1De tous les grands programmes technologiques français, le programme nucléaire est probablement le mieux connu1. Toutefois, de nombreuses perspectives restent à explorer. L’une d’elle est la place et le rôle des industriels dans cette aventure. En raison de l’accès aux sources, les historiens ont privilégié l’histoire d’EDF, architecte du programme et exploitant des centrales, et n’ont pas ou peu développé l’histoire des manufacturiers industriels. Il ne s’agit pas ici d’adopter la vision des industriels sur l’ensemble du programme nucléaire français mais de prendre en considération un point précis, celui du choix des réacteurs à eau pressurisée par rapport aux réacteurs à eau bouillante, et sur les conséquences industrielles qu’il a eues.

2Le 4 août 1975, EDF annonçait officiellement son intention de ne retenir qu’une seule technologie pour la construction de ses centrales nucléaires : la technologie à eau légère et à uranium enrichi PWR, dite des réacteurs à eau pressurisée. Venant de la société américaine Westinghouse, cette technologie était portée en France par le groupe Creusot-Loire. Cette décision laissait de côté une autre technologie américaine, également à eau légère et à uranium enrichi, le BWR des réacteurs à eau bouillante, qui avait été développée par General Electric et qui était proposée en France par le groupe de la Compagnie générale d’électricité (CGE). Ce choix industriel majeur, plusieurs années après l’abandon de la filière française à uranium naturel, fut interprété par la presse comme une défaite cinglante d’Ambroise Roux, président de la CGE. Le groupe industriel qui avait connu ses heures de gloire quelques années plus tôt, semblait contesté sur l’ensemble de ses secteurs privilégiés : dans les télécommunications, CIT-Alcatel se voyait opposer la concurrence de Thomson-CSF et dans l’électrotechnique, Alsthom était supplantée par Creusot-Loire pour les marchés du nucléaire. Mais, au moment même où les quotidiens et les magazines titraient sur ce revers, le conseil d’administration de la CGE adressait, à l’initiative d’Ambroise Roux, ses félicitations à Georges Pébereau, directeur général de la CGE, et Roger Schulz, PDG d’Alsthom, pour avoir mené à bien la négociation consistant à se retirer d’un domaine restreint aux prix sacrifiés (les réacteurs BWR).

3Bien évidemment, l’abandon de la filière BWR ne fut pas un succès de la CGE, qui devait se retirer d’un secteur industriel où elle comptait bien s’implanter, mais ce ne fut pas, non plus, le revers annoncé par les médias. En replaçant cet épisode de la « saga nucléaire française » dans une perspective historique, il devient possible de faire la part des choses entre les choix d’EDF, les stratégies industrielles de la CGE et le traitement médiatique de cette affaire.

I. L’engagement de la CGE dans le nucléaire : la tentative d’une offre globale

A. Les recompositions industrielles des années 1960

4La CGE connut, dans les années 1950 et 1960, une croissance importante, son chiffre d’affaires passant de 41 milliards de francs en 1950 à 10 milliards en 1970, ce qui correspond, en francs constants, à une multiplication par 4,5 environ. Cette croissance fut en grande partie interne, avec les activités de télécommunications de la CIT, l’industrie des câbles d’énergie et de télécommunications des Câbles de Lyon, l’électrotechnique des Ateliers de constructions électriques de Delle et de la Savoisienne… Mais cette croissance fut aussi externe, la CGE profitant des grandes recompositions industrielles de la fin des années 1960 et des avantages fiscaux favorables aux fusions d’entreprises. Il est possible de mentionner pour les télécommunications la reprise d’Alcatel en 1968, les achats successifs des Câbleries de Clichy, des Câbleries de Lens et de Geoffroy-Delore pour les câbles. Dans l’électrotechnique, l’accord de juin 1969 avec le groupe Thomson, accord appelé le « Yalta de l’électronique », entraîna la prise de contrôle d’Alsthom par la CGE. Dans le domaine des travaux publics, la CGE avait acquis, en 1966, la Société générale d’entreprises. Le nucléaire fut l’un des motifs du rapprochement.

