1Peut-on parler du probabilisme en termes de communication ? L’exercice est nécessairement arbitraire, le probabilisme n’est encore qu’un pari fort incertain : mais raisonner en termes de communication oblige à mieux voir certaines questions, à mieux comprendre les limites du jeu1. Un historien « probabiliste » devrait être un bon communiquant, persuasif, inventif, capable d’expliquer le probabilisme malgré les multiples résistances. Nous nous aventurons sur un terrain piégé – puisque le probabilisme n’est pas reconnu en corps de doctrine –, mais nous voudrions présenter quelques observations sur la nécessité d’être très prudent, les formes de la communication, et les règles du jeu à adopter2.

I. Les obstacles

2On doit être conscient des obstacles que rencontre nécessairement une politique de communication.

3Premier obstacle : le probabilisme a mauvaise réputation, même auprès des philosophes ; le probabilisme antique, celui de la Nouvelle Académie, n’est pas facile à saisir, les frontières peuvent paraître floues entre stoïciens, pyrrhoniens et probabilistes. On tend souvent à confondre – c’est la faute à Pascal – probabilisme et probabilisme théologique, ou encore probabilisme et probabilisme statistique, ce qui conduit à des visions erronées. Or ces confusions entravent nécessairement une bonne communication (il faudrait une histoire sérieuse du probabilisme depuis Arcesilas et Philon).

4Deuxième obstacle : les résistances au probabilisme sont fortes, nous l’avons montré3 ; l’historien a besoin de certitude, de sécurité, il confond souvent les ordres, et croit à la vérité, qui relève de la métaphysique, il se persuade volontiers que l’histoire est une science, qu’elle a pour mission de montrer la vérité des choses, ce qui relève proprement de la mythologie (l’histoire ne peut être une science au sens fort du terme, puisqu’il n’y a pas expérimentation). Et l’historien à l’accoutumée n’aime pas montrer ses incertitudes, ses doutes, il n’ose dire : « Je ne sais pas, on ne peut savoir ».

5Troisième obstacle : la demande d’histoire. Quand on tente d’analyser la demande sociale ou politique d’histoire, ou même la demande technique, on s’aperçoit que ces demandes exigent une histoire certaine, une histoire capable d’expliquer, de dire « Voilà ce qui s’est passé ». L’offre suit la demande : c’est vrai notamment pour l’histoire « grand public », mais aussi pour l’histoire universitaire fidèle à la coutume d’une histoire déterministe, qui détaille sans états d’âme excessifs les « causes » et les « conséquences », malgré les avertissements d’un Paul Valéry ou d’un Paul Veyne. Or de tels préjugés sont bien difficiles à combattre, il est malaisé d’infléchir la demande et de créer une demande d’« histoire probable ».

II. Nécessité de la prudence

6Si l’on veut établir un système de communication, on doit faire preuve nécessairement d’une grande prudence, compte tenu de l’ampleur des résistances, et de l’hostilité qui accueille toute idée de probabilisme. On voit bien les champs de cette prudence.

7Premier champ : l’analyse des cibles doit permettre les adaptations nécessaires de la communication :

8– on doit ménager les résistances des jeunes, ne pas sous-estimer leur besoin de certitude, de « vérité », leur difficulté à accepter le mobilisme des idées premières (comme disait André Lalande) : l’histoire est un métier qui exige de grands sacrifices, il faut, en compensation, un certain degré de « certitude » pour certains esprits4 ;

9– les historiens d’un certain âge sont habitués à des formes de pensée déterministes, il leur est difficile de s’en dépouiller, elles sont trop confortables : on ne peut guère leur présenter le probabilisme que comme une technique du rationalisme critique, liée à la mobilité nécessaire des perspectives ;

10– les historiens « non professionnels » n’ont pas l’esprit déformé, mais ils n’aiment pas, sauf exception, réfléchir sur la pratique de l’histoire ; par leur métier antérieur, lié souvent à l’action, ils saisissent bien l’importance du probabilisme, mais ils ont quelque mal à l’accepter ;

11– le grand public a besoin d’explications certaines, de vérités vraies, il est déçu dès qu’on lui montre les ressorts du jeu historique, il n’aime guère le scepticisme apparent de l’historien probabiliste, il veut une histoire résumée, une histoire « qui-explique-tout ».

