État et énergie XIXe-XXe siècle
| , , ,Première partie. L’État et ses moyens d’intervention
La sensibilisation de l’opinion publique aux économies d’énergie 1974-1986
Texte intégral
- 1 La France a consommé en 1973, 180 Mtep (tonnes équivalent pétrole) d’énergie. Le pétrole représente (...)
1Le premier choc pétrolier, fin 1973, révèle au monde et à la France en particulier que l’énergie est désormais un bien rare et cher. La France, qui importe à cette époque les trois quarts de son énergie1, doit réagir rapidement face à la montée du prix du baril de pétrole. L’équilibre de la balance commerciale est menacé. La politique énergétique de la France est donc redéfinie selon deux axes, afin de réduire la dépendance extérieure.
2Du côté de l’offre d’énergie, le Gouvernement cherche à diversifier les sources d’approvisionnement du pays en énergie, et surtout en hydrocarbures. Les pouvoirs publics veulent aussi augmenter la production nationale d’énergie, ce qui passe essentiellement par une accélération du programme nucléaire, mais aussi par de la prospection sur le territoire français, et le développement des énergies nouvelles.
- 2 Jean-Yves Faberon, La maîtrise de l’énergie : cadre juridique et bilan, La Documentation française, (...)
- 3 Michel Le Net, La communication sociale, La Documentation française, Paris, 1988, 151 p.
3Le deuxième axe de la politique énergétique française est constitué par l’action sur la demande : il faut faire des économies d’énergie. Mais, alors que l’offre d’énergie est entre les mains de quelques entreprises et sous le contrôle de l’État, le niveau de la demande d’énergie dépend de chaque consommateur. L’État ne peut pas contrôler directement la consommation d’énergie. « La première mission des pouvoirs publics est donc pédagogique : il faut d’abord que les citoyens comme les responsables des entreprises prennent conscience que leur propre intérêt, qui se confond avec l’intérêt national, est d’adopter un comportement de maîtrise de l’énergie »2. Le Gouvernement doit donc s’exprimer pour modifier les comportements au profit de la société dans son ensemble. C’est la définition de la communication sociale, selon Michel Le Net, spécialiste de la communication publique3. Cette communication centrée sur les effets est au cœur du dispositif gouvernemental en faveur des économies d’énergie.
4L’instrument principal de cette politique de sensibilisation sera l’Agence pour les économies d’énergie (AEE), une agence gouvernementale créée en 1974 avec la mission de promouvoir les économies d’énergie auprès du public. L’AEE va réaliser entre 1974 et 1982 de très nombreuses campagnes de communication pour promouvoir les économies d’énergie dans le pays. Le slogan « En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées » ou la campagne de communication « Chasse au gaspi » par exemple sont à inscrire à l’actif de l’équipe de l’AEE. En 1982, avec l’arrivée des socialistes au pouvoir, l’Agence pour les économies d’énergie devient l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME). Cette nouvelle agence poursuit les actions de sensibilisation jusqu’à la mise en sommeil de la politique d’économies d’énergie, après le contre-choc pétrolier de 1985.
- 4 C’est la question que soulève Pierre Zémor, auteur d’un ouvrage sur ce thème. Pierre Zémor, La comm (...)
5Ce ralentissement des actions en faveur des économies d’énergie au moment où les tensions sur le marché du pétrole se relâchent, conduit à se poser la question du rôle réel de la politique de sensibilisation. A-t-elle été menée dans le but d’obtenir un véritable changement des comportements ? Ou n’était-elle là que pour justifier et faire accepter la politique énergétique par l’opinion publique : la communication publique, « éducation civique ou propagande ? »4.
6On peut se poser la question autrement : la communication autour des économies d’énergie a-t-elle fait partie d’une politique à long terme, ou n’a-t-elle servi que de réponse aux aléas de la conjoncture ?
- 5 Comité interministériel d’évaluation des politiques publiques, Premier ministre, Commissariat génér (...)
7Parallèlement à cette interrogation sur les buts de la politique de communication, se pose la question de son utilité : il faut essayer de « savoir dans quelle proportion les économies d’énergie constatées sont-elles imputables à la réaction spontanée des utilisateurs d’énergie face à la hausse des prix lors des chocs pétroliers d’une part, aux actions de maîtrise de l’énergie engagées à l’initiative des pouvoirs publics d’autre part »5.
