1Le jeu du probable en matière d’archives est fort complexe, on n’en a pas toujours bien conscience : on croit que la collecte, le triage des archives est un système assuré, réglé, certain – mais l’expérience montre que l’archiviste vit par force dans l’indéterminé, le flou, le douteux, même s’il s’en défend, il y a dans son officium une part importante de pari (comme dans tout métier d’action)1. Or on ne tire pas toujours les conséquences de ce nécessaire probabilisme : nous voudrions, avec prudence, présenter quelques observations sur les fondements du probable, ses conséquences et sur les règles du jeu que l’on peut appliquer2.

I. Les fondements du probable

2Comment le probable intervient-il dans une « politique » d’archives ? La question est difficile, mais – contrairement à ce qu’on peut croire – un système d’archives laisse une grande place à l’indétermination, à l’incertitude, c’est chose nécessairement floue, partielle. Examinons ces fondements du probable.

3Premier fondement : les archives sécrétées par l’administration – qui sont aujourd’hui encore la principale part du système d’archives – ne sont collectées que de façon résiduelle ; entre la masse des archives produites par un ministère ou un service extérieur et ce qui entre dans un dépôt public, est mis à la disposition de l’historien, l’écart est très considérable : il y a les destructions volontaires ou accidentelles, l’indifférence (ou les refus) du service verseur, les hasards des dépôts intermédiaires, les triages pour éliminer ce qui ne paraît pas avoir d’intérêt historique3, ou qui semble inutile à la recherche ; par suite on ne conserve pas toujours le bon papier, le papier qui est ou sera important pour l’historien (qui, compte tenu des délais de versement de tri et de classement, ne peut en général les consulter que 40 ou 50 ans plus tard, sauf exception)4 et les trous du système sont considérables (il fut un temps où aux Archives étrangères on ne collectait pas, par principe, les archives de la direction générale des Relations culturelles et des conseillers culturels des postes)5 ; d’un secteur à l’autre la probabilité de conservation est très différente, on est dans un système très incertain.

4Deuxième fondement : un « système archives » ne comprend pas que les archives administratives, mais on est – depuis un demi-siècle6 – dans un flou étonnant : archives d’entreprises, archives d’associations, de syndicats, archives privées (par exemple d’hommes politiques, de hauts fonctionnaires, d’ingénieurs, de savants, de professeurs, d’écrivains...), archives religieuses, archives scientifiques de laboratoires, on n’a là que des collectes très partielles, liées le plus souvent au hasard, au jeu des personnalités, avec des trous singuliers, qui ne sont pas toujours compréhensibles7. Certes on ne peut tout sauvegarder – mais on laisse périr parfois des fonds importants, et on dira en 2050 ou 2080 : « Pourquoi n’a-t-on pas cherché à conserver ce fonds ? Quels efforts a-t-on faits auprès des responsables ? » Tout n’est pas une question de mètres carrés, de moyens, il y a aussi une volonté, un savoir-faire, un art de communiquer : le corps social s’intéresse de plus en plus à son capital de mémoire.

5Troisième fondement : comment peut-on prévoir ce qui, dans les « documents » qu’on collecte aujourd’hui, peut intéresser l’historien de 2050 ou 2080 ? L’archiviste ne collecte pas les archives pour l’historien d’aujourd’hui, mais pour l’historien qui dans 30 ou 40 ans sera à même de les exploiter : or les centres d’intérêt de l’histoire changent – on fait aujourd’hui l’histoire des femmes, l’histoire de la naissance, l’histoire de l’hygiène corporelle, ou l’histoire de l’eau, auxquelles on ne songeait guère en 1950 –, la mobilité des perspectives est considérable ; il faut en tenir compte dans la sauvegarde des archives, les histoires à naître8 exigeant des sources d’archives dont nous n’avons aucune idée si, comme le notait Bergson, ce sont des « créations »9. On est là dans l’incertitude la plus totale, et on ne sait trop comment traiter le problème.

