’est qu’un jeu rationnel)2. Nous voudrions présenter, avec prudence, quelques observations sur la sensibilité au probable, sur les moyens de l’exciter et les règles du jeu qu’on peut appliquer3.

I. Formes de la sensibilité

2La sensibilité de l’historien est chose mystérieuse, nous ne tenterons pas de l’explorer : elle tient à la formation, dès le lycée, à la vocation (au sens fort du terme)4, aux liens tissés avec la mort (on n’est pas innocemment un expert des choses mortes)5. Or la sensibilité joue un grand rôle dans le passage, ou la conversion au probabilisme : mais on ne sait guère comment s’effectue ce glissement ou cet effet de rupture (il varie d’un sujet à l’autre). Deux observations peuvent être faites.

3Première observation : l’ expérience de la vie, sous toutes ses formes, joue un grand rôle dans ce passage, elle incite (quand on prend de l’âge) à être plus incertain, plus hostile aux prétentions hégémoniques de l’histoire « qui-explique-tout », plus sensible au jeu de l’indéterminé, du possible ; on se défie des généralisations hâtives, on doute d’un rationalisme artificiel, on suspend son jugement, on voit mieux les choses en profondeur, on se rapproche du probabilisme du juge ou du contrôleur (tout est douteux, tout suppose un renversement du pour au contre), ou de l’administrateur (aucun choix n’est simple, il y a beaucoup d’impondérables, on ne sait qu’une partie minime des choses)6. Tout dépend de l’expérience de la vie active que l’on peut avoir, des leçons que l’on apprend « à ses dépens ».

4Deuxième observation : la personnalité, le moi de l’historien, est chose difficile à saisir, elle commande la sensibilité au probable sous ses diverses formes ; distinguons arbitrairement plusieurs groupes7.

5Première forme : la sensibilité de ceux qui ne croient pas aux idées, aux choses rationnelles, des sceptiques qui ont le goût du douteux, de l’incertain et qui savent le marquer ; ils détestent les esprits fixistes, qui nient la mobilité des évidences, qui veulent « tout expliquer », et de façon définitive.

6Deuxième forme : la sensibilité de ceux qui aiment à critiquer leurs prédécesseurs, à montrer leurs faiblesses, leurs sottises, qui ont un esprit critique développé, qui sont sensibles à leur indépendance, qui veulent marquer leur différence.

7Troisième forme : la sensibilité de ceux qui ont une formation philosophique éloignée du dogmatisme, des idéologies, de la religion du tout fait, qui savent s’intéresser au temps qui passe, au ténu, au douteux, aux glissements psychologiques.

8Quatrième forme : la sensibilité de ceux qui cherchent à s’observer, à se voir, qui croient que l’histoire tient aussi à la vie intérieure, à la vie spirituelle, qu’elle est un dialogue de soi avec soi.

9Cinquième forme : la sensibilité de ceux qui savent rêver sur ce qu’ils font, qui se fient à leurs intuitions, les poussent le plus loin possible pour interroger le passé.

10Sixième forme : la sensibilité de ceux qui ne croient pas au vrai, qui estiment que l’histoire n’est, et ne peut être qu’un jeu, et qui suivent les hasards du jeu.

11Ce sont là les formes principales de cette sensibilité au probable, qui s’entrecroisent, se chevauchent et dont l’« efficacité » est variable. Or elles incitent à un probabilisme plus ou moins affirmé, elles écartent l’historien des formes traditionnelles de l’histoire, d’un pseudo-scientisme qui exclut la sensibilité (et le moi) de l’historien, qui croit qu’on peut parvenir au vrai des choses – alors que la vérité ne relève que de l’ordre métaphysique8 ; trop souvent l’historien – et notamment le jeune historien – censure sa sensibilité9 et cherche à imiter des modèles abstraits, pour faire « comme les autres », il croit que son métier est de dire le vrai, alors même qu’il ne manie que des choses douteuses, plus ou moins probables.

II. Conséquences

12Il faut bien saisir les conséquences d’une telle situation.

13Première conséquence : on ne peut former au probabilisme, c’est une pente de la sensibilité, une forme de la vie intérieure.

14Deuxième conséquence : le probabilisme suppose qu’on sache exciter sa sensibilité au probable par divers moyens ; on ne doit pas s’écarter du document10 (un collectionneur vient plus facilement au probabilisme qu’un historien « de cabinet »), il est tout aussi nécessaire de ne pas se tenir trop éloigné de la vie pratique, de l’action, qui permet de mieux saisir le probable11.

15Troisième conséquence : le probabilisme conduit la sensibilité à s’affirmer, l’oblige à se produire (c’est un système d’interrogation et d’interprétation), à fixer des règles du jeu différentes (les règles de l’histoire « sensible »).

16Quatrième conséquence : le rôle de la sensibilité varie fortement avec l’âge ; quand on est jeune, elle incite, à 30-35 ans, à glisser au probabilisme12 (avant cet âge, à l’accoutumée on se censure, on ne croit pas qu’on puisse être libre, on subit la pression du groupe). Quand on approche de la retraite, la sensibilité est émoussée, le plaisir s’affaiblit, le jeu du probable est souvent abandonné, parce que trop difficile.

III. Comment exciter la sensibilité ?

17Exciter sa sensibilité est un exercice difficile13 : mais peut-on exciter sa sensibilité au probable ? aiguiser son regard au jeu du probable ? Notre propos est nécessairement fort arbitraire : mais le probabilisme est une sorte d’entraînement de l’esprit, d’entretien de son capital d’émotions et d’excitations. Quels moyens peut-on appliquer ?