- 6 Mémoire de maîtrise d’histoire, sous la direction de P. Griset et A. Beltran, « La sensibilisation (...)
8Ma communication sur la sensibilisation aux économies d’énergie se divisera donc en deux parties : d’abord un résumé rapide de mon mémoire6, pour replacer les événements dans leur déroulement chronologique, puis j’insisterai particulièrement sur deux points : l’apprentissage de la communication sociale par l’État et les relations entre économies d’énergie et environnement.
I. Les grandes phases chronologiques des économies d’énergie
9La question d’une politique conjoncturelle ou structurelle permet de dégager trois grandes périodes dans la communication sur les économies d’énergie. Après 1973, la priorité est donnée à l’élimination des gaspillages d’énergie. S’agit-il alors de la fin de la société de consommation et d’abondance ou d’une réaction pour sauver l’équilibre de la balance des paiements ? En 1979, la communication sur les économies d’énergie est relancée : une simple réponse au second choc pétrolier ? Enfin, après 1981, la nouvelle majorité au pouvoir insiste beaucoup sur l’importance de la maîtrise de l’énergie, mais les actions de communication se font plus discrètes et les crédits de la nouvelle agence déclinent rapidement après le contre-choc pétrolier de 1985.
A. 1973-1978 : Éliminer les gaspillages : nouvelle manière de consommer ou simple réaction face à la crise de l’énergie ?
10La réaction des pouvoirs publics en France a été rapide après octobre 1973. La France, grâce à ses bonnes relations avec les pays arabes, n’a pas subi l’embargo sélectif imposé par les pays de l’OPAEP (Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole). Mais les importations de pétrole pèsent très lourd dans le bilan commercial français. Une vaste politique d’économies d’énergie est donc mise en place dès 1974. Dans un premier temps, l’objectif principal est l’élimination des gaspillages.
11Cette politique de lutte contre les gaspillages était-elle destinée uniquement à rétablir l’équilibre extérieur, dans une perspective courte ; ou s’agissait-il de l’amorce d’un changement à plus long terme dans la manière même de consommer ?
1. Des premiers avertissements à la crise : rassurer l’opinion publique
- 7 Attitude des français à l’égard de la croissance économique, réalisé entre le 30 juin et le 7 juill (...)
12Dans les années 1960, les Français sont plutôt optimistes quant aux problèmes d’énergie. Dans un sondage réalisé en juillet 1972 pour l’émission À armes égales7, on apprend que 59 % des Français pensent que les progrès de la science et de la technique vont permettre de découvrir rapidement de nouvelles matières premières et d’exploiter de nouvelles sources d’énergie (atomique, solaire, etc.). Puis, au début des années 1970, les conditions économiques mondiales commencent à se dégrader avec notamment la dévaluation du dollar et la prise de conscience par les pays producteurs de pétrole de leur force de pression.
- 8 Les dernières nouvelles d’Alsace, 24 novembre 1973, versement 1979 0274, article 87.
- 9 L’Aurorepolitique, samedi 1er et dimanche 2 décembre 1973, versement 1979 0274, article 87.
13Les 16 et 17 octobre 1973, les pays de l’OPAEP augmentent leurs prix unilatéralement de 70 à 110 %. C’est le choc dans le monde entier. En France, les responsables politiques tentent de calmer la panique dans un premier temps. On craint de revenir à des mesures de rationnement. En même temps que ces appels au calme, les dirigeants font appel au civisme des Français : ils utilisent alors un vocabulaire très patriotique, qui rappelle les années 1940. Pour éviter les « restrictions », les Français doivent limiter « volontairement » leur consommation d’énergie. Le ministre de l’Industrie, Jean Charbonnel, utilise des termes aux connotations patriotiques : « le léger déficit actuel peut être couvert par nos stocks, mais nous pourrions demander au pays certains sacrifices… »8. Comme dans ces temps difficiles, la nation doit rester soudée, solidaire. Le Premier ministre, Pierre Messmer, termine son allocution télévisée du 30 novembre 1973 par cet appel solennel : « Aux Françaises et aux Français qui m’écoutent, je voudrais dire que je fais appel dans cette circonstance, à leur esprit de discipline civique et aussi à leur sens de la solidarité, de cette solidarité qui, à tout le moins, doit commencer par être nationale »9.
14La première communication sur les économies d’énergie est donc faite par les hommes politiques en charge de l’Industrie et des problèmes énergétiques qui dispensent quelques conseils de bon sens comme baisser la température de son chauffage, utiliser moins sa voiture... Il n’y a pas encore de spécialistes.
