Conclusion

1Les questions énergétiques passionnent encore plus que naguère avec la généralisation de la prise de conscience de l’ampleur des défis. Souvent réservés, voire confisqués, par les « experts », ces débats concernent aujourd’hui le grand public et se déroulent de plus en plus à haut niveau. Un indicateur, partiel mais significatif, est le nombre de lois concernant l’énergie qui ont été adoptées par le Parlement. Depuis 2000, au moins une loi significative sur l’énergie est adoptée chaque année et 2006 sera une année faste avec trois lois ! Dans ces conditions la question de l’implication de l’État dans la politique énergétique, sujet de votre séminaire, prend une résonance toute particulière. Ne pouvant aborder la question de manière exhaustive, je poserai quatre questions parmi d’autres :

2Première question : l’ouverture des marchés demandée par l’Union européenne, soutenue par les gouvernements successifs qui ont négocié les directives correspondantes, apporte-t-elle tous les bénéfices attendus et annoncés parfois sans retenue ? Force est de reconnaître que les désillusions s’accumulent !

3L’ouverture des marchés devait apporter la baisse des prix. Après une période initiale (2002-2004) où effectivement les consommateurs « éligibles » ont profité de baisses significatives par rapport au statu quo ante, la remontée des prix a ruiné ces espérances. Il serait injuste de rendre l’ouverture des marchés responsable de cette flambée des prix. L’augmentation du coût des énergies fossiles, le rétrécissement et la disparition des surcapacités, l’anticipation excessive du coût des réglementations environnementales, sont les « vraies » causes. Mais nier que le contexte d’ouverture des marchés, avec la disparition de comportement d’anticipation pour le développement des capacités, y soit pour quelque chose relève aussi de l’aveuglement ou de l’irresponsabilité.

4Deuxième désillusion : la sécurité d’approvisionnement. Je me garderais de faire une analyse trop rapide, mais force est de reconnaître que l’on n’a jamais autant connu de « pépins » dans le fonctionnement des réseaux que depuis l’ouverture des marchés. Les marges de capacité sont parmi les plus réduites que l’on ait connues dans l’histoire de l’électricité. Je veux bien qu’il s’agisse d’un désajustement temporaire, mais il ne faudrait pas que nous connaissions des difficultés croissantes pendant cette période.

5Troisièmement : la protection de l’environnement. L’ouverture des marchés est sans doute assez neutre à cet égard. Je ne voudrais ni l’accuser d’avoir aggravé les choses, ni lui reconnaître des vertus exceptionnelles qui auraient fait que des standards environnementaux se seraient spontanément améliorés. On peut admettre que les questions sont relativement disjointes et que l’ouverture des marchés n’a pas eu d’influence déterminante dans un sens ou dans l’autre.

6Quelles conclusions tirer de tout cela ? Je crois qu’il faut éviter les extrêmes et garder une vision pragmatique. Remettre en cause l’ouverture des marchés n’aurait pas de sens. Revenir au monopole en aurait sans doute encore moins, mais tirer la conclusion, que l’on entend parfois ici ou là, que ces dysfonctionnements sont précisément liés à une insuffisance d’ouverture des marchés me parait être une imposture. Selon moi, la solution – si l’on doit se fier à la « main invisible », chère à Adam Smith – est sans doute de trouver une « canne blanche » et de l’aider à chercher son chemin pour qu’elle arrive aussi non seulement à trouver le bon équilibre entre l’offre et la demande mais aussi à rasséréner le consommateur. On n’a sans doute pas la « panacée » dans notre beau pays, mais je crois que certains dispositifs évoqués par M. Dubreuil, notamment la fameuse PPI (programmation pluriannuelle des investissements), permettent d’éclairer le marché en élaborant une réflexion sur l’évolution de l’offre et de la demande. Cela se faisait historiquement en France dans les commissions de l’énergie et cela « marchait », puisqu’il y avait un opérateur quasiment unique en situation de monopole en état de faire un lien direct entre la programmation et la réalisation des investissements. Désormais, ce lien n’existe plus. En revanche, éclairer le marché et décrire des scénarios possibles me semble une amorce de réponse pour éviter de se trouver « dans le mur » trop tard et sans l’avoir vu. C’est ce que fait aujourd’hui RTE (Réseau de transport d’électricité), dans le cadre des missions qui lui sont confiées sur l’ajustement de l’offre et de la demande. Je pense que c’est un bon dispositif. Il semblerait même que certains pays européens commencent à s’y intéresser et soutiennent une réflexion à mener sur la programmation pluriannuelle des investissements au niveau européen. Je pense que cela mériterait d’être tenté.