5Dans le nucléaire à proprement parler, la position de la CGE avait été renforcée par la prise de contrôle d’Alcatel (Société alsacienne de constructions atomiques et de télécommunications). Par cette opération, la CGE prenait pied dans une autre société, le Groupement atomique alsacienne atlantique (GAAA), futur Novatome. Le conseil d’administration de la CGE ne manquait pas de souligner que « ces opérations constituent l’amorce de l’institution d’un groupe industriel puissant, accueillie favorablement par les clients publics (CEA, EDF) »2. Dans un premier temps en effet Bernard Esambert, conseiller de Georges Pompidou pour les questions industrielles, semblait favorable à un regroupement général dans un groupe industriel unique. À l’inverse, EDF était attentif à conserver deux fournisseurs de chaudières, pour pouvoir les mettre en concurrence et conserver ainsi son indépendance. La création d’un groupe unique CGE-Alsthom-Creusot-Loire, qui serait licencié de Westinghouse avec la technologie PWR, fut au menu des discussions entre les industriels et les pouvoirs publics en novembre 1970. Ces discussions eurent lieu de façon très discrète, en raison de l’opposition d’EDF.

6À cette date il fut question que la CGE reprenne Jeumont-Schneider et concentrât donc entre ses mains l’ensemble de la grosse industrie électrotechnique. En décembre 1969, le gouvernement français avait refusé de vendre cette entreprise à l’américain Westinghouse. Les discussions furent menées par Ambroise Roux et le baron Jean-Édouard Empain et cette solution semblait avoir, au moins un temps, la préférence de l’Élysée. Le groupe fut encouragé dans cette voie par l’évolution de l’uranium naturel à l’uranium enrichi. Ambroise Roux soulignait :

« que pour la première fois depuis l’apparition de l’énergie nucléaire, la politique française semble s’orienter vers un programme réaliste comportant d’une part des études concentrées sur quelques filières d’avenir, de l’autre un programme consistant, quoique encore modeste, de réalisations de centrales nucléaires à partir de l’une des deux techniques américaines les plus éprouvées. La CGE semble aujourd’hui bien placée pour recueillir les fruits de restructurations industrielles dont elle a été dans ce secteur tout à la fois l’initiatrice et le chef de file »3.

7C’est bien dans cette stratégie d’une offre globale qu’il faut replacer la création, en 1968, de la Sogerca (Société générale pour l’entreprise de réacteurs et de centrales atomiques), structure destinée à porter les offres du groupe CGE dans le nucléaire.

8En réalité, il s’agissait de faire le choix entre une organisation à l’américaine, dans laquelle la conception du réacteur serait indépendante du reste de la centrale ou une organisation plus intégrée, celle des centrales clés en mains, où l’ensemble de la centrale (réacteur et îlot conventionnel) serait réalisé par le même industriel. La première solution fut finalement retenue, mettant fin aux espoirs de monopole de la CGE dans le nucléaire. Au début des années 1970, si la CGE est présente dans tout ce qu’une centrale peut comprendre de matériels électriques, de travaux publics et de contrôle-commande... elle est en revanche totalement absente du combustible et de la chaudronnerie, les deux éléments véritablement spécifiques de la nouvelle technologie. En d’autres termes, à la veille du lancement du programme nucléaire français, la CGE peut tout construire dans une centrale nucléaire, sauf l’essentiel.

B. L’accord avec General Electric

9En octobre 1969, Marcel Boiteux, directeur général d’EDF, annonçait, à Saint-Laurent-des-Eaux, l’abandon de la filière nucléaire française graphite-gaz pour la production d’électricité. Le choix d’une filière américaine rencontrait à cette date l’assentiment de la plupart des acteurs du secteur nucléaire, contrastant ainsi avec les débats qui avaient animé la communauté quelques années auparavant4.

