Introduction
p. 439-442
Texte intégral
1L’énergie, objet d’étude dont les réseaux et les flux sillonnent le monde, dont les acteurs, leurs objectifs et leurs modes d’organisation sont aussi nombreux que variés, a conduit les intervenants du séminaire à proposer en perspective historique des approches globales et parfois comparatistes.
2Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’histoire du secteur s’est écrite entre crises (pénurie d’après-guerre, décolonisation, Suez, chocs pétroliers, etc.) et périodes de sentiment d’abondance assorti de prix bas de la fin des années 1950 au début des années 1970 ou entre 1986 et 2004. Depuis lors, la situation énergétique s’est tendue sous l’effet d’une hausse de la demande en provenance de pays au vigoureux dynamisme économique, social et démographique comme la Chine ou l’Inde, d’une production peu dynamique pour partie liée aux efforts limités de modernisation des pays producteurs, de l’OPEP à la Russie, et d’un sentiment fortement médiatisé en Europe et en Amérique du Nord d’épuisement inéluctable des ressources fossiles. Avec pour conséquence visible et immédiate de fortes hausses de ses prix, l’énergie resurgit comme une question polyfacétique fondamentale, source d’incertitudes, de crispations, mais aussi de raisonnements à long terme et d’espoirs.
3Ainsi, les stratégies énergétiques apparaissent comme un enjeu politique national et international. La perspective extérieure est traditionnelle, même si elle se renouvelle en permanence. Pour les pays importateurs, il s’agit de définir une ligne de conduite qui assure indépendance et sécurité des approvisionnements au moindre coût. La recherche de partenariats privilégiés a toujours été de mise, de Franklin Roosevelt avec Abdelaziz Ibn Séoud en 1945 aux Européens avec Vladimir Poutine ces dernières années. Du côté des exportateurs, le souhait d’un revenu amélioré voire maximisé a sous-tendu en 1960 la mise en place de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Le caractère stratégique de sa production et de ses échanges fait aussi de l’énergie un vecteur d’influence : la Russie utilise ses vastes réserves en hydrocarbures pour maintenir son économie et son rayonnement international (tensions avec la Biélorussie, l’Ukraine et la Géorgie, menaces indirectes envers l’Europe occidentale), une partie de l’Amérique latine fonde son renouveau nationaliste sur la revendication d’un autre partage de la rente (Hugo Chavez au Venezuela, puis Evo Morales en Bolivie) et les États-Unis s’en remettent à la force armée pour préserver leurs positions au Moyen-Orient (Irak). En politique intérieure, l’énergie n’est pas moins porteuse de sens. La population des pays industrialisés dans lesquels la sensibilité écologique progresse est-elle disposée à réduire significativement sa demande en énergie ? Pour l’heure, une réponse positive impliquant l’acceptation d’un profond changement de mode de vie n’émerge pas, et le débat public porte davantage sur l’offre à développer. Une approche volontariste privilégie les énergies renouvelables, négligeant leur marge de progression limitée pour l’heure, leur compétitivité économique qui reste encore à prouver et leur impact sur l’environnement qui n’est toujours pas neutre, même si l’avenir leur est probablement favorable. En attendant des jours meilleurs, l’énergie « verte » apparaît d’abord comme un marché intéressant, source de profits pour les entreprises qui l’exploitent. Le nucléaire représente une réponse plus immédiate et plus centralisée. Il propose une production massive, des approvisionnements assurés en combustible, des coûts stables et compétitifs, de faibles émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, ses opposants s’interrogent sur la gestion à long terme des déchets, les menaces de prolifération ainsi que sur l’absence de « risque zéro » tant pour des raisons techniques que politiques (terrorisme). Au final, aucune réponse simple n’émerge et de spectaculaires retournements de position peuvent s’opérer, comme l’énonce Jacques Percebois.
4Le binôme convergences internationales et diversités nationales apparaît tout autant dans les communications présentées. Le questionnement sur la manière d’appréhender la transition énergétique qui s’ouvre et de surmonter les ambiguïtés qu’elle porte est omniprésent. Des stratégies offensives (course au pétrole de la Chine et de l’Inde en Afrique et en Amérique du Sud) et défensives (plus sensibles en Europe et au Japon, qui parient essentiellement sur l’innovation technique) s’élaborent. Presque partout et pour toutes les énergies, dénationalisation, ouverture des marchés et concentration des entreprises font émerger de puissants géants, d’Exxon Mobil à Gazprom en passant par le groupe EDF, qui entendent investir globalement le champ de l’énergie. Cependant, les États, aux contours variés et aux gouvernances disparates, demeurent vigilants. Les évolutions en cours montrent en général une recherche conjointe de plus de concurrence et de plus de sécurité, en somme de plus de marché et de plus d’État. On observe aussi des efforts de recherche scientifique, de prospection de nouveaux gisements et de financement, un renforcement de l’efficacité énergétique, des avancées dans la conception du charbon « propre » et la finalisation de « pièges à carbone » économiquement concevables, des accents mis sur les énergies renouvelables, des ferments de relance du nucléaire. Des programmes internationaux émergent comme celui appelant à des réacteurs de « quatrième génération » produisant moins de déchets et exploitant mieux les matières fissiles dans des conditions de sécurité renforcées, ou ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) à Cadarache. Mais les choix énergétiques relèvent aussi d’aspirations nationales dans lesquelles s’expriment pleinement les héritages historiques, les stades de développement, les aspirations des pouvoirs publics et les sensibilités des sociétés comme le constatent