1On ne sait trop comment évoquer le jeu du probable : on n’a pas les instruments d’analyse nécessaires et le probable est mal accepté par les historiens, qui sont piégés par leurs fiches, qui ignorent les nécessités de la vie ; le jeu du probable est au centre de l’action, de la morale, mais l’historien se défie de toute démarche « probabiliste », il a peur de ce qu’il découvrirait, il veut croire au certain, au déterminé, au vrai, il ne connaît que des causes certaines, il est fidèle à une conception fixiste, déterministe de l’histoire, qui permet d’accéder à la vérité : malheureusement il ne dispose que de matériaux plus ou moins incertains, « probables », et la vérité relève seulement de l’ordre métaphysique. Mais il a beaucoup de peine à accepter ces contraintes : nous voudrions – avec prudence – chercher à montrer quelques facettes du jeu du probable, en examiner les fondements, les conséquences, souligner ses coûts, marquer le rôle de l’imaginaire du probable, et dégager quelques règles du jeu et quelques applications : ce ne sont là que des esquisses rapides, un jour on pourra rédiger un gros « traité du probabilisme » en histoire, mais sans doute on aura perdu alors beaucoup en souplesse, en plaisir et en liberté.

I. Fondements du jeu du probable

2Quels sont les Gründsätze du jeu du probable ? On n’en a souvent qu’une idée floue, tant le mot suscite d’inquiétudes. Tentons une exploration arbitraire.

3Premier fondement : l’histoire est chose mobile, le monde est instable, désordonné, le regard de l’historien variable : l’idée d’une histoire certaine est déraisonnable, tout doit être mis en doute.

4Deuxième fondement : l’historien ne dispose que de matériaux douteux, médiocres, incertains, « probables », ils ne permettent aucunement d’accéder à la vérité (la vérité relève de la métaphysique) ; on ne peut que jouer en histoire sur du plus ou moins probable.

5Troisième fondement : la vie est faite de choses douteuses, incertaines, l’expérience de la vie fait éclater les lectures « déterministes » de l’histoire : l’action – c’est-à-dire le choix entre de multiples possibles – montre à l’historien qu’il ne peut saisir qu’une partie minime des choses, et de façon imparfaite, douteuse (c’est souvent le moins important qui laisse une trace). L’historien qui n’a vécu que dans son cabinet ne peut comprendre ce jeu du probable, il est condamné à avoir une vue faussée, arbitraire des choses.

6Quatrième fondement : l’effort même de l’historien pour saisir, comprendre quelque chose du passé est chose variable, qui relève du probable : aucun historien ne ressemble à un autre, c’est un monde fluctuant, tâtonnant, désordonné, incertain (personne ne peut dire ce que sera le regard « probable » de l’historien dans 30 ans et je ne peux dire le regard que j’aurais « probablement » dans 10 ans).

7Cinquième fondement : le ressort premier de l’histoire, c’est la rêverie qui donne les bonnes intuitions : or la capacité de rêver fortement est très variable, elle est soumise à des tensions, à des censures, souvent elle est occultée, niée, oubliée sous prétexte de scientisme, d’objectivité (mais à quoi rêvait un Renouvin ? un Labrousse ?). La rêverie est chose subversive, incertaine, on n’en a souvent qu’une idée floue.

8Sixième fondement : le jeu du probable tend à accroître le plaisir du joueur, on a plaisir à mener la bataille contre l’histoire certaine, à être subversif ; on se plaît à manier des choses douteuses, à explorer des viae novae, à faire apparaître des histoires à naître.

9On a là un système largement inconnu, non réfléchi qu’on ne sait pas très bien comment gérer, qui pose de multiples problèmes : plus on entre dans ce jeu « probabiliste », plus on se heurte à la réprobation des historiens traditionalistes, qui croient pouvoir accéder à la vérité et qui veulent tout expliquer.

II. Conséquences

10Inventorier les conséquences du jeu du probable est un exercice utile : on voit combien on a souvent une vue trop étroite des quaestiones qu’il provoque, un inventaire oblige à prendre tout en compte.