10La CGE se rapprocha alors de General Electric pour obtenir la licence de son système à eau bouillante (BWR). L’autre technologie développée aux États-Unis par Westinghouse, celle des réacteurs à eau pressurisée (PWR), était dans les mains du groupe Jeumont-Schneider et plus particulièrement de Creusot-Loire. Les discussions avaient été amorcées dès 19675 mais étaient restées au niveau des prises de contact. Les relations avec General Electric s’inséraient dans un cheminement logique puisque Alsthom avait, traditionnellement, d’excellents rapports avec le géant américain dont elle avait été licenciée de 1919 à 1969. Pourtant, cet accord n’était pas acquis d’avance et, à la fin de l’année 1969, la CGE menaça de s’allier avec Westinghouse et Siemens dans le domaine du nucléaire si General Electric continuait à faire traîner les discussions. Ambroise Roux doutait de la volonté européenne de General Electric. Le groupe américain s’inquiétant des velléités d’alliance CGE-Westinghouse, organisa une rencontre le 17 novembre 1969 à Paris. Les discussions entre la CGE et Westinghouse-Siemens étaient-elles un leurre ou bien réelles ? Apparemment, elles étaient vraiment engagées6. Toujours est-il que General Electric et la CGE parvinrent rapidement à un accord de cession de licence pour la technologie BWR.

11Cette licence concernait la « partie noble » de la centrale nucléaire, à savoir la chaudière et le réacteur. Le contrat proposé par General Electric mettait à disposition de la CGE, pour une durée de quinze ans, l’ensemble des techniques en matière de réacteurs à eau bouillante, y compris les perfectionnements à venir, transférait les connaissances techniques indispensables et organisait la formation aux États-Unis des propres techniciens du groupe français. L’accord fut signé par la CGE et Alsthom et il était convenu que ce soit leur filiale commune, la Sogerca, qui serait chargée de l’exécution. Deux phases étaient distinguées. Dans la première, il ne s’agissait que d’une mise à disposition des connaissances nécessaires, moyennant le versement de 250 000 $, pour une remise d’offres à d’éventuels clients. Dans la seconde phase, la licence définitive était accordée et devait entrer en vigueur dès la première commande effective. Le versement de 1,25 M$ était échelonné sur cinq ans et un tarif dégressif était appliqué aux royalties : 2,6 $ par kW installé jusqu’à 200 000 kW ; 1,95 $ de 200 000 à 500 000 et 1,30 $ au-delà7.

12Ces clauses étaient nettement plus favorables que celles proposées à Alsthom par General Electric trois ans auparavant. Ainsi, dans l’éventualité où le gouvernement français déciderait de ne pas retenir la filière BWR, le coût de l’opération ne serait que 250 000 $ pour le groupe de la CGE. Alain Willk, polytechnicien chargé des affaires nucléaires à la direction générale de la CGE, obtint les pouvoirs pour représenter l’industriel français auprès de General Electric et l’accord fut officiellement signé le 17 mars 1970. Les autres licenciés de General Electric étaient KWU/AEG, Hitachi, Toshiba, Ansaldo et ASEA.

C. La mise en concurrence par EDF

13Le maître d’œuvre du programme nucléaire, EDF, choisit de mettre en concurrence les entreprises pour créer une configuration de marché dans laquelle l’entreprise publique serait dans un rapport de forces favorable. Ceci avait pour but d’éviter les rentes de situation d’un monopole industriel et de faire pression à la baisse sur les coûts. EDF s’étant, au nom de ce principe, opposé à un groupe unique dans le nucléaire, l’idée fit son chemin d’un regroupement CGE-Babcock sur la technologie PWR. Ce rapprochement s’inscrivait dans un projet beaucoup plus large d’association avec BBC (Brown Boveri Company). Un tel ensemble industriel européen, qui aurait reçu le soutien tant de Marcel Boiteux que de Paul Delouvrier, aurait constitué le groupe de référence sur les surgénérateurs tout en ayant une position de force sur le PWR. En janvier 1973, Marcel Boiteux déclare ainsi que : « la question se pose précisément aujourd’hui de diversifier notre parc en faisant appel soit à l’autre version – eau bouillante de GECO – soit, au moins, à un autre fournisseur, qui nous offre la version à eau pressurisée de Babcock ». Il ne s’agit donc pas, pour EDF, d’une stricte opposition entre deux technologies, le BWR et le PWR, mais d’organiser le marché de ses fournisseurs en imposant une réelle concurrence.

