1Le jeu du probable repose sur une certaine expérience : ce n’est qu’à un certain âge (vers 30-35 ans ?) qu’on commence à bien voir les limites du jeu et à saisir les nécessités d’un certain probabilisme. Mais l’expérience est chose difficile à décrire : elle a un rôle essentiel dans la construction de l’histoire, dans la vision de l’historien. On en parle peu, parce qu’elle est très inégale d’un sujet à l’autre1 et parce qu’elle touche aux ressorts intimes de la personnalité. Or l’expérience est chose flexible, incertaine, qui accroit le taux d’incertitude du jeu, l’inégalité des talents2. Comment peut-on préciser les liens entre probabilisme et expérience ? Nous voudrions proposer quelques réflexions avec prudence, en sachant bien que le terrain est piégé3 : mais c’est une pièce importante dans le jeu de l’historien.

I. L’expérience incite au probabilisme

2On voit bien le jeu de l’expérience, qui conduit à une vision floue, indéterminée, « probabiliste » des choses, mais on a quelque peine à décrire ces formes de l’expérience.

3Première forme : l’expérience de l’historien, celle qu’apporte la pratique quotidienne du métier, et qui devient une sorte d’habitus, finit par l’entraîner dans la voie du doute : à un certain âge, vers 30-35 ans (ou même avant), on sent bien le danger des idées déterministes, des systèmes clos, on saisit les limites de son savoir, le flou de ce qu’on croit apporter, on s’écarte de l’histoire « doctrinaire », on prend ses distances avec ses maîtres – ou avec les modèles des maîtres –, avec les techniques d’imitation, on cherche à construire ses propres règles, à se détacher de son passé : on tente d’acquérir une nouvelle expérience, plus flexible, plus autonome, plus « libre » et on glisse peu à peu vers une vision « probabiliste » de l’histoire.

4Deuxième forme : l’historien tire aussi son expérience de sa vie privée, elle lui donne la connaissance des hommes, des passions, des intérêts tout autant et mieux même que les livres, elle l’oblige à vivre de façon autonome, à saisir l’ hémorragie du temps ; la vie privée permet de voir l’autre, de l’écouter, parfois elle se traduit par l’échec, la souffrance : plus cette expérience « privée » s’élargit, plus elle donne une vision incertaine, floue des choses, on est bien obligé de calculer le probable, de comprendre le jeu du probable. L’historien ne vit pas dans un cloître : c’est cette vie privée qui permet d’éviter les erreurs de jugements, les pièges du manichéisme, elle donne la capacité de bien manœuvrer son esprit : on comprend mieux les choses « par le dedans », on se méfie des abstractions.

5Troisième forme : on doit tenir compte de l’expérience intérieure, la plus difficile à saisir, la plus floue, la plus incertaine – on est opaque à soi-même – et qui varie fortement d’une personne à l’autre : c’est elle qui donne la capacité créatrice, la volonté d’imaginer, d’inventer, qui permet de lire ce qui n’est pas lisible, de voir ce qui est invisible, au-delà des apparences. Or cette expérience intérieure est souvent fluctuante, incertaine, il y a des zones d’ombre, des zones marécageuses ; elle écarte de tout déterminisme : plus on creuse en soi, plus on découvre des choses floues, indéterminées, obscures, et sur 40-45 ans cette expérience intérieure subit beaucoup de modifications, de crises même.

6Sous ces trois formes l’expérience rend le jeu de l’historien fort incertain, elle l’incite à se défier de toute prétendue vérité, elle l’oblige à tout mettre en doute, à reconnaître sa faiblesse (on ne peut, comme dit Montaigne, faire « profession de savoir la vérité et d’y atteindre »).

II. Ce qu’apporte le probabilisme

7Le jeu du probable – quand il est habilement mené – peut exercer une influence directe sur l’expérience de l’historien.

8Première incidence : le jeu du probable incite à prendre position contre le déterminé, à s’interroger, à accroître ses zones de doute, il modifie l’expérience de l’historien, la rend plus incertaine, plus ployable, on glisse même à un scepticisme plus ou moins affirmé.

9Deuxième incidence : le jeu du probable oblige à voir le monde autrement, à le déchiffrer de façon plus libre, plus ouverte ; il incite à se rapprocher du monde de l’action, à découvrir même en soi des talents d’homme d’action ; il permet de mieux lire dans le jeu des autres, de mieux comprendre les menaces, d’y faire face : quand tout est plus ou moins probable, on réagit plus vite, on est moins encombré de préjugés, entravé par des liens invisibles, on a une expérience directe des choses, on vit moins piégé par les apparences.

10Troisième incidence : le jeu du probable pousse à étendre, à approfondir sa vie intérieure, la part floue, informelle des intuitions créatrices, des rêveries dynamiques s’élargit, et l’expérience intérieure devient plus complexe, plus sensible, plus mobile.