11Première conséquence : en matière de formation, que peut-on faire ? Assurément on peut mettre en garde contre le scientisme, le dogmatisme, contre l’histoire doctrinaire, idéologique – mais on sait bien que le jeune veut des « certitudes », croit qu’on peut atteindre « la vérité » (c’est la déformation due à l’enseignement secondaire), il est attaché à l’idée de progrès de l’histoire. On ne comprend bien le jeu du probable qu’à 35-40 ans, quand on a acquis une certaine expérience de la vie pratique, quand on saisit en soi-même les facteurs de ce probabilisme, la richesse du probable, quand on se dégoûte de l’histoire idéologique ou déterministe : c’est à ce moment que l’on devrait intervenir, dans des séminaires post-doctoraux, mais le principe de ces séminaires n’est guère accepté.

12Deuxième conséquence : quand on est conscient du jeu du probable, on n’écrit pas les mêmes choses, on ne choisit pas les mêmes sujets (même s’il y a des compromis inévitables) : l’économie de la recherche n’est pas la même. On joue plus facilement avec le probable : 1°) dans l’histoire du quotidien, histoire inachevée par excellence, 2°) dans l’histoire psychologique, incertaine par nature, 3°) dans les histoires à naître (par exemple l’histoire de la souffrance) qui relèvent in principio du probable puisque nées en dehors des normes, des règles coutumières. Mais on peut pratiquer cette histoire « probable » dans des domaines traditionnels, en histoire de la bureaucratie, en histoire de l’entreprise, en histoire monétaire, en histoire sociale (par exemple l’histoire de la mendicité) : aucune histoire n’est étrangère au probabilisme.

13Troisième conséquence : pour conforter le jeu on peut chercher à créer des sources, par exemple collecter des archives orales, des récits de vie, à constituer des archives du probable (l’historien de 2030 ou 2050 cherchera à exploiter des sources « intimistes », comme le journal intime, source aujourd’hui trop oubliée).

14Quatrième conséquence : on doit éduquer son regard au jeu du probable, chercher à publier les pièces qui posent des quaestiones, qui montrent l’incertitude des choses, le danger d’avoir une vision certaine : on doit faire apparaître le clandestin, le par-dessous, le douteux, le subversif (celui qui lit attentivement les lettres de Guizot et de M^me de Lieven comprend mieux l’incertitude du jeu politique). Pour accréditer le probable on doit s’appuyer, par principe, sur la publication de documents, qui permet la pluralité des « lectures ».

15Cinquième conséquence : on doit s’observer, chercher à comprendre ses tâtonnements, les règles du jeu qu’on applique, les faiblesses de ses démarches : c’est-à-dire que l’on doit tenir journal, ou du moins chercher à réfléchir par écrit sur ce qu’on fait ou entreprend, afin de bien marquer les différences avec l’histoire certaine.

16Sixième conséquence : on doit faire des analyses sectorielles du jeu du probable (ainsi en histoire de la bureaucratie, de l’économie, en histoire sociale...), chercher à saisir les histoires à naître dans chaque secteur et leurs chances de succès (parfois il faut créer un Comité d’histoire pour aider cette histoire : par exemple pour l’histoire de l’armement, histoire en train de naître, on ignore encore les effets d’une approche « probabiliste », qui est in principio subversive) : dans chaque secteur on doit mettre au point une « tactique probabiliste ».

17Septième conséquence : le jeu du probable accélère le taux d’obsolescence de l’histoire, conduit à déclasser les travaux d’histoire fixiste, et il est « probable » qu’au bout d’un certain temps, l’histoire probabiliste devrait mieux résister, sur le long terme, à l’obsolescence (un travail « probabiliste », suppose-t-on, a encore des chances d’être utilisé en 2050).

18Huitième conséquence : l’on a peine à calculer les effets du jeu du probable sur la demande. En principe la demande sociale exige de l’histoire certaine, capable d’expliquer : on doit donc chercher à créer une demande d’histoire probable, en s’appuyant sur les « praticiens » (administrateurs, médecins, politiques, juges, entrepreneurs) sensibles au jeu du probable, sur les philosophes (il nous manque un philosophe capable de montrer la généalogie, les résonances de ce probabilisme) : l’historien qui joue avec le probable ne peut, ne doit pas vivre isolé – mais ce n’est pas facile à faire accepter.

III. Les coûts du probable

19Le jeu du « probable » provoque des coûts bien plus élevés que l’histoire « certaine », qui représente, à l’évidence, la solution de facilité (on n’a plus guère qu’à imiter plus ou moins habilement). Peut-on chercher à évaluer ces coûts ?