14Au début de l’année 1970, la CGE fut consultée pour la centrale de Fessenheim et participa donc à l’appel d’offres avec sa technologie BWR. Mais ce premier appel d’offres EDF pour une centrale à eau ordinaire se traduisit par la commande de la chaudière à la Société des forces et ateliers du Creusot, qui avait, selon la CGE, « remis une proposition comportant un prix anormalement bas »8. Le groupe turbo-alternateur fut en revanche commandé à Alsthom pour 120 MF. Pour la seconde partie de la centrale, Ambroise Roux fit pression en déclarant au président de la République, Georges Pompidou, que si la CGE n’était pas retenue, elle se retirerait du nucléaire et ferait savoir pourquoi9. Parallèlement, la CGE participait à un vaste groupement comprenant GE, BBC, la Compagnie électro-mécanique (CEM) et la Sogerca pour la centrale de Kaiseraugst, à proximité de Bâle. Si ce groupement fut bien retenu pour la construction, la centrale ne vit pas le jour.

15Quelques mois plus tard, en 1971, le nouvel appel d’offres d’EDF pour la centrale du Bugey vit s’affronter de nouveau les deux concurrents. Creusot-Loire proposait 515 MF pour son réacteur à eau pressurisée. Le prix estimé d’un réacteur BWR était, d’après Paul Delouvrier et François-Xavier Ortoli, de 525 MF. Mais Ambroise Roux refusait de descendre en dessous de 600 MF10, développant ses accusations favorites à l’égard du groupe Creusot-Loire, le soupçonnant de dumping et de financer ce rabais par les aides du FDES (Fonds pour le Développement Économique et Social). La CGE ne semblait pas décidée à descendre en dessous de 580 MF. Une annotation de Georges Pompidou sur une note que lui avait remise Bernard Esambert, témoigne de l’exaspération du président de la République : « quelqu’un peut-il dire à M. Roux que je ne peux soutenir des prix excessifs ! ». La bataille sur les chiffres permet à EDF de rester maître des décisions... même si les dirigeants de l’entreprise publique semblent lassés des discussions et du jeu dans les allées du pouvoir que mène la CGE. Bernard Esambert notait ainsi, en juillet 1972 : « à EDF, les séquelles de l’appel d’offres de l’an dernier au cours duquel les manœuvres de la CGE avaient profondément irrité tout l’état-major de l’établissement public, ne sont toujours pas totalement dissipées ».

16En septembre 1972, la CGE présenta le BWR6, le nouveau réacteur General Electric qui disposait d’une plus grande puissance à chaudière égale grâce à des améliorations de combustible. La chaudière devait être fabriquée par Babcock, car Stein, la filiale de la CGE, n’était pas au point sur cette technologie. Alors que la décision devait être prise avant décembre 1972, le conseil d’administration d’EDF la reporta à avril 197311. La CGE finit par accepter le prix de référence de Creusot-Loire et dès janvier 1973, Jean Charbonnel reçut Ambroise Roux et lui annonça officieusement que la CGE était retenue pour une centrale nucléaire. 11 fallut toutefois attendre le conseil d’administration d’EDF du 25 mai 1973 pour que soit décidée la commande de deux réacteurs 995 MW BWR6. La commande ferme fut passée en décembre. Bien entendu, Ambroise Roux ne pouvait que se féliciter de ce contrat, déclarant que « le groupe CGE récolte, aujourd’hui, les fruits des efforts importants et prolongés qu’il s’est imposés pour tenir, dans le secteur nucléaire, une place à la mesure de celle qu’il occupe, en France et dans le monde, dans le domaine de l’énergie électrique »12. Marcel Boiteux tempérait rapidement ce succès en fixant un cadre européen aux ambitions industrielles des deux groupes français :

« Pour ce qui nous concerne, nous voulons être sûrs d’avoir comme interlocuteurs des groupes industriels qui aient non seulement la compétence technique nécessaire, mais une dimension internationale, car nous ne pensons pas que deux groupes puissent se développer et atteindre la taille optimale sur le seul marché français. Dans le cas de la CGE, la “politique industrielle”, c’est donc, entre autres, la manière dont la CGE s’appuyant sur General Electric pourra prendre position au niveau de l’Europe »13.

