Le CEA et l’importance stratégique d’Eurodif

1Je ferai quelques commentaires généraux ayant laissé le soin à Jean-Hubert Coates de parler véritablement de l’usine, de ses buts, de sa réalisation, des prouesses techniques auxquelles elle a donné lieu.

2L’électricité, qui était stratégique lors de la construction de l’usine de Pierrelatte, reste un élément de base de nos industries, de notre vie. Et l’on est bien obligé de constater que la consommation d’électricité continue à croître au rythme de 2 % par an dans notre pays, et bien plus dans un certain nombre d’autres comme ceux que vous avez cités. De fait l’électricité va prendre de plus en plus de place dans l’énergie affrontée au problème de l’effet de serre. Aujourd’hui l’énergie dans le monde est produite à plus de 80 % par des combustibles fossiles émetteurs de C0₂ qu’il va donc falloir modérer, réduire... enfin faire ce que l’on peut. Le passage à l’électricité est certainement tout à fait nécessaire dans cette bataille entre des énergies qui ne produisent pas de C0₂ contre celles qui en produisent.

3Habituellement, on cite un certain nombre de chiffres sur la part dans l’énergie totale de chaque moyen de produire de l’électricité. Je préférerais que l’on parle de l’électricité et de la place du nucléaire dans l’électricité, parce qu’il y a de tels problèmes de conversion entre les énergies primaires et les énergies secondaires que l’on peut sortir n’importe quel chiffre sur cette proportion. Contentons-nous de dire que le nucléaire représente 16 % de l’électricité produite dans le monde. On retrouve à peu près ce même nombre de 16 % pour l’hydraulique. Ce n’est pas énorme, mais c’est non négligeable. Je pense que cela va croître à l’avenir mais ceci est une autre question.

4Je crois que l’on ne peut pas sous-estimer l’importance du problème d’Eurodif dans les années 1950 et 1960. Effectivement, l’attachement, au début, à avoir des réacteurs graphite-gaz, tenait essentiellement au fait que l’on n’avait pas d’uranium enrichi et, il me semble, avec la conviction que l’on n’était pas prêt d’en avoir, car mettre au point la diffusion gazeuse ou tout autre système d’enrichissement apparaissait comme une tâche véritablement très difficile, sinon insurmontable. Bien sûr, on savait bien que les Américains l’avaient fait, mais les Américains avaient une puissance et des moyens que nous n’avions pas, surtout à ce moment-là. Il était bien clair qu’ils ne nous aideraient pas dans cette affaire. Tout cela a été réalisé un peu « contre » les Américains.

5Je peux raconter une anecdote sur ce sujet. En 1958, lors de la seconde conférence de Genève à laquelle je participais avec Georges Besse, ce dernier m’avait averti qu’il ferait un exposé sur les recherches françaises en matière de séparation isotopique. Il voulait que je vienne avec lui et m’a dit : « Tu vois, tu t’assieds là et tu regardes le Monsieur assis au premier rang. Chaque fois qu’il a une réaction de doute, d’étonnement, tu le notes et tu me le diras après. » C’était bien sûr un Américain, qui était sensé tout savoir alors que nous, nous ne savions rien. Je dois dire que je n’ai rien noté du tout, parce que l’Américain en question était totalement impassible et n’a rien laissé percer de ses sentiments.

6Tout cela pour dire que c’était vraiment une entreprise extrêmement difficile. Elle a été facilitée par le militaire qui a été en « avant-première » de ce développement d’Eurodif. Je crois que c’est incontestable et, pour une grande part, à l’origine du succès d’Eurodif, parce qu’il y avait eu déjà cette première réalisation réussie avec Pierrelatte. J’ai souvent dit que, en tout cas dans notre domaine, il était très difficile d’envisager de réussir une véritable avancée technologique s’il n’y avait pas au départ un petit boost du militaire. Pour la diffusion gazeuse, des moyens considérables ont été déployés au départ et ont été le principal gage du succès de l’ensemble du développement.