7Pour le reste, il faut sans doute un peu « cocooner » le consommateur. Je ne pense pas que l’on puisse lui annoncer, du jour au lendemain, qu’il va devoir « se lancer dans l’eau de la piscine » sans en connaître la température. Il faut conserver pendant un certain temps des tarifs réglementés, tout en faisant en sorte que ces tarifs reflètent convenablement les coûts. Il peut arriver que les tarifs s’écartent des prix du marché. Je n’en tirerais pas la conclusion que les tarifs sont insuffisants, ce peut être tout autant que les prix du marché sont trop élevés. On constate aujourd’hui un écart, essayons de le comprendre, mais il faut être sérieusement « armé » pour expliquer au consommateur d’électricité que les permis d’émission de C0₂ lui coûtent 20 euros par kilowattheure alors qu’il ne s’agit que d’une anticipation, dont aucune compagnie dans l’Union européenne n’a encore payé le début du commencement et surtout pas les entreprises françaises.

8C’était la première idée parmi les quatre que je vous ai annoncées, comment réconcilier l’opinion publique française avec l’ouverture des marchés ? En effet sans adhésion forte du public à l’ouverture des marchés et à ses vertus, le risque de rejet du modèle sous-jacent est réel avec toutes les conséquences que cela comporte.

9J’en viens au deuxième sujet qui, même s’il s’éloigne un peu des questions françaises ou européennes, mérite d’être évoqué tant que les énergies fossiles domineront le marché : la mondialisation ou la régionalisation des marchés. Je m’explique : aujourd’hui seuls 15 % du charbon font l’objet d’échanges internationaux ; 85 % sont donc consommés localement. Par ailleurs, 30 % du gaz et 50 % du pétrole sont échangés. Nous n’avons pas toujours ces ordres de grandeur en tête, car nous avons le sentiment que 90 % du pétrole s’échangent, mais tout cela est faux. Il y a de très grands pays consommateurs de pétrole comme les États-Unis, de gaz comme la Russie. De même, le charbon est très largement autoconsommé dans les premiers pays qui le produisent, à savoir la Chine, les États-Unis et l’Inde. Aujourd’hui, on pourrait donc dire que l’on se trouve face à des marchés régionaux. Ils sont pourtant mondiaux sur le plan économique et financier.

10Comment cela peut-il évoluer ? Deux tendances contraires se manifestent.

11Certaines énergies vont vers la mondialisation, notamment financière : c’est le cas du gaz. C’était un marché relativement cloisonné avec le marché de l’Asie, celui de l’Amérique du nord et le marché de l’Europe/Afrique du nord. Ceci est en phase d’unification avec le développement du GNL (gaz naturel liquéfié), qui permet d’envoyer une cargaison de n’importe quelle station de liquéfaction vers n’importe quel terminal gazier. On va sans doute aller de plus en plus vers un marché mondial du gaz avec, comme conséquence, un alignement des prix sur le marché le plus haut et non pas sur le plus bas.

12L’électricité restera durablement un marché régional. Cela peut être un marché européen, un marché chinois, nord-américain mais ce ne sera jamais un marché mondial. Je ne vois pas comment cela pourrait changer pour des raisons liées aux limitations physiques du transport.

13Si l’on pense et l’on croit à un développement significatif des énergies renouvelables – j’y reviendrai plus tard –, on est là face à un marché typiquement régional car les énergies renouvelables sont, par définition, locales et consommées sur place. Je dis cela car, selon le schéma qui peut prévaloir avec le glissement d’une forme d’énergie d’un caractère régional à un caractère mondial, les conséquences sont totalement différentes en termes de géopolitique, mais aussi de sécurité d’approvisionnement ainsi qu’en termes financiers. Ce sujet est à mon avis trop peu évoqué pour l’instant.

