1L’obsolescence probable introduit le désordre dans le jeu de l’historien, ruine ses certitudes, le rend malheureux, l’oblige à méditer sur la mort de l’œuvre : quelle trace laisserai-je probablement ? est une question des plus cruelles1. Or trop souvent l’historien n’imagine pas la chute de l’œuvre dans l’oubli – elle est plus ou moins rapide, mais elle est « certaine » –, il n’est pas conscient de la nullité finale du jeu : si bien qu’il ne sait pas saisir les règles du jeu, faire les calculs nécessaires du probable (ou du plus probable), s’adapter à cette règle du jeu, ce qui est souvent fort dommageable (et trop souvent on oublie de prévenir les jeunes de ce piège mortel)2. L’obsolescence probable devrait régler la conduite de l’historien, ou du moins lui inspirer une grande prudence quand il définit ses buts de guerre3. Nous voudrions présenter quelques observations – souvent allusives – sur cette obsolescence probable et la difficulté de définir des règles prudentielles4.

I. L’obsolescence probable

2L’obsolescence est mal vue : car toute œuvre a chance d’être déclassée, d’aller au néant plus ou moins rapidement. On peut bien adopter des tactiques prudentielles pour retarder le déclassement, chercher les moyens les plus probables (probahiliores) pour repousser l’échéance finale, mais le jeu a nécessairement des limites : on le voit bien quand on rédige une notice nécrologique, une part importante de l’œuvre est déjà déclassée, elle n’est plus citée, utilisable, elle est quasi-morte ⁵. On prend conscience du jeu de l’obsolescence probable si l’on examine ce qui subsiste de la « production » de 1900-1910, ce qui est encore lisible, interrogeable ; il s’agit principalement :

3– d’efforts de réflexion sur la pratique de l’histoire (l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos, 1898) ;

4– de recueils de documents, tels ceux de la Commission Jaurès (on utilise encore les procès-verbaux du Comité de mendicité, de Tuetey et Bloch) ;

5– de petits articles passés inaperçus à l’époque qui ouvraient des pistes5, et qui sont redécouverts un demi-siècle plus tard (telles les pages de Quiquet sur l’histoire de l’actuariat)6 ;

6– de thèses érudites à longue durée de vie, telle celle de Marion.

7On voit bien le déclin, ou l’oubli dans lequel est tombée en général la masse des travaux en dehors des publications des documents, des travaux universitaires qui ouvraient une voie, des réflexions de méthode ou des choses entr’aperçues par des non-historiens. Ce qui est atteint par l’obsolescence, déclassé, ce sont les travaux d’histoire partisane ou partiale, d’histoire rhétorique, d’histoire doctrinaire à la manière de Taine, où l’on ajuste les documents à des thèses construites a priori (faire de l’histoire républicaine ou monarchiste ou socialiste abrège nécessairement la durée de vie utile, quelle que soit l’érudition : le travail ne relève plus que de l’histoire des idées politiques, ou de l’histoire de l’histoire). Et nous avons donné un exemple pour 1900 : il en serait de même pour 1950 ou 1960 : que lit-on encore utilement des travaux publiés en 1950 ? La masse des travaux est déclassée – et souvent parce qu’il s’agissait d’histoire déterministe ou doctrinaire à l’excès : dans chaque secteur on peut faire le bilan (et en 2020-2025 que restera-t-il de ce qui a été publié en 1970-1975 ?). C’est là la règle cruelle du jeu, la probabilité de ruine est très forte7.

II. Les obstacles

8Quand on est conscient du jeu de l’obsolescence probable, on ne travaille pas, on n’écrit pas de la même façon, on ne choisit pas les mêmes sujets. Certes dans toute œuvre d’historien il y a une part sacrifiée, une part fugitive (les travaux « qui ne comptent pas », les travaux à la mode, ou qui reposent sur l’imitation)8 : mais on peut chercher à construire une œuvre, à calculer la durée probable de ce qu’on entreprend. Or dans ce calcul du probable on se heurte nécessairement à des obstacles dont on n’a pas toujours bien conscience.

9Premier obstacle : personne ne sait ce qui pourra encore intéresser l’historien dans un siècle, l’avenir est imprévisible, il y a des régressions, des résurgences9 : on ne pouvait en 1950-1960 prévoir la résurgence de Seignobos, réédité en 1996, alors qu’il était méchamment condamné par Lucien Febvre, personne ne pouvait prévoir la durée de vie étonnante de l’Histoire littéraire du sentiment religieux de Bremond – qui résiste fort bien à l’obsolescence10 –, et faut-il dire que L’État et les fonctionnaires (1913) de Lefas n’est toujours pas remplacé ?11 Ce qui est ou sera important pour l’historien de 2080 ou 2100 ne peut raisonnablement être calculé (même si on doit tenter de le pressentir).

10Deuxième obstacle : ce qui devrait résister le mieux au piège de l’obsolescence, ce sont les politiques « entrepreneuriales » – telle celle d’André Chastel qui multiplia les opérations positives à durée longue (Revue de l’art, Inventaire des richesses d’art de la France, Centre de recherche, Institut national d’Histoire de l’art) pour favoriser le développement de sa discipline12 : c’est-à-dire que l’historien doit sortir de son cabinet, de ses jeux de fiches, pour créer des choses en commun, pour entrer dans le monde de l’action. Mais quand on entre dans l’action, on risque l’échec13, la durée des œuvres créées peut être menacée, on vit dans un système d’incertitudes (tout comme un entrepreneur), on joue sur le probable, le flou. C’est là une autre voie, avec d’autres règles du jeu (il faut former des successeurs, les bien choisir si l’on veut assurer la durée de l’œuvre – mais on ne sait trop comment former des patrons capables de vouloir, de créer)14.