18Premier moyen : on peut exciter sa sensibilité philosophique, chercher à réfléchir aux choses vagues, au flou, aux conventions usuelles, c’est la voie de Valéry14 : on découvre l’incertain, on rêve. sur ce qui est indéterminé, douteux, on saisit le relatif, le ténu, le fictif.

19Deuxième moyen : on peut exciter sa sensibilité par le jeu de la vie, l’expérience des hommes, des intérêts des passions, la découverte de l’autre ; avec l’âge, on finit par acquérir une sorte de tact, on s’écarte des esprits doctrinaires, on refuse d’entrer dans leurs systèmes, leurs petits calculs douteux, leur vulgate, on s’oriente vers une histoire « sensible », quasi-romantique, aux méthodes incertaines, certes, mais qui fait éclater les belles doctrines ; l’histoire « sensible » permet de découvrir le plus important, le bedenkbar, d’aller saisir les choses « par le dedans », et parfois le jeu de la vie nourrit une sorte de scepticisme (rien n’est vrai, rien n’est durable).

20Troisième moyen : on peut chercher à nourrir sa sensibilité, à la pousser le plus loin possible par la flânerie, la conversation, l’action, les voyages – ou les exercices spirituels –, ce qui permet un certain décalage par rapport au monde de la recherche, qui donne le sens du douteux, de l’incertain, qui montre que le plus souvent on reste en deçà.

21Quatrième moyen : la sensibilité des historiennes est probablement plus vive15, elles n’ont pas le même rapport au travail (qui souvent leur paraît artificiel, desséchant, mutilant), elles ont la volonté de créer des choses à elles, de laisser une marque personnelle, elles possèdent un sens particulier de l’hémorragie du temps : souvent elles ont une vision plus flexible, plus impressionniste des choses, elles saisissent mieux le jeu du probable.

IV. Les qualités liées à la sensibilité

22L’histoire probabiliste exige de l’historien certaines qualités sensibles : ce n’est pas un jeu rationnel, la démarche est fiée à la capacité de rêver, de pénétrer les choses16, de voir ce que les autres ne voient point, c’est une intuition sensible qui gouverne la recherche. Examinons quelques-unes de ces qualités qu’à l’évidence l’historien « rationaliste », qui fait de l’histoire certaine, possède rarement :

23– le flair du probable, de ce qui paraît le plus probable (probabilior) ;

24– la justesse d’esprit, pour coter le plus ou le moins probable, pour mesurer le probable ;

25– le sens du jeu, et le plaisir que donnent des calculs fins de probabilités (plaisir qui est sans doute plus considérable que celui que donnent de fausses certitudes, ou des certitudes dogmatiques) ;

26– la capacité de construire, et de gérer, un « système de probables », qui n’est pas donnée à tous ;

27– la volonté d’aller jusqu’au bout de ses intuitions, de mettre en doute toute certitude « rationnelle »17 ;

28– l’humilité : on sait bien qu’on ne tente qu’une exploration, qu’on restera en deçà : on retourne vers une sorte d’esprit d’enfance18, on est soumis à la Providence, on ne calcule plus19 ;

29– l’ouverture aux dons de Dieu (il faut des grâces d’état plus abondantes pour une histoire « probabiliste »).

30On voit là le paysage sensible de l’histoire probabiliste, avec ses dénivellations, ses ombres et ses lumières, son jeu de pressentiments et de renoncements.

V. Règles du jeu

31Comment peut-on donner quelques conseils dans une matière aussi incertaine ? Il n’est pas facile de régler la machine intérieure.

32Première règle : on doit montrer beaucoup de prudence pour assurer son jeu, saisir ses forces et ses faiblesses (nul n’est tenu de crier ses opinions par-dessus les toits) ; le probabilisme doit rester chose mesurée, modeste, contrôlée.

33Deuxième règle : on doit savoir gérer intelligemment son probabilisme dans son secteur, bien contrôler sa sensibilité au probable, se fixer des règles pour choisir un bon sujet, mener à bien, et avec sérieux, des travaux « probabilistes », former les jeunes au maniement du probable. On sait qu’on va se heurter à de fortes résistances, faire au départ une histoire fragile, qui peut désorienter les lecteurs ; on doit être « raisonnable », et passer au besoin des compromis.

34Troisième règle : on doit bien cerner les difficultés de l’entreprise, étaler dans le temps les recherches (10-15 ans ?), tenir un journal ou s’examiner à intervalles réguliers.

35Quatrième règle : on est, en principe, poussé par une nécessité intérieure, mais ceci peut conduire à des « erreurs probables » (on devrait en établir la liste) ; dans un séminaire on doit chercher à sensibiliser plus qu’à définir des méthodes (on ne peut inciter au probabilisme des sujets qui n’ont pas une certaine sensibilité, ou qui censurent, réfrènent leur sensibilité : il y a tout un travail préalable pour désentraver la sensibilité)20.

Conclusion

36Quelles leçon peut-on tirer d’observations aussi allusives ?

37Première leçon : on trouve de grandes difficultés à préciser les liens entre sensibilité et probabilisme, on risque de mal interpréter ce qui se passe à l’intérieur de l’historien (le mot sensibilité heurte souvent les historiens, qui croient obéir à la seule raison).

38Deuxième leçon : quand on gère un « système de probables », on doit savoir aussi contrôler son système de sensibilité, qui est en amont de la recherche, et qui varie fortement suivant la vie intérieure de l’ historien, son aptitude à rêver, ses « mouvements intérieurs » : c’est la partie la plus précieuse, et la plus mal connue du jeu de l’historien.

39Troisième leçon : personne n’est assuré de bien jouer le jeu probabiliste, c’est là une source d’anxiété, d’angoisse même : jusqu’où puis-je aller dans cette voie ? que puis-je découvrir ? On vit sur un acte de foi.