14Troisième réflexion que je souhaite vous soumettre : y a-t-il de la place pour une politique énergétique autonome ? La politique énergétique est-elle condamnée à n’être qu’une succursale de la politique environnementale ou le champ d’application de la libéralisation des marchés ? La politique énergétique européenne illustre, jusqu’à présent, cette vision réductrice puisqu’à défaut de consensus sur la place du nucléaire, les principales avancées communes concernent les directives sur l’ouverture des marchés et la dimension environnementale (promotion des énergies renouvelables et lutte contre l’émission de gaz à effet de serre).

15Pourtant la politique énergétique possède une dimension spécifique qui est celle de la sécurité d’approvisionnement, c’est-à-dire la maîtrise de l’accès à la ressource. Ce concept revêt, ces derniers temps, une acuité qui peut avoir aussi des interactions avec d’autres dimensions comme la politique de défense ou la politique étrangère. Nous observons, depuis quelques années, un retour en force de la notion spécifique de sécurité. Il est d’ailleurs assez symptomatique que la Russie, qui préside en 2006 le G8, ait choisi l’an dernier, avant certaines péripéties dans les relations russo-ukrainiennes, la sécurité énergétique comme thème du G8 en développant de nouveaux concepts, en particulier celui de sécurité de la demande.

16Le quatrième et dernier point est celui traité par l’un des intervenants de la journée : vers quel système énergétique doit-on se diriger ?

17Le constat que le schéma actuel du bilan énergétique mondial n’est pas soutenable, avec 85 % d’énergies fossiles dont les ressources sont finies et limitées, est largement partagé. Les débats peuvent subsister pour savoir quand interviendront les prochains pics de production et donc de consommation. Mais c’est une question en partie dérisoire. À l’échelle de la vie de l’humanité, dix ou quinze ans ne sont rien. On est manifestement en train de consommer à vitesse extrêmement rapide ce que la nature a mis un temps « fou » à réaliser. Si l’on suppose que l’on a commencé à utiliser intensivement les énergies fossiles depuis 150 ans et que l’on va encore le faire de cette façon pendant 150 ans (ce qui est très ambitieux), on aura utilisé en 300 ans ce que la nature aura mis 300 millions d’années à faire. C’est un effet de « flash » que nos lointains descendants finiront sans doute par nous reprocher un jour. Il faut évidemment passer à un autre paradigme.

18Un raisonnement tente certains qui s’intéressent aux flux d’énergies renouvelables, tous plus ou moins dérivés de l’énergie solaire : la biomasse, l’énergie des marées, le vent ou l’énergie hydraulique. Lorsque l’on fait ce calcul, physique et théorique, on arrive à un chiffre qui représente, en flux annuel, au minimum vingt fois la consommation annuelle actuelle d’énergie. De ce fait, on pourrait considérer que l’on peut consommer un peu plus d’énergie même en faisant face à un accroissement démographique sensible. Admettons que l’on consomme quatre fois plus : il suffirait d’utiliser le cinquième du flux annuel des énergies solaires, directes et indirectes, pour satisfaire ces besoins de manière « confortable ». Ce pas a été franchi par certains, qui pensent que le seul salut énergétique de l’humanité est dans le renouvelable.

19L’arithmétique a pourtant ses limites dans le domaine énergétique. Il y a tout d’abord une grande différence entre le potentiel théorique et le potentiel économiquement, socialement et « environnementalement » récupérable. Le calcul avancé incorpore tout le rayonnement solaire direct, ce qui signifie que, si l’on voulait le récupérer en totalité il faudrait couvrir toute la surface de la Terre d’une sorte de « calotte ». On ne verrait plus, au passage, le soleil. On a fait en France beaucoup d’évaluations sur le potentiel hydraulique : les chiffres sont de quatre à cinq fois supérieurs à l’hydraulique exploitée. Vraisemblablement, il faudrait noyer quelques vallées, déplacer quelques milliers de personnes, altérer certains paysages, etc. Lorsque l’on fait tous les abattements possibles, on s’aperçoit que le potentiel accessible correspond sans doute à 5 ou 10 % de ce que l’on exploite aujourd’hui, ce qui est très éloigné du « potentiel ». Je n’ai pas parlé de coûts, c’est-à-dire des conditions dans lesquelles on est en mesure d’exploiter ces ressources au vu des techniques actuelles. Malgré des progrès tout à fait considérables, le solaire photovoltaïque ressort à des coûts dans un rapport de dix par rapport aux moyens classiques les plus performants. L’éolien est dans un rapport de deux, la biomasse de deux à trois : on est beaucoup plus proche de la rentabilité, mais il reste un surcoût à répartir entre les consommateurs et les contribuables.