20Première forme : le jeu du probable crée une certaine souffrance chez l’historien ; il ne peut s’appuyer sur des modèles, sur du certain ; il ne peut croire que le vrai soit accessible ; il sait qu’il ne peut que donner des produits inachevés, douteux ; il perd la paix intérieure et doit se batailler avec ses pairs. Souvent la souffrance est forte et détourne de l’histoire « probabiliste ».

21Deuxième forme : le jeu du probable conduit à des travaux très coûteux en temps, en efforts, et les chances de succès sont souvent faibles : on est certes « au départ de quelque chose », mais la probabilité d’échec est forte (sur 10 essais d’histoires à naître, 7 ou 8 échouent...) : ce qui entraîne des gaspillages d’efforts souvent considérables (il faudrait apporter des aides, des conseils, des guides).

22Troisième forme : le probable a des effets destructeurs, il accroît nécessairement l’obsolescence, il conduit à des révisions de travaux, il provoque des ébranlements ; on est obligé de mettre en doute les travaux d’histoire déterministe, contraint de les déclasser ; c’est une rupture qui a un coût élevé.

23Quatrième forme : on doit tenir compte du coût des frictions, des frottements, des querelles inévitables avec l’histoire certaine, fixiste, déterministe, qui veut tout expliquer et qui exerce une influence considérable sur l’enseignant d’histoire dans les lycées et les Facultés : or ces conflits devraient se multiplier.

24Cinquième forme : enfin, on doit prendre en compte le coût des erreurs, maladresses, dérapages « probables », qui se produisent nécessairement au démarrage d’une nouvelle vision de l’histoire (il y a toujours des excès de zèle, des erreurs de cibles) ; on ne sait guère comment diminuer ces frais « de premier établissement ».

IV. L’imaginaire du probable

25Il faut avoir conscience du rôle de l’imaginaire dans le jeu du probable, qui n’élimine nullement l’historien (comme le veulent certains demi-savants). Examinons quelques formes de cet imaginaire.

26Première forme : c’est un jeu qui fait rêver ; pour fabriquer cette histoire « probable » il faut des rêveries d’amont, des intuitions, des perceptions informelles, mais aussi des rêveries d’aval pour saisir les développements « probables » d’histoires à naître, ou pour pressentir ce qu’il en adviendra en 2050.

27Deuxième forme : c’est un jeu qui excite l’imaginaire des possibles (de A on dérive sur A’, A”, Aⁿ et peut-être sur B, B’) ; les questions se multiplient en étoiles, en grappes, en nappes ; on inventorie plus ou moins habilement ce qui relève du mensonge, du clandestin, du désordre, du non-dit (par exemple pour l’histoire d’une administration ou d’une entreprise).

28Troisième forme : c’est un jeu qui conduit à une histoire sensible, « par le dedans » c’est-à-dire à une histoire tout autre que l’histoire certaine : or il faut en inventer les règles, les pressentir, « provoquer » les rêveries sur cette histoire neuve, indéterminée, chercher par la rêverie à saisir le flou, le flexible, le douteux.

29Quatrième forme : c’est un jeu nécessairement inachevé, et l’on doit rêver sur cet inachèvement (quand ce livre glissera-t-il dans l’oubli ?), sur le successeur qui reprendra l’exploration, qui s’interrogera sur ce qu’on avait voulu faire (ce qui montre l’importance des archives orales de l’historien). C’est là une rêverie nécessaire qui permet de relativiser ce qu’on a tenté de faire, d’en bien voir les limites, les insuffisances.

30Cinquième forme : le jeu du probable renvoie à soi, à son système de vouloir (vouloir être soi, vouloir être libre) : que puis-je ? que dois-je faire ? qu’est-ce qui est important pour moi ? On est plus ou moins apte à rêver sur ce qu’on fera, ce qu’on laissera comme traces, sur sa reddition de comptes (ai-je bien joué le jeu du probable ?). On peut changer d’orientation, de sujet, se lancer dans des explorations nouvelles : un bon rêveur de probables se sent libre de tout entreprendre.

31La rêverie joue un rôle essentiel dans l’histoire « probabiliste » : mais avec l’âge on perd souvent sa capacité de rêver fortement, on devient plus « sage », on limite son champ de vision, et on est moins apte à faire de l’histoire « probabiliste ».