17L’intervention de Georges Pompidou ou, pour le moins, son suivi attentif de ce dossier, sont perceptibles à plusieurs moments. Les notes remises par Bernard Esambert à Georges Pompidou sont nombreuses sur le sujet du nucléaire. Pour la recomposition industrielle autour de la CGE, de la CEM et de Jeumont-Schneider, il qualifie la situation de « casse-tête chinois ». Les interventions d’Ambroise Roux auprès de l’Élysée, soit directement auprès du président de la République, soit plus souvent auprès de ses conseillers et des ministres, révèlent une conception qui ne peut que choquer EDF en tant qu’entreprise nationale. Quelques mois plus tard, les lignes de Marcel Boiteux invitant à un contrôle intelligent des entreprises publiques par l’État, sonnent comme un écho aux manœuvres des années 1970-1973 :

« Les administrations y sont-elles prêtes ? Il faudrait qu’elles acceptent d’assumer un petit nombre de grandes responsabilités et de limiter à cela l’exercice de leur pouvoir. Les hommes étant ce qu’ils sont, les écoles chargées de la formation des grands Corps de l’État devront ajouter à leurs enseignements des cours de sainteté administrative »14.

II. L’abandon de la filière BWR et ses conséquences

A. Le retrait d’Alsthom

18Le 4 février 1974, EDF notifia officiellement à la CGE la commande de huit chaudières, dont deux fermes et six en option. Le marché des deux chaudières de Saint-Laurent-des-Eaux 3 se montait à 750 millions de francs. Simultanément, la CGE reçut la commande ferme de douze turbo-alternateurs de 1 000 MW et de six en option, pour un total de 2,5 milliards de francs. Les délais de réalisation étaient estimés à 67 mois pour la première centrale et 57 mois pour les centrales suivantes. Pour la CGE, ce marché représentait une commande totale de 3,5 milliards de francs (hors taxes) et la redevance due à General Electric s’élevait à 2,5 % de ce montant, soit 87,5 millions de francs. La CGE percevait l’essentiel de cette facturation puisque le groupe pouvait réaliser par lui-même environ 80 % des fournitures. Parmi les 20 % confiés à des sous-traitants, la cuve était réalisée par l’entreprise italienne Breda15. Les travaux avancèrent rapidement et au 1^er mars 1975, 10 000 documents avaient déjà été transmis par General Electric, plus de 200 missions avaient été effectuées aux États-Unis et 388 personnes de la CGE travaillaient à temps plein sur le projet16.

19Sans sous-estimer les difficultés de mise au point, c’est au cours de cette phase intense de lancement de la réalisation que la CGE opéra un revirement stratégique. L’arrivée d’un nouvel homme à la tête d’Alsthom en 1974 explique largement la décision qui va suivre. Roger Schulz, centralien et ancien responsable des investissements industriels à Paribas, fut nommé vice-PDG d’Alsthom en 1974 puis PDG en septembre 1975, succédant à Georges Glasser, figure éminente et respectée qui avait su réorganiser le groupe à la fin des années 1950. Avec Georges Pébereau, le numéro 2 de la CGE, Roger Schulz analysa l’engagement de la CGE dans le nucléaire, tant sur le plan technique que financier. La conclusion s’imposa assez rapidement. Dès juillet 1975, le conseil d’administration fut informé des hésitations de la direction générale de la CGE :

« Le problème est en fait double : il concerne à la fois l’importance des séries et le niveau des prix. La position de la CGE, à ce sujet, vis-à-vis d’EDF, demeure très claire. À défaut de solutions satisfaisantes, la construction de chaudières à eau bouillante devra être abandonnée »17.