20Si l’on fait le cumul de tout cela, c’est-à-dire l’écart entre les potentiels théorique et pratique et la nécessité de progresser dans les technologies, mon sentiment est qu’il peut être exact de dire que les renouvelables pourront constituer à terme la principale, voire l’unique, ressource énergétique. Mais il y a un temps d’apprentissage ou de transition qui sera extrêmement long, de l’ordre, à mon avis, d’un siècle à un siècle et demi.

21Il nous faut donc des énergies de transition non fossiles. À ce jour, la seule qui soit correctement maîtrisée par l’homme dans des conditions techniques et économiques raisonnables est l’énergie nucléaire, qu’il s’agisse de la « génération 3 » ou de la future « génération 4 » qui mettra encore un peu de temps avant d’arriver. La fusion, qui est aussi une énergie nucléaire, reste une inconnue pour laquelle il y a encore beaucoup d’obstacles technologiques à franchir. L’humanité réussira, mais dans combien de temps, cinquante, cent ans ou plus ? Je suis incapable de faire un pronostic. Ainsi, il est presque plus facile de décrire l’énergie du XXIII^e siècle que celle du XXI^e siècle ou du XXII^e siècle. L’énergie du XXIII^e siècle peut être constituée à 80 % d’énergies renouvelables et à 20 % d’énergie de fusion. Le XXII^e siècle peut être fait d’un peu moins de renouvelables et de plus de nucléaire (fission et fusion) et la fin du XXI^e siècle verra très vraisemblablement beaucoup de nucléaire, toujours de l’énergie fossile puisque l’on en aura encore, et sans doute beaucoup plus d’énergies renouvelables qu’aujourd’hui.

22Une autre question est celle de l’impact des changements attendus de modèle énergétique sur la mobilité. Le carburant liquide est une « merveille » de la chimie. C’est une concentration d’énergie considérable. Quand vous faites le plein avec le pistolet de la pompe d’une station-service, vous avez l’équivalent d’une puissance transitée de 10 mégawatts. Une centaine de personnes qui fait le plein correspond à la puissance d’une centrale nucléaire ! L’énergie chimique des carburants liquides est irremplaçable. De plus, elle se stocke dans des conditions de température et de pression normale. Ce n’est pas comme l’hydrogène, pour laquelle il faut faire des réservoirs à 300 bars qui encombrent votre coffre ou les piles à combustibles qui sont aujourd’hui bonnes pour la Nasa mais qui, pour l’instant, coûtent tout de même 100 fois plus cher qu’un moteur normal à puissance équivalente. Je pense donc que l’avenir reste aux carburants liquides. Si les carburants fossiles sont d’un prix trop élevé, on peut faire des carburants de synthèse en s’aidant éventuellement du nucléaire qui peut permettre de recomposer des molécules, ou réserver les carburants d’origine végétale ou agricole pour des usages de transport.

23En matière de transport aérien, nous pourrions aller vers le dirigeable qui suivra les jet streams. Ce ne sera pas si mal, car les courants aériens circulent entre 100 et 200 kilomètres/heures. On mettra un peu plus de temps pour traverser l’Atlantique, mais on ira plus vite que les paquebots des années 1930. On pourra aussi conserver les avions du type de ceux que l’on connaît, mais ils seront alimentés avec un kérosène de synthèse, végétal ou minéral.

24Pour les transports maritimes, peut-être faudra-t-il revenir au transport à voile, la propulsion nucléaire restant limitée des usages spécifiques (marine militaire, brise-glace). La marine est de toute façon un transport lent. Il s’agit simplement d’une question de programmation.

25La mobilité individuelle pourra s’appuyer sur des transports en commun électriques et recourir à des carburants de synthèse pour les véhicules industriels, ainsi qu’aux véhicules électriques directs (par batterie) ou indirects (pile à combustible) si l’on arrive à franchir un certain nombre de verrous technologiques qui, pour l’instant, font que les performances sont encore limitées et que la rentabilité n’est pas au rendez-vous.

26C’est un scénario parmi d’autres : le propre de l’avenir étant d’être incertain, on peut toujours se risquer à jouer les « Jules Verne » et rêver un peu ! Voilà les réflexions personnelles que je voulais vous livrer sur ce sujet.