12On voit qu’il convient d’adapter la communication aux différents publics : on peut lutter contre une histoire certaine, partisane, idéologique, au nom d’une histoire critique, « objective »5 ; on peut chercher également à donner une vision « probabiliste » de l’histoire, au nom de l’évolution des « évidences », des mutations du « vrai », tout comme les sciences exactes ont accrédité depuis un demi-siècle l’idée d’une science incertaine, évolutive, d’un monde indéterminé ; on peut enfin chercher à multiplier les histoires à naître, qui supposent a priori moins de résistances et accroissent la mobilité des perspectives6. Mais on voit que les messages sont difficiles à faire passer, il y faut quelque diplomatie, de la souplesse, et bien des tâtonnements.

13Deuxième champ : que doit-on dire ? C’est là une question dangereuse, car le probabilisme n’est pas un corps de doctrine, c’est une attitude d’esprit, un regard jeté sur le passé, et il suppose le pluralisme (la multiplicité des regards, des « opinions » est chose nécessaire)7. Ce qui explique la difficulté d’expliquer le probabilisme, de faire comprendre sa nécessité technique (c’est un problème pratique de l’historien, qu’il rencontre chaque jour), de montrer son caractère provisoire (personne n’est assuré de rien, mais pour sortir de la forêt, le voyageur égaré doit bien prendre un parti...). L’historien probabiliste est gêné pour expliquer sa position (souvent, nous l’avons vu, les résistances sont grandes en lui-même), mais il sait bien qu’il doit travailler pour le lecteur d’aujourd’hui, mais aussi pour le lecteur de 2050, qui juge sans appel, et il doit établir une certaine complicité avec lui, lui montrer les nouvelles règles du jeu qu’il invente, lui expliquer clairement qu’il a évité les pièges de l’histoire déterministe ; quand on fait un travail « probabiliste », c’est le lecteur de 2050 (si le livre est encore lisible en 2050...) qui est la bonne cible, celui dont on cherche à capter la benevolentia : ce qui exige beaucoup de tact, de prudence (Umsicht) et de rigueur.

14Troisième champ : au départ d’une « doctrine » une bonne communication s’appuie en principe sur la formation : mais on ne sait trop comment former au probabilisme ; on doit prendre beaucoup de ménagements pour éviter de choquer (notamment les jeunes) ; on ne peut guère qu’initier au probabilisme dans des séminaires, en évitant avec soin de trop faire pression sur les esprits, d’être trop directif (le problème est d’abord un problème technique pour mener à bien un travail)8 ; on doit explorer les difficultés d’un secteur, montrer la mobilité des perspectives, expliquer ce qu’est une histoire à naître, insister sur la nécessité d’élargir le champ (tout est objet d’histoire), sur les dangers du fixisme historique, sur les effets destructeurs de l’obsolescence9. Un bon séminaire d’initiation permet de repérer les résistances, de les tester, et de fournir une sorte de « doctrine minimale », qui puisse nourrir la communication. Mais on voit combien le maître de séminaire doit être prudent, ses auditeurs les plus bienveillants sont nécessairement les historiens non professionnels, qui ont l’expérience de la vie et n’ont pas à construire une carrière...10

III. Formes de la communication

15Il n’est pas facile de gérer intelligemment un système de communication permettant d’accréditer une histoire probabiliste et de contrebattre une histoire certaine, déterministe, enseignée dès le lycée. Les moyens à employer ne sont pas nombreux :

16– le meilleur est de produire des thèses, de travaux probabilistes, des recueils de documents (ou des corpus documentaires), mais peut-être aussi des publications d’archives orales (avec même des archives orales croisées, sur un thème donné) : c’est la voie la plus sûre ;

17– on peut chercher à développer aussi des travaux sur la critique de la connaissance historique, sur la mobilité des vérités ou évidences historiques, sur les fausses causalités : un effort de doctrine est nécessaire en amont ;

18– on peut aussi chercher à organiser des colloques de méthode ou de principes, pour telle discipline ou sous-discipline, permettant les analyses critiques de l’histoire déterministe et les confrontations entre histoire vraie et histoire probabiliste ; mais on voit que par derrière se posera nécessairement la question à quoi sert l’histoire ? qui divise tant les esprits (l’histoire n’est qu’un jeu, ce qui scandalise encore bien des esprits) ;

19– on doit inventer de nouveaux moyens : celui qui nous paraît le plus efficace pour accréditer le probabilisme est sans doute le journal de recherche, mais nous n’en avons pas encore (et il faudrait presque un journal qui soit en même temps une œuvre littéraire). D’ici 2050 devraient apparaître de nouveaux moyens (on peut considérer qu’un Guide des histoires à naître11 serait probablement un outil de communication fort utile, mais il faut qu’il soit conçu aussi en termes de communication).