6Quatrième fondement : on raisonne trop, en matière d’archives, à termes constants : on collecte des archives existantes, « produites » par le corps social, mais depuis 20 ans on a tenté de créer des archives, à la demande des historiens et dans leur intérêt : archives orales (ce fut l’œuvre principalement de Dominique Schnapper et Florence Descamps)10, collecte de récits de vie (due à Florence Descamps). Or d’autres systèmes d’archives créées pourront sans doute apparaître d’ici 2020-2025 (par exemple des archives filmées créées pour saisir le flou, l’éphémère, le quotidien, ce qui ne laisse aucune trace écrite)11.

7On voit l’importance du jeu du probable : aucun système d’archives n’est certain, déterminé, on travaille avec des outils imparfaits, on joue avec le probable – mais on n’ose trop en parler, réfléchir sur le probable est mal vu12.

II. Les obstacles probables

8Rien n’est plus difficile que de chercher à définir une bonne politique des archives, les obstacles « probables » sont nombreux, il faut savoir en tenir compte.

9Premier obstacle : les limites d’une politique « rationnelle » des archives ; par exemple pour les archives administratives la collecte n’atteint pas le plus souvent les papiers « les plus importants » : aux Affaires étrangères en 1980, les directeurs ne donnaient pas à leurs bureaux d’ordre les notes qu’ils rédigeaient chaque soir pour le Ministre, elles étaient gardées dans leur coffre, et détruites à leur départ : or c’était là sans doute le papier le plus « important » pour l’historien 40 ou 50 ans plus tard13. De même les papiers des cabinets, quand ils sont « intéressants », sont généralement détruits (ou conservés dans des archives « privées ») – ce qui est tout à fait normal dans le jeu administratif (et les « affaires » – avec les perquisitions des juges dans les ministères – accroissent fortement le risque de destruction).

10Deuxième obstacle : on ne sait comment traiter les archives concernant le corps social : par exemple, pour l’histoire du quotidien, quelles archives conserver pour l’eau, la lessive ou l’électricité ? Pour l’histoire des maladies, faut-il garder les dossiers des malades dans les hôpitaux ? et à quelles conditions ? Que doit-on garder des archives d’un hôpital psychiatrique ? Ce sont là des questions épineuses, presqu’insolubles, sur lesquelles on réfléchit peu14 – car on sait bien qu’on ne peut tout conserver ; mais faut-il laisser le hasard seul jouer ? Doit-on utiliser des méthodes d’échantillonnage, de blocs-témoins, de réserves ?15 La Commission Renouvin en 1969-1970 avait bien proposé des solutions, qui n’ont pas été appliquées16 (par exemple, garder pour un lycée-type tout ce qui avait été sécrété pendant une année, une fois tous les dix ans...)17. Les méthodes de triage sont souvent dangereuses : les archives du R.M.I. sont très importantes pour l’histoire de la souffrance, du malheur, mais garder 20 % des dossiers personnels ne peut permettre, compte tenu de l’échantillon, de faire des études au niveau d’une petite ville, ou d’un canton18... Les historiens ne sont pas habitués à raisonner sur ces problèmes délicats.

11Troisième obstacle : le déplacement nécessaire des centres d’intérêt de l’historien – tel que l’avait malicieusement souligné Bergson – rend très incertaine toute collecte ; on ne sait ce qui dans notre présent intéressera l’historien futur ; l’histoire, répétons-le, est nécessairement mobile : comment ménager les intérêts de l’historien de 2050 ? Comment éviter la destruction de ce qui risque de l’intéresser en priorité ? La réflexion est trop limitée en ce domaine : on devrait déjà, pour les années 1950-2000, pour lesquelles toutes les archives ne sont pas encore sauvegardées19, chercher à définir – compte tenu des tendances actuelles de l’histoire et de ce qu’on peut en pressentir pour les années 2000-2015 – ce qui devrait être protégé en priorité (par exemple les archives concernent l’histoire des femmes, quel que soit le secteur : administration, entreprises, associations, ou les archives concernant l’ histoire du chômage, qui est une histoire toute neuve)20 ; cela mériterait une étude associant archivistes, historiens, géographes, sociologues, administrateurs, et on verrait ainsi les « trous » probables de la collecte (probablement on arriverait à sauver des archives menacées, par exemple les dossiers de petites fonctionnaires21, ou les archives d’entreprises « fusionnées »).