20Il faut reconnaître qu’avec 22 chaudières PWR commandées, dont 10 fermes, Creusot-Loire pouvait davantage faire jouer l’effet de série que la CGE avec ses 8 chaudières BWR dont 2 fermes. Aux prix accordés, la CGE ne pouvait suivre. Il fallait accepter de se retirer. Mieux, il fallait négocier son retrait.

21La médiatisation de l’abandon du nucléaire par la CGE fut finement menée. Marcel Boiteux reçut Roger Schulz pour un entretien au cours duquel celui-ci l’informa de la demande de la CGE d’obtenir une augmentation de 25 % du montant des marchés. En d’autres termes, la CGE jetait l’éponge18. Mais le refus officiel fut notifié par EDF pour une raison assez simple : la CGE n’avait alors pas à payer les sommes importantes de la rupture de contrat à General Electric. En faisant reposer sur EDF la responsabilité de l’arrêt de la filière BWR, c’est l’entreprise publique qui prenait ainsi l’initiative de la rupture. Officiellement, la CGE pouvait se présenter comme victime du choix d’EDF… argument qu’elle ne manqua pas de développer pour mieux cacher son échec industriel. Le rapport annuel d’Alsthom explique ainsi que « l’abandon par les pouvoirs publics de la filière à eau bouillante avec la résiliation – en cours de travaux – des commandes de chaudières correspondantes, a gravement perturbé la politique industrielle de la société »19. Par cette attitude, la CGE limitait ses pertes et rompait, dans des conditions acceptables, avec General Electric. Plus globalement, elle se positionnait comme victime des pouvoirs publics, dans le nucléaire (abandon de la filière BWR) comme dans les télécommunications (retour de Thomson dans le téléphone, avec la bénédiction de l’Élysée). Cette attitude lui permit de mieux négocier les contreparties industrielles.

B. La compensation : le marché des turbo-alternateurs

22Le retrait, voulu par l’entreprise Alsthom, mais annoncé comme une décision d’EDF, permit de négocier une compensation de taille : la place d’Alsthom au centre de l’industrie nucléaire française. Roger Schulz exposa, le 7 octobre 1975, au conseil d’administration de la CGE, le dispositif à vocation internationale dans lequel le rôle essentiel était dévolu au groupe de la CGE. Ces accords comportaient deux volets principaux :

• création d’une filiale commune Alsthom/CEM, à majorité et leadership Alsthom, pour la réalisation des groupes turbo-alternateurs et des salles des machines des centrales destinées à l’exportation ;

• institution d’une coopération sur des bases paritaires, entre cette société Alsthom/CEM et Framatome, pour la réalisation et la vente de centrales « clés en mains » à l’étranger. Framateg, chargée de la préparation et du pilotage des contrats correspondants, deviendra une filiale commune à parts égales.

23Non seulement la position d’Alsthom dans le domaine des turbo-alternateurs se trouvait largement confortée en ce qui concernait l’exportation mais une part importante du marché français lui était également réservée. Si Ambroise Roux adressa, au nom du conseil, ses « vives félicitations » à Georges Pébereau et Roger Schulz, c’était pour « avoir mené à bien ces difficiles négociations dans un délai record »20.

24En fait, Alsthom obtint la reprise de l’usine du Bourget de la CEM. Quelques mois plus tard, la fusion d’Alsthom et des Chantiers de l’Atlantique fut l’occasion pour la CGE d’obtenir de nouvelles concessions des pouvoirs publics, dont une indemnisation pour les réacteurs BWR, des commandes de turbo-alternateurs par EDF ainsi que des marchés pour le surgénérateur21. À la fin de l’année 1976, les pourparlers avec la CEM aboutirent : Alsthom-Atlantique reprit l’usine du Bourget et obtint ainsi un quasi-monopole sur le marché français des turbo-alternateurs au lieu des 60 % détenus auparavant. L’usine du Bourget bénéficiait de la licence BBC jusqu’en 1982. La spécialisation intervenue dans le domaine nucléaire entre le groupe Creusot-Loire, fournisseur des chaudières, et le groupe Alsthom-Atlantique, fournisseur des îlots conventionnels, s’en trouvait sensiblement renforcée.