IV. Conséquences

20Comment peut-on saisir les conséquences d’une telle situation qui paraît peu confortable ? On n’est qu’au tout début de cette aventure du probabilisme.

21Première conséquence : la communication doit s’appuyer sur la formation, qui doit fournir les hypothèses, les démonstrations, les argumentaires, c’est la formation qui donne le sens de la communication, au moins dans la phase initiale.

22Deuxième conséquence : il n’est pas aisé de faire la prospective de cette communication12 ; on voit nettement tous les facteurs défavorables, l’importance des résistances psychologiques, la force de la coutume, l’indifférence aux aspects doctrinaux, à la théorie de la connaissance historique. C’est un pari, mais le probabilisme permettra sans doute de construire des histoires neuves, de faire émerger des histoires à naître, et la communication pourra s’appuyer sur ce taux d’innovation élevé ; mais toutes les disciplines ne seront pas également concernées.

23Troisième conséquence : la communication sera « probablement » gênée par la mobilité des évidences, par l’instabilité nécessaire du paysage historique : le probabilisme suppose une grande flexibilité d’esprit, une certaine capacité de changement, et en termes de communication, c’est une entreprise difficile que d’accréditer un probabilisme aux formes sans cesse changeantes, fluctuantes13.

24Quatrième conséquence : il faudra sans doute recourir à des spécialistes de la communication14, à des techniques d’ingénierie, mais le cahier des charges ne sera pas aisé à établir (il faut se placer de préférence sur le terrain de l’invention, ou de l’innovation, celui de l’histoire à naître)15.

V. Règles du jeu

25Quels conseils peut-on donner en ce domaine ?

26Première règle : tout historien « probabiliste » doit être très attentif à ces problèmes de communication, quels que soient sa passion, son zèle, son courage : il doit montrer de la prudence, de la flexibilité, éviter de trop brusquer les esprits, être capable de passer des « compromis ».

27Deuxième règle : ce qui serait important, c’est de toucher le public des jeunes historiens (les moins de 35 ans), de leur éviter des erreurs de doctrine, de raisonnement ; celui qui ne doute pas, se refuse à douter, risque de faire une histoire médiocre, rapidement obsolète. Mais, au moins au départ, il est douteux qu’on puisse le former à douter.

28Troisième règle : le principe de cette communication est la discrétion, la modestie : il faut la mener pas à pas, au cours de séminaires doctoraux ou post-doctoraux, en montrant et la nécessité technique du probabilisme à partir de travaux « probabilistes » (aujourd’hui trop peu nombreux), et les risques de l’excès de certitude, qui peut fausser le regard. Mais aucune communication en dehors de ces séminaires ne peut être faite sans une analyse de la demande et sans des adaptations qu’exigent les résistances rencontrées, sinon on risque de commettre beaucoup d’erreurs.

Conclusion

29On conçoit notre embarras pour tirer des leçons de ces observations trop brèves.

30Première leçon : les limites d’une politique de communication, pour une telle histoire, sont très étroites, à notre avis on ne peut mener qu’avec beaucoup de prudence la communication : il faut attendre un certain effort de doctrine, de formation, avant de lancer des actions de communication.

31Deuxième leçon : un historien probabiliste doit raisonner en termes de communication ; il doit savoir lier stratégie de recherche et stratégie de communication, avoir une bonne connaissance des techniques de communication, et être capable de montrer ce qu’il est important de dire, au lecteur d’aujourd’hui comme au lecteur de 2050. Quand on veut lancer une « histoire à naître » – qui est en général probabiliste –, il faut être un bon communiquant.

32Troisième leçon : d’ici 2020-2030 les résistances au probabilisme devraient diminuer, et une stratégie de communication devrait pouvoir tenter de créer, dans chaque discipline ou secteur, une demande d’histoire probable : mais c’est là un travail de persuasion complexe, qui sera nécessairement très lent.