V. Règles du jeu

32Une histoire probabiliste suppose qu’on sache deviner quelques règles pour bien jouer : distinguons arbitrairement des règles usuelles de prudence et des règles pour maximiser ses gains.

33A) Règles usuelles

34Première règle : on doit chercher à s’observer, se voir : tenir journal paraît une nécessité quand on s’engage dans cette voie afin de bien saisir les difficultés, les tâtonnements, les hésitations.

35Deuxième règle : il faut faire un effort de doctrine pour raisonner en termes probabiliste dans son secteur, accréditer un probabilisme appliqué à sa discipline ou sous-discipline : mais on n’est qu’un moyen, ce n’est pas une question d’ambition ou de pouvoir.

36Troisième règle : on doit éviter de surestimer la valeur de ses travaux, qui sont nécessairement imparfaits, partiels, risqués, maladroits : on doit en vérifier attentivement la validité, appliquer des règles prudentielles ; en histoire probabiliste, on n’est jamais assuré de donner de bons produits, à durée de vie longue. Et comme le disait méchamment Bergson, nul n’est tenu d’écrire un livre.

37Quatrième règle : on n’enseigne pas le probabilisme, mais dans un séminaire, on peut marquer les règles du jeu probabiliste, montrer l’importance du probable (notamment dans un séminaire sur une histoire à naître) : mais on ne doit pas se faire illusion, on n’a, au départ, que des chances faibles d’être écouté.

38B) Règles particulières pour maximiser ses chances

39Première règle : on doit renforcer sa formation philosophique, lire ses classiques, chercher à philosopher au sens valéryen du terme.

40Deuxième règle : on doit connaître par le dedans (au moins dans un secteur) l’action pratique, ses nécessités, ses règles : l’action enseigne l’historien, lui montre le jeu des passions et des intérêts, elle donne le sens de l’incertain, du relatif, du douteux, elle oblige à réfléchir sur le jeu.

41Troisième règle : on doit approfondir sa vie intérieure « en tant qu’historien », pratiquer des « exercices spirituels » : le jeu du probable, pour être bien mené, s’appuie nécessairement sur la vie intérieure, il suppose des points d’appui, une architecture intérieure, il a bon gré mal gré un certain contenu spirituel (il exige une certaine confiance en soi et en Dieu, une certaine capacité de résister au doute sur soi).

VI. Les chances probables

42On a quelque peine à faire la prospective du jeu du probable (comme pour tout ce qui touche à la vie intérieure) : mais on peut tenter une esquisse.

43On voit bien les facteurs défavorables au jeu du probable :

44– les résistances de la corporation des historiens, attachés à une histoire « déterministe »,

45– les résistances en soi-même (on a du mal à désapprendre, à dépouiller le vieil homme : l’opération a un coût élevé, elle exige bien des sacrifices),

46– la faiblesse de la demande : on va à contre-courant, personne ne veut d’histoire probabiliste, d’histoire sceptique, on exige de plus en plus une histoire certaine (on le voit bien pour l’histoire des années 1940),

47– l’incertitude des tentatives d’histoire « probabiliste » : le taux d’échec est élevé pour les histoires à naître,

48– la pression des historiens anglosaxons, qui croient à une histoire certaine,

49– la politisation « probablement » croissante de l’histoire.

50Les facteurs favorables sont mal connus :

51– une certaine lassitude devant l’insuffisance des systèmes « déterministes », une certaine gêne devant leur intolérance, leur sectarisme,

52– les progrès de la recherche en sciences exactes qui montrent de plus en plus l’incertitude, le flou, l’indétermination des sciences dures,

53– une meilleure formation philosophique des jeunes historiens,

54– le déclin de certaines formes diffuses du marxisme, qui a marqué le demi-siècle écoulé,

55– l’influence des historiennes qui font plus confiance à leurs intuitions, à leur sensibilité, qui voient parfois les choses par le dedans, et celle des historiens non professionnels, qui ont l’expérience de la vie pratique.

56Mais il est très difficile d’accréditer le jeu du probable, on doit aller contre la coutume : on peut rappeler cependant quelques chances possibles, qui relèvent de la Providence.

57Première chance : des « patrons » qui joueront leur rôle de contestation de l’establishment (comme jadis Lucien Febvre) et chercheront (pour des raisons de pouvoir) à lancer une histoire probabiliste (mais peut-être ne sont-ils pas encore nés).