25Parallèlement, dans son usine de Belfort, Alsthom mena un important effort de recherche-développement et de rationalisation industrielle22. Bernard Dufour engagea ces réalisations avec une extrême rigueur financière. Roger Schulz imposa également un suivi drastique des coûts et une comptabilité dans laquelle les bénéfices n’étaient plus affichés qu’une fois le marché achevé. La priorité fut donnée aux investissements de productivité aux détriments des opérations stratégiques. Les efforts de recherche, de mise au point, d’amélioration furent considérables. Les investissements également. Cette pression très forte exercée en faveur d’une maîtrise des coûts engendra un grand nombre de tensions. La « grève du centenaire », déclenchée à l’usine de Belfort à la faveur des célébrations du centenaire de la création de cette usine en septembre 1979, paralysa la production pendant de longues semaines.

C. Les autres activités dans le nucléaire : la filière des surgénérateurs

26La création d’une offre globale pour les réacteurs nucléaires à eau légère n’empêche pas la CGE de s’impliquer également dans la filière des réacteurs à neutrons rapides. L’accord conclu en 1973 avec Babcock pour les chaudières nucléaires à neutrons rapides prévoit une exclusivité mutuelle de quinze années ainsi que la création d’un groupement (dont la CGE devait être chef de file) pour rendre opérationnelle cette alliance. Il est prévu que la CGE ait une part toujours majoritaire dans les fournitures à effectuer par l’intermédiaire de ce groupement commercial. La construction du réacteur du CEA, Phénix, qui divergea le 31 août 1973, a donné l’occasion, pour plusieurs sociétés du groupe, de se familiariser avec cette technologie.

27Cette stratégie était en réalité un véritable investissement sur l’avenir puisque les surgénérateurs à neutrons rapides sont considérés comme les « réacteurs de la deuxième génération, qui feront suite aux centrales nucléaires actuelles à eau légère »23.

III. Le retour dans le nucléaire

A. La reprise de la Compagnie électro-mécanique

28À partir de 1982, des discussions eurent lieu entre Alsthom et la CEM qui conduisirent à la reprise de cette dernière par Alsthom l’année suivante. Le 3 février 1983, les pouvoirs publics français acceptaient cette prise de contrôle. La CGE, nationalisée en février 1982, achevait donc, sous son égide, le regroupement de l’industrie électrotechnique nationale initié en 1975. Cette décision a été largement favorisée par le choix d’EDF de retenir la nouvelle turbine Arabelle, proposée par Alsthom-Atlantique en 1980. Le marché, approuvé en avril 1981, à la veille de l’élection présidentielle, entraînait de facto la fin de la technique BBC en France. Mais ce regroupement s’accompagna également d’importantes restructurations puisque 1 900 licenciements étaient prévus. À la fin de l’année 1984, Alsthom-Atlantique décida d’absorber la CEM afin de fusionner les réseaux de vente en France et de mettre en œuvre plus facilement la rationalisation dans le domaine des transformateurs et de l’appareillage. Possédant plus de 90 % de la CEM, Alsthom-Atlantique prit le contrôle des 10 % restants par une opération d’échange d’actions.

29Avec ce vaste regroupement, le chiffre d’affaires d’Alsthom-Atlantique dans le nucléaire se montait à 2,3 milliards de francs en 1984, soit 14 % du chiffre d’affaires total d’Alsthom-Atlantique. Surtout, avec une capacité de production de 10 000 MW par an, Alsthom-Atlantique s’imposait comme le principal industriel européen des turbo-alternateurs. Certaines filiales étaient également spécialisées dans le domaine. Ainsi Rateau exécutait les pompes alimentaires du palier 900 MW, les turbines d’entraînement des pompes, les pompes d’extraction... 40 % du chiffre d’affaires de l’usine Rateau de La Courneuve, qui employait 1 400 personnes, était tributaire du programme nucléaire. Alsthom-Atlantique avait réussi à s’imposer comme l’industriel unique pour les groupes turbo-alternateur et les composants les plus importants de la salle des machines, ainsi que pour le contrôle-commande de la centrale hors-chaudière.