III. Conséquences

11Examinons quelques conséquences probables.

12Première conséquence : l’historien devrait faire plus attention au jeu de son expérience, aux liens de son expérience et de son faire : il doit s’observer, tenir journal si possible, chercher à accroître sa flexibilité : c’est une expérience ouverte, extensible, sensible, une sorte de capital de désir qu’il faut savoir exploiter habilement, on doit tout deviner, tout comprendre.

13Deuxième conséquence : le probabilisme écarte de l’histoire doctrinaire, déterministe, systématique : peu à peu on se forme une expérience du probable, une sensibilité particulière au jeu du probable ; c’est un système définitif contre l’histoire « à système », on est obligé de construire des règles du jeu nouvelles, de faire effort sur soi pour trouver ses repères.

14Troisième conséquence : le véritable ressort de l’historien devient son expérience intérieure, ce capital de la vie intérieure qui varie fortement d’un sujet à l’autre, qui « explique » le vouloir, la capacité de l’historien : mais c’est une chose mystérieuse, qui souvent provoque l’inquiétude, le doute sur soi, on vit dans l’instable, le flou.

IV. Règles d’usage

15Comment donner quelques conseils en ce domaine ? Comme pour tout ce qui touche à la vie intérieure, c’est chose difficile, on peut se tromper facilement.

16Première règle : l’historien doit chercher à étendre son expérience, à éviter le rétrécissement, la calcification – qui est une menace constante (plus on a d’expérience, plus on se solidifie, plus on se sclérose) ; il doit savoir aussi analyser en profondeur, autant que possible, les liens « tacites » entre son expérience en tant qu’historien, son expérience comme personne privée et sa vie intérieure (qui peut être plus ou moins active).

17Deuxième règle : l’expérience accumulée rend nécessairement hésitant, incertain, probabiliste : on ne croit plus aux choses tranchées, aux certitudes de sa jeunesse, on sent la fragilité des choses, l’écoulement du temps, on sait « d’expérience » que le vrai n’est pas accessible, quels que soient les efforts ; la vie n’est faite que de choses douteuses (ce qui provoque certaine mélancolie).

18Troisième règle : la vie intérieure est le ressort même de l’histoire, elle lui donne son sens : on doit creuser en soi, suivre les méandres, les fluctuations de sa vie intérieure, qui souvent apporte des tourments, des souffrances ; personne n’est assuré de bien gouverner sa vie intérieure.

V. Prospective

19On a quelque peine à faire cette prospective, car on touche à ressorts complexes.

20En premier lieu, l’expérience de l’historien, dans un monde qui change très rapidement, risque d’être encore plus fragile, instable, on s’interroge de plus en plus sur son faire, on multiplie ses doutes (à la différence des générations 1950-1980), l’historien ne se satisfait plus des formes traditionnelles d’histoire, le probabilisme le pousse à se jeter à travers champs, à compliquer son jeu.

21En deuxième lieu, si l’historien prend conscience des limites du métier, des risques de la spécialisation, il sera tenté de rejeter les anciens principes (creuser le même sillon), et de chercher à étendre son expérience en se jetant dans l’action, en devenant préfet ou diplomate (l’historien est peut-être plus apte qu’un autre à l’action).

22En troisième lieu, l’expérience intérieure risque d’être plus floue, plus douteuse ; l’historien aura quelque mal à résister à la pression croissante du groupe, à un rationalisme exagéré qui tendent à dessécher, à rétrécir, à appauvrir la vie intérieure, mais peut-être aura-t-il une meilleure formation philosophique, peut-être cherchera-t-il mieux à protéger sa liberté de jeu.

23On voit l’incertitude : personne ne peut dire si le taux de probabilisme s’accroîtra notablement, l’avenir est brouillé.

Conclusion

24Quelles leçons peut-on retirer de ces observations par force allusives ?

25Première leçon : l’expérience que l’on a de l’histoire, de son métier est chose mystérieuse : or une expérience étrécie, médiocre, fausse la vision, altère le jugement et donne des produits rapidement atteints par l’obsolescence ; on doit donc être très attentif au jeu de son expérience.

26Deuxième leçon : l’expérience conduit nécessairement au doute systématique, au refus des systèmes, à la destruction des préjugés déterministes, des conventions pseudo-scientistes : mais c’est là un pas qui est difficile à franchir, tant on est fidèle à l’image fausse d’une histoire qui permet d’accéder à la vérité, qui enseigne la vérité (les leçons de Valéry n’ont pas été entendues).

27Troisième leçon : plus on avance en âge, plus on élargit son expérience, plus on est conscient du jeu du probable, plus on est pris au piège du probabilisme : on glisse peu à peu à un scepticisme raisonnable, on est incertain de son jeu, souvent on est désorienté, découragé et le probabilisme se teinte presque de mélancolie, on regrette presque le temps où l’on croyait qu’on pouvait savoir des choses certaines.