Cécile Isidoro, Martin Chick, Françoise Berger ou René Brion et Jean-Louis Moreau. La Finlande et une France qui a investi précocement et massivement dans le nucléaire comme le rappellent Rémy Carle et Jean-Hubert Coates, se lancent dans la troisième génération de réacteurs, alors qu’aux États-Unis, l’Electricity Policy Act d’août 2005 a ouvert la voie du renouveau, qu’au Royaume-Uni le débat a été relancé par Tony Blair et que face à des besoins massifs l’Asie (Chine, Inde, Japon) va résolument de l’avant. D’autres pays s’interrogent et certains confirment leur refus du nucléaire. Il en est de même au sein de chaque filière productive. Dans le cadre des énergies renouvelables, l’Allemagne a fait le pari de l’éolien alors que le Japon a privilégié le solaire. Pour le nucléaire, la « quatrième génération » laisse la porte ouverte à plusieurs technologies : réacteurs à neutrons rapides refroidis par du gaz (hélium ou azote), du sodium liquide ou du plomb fondu ; réacteur à très haute température ; réacteur à sels fondus ; réacteur supercritique. La philosophie qui sous-tend ces actions relève de principes différents. Le secteur énergétique doit-il prioritairement être pensé comme source de problèmes écologiques (réchauffement climatique induit par les émissions de gaz à effet de serre) et participer à un « développement durable », ou doit-il se concentrer en ces temps agités sur la sécurisation des approvisionnements et la couverture des besoins au moindre coût ? Les études présentées prennent en compte cette autonomie de comportement des États dans une Europe pourtant largement née de l’énergie (Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951, Communauté européenne de l’énergie atomique en 1957), qui a su mettre en place des réseaux efficaces et affiche une volonté communautaire de lutte contre la pollution. En retour, la juxtaposition de politiques nationales et le « patriotisme économique » qui est invoqué conduit les responsables politiques à intervenir en tous sens. Ainsi, en France, Dominique de Villepin, a entendu contrer l’Italienne Enel et imposer un mariage Suez-GDF. En Espagne, José Luis Rodriguez Zapatero a protégé Endesa de l’attaque de l’Allemand E. ON au profit d’Enel. Dans les deux cas, les forces du marché sont ressorties plus décisives que les directives européennes ou les oukases nationaux.
5Au fil des pages, alors même qu’elle se distingue par ses développements régionaux en une époque de globalisation, l’électricité apparaît comme l’énergie majeure du XXe et, probablement aussi, du XXIe siècles. En effet, derrière les options évoquées, c’est le besoin croissant en électricité qui est envisagé, une exigence qui pourrait considérablement augmenter en cas de percée dans le domaine des transports. Forme et non source d’énergie, l’électricité relève d’abord du thermique classique où elle a impulsé l’engouement pour les turbines à combustion fonctionnant au gaz et s’apprête à participer au renouveau charbonnier annoncé. Si les oppositions sociétales ne le brident pas, le thermique nucléaire, d’abord fission puis fusion, pourrait connaître un essor considérable et constituer une ressource énergétique à long terme. L’hydraulique et les énergies renouvelables, très largement productrices d’électricité, renforcent encore sa place en ouvrant davantage le « mix » énergétique. Cette situation centrale éclaire la vigueur des débats suscités par les évolutions de la gestion du secteur électrique, des nationalisations historiques aux changements du cadre normatif du temps présent. Ces dernières années, de spectaculaires effondrements de réseaux en Amérique du Nord et en Europe, reflets d’insuffisances dans la gestion des temps long (production) et court (interconnexion), ainsi que pour les consommateurs industriels et particuliers le douloureux passage des prix régulés aux prix concurrentiels, ont alimenté des doutes sur l’efficacité d’un libéralisme imposé davantage que pensé.
6Si les questions de pénurie, de coût et de dépendance – surtout en Europe et dans la zone Asie-Pacifique – se sont aujourd’hui rejoints, si une transformation profonde des économies et des sociétés est incontestablement engagée, si le temps des évolutions s’inscrit dans des durées multiples et complexes, chacun convient que la satisfaction des besoins énergétiques individuels et collectifs a été globalement assurée dans les pays fortement consommateurs. Cette culture d’anticipation et cette capacité d’adaptation constatées, il semble difficile d’adhérer au discours millénariste selon lequel la civilisation s’effondrerait dans les années qui viennent sous les effets du manque d’énergie. Mais les voies qui sont en passe d’être explorées conduisent vers de nouveaux compromis, un contrat social repensé et un autre paradigme qui émergeront de l’émiettement des cheminements nationaux, des conflits d’intérêts sans cesse renouvelés et des dynamiques sociotechniques.
Auteur
Est professeur d’histoire économique contemporaine à l’Université de Savoie (Chambéry). Spécialisé dans l’histoire et le patrimoine de l’énergie, il a dirigé Les Entreprises du secteur de l’énergie sous l’Occupation, Arras, Artois Presses Université, 2006 ; 10 mars 1906. Courrières, aux risques de l’histoire, Versailles, GRHEN, 2006 ; Risques et prises de risques dans les sociétés industrielles, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2007 ; Mémoires de l’électricité, Paris, Maison des sciences de l’homme, Fondation EDF et ministère de la Culture, 2007. Ses derniers articles ont porté sur « : Le patrimoine de l’hydroélectricité : état de grâce ou grâce de l’État ? », Historiens-Géographes, n° 402, 2008 ; « Un sujet électrique ? Le patrimoine industriel de l’hydroélectricité dans les Alpes » ; « Coup de foudre sur la fée Electricité », « Totems sans tabous, le patrimoine industriel de l’électronucléaire en France », L’Archéologie industrielle en France, n° 52, 2008.
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