B. La fin de Creusot-Loire

30La crise de la sidérurgie française toucha de plein fouet le groupe Creusot-Loire. L’importance de certaines filiales, et notamment Framatome, l’industriel unique pour les chaudières nucléaires, fit que la longue crise de Creusot-Loire cristallisa les appétits de plusieurs groupes industriels. Dès juin 1984, la CGE affirma qu’elle restait « à l’écart des discussions de manière délibérée » mais qu’elle était bien entendu « très attentive aux solutions proposées »24.

31Un premier accord fut signé entre Alsthom et Framatome au sujet de Neyrpic. Cette filiale, détenue à 65 % par Framatome et 35 % par Alsthom, fut l’objet d’un rééquilibrage des participations à 50-50. L’annonce du dépôt de bilan de Creusot-Loire fut un véritable coup de tonnerre. C’était aussi le meilleur moyen pour valoriser les actifs qui suscitaient de l’intérêt. Pour la reprise de Framatome, le CEA avait en réalité le choix entre trois partenaires : Dumez, Bouygues et Alsthom. Framatome employait environ 5 500 personnes dans ses usines du Creusot et de Châlon-sur-Saône25. L’accord de licence avec Westinghouse avait été transformé en 1981 en accord de coopération technique, symbolisant ainsi la francisation de la technologie américaine. La restructuration du capital se fit finalement avec Alsthom. Framatome était transformée en société anonyme et son conseil d’administration, composé de huit membres et présidé par Jean-Claude Lény, comprenait trois représentants de la CGE. Les dirigeants de Framatome devaient, alors qu’ils étaient habitués à une autonomie complète, travailler plus étroitement avec Alsthom-Atlantique. Dix ans après avoir été exclue du cœur du réacteur, la CGE y revenait avec une place de leader.

Conclusion

32En 1988, il y avait dans le monde 86 réacteurs B WR en service pour 177 PWR. Il n’y avait aucune fatalité à choisir une filière plutôt que l’autre, si ce n’est l’antériorité des réalisations du PWR. Le choix fait en France de la filière à eau pressurisée plutôt que celle à eau bouillante ne signifiait pas, pour EDF, l’abandon de toute concurrence. Mais, par le jeu des effets de série, l’entreprise publique et maître d’œuvre du programme nucléaire se retrouva face à un double monopole : Framatome pour les chaudières et Alsthom pour les turbo-alternateurs et l’îlot conventionnel. La puissance publique semble, au cours de ces années, hésiter entre l’interventionnisme étatique et la gestion d’une entreprise nationale avec son autonomie. Le climat dans lequel s’est opéré le choix n’a probablement pas tenu à grand-chose pour conduire à un autre résultat.

33Pour la CGE, la stratégie des années 1960 qui permettait de présenter une offre globale pour la construction des centrales nucléaires fut indéniablement un échec. Absente de la filière du combustible, elle ne put concourir aux appels d’offres que grâce à son accord avec General Electric. Incapable de suivre les prix pratiqués par Creusot-Loire, elle sut médiatiser son retrait pour en faire la condition de son monopole dans les turbo-alternateurs. Cette décision courageuse, la CGE la doit surtout à Roger Schulz qui sut imposer une logique des coûts. À défaut d’être le challenger de Creusot-Loire, la CGE put ainsi regrouper l’ensemble de la construction électrotechnique française et occuper une place primordiale dans l’industrie nucléaire française. Cette stratégie ne put être menée que par un strict contrôle financier sur les fabrications industrielles. Ce fut une stratégie gagnante, puisque, lors du dépôt de bilan de Creusot-Loire, la CGE devint l’actionnaire de référence de Framatome, prenant pied, de façon certes temporaire, dans la construction des chaudières nucléaires.