11Troisième obstacle : on peut tenter aussi de faire un effort de réflexion sur l’histoire, ce qui dépend de sa capacité de philosopher, de dépasser son expérience, de pressentir ce qui est important, d’apprendre à penser librement. C’est là une voie difficile : certes la durée de vie probable de ces systèmes de réflexion peut être longue, mais bâtir une philosophie du « métier », créer une « histoire à naître »15 sont des entreprises difficiles, anxiogènes, qui exigent des sacrifices, qui font souffrir – et le taux d’échec probable est très élevé, il vaut mieux le savoir avant16.

12On voit que l’historien conscient de l’obsolescence dispose de peu de moyens pour lutter contre elle, il vit dans l’incertitude, il doit œuvrer sans véritable espérance : on n’a qu’une vie, comment la bien employer ? Comment optimiser le jeu ? Personne ne peut avoir de règles assurées en ce domaine, on vit avec des règles floues, douteuses, indéterminées, on se sent impuissant.

III. Conséquences

13On voit bien le piège tendu par l’obsolescence probable des travaux : le calcul du probable ne peut dissimuler que tous les travaux sont frappés d’une nullité finale, tombent in pulverem, mais on doit s’accommoder de cette certitude cruelle. Aussi bien doit-on avoir conscience des conséquences du jeu du probable.

14Première conséquence : l’historien doit avoir le sens de ses limites, de ses faiblesses, bien saisir l’hémorragie du temps : pour construire une œuvre, il faut se battre résolument, tenacement contre le doute, le sentiment de son impuissance, on doit chercher à faire des travaux « à longue durée de vie »17.

15Deuxième conséquence : l’historien doit avoir une vision flexible, probabiliste des choses : il doit repousser le dogmatisme, les systèmes clos qui paralysent, les doctrines tôt vouées à la ruine, il doit pressentir ce qui peut advenir, avoir les bonnes intuitions qui permettent d’aller le plus loin possible ; il vit dans un monde aux règles indéterminées.

16Troisième conséquence : la seule façon d’échapper à l’obsolescence – ou du moins de tenter d’y échapper –, c’est de créer18 : l’historien doit créer, d’une façon ou d’une autre, car tout le système pivote sur l’aptitude à créer, à inventer19. Mais suis-je capable de créer ? La question est source d’anxiété, car créer est réservé par force à un petit nombre...

17On voit combien le jeu du probable peut inquiéter cruellement l’historien conscient de l’obsolescence finale des travaux : on est bien forcé de douter. Le doute ne doit pas empêcher de faire, c’est un doute « raisonnable » – mais il faut avoir la force de supporter ce doute, qui finit par mettre en cause la vie intérieure de l’historien (car à un moment donné on est bien obligé de dire : à quoi bon tous ces efforts ? Quel est le sens de ces sacrifices ?).

IV. Règles du jeu

18Peut-on hasarder quelques conseils en un tel domaine ? Quelle conduite doit-on adopter ?

19Première règle : on doit calculer la durée de vie probable du travail que l’on entreprend : inventaires, catalogues, guides de recherche20, recueils de documents21, publications de « textes inédits », ce sont là des travaux dont, par la nature des choses, le déclassement est lent. On doit éviter, autant que possible, le produit éphémère, l’article de vulgarisation ou de commande22, le manuel qui ont souvent une durée de vie très faible.

20Deuxième règle : on doit s’écarter de l’histoire dogmatique, déterministe, fixiste, qui est source d’une obsolescence rapide, et de l’histoire résumée, aseptisée, non érudite, des grandes synthèses qui se démodent très vite : plus on s’écarte des « documents positifs »23, plus le travail a chance de tomber in pulverem.

21Troisième règle : « Ne vous espacez pas, nolite exspatiari, creusez toujours le même sillon », conseillait Victor Cousin24. Or la spécialisation peut être une raison majeure de l’obsolescence, on doit, au contraire, ne pas être l’homme d’une curiosité : il faut savoir intelligemment se disperser25, éviter le sillon unique26.

22Quatrième règle : on doit si possible chercher à être « au départ de quelque chose »27, à lancer une histoire à naître : c’est une question délicate, la Providence est très avare de ses dons en ce domaine, on peut échouer, mais on doit au moins tenter sa chance28.

23Cinquième règle : doit-on parler de ces calculs d’obsolescence probable aux jeunes ? On risque fort de n’être pas entendu (les propos sur l’obsolescence sont nécessairement peu agréables)29, mais on peut rappeler la nécessité de ne pas imiter, de créer, l’utilité des calculs de la durée probable, qui, même incertains, peuvent orienter sur de bonnes cibles : tout dépend des buts de guerre que l’on se fixe.

Conclusion

24Quelles leçons peut-on tirer de ces quelques observations ?

25Première leçon : on doit chercher à comprendre la trame de l’obsolescence probable presqu’au départ d’une recherche, dès le choix du sujet : on doit être lucide sur les chances que l’on court – et tenter de mettre le maximum de chances de son côté.

26Deuxième leçon : le maniement de l’obsolescence, le calcul du probable exigent une certaine ironie, une certaine distance à soi : on voit les pièges temporels, l’insécurité, l’incertitude de son travail, on sait qu’un jeune historien – dans 20 ou 30 ans – le reprendra à neuf et le ruinera entièrement. Tout est promis à la ruine, c’est là la seule certitude.

27Troisième leçon : un historien doit devenir un expert en probabilités, il doit calculer sérieusement les chances probables de durée de son travail et en tirer des conséquences pratiques sur la forme et le fond : on doit adapter ses buts de guerre au jeu du probable.