12Quatrième obstacle : il faudrait montrer aux archivistes, au cours de leur formation ou en cours de carrière, l’importance du probable, la nécessité de réfléchir à la mobilité des centres d’intérêt : mais on n’a guère l’habitude de réfléchir en ces termes, et Guy Braibant avait proposé officiellement en 199622 de créer un Centre des Hautes études des Archives, précisément pour lancer des réflexions sur les difficultés d’une politique des archives, et associer dans des sessions annuelles – comme le fait l’i.h.e.d.n. ou le c.h.e.a.r. – les archivistes, les historiens, les responsables d’administrations ou d’entreprises ; c’était « probablement » une bonne solution23, mais la suggestion a été volontairement oubliée.

III. Conséquences

13Examinons quelques conséquences de cette situation difficile.

14Première conséquence : on a ainsi un système d’archives poreux, imparfait, incertain : mais il en est de même ainsi pour tous les pays, semble-t-il24, la sauvegarde de la mémoire du corps social est très partielle. Peut-on l’améliorer ? Peut-on tenter d’ optimiser le système, au moins pour le passé proche et le futur ?25 Quelles techniques pourrait-on employer ?

15Deuxième conséquence : tout le système repose sur les archives déjà sécrétées par les institutions, les administrations, c’est-à-dire les archives existantes : ne peut-on inverser le raisonnement ? Les archives orales sont des archives créées, le questionnaire est inspiré des soucis de l’historien (et parfois de l’historien futur)26, on crée une source probable de l’histoire de 2050 ou de 2080 (il en est de même pour les récits de vie), et qui est à taux « probable » d’utilisation très élevé. Or cette technique peut être généralisée à des secteurs où, pour des raisons financières, elle a, jusqu’à présent, peu pénétré27. Peut-être d’ici 2030-2040 d’autres techniques de sauvegarde de la mémoire du corps social pourront-elles être inventées ?28

16Troisième conséquence : on a un système qui peut paraître peu rationnel – mais un système rationnel est probablement impossible. Faut-il en tirer les conséquences au plan de la collecte ? Ainsi devrait-on chercher à favoriser les initiatives, par exemple laisser aux régions la liberté d’aller le plus loin possible dans la sauvegarde de la mémoire29, former au probabilisme30 non seulement l’archiviste, mais l’administrateur, le responsable d’associations ou d’institutions « privées », favoriser des innovations31, des expériences (par exemple, dans tel secteur, créer des réserves naturelles, des blocs-témoins, ou former des dépôts d’archives filmées)32, chercher à combiner volontarisme et probabilisme (les Comités d’archives des ministères33 ont à peu près tous échoué – mais c’était une expérience intéressante, qui sera reprise un jour)34.

17Quatrième conséquence : l’historien et l’archiviste s’attendent à des catastrophes archivistiques pour le XX^e siècle, mais aussi pour les décennies proches : ce sont des menaces probables, sur lesquelles on préfère faire le silence35 : l’une concerne les archives fiscales – qui sont la mémoire sociale et économique de la nation –, l’autre les archives informatiques, personne ne pouvant garantir qu’elles soient consultables dans x années par les historiens (on est là dans le domaine de l’incertitude la plus totale, on ne connaît pas de remède véritable). On va vers des risques inconnus de destruction de la mémoire36, les « évaluations » ne sont pas faites : or une politique des archives devrait tenir compte de ces menaces, en tirer les conséquences « à titre provisoire »37.

IV. Règles d’usage

18Le probabilisme devrait nourrir une « politique d’archives » : mais quelles règles peut-on appliquer ?