58Deuxième chance : la probabilité d’un grand livre d’histoire probabiliste, qui « fera école » (suivant l’expression traditionnelle), qui sera admiré, imité.

59Troisième chance : la création d’une structure légère, d’un « centre de rencontres » sur le modèle de l’Institut Michel Villey de philosophie du droit.

60Quatrième chance : le soutien d’un philosophe de métier qui montrerait l’importance du jeu du probable.

61Mais on voit bien que personne n’est assuré de ce qui peut se passer ; il faut raisonner à l’horizon 2030-2050 et chercher à monter quelques programmes d’action malgré toutes ces incertitudes : le volontarisme est une nécessité du métier d’historien.

VII. Applications

62Quelles voies probables doit-on explorer quand on veut accréditer ce jeu du probable ? Il faut avoir conscience de la nécessité d’avoir des programmes ajustés avec soin.

63Premier programme : on doit chercher à multiplier les essais de doctrine sur le probable en histoire, introduire le probable dans des ouvrages sur les principia rationis dans telle ou telle histoire (par exemple l’histoire économique, l’histoire sociale ou l’histoire de la spiritualité).

64Deuxième programme : il faut créer un Centre de recherches philosophiques sur l’histoire qui permette de relier les différents efforts, qui serve de centre de référence.

65Troisième programme : on doit chercher à établir la généalogie du probabilisme (il nous manque une grande histoire du probabilisme), à définir les règles du jeu philosophique (qu’est-ce que le probable aujourd’hui ? tous les scientifiques l’utilisent largement), à éclaircir les liens entre le probable et le scepticisme (qui est plutôt une attitude philosophique, une tournure d’esprit qu’un système)

66Quatrième programme : il faut, en histoire contemporaine, appliquer le probable aux disciplines ou sous-disciplines, et faire effort pour avoir des travaux d’esprit probabiliste (des compromis sont souvent nécessaires), pour montrer les principia du jeu du probable, pour explorer les différentes voies du probable (par exemple pour la nécessaire révision des travaux).

67Cinquième programme : on doit appliquer le probable aux histoires à naître (qui sont par construction « probabilistes ») : c’est un monde particulier dont on ne connaît pas grand chose – mais un jour on disposera d’un guide des histoires à naître.

68Sixième programme : on doit utiliser le probable pour la collecte des archives et notamment les règles du triage (on doit songer aux besoins « probables » de l’historien de 2050 ou 2080 et ménager les intérêts d’une histoire « probabiliste » qui utilise nécessairement des sources multiples, qui paraissent trop souvent inutiles pour une histoire « déterministe », par exemple en matière d’archives privées, d’archives d’associations, d’archives d’entreprises).

69Septième programme : on doit développer la création d’archives orales, et dans tous les domaines d’histoire, y compris par exemple l’histoire de la spiritualité ou l’histoire des sciences et des techniques, car les archives orales élargissent singulièrement la vision de l’historien, trop dépendant de la source écrite.

70Huitième programme : avec prudence (car on peut avoir des échecs) on peut organiser des séminaires spécialisés pour former au probabilisme des doctorants ou post-doctorants à Paris et en province, et rédiger un petit livre d’initiation à l’histoire probabiliste.

Conclusion

71Quelles leçons faut-il tirer de ces observations ?

72Première leçon : le jeu du probable est une méthode pour mettre en doute ce que l’on croit savoir, pour faire une histoire anti-dogmatique, qui tient compte des systèmes d’incertitude liés à la vie : l’historien peut en retirer des modes d’approche du passé, des manières de connaître qui s’opposent nettement à l’histoire dite « scientifique » ou idéologique, qui croit pouvoir montrer le vrai.

73Deuxième leçon : c’est un jeu qui exige beaucoup de qualités de l’historien, le goût de la liberté, le courage, la ténacité, la souplesse, le sens de l’ouverture à l’autre, le refus des systèmes clos, le goût de l’incertitude ; on peut obtenir ainsi une histoire plus sensible, plus imaginative, plus intuitive qui donne un plaisir aigu.

74Troisième leçon : le jeu du probable est provisoire ; on doit suspendre son jugement, éviter d’affirmer sottement, on ne peut guère qu’évaluer, dire le plus ou le moins probable : c’est une histoire à mi-pente.