7Un autre facteur de succès a été la volonté du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), dès le départ, de travailler avec l’industrie. Ce n’est pas propre à la diffusion gazeuse : la tradition du CEA, depuis 1955, a toujours été de travailler avec l’industrie et de lui donner un rôle important. C’est ce que l’on appelait la « politique de l’architecte industriel ». C’est Pierre Guillaumat qui a pris acte du fait qu’EDF avait des moyens d’ingénierie alors que le CEA n’en avait pas, et qui a été à l’origine de cette orientation. Cette mobilisation de l’ensemble des compétences existantes a permis un succès en tous points remarquable.

8Pour bien comprendre l’importance stratégique d’Eurodif, il faut se replacer dans le contexte de la seconde moitié des années 1960, la période de la « guerre des filières ». C’était un débat extrêmement vif entre EDF et le CEA, mais aussi à l’intérieur des organismes. C’était un débat difficile : nous avions réalisé quelque chose à nous, allait-il falloir prendre des licences à l’étranger, sous prétexte de réaliser de plus gros engins, plus économiques, ce que l’on ne pouvait pas faire, en tout cas ce que l’on n’avait pas fait, avec le graphite-gaz ? La disponibilité de l’uranium enrichi a été un élément absolument décisif. Le jour où l’on a commencé à comprendre qu’on allait avoir notre propre uranium enrichi, cela a finalement levé toutes les incertitudes quand au changement de filière. Avant, on avait dû acheter de l’uranium enrichi aux Américains mais cela ne marchait pas toujours, puis on en a acheté aux Russes. Tout cela était précaire alors que, là, nous avions la technique à notre disposition.

9Eurodif a bien servi à la France depuis maintenant trente ans. Bien sûr l’usine a consommé pas mal d’électricité et c’est pour cela que l’on passe aujourd’hui à l’ultracentrifugation, moindre consommatrice d’électricité. Mais il ne faut pas regretter d’avoir fait cette étape par diffusion gazeuse qui se poursuit à l’heure où je vous parle en attendant que l’usine Georges Besse prenne la suite... et cette usine se fera. Il est vrai que le débouché de cet uranium enrichi hors de nos frontières n’a pas été tout à fait ce que l’on imaginait à un certain moment, puisque des programmes nucléaires se sont attardés, certains se sont arrêtés. Mais, aujourd’hui, on voit très nettement renaître une volonté de refaire du nucléaire dans de nombreux pays, y compris dans les pays qui étaient les plus hostiles comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou les États-Unis. Par conséquent, nous avons là l’atout d’une expérience, fut-elle transposée de la diffusion gazeuse vers l’ultracentrifugation. Et cela va nous permettre de continuer pendant encore très longtemps à vendre de l’uranium enrichi là où on voudra bien nous l’acheter.

10Un dernier mot sur l’imbrication du militaire et du civil. Ne déduisez pas de mes propos qu’Eurodif cache d’obscurs desseins militaires ou autres. La situation a toujours été claire chez nous : Pierrelatte pour les militaires et Eurodif pour les civils. Nous le savons, la situation n’est pas partout aussi limpide : celle de l’Iran défraie la chronique. Et pourtant on devrait se sortir de cet imbroglio en précisant de quels enrichissements l’on parle : du côté civil, l’enrichissement est de 3 à 5 % tandis que, du côté militaire, il est supérieur à 90 %. On devrait pouvoir dire à l’Iran, par exemple, qu’il a le droit de faire 3 %, 4 % ou 5 % mais pas davantage et contrôler que le pays ne dépasse pas ces valeurs. On ne le dit pas, essentiellement pour la raison suivante : alors que dans l’enrichissement par diffusion gazeuse, les tailles des usines sont très différentes et que cela ne peut pas passer inaperçu, cela devient beaucoup plus difficile à contrôler quand on fait de l’ultracentrifugation qui permet, avec un nombre assez réduit de machines, de faire de très grands enrichissements. Voila ce qui plonge les diplomates dans l’embarras...