19Première règle : l’historien doit s’intéresser au système « probabiliste » des archives, bien comprendre les limites de la collecte, les conventions des triages, la difficulté pour l’archiviste de saisir « le plus important », les zones floues de la sauvegarde de la mémoire : il doit en tenir compte pour le présent (il lui faut intervenir dans la gestion prévisionnelle des archives)38 et pour le futur (il doit ménager les intérêts de ses successeurs, de l’historien de 2050 ou de 2080)39.

20Deuxième règle : le système des archives est orienté vers 2050 ou 2080, l’archiviste collecte des archives qui seront exploitées dans un demi-siècle ou un siècle par un historien dont par force il ignore les curiosités, les centres d’intérêt ; il est donc nécessaire qu’il cherche à calculer le plus probable (probabilior), à saisir ce qui sera « le plus important », il doit, par suite, tenter de « ratisser large » et associer à ses efforts les historiens, les administrateurs, les sociologues, les géographes, les spécialistes de sciences politiques, les scientifiques : des Comités d’archives par secteur pourraient guider cette recherche du probabilior (avec des « miradors » annuels40 pour noter dans le présent ce qui paraît important).

21Troisième règle : on ne peut être satisfait des « trous » du système archives, qui paraît fort peu raisonné, et presque anarchique : comment peut-on améliorer les méthodes ? Quels investissements intellectuels peut-on faire pour trouver de nouveaux outils d’analyse, des mécanismes d’adaptation (tels les « blocs-témoins ») ? Quelles techniques faut-il inventer ? On a vu que les archives créées (archives orales, récits de vie) permettaient de combler certaines lacunes, de saisir une mémoire qui était condamnée à périr : quelles autres innovations peut-on faire apparaître ? Comment optimiser le système ? Faut-il rappeler qu’un journal intime conservé peut paraître – pour l’historien de 2050 ou 2080 – plus « important » qu’une tonne d’archives répétitives41 ? Mais qui définira cet optimum de la mémoire du corps social ?

22Quatrième règle : peut-être faut-il prendre le problème de la collecte suivant d’autres méthodes42, par exemple raisonner en arbres du probable ? On peut poser la question : que convient-il de garder comme traces, comme archives pour faire l’histoire de la toxicomanie (qui apparaît massivement en France en 1970) ? Que faut-il conserver, dans les différentes institutions – administratives, judiciaires, sociales, hospitalières, scientifiques, privées... – pour les années 1970-2000 ? Que va-t-il falloir conserver en priorité pour les années 2000-2050 comme sources probables ? On a là un tableau des priorités probables qui peut 1) « orienter » la sauvegarde des sources, 2) conduire également à créer des archives (archives orales, récits de vie). On pourrait avoir ainsi des modèles d’archives pour un certain nombre d’histoires déjà créées ou à créer43.

Conclusion

23De ces quelques observations élusives, peut-on tirer quelques leçons ?

24Première leçon : un système d’archives est chose complexe, floue, indéterminée, et l’archiviste manie sans cesse du « probable » : mais on préfère ne pas trop en parler, car on verrait facilement les limites, les trous du système, on serait amené à poser trop de bonnes questions44.

25Deuxième leçon : optimiser le système d’archives n’est qu’une rêverie, certes, mais on peut au moins tenter de faire les investissements intellectuels nécessaires, les analyses de système qui permettraient de déceler les maillons faibles, de tenter des expériences, de lancer des innovations45 : rien n’est plus dangereux, en matière d’archives, que de raisonner à termes constants.

26Troisième leçon : la sauvegarde de la mémoire du corps social est une entreprise ambitieuse, qui ne peut être traitée de façon bureaucratique ; il faut une politique de communication active pour bien expliquer les enjeux, les menaces, montrer les objectifs, le souhaitable, le possible, le probable : c’est le seul moyen d’obtenir les allocations de moyens nécessaires pour protéger ce capital de mémoire.