- 10 Versement 1984 0677, article 17 : exposé fait devant la presse par Michel d’Ornano, ministre de l’I (...)
15En plus de ces conseils, le Gouvernement prend des mesures plus directes. Certaines sont symboliques comme l’interdiction des compétitions automobiles en novembre 1973 (cette interdiction sera levée rapidement en raison de son impopularité), ou l’arrêt de la diffusion des émissions de l’ORTF à 23 heures. En plus de ces mesures symboliques, le Gouvernement a aussi pris des dispositions plus directement efficaces. Le 21 décembre 1973, un décret attribue un droit de contrôle et de répartition de l’énergie au Gouvernement. Le même jour, un autre décret transforme l’ancien secrétariat général à l’Énergie en Délégation générale à l’énergie, regroupant les directions énergétiques du ministère de l’Industrie et orientée vers la recherche d’économies d’énergie. Le 13 juin 1974, Michel d’Ornano, nouveau ministre de l’Industrie, expose devant la presse les mesures prises dans le domaine de l’énergie. Au niveau industriel, un dialogue est en cours et des incitations fiscales sont à l’étude. En ce qui concerne les transports, les transports collectifs doivent être améliorés grâce à la baisse de la TVA sur l’essence et à l’aménagement de couloirs de bus et de parcs de stationnement près des gares de banlieue. Dans le domaine de l’automobile, la limitation de la vitesse autorisée, la publication de la consommation des véhicules et des campagnes d’information doivent permettre de ralentir la consommation. Enfin, pour limiter la consommation d’énergie pour le chauffage, le Gouvernement a mis en place le rationnement du fuel domestique pour l’hiver et des déductions fiscales en cas de dépenses d’isolation10.
16La première grande campagne d’information est lancée fin 1974, c’est la campagne du dragon dans sa cage, elle est organisée par la Délégation générale à l’information (services du Premier ministre).
2. Poser les bases de la politique d’économies d’énergie
17On veut désormais inscrire l’action pour les économies d’énergies dans la durée. Première manifestation de cette volonté : la loi du 29 octobre 1974 relative aux économies d’énergie inscrit ce principe dans la législation française. Ensuite, un décret du 29 novembre 1974 crée l’AEE, une agence d’objectifs qui sera chargée de mettre en œuvre la politique d’économies d’énergie. C’est un établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministère de l’Industrie. Jean Syrota en sera le premier directeur. À partir de ce moment, on cherche plutôt à dramatiser la situation énergétique du pays pour faire comprendre aux Français la gravité des enjeux.
18Avec l’AEE, l’État va désormais jouer un nouveau rôle, en plus de ces fonctions régaliennes, il tient un rôle pédagogique. La mission de l’Agence pour les économies d’énergie, en ce qui concerne les opérations d’information est définie dans le fascicule du ministère de l’Industrie sur les économies d’énergie en 1976 :
- 11 Ministère de l’Industrie et de la Recherche, Les économies d’énergie, La Documentation française, P (...)
« 1° Il s’agit tout d’abord de sensibiliser l’ensemble de l’opinion publique en obtenant une modification durable des comportements.
2° Il faut ensuite convaincre l’opinion publique de la pérennité et de l’inéluctabilité du problème.
3° Il est nécessaire de faire jouer l’exemplarité dans un sens positif et non négatif.
4° Le quatrième principe consiste à rappeler et à préciser en toute occasion que les économies d’énergie ne sont pas synonymes d’austérité et que leur réalisation est compatible avec la poursuite du développement économique et du progrès social.
5° Enfin, l’action de l’Agence pour les économies d’énergie doit refléter étroitement les orientations données par le Gouvernement en matière d’économies d’énergie »11.
- 12 Rapport provisoire sur la politique de communication en matière d’énergie, M. Tenrier, 27 juillet 1 (...)
19C’est une des premières fois que l’information de l’opinion fait partie intégrante de la politique de l’État. À partir de l’année 1975, c’est l’AEE qui reprend la direction des campagnes d’information sur l’énergie, à la suite de la Délégation générale à l’information (qui fait partie des services du Premier ministre). Elle fait appel à des agences de publicité pour créer ses campagnes. C’est l’agence Lintas qui est désignée pour la première campagne de l’AEE en 1975, avec le fameux slogan « En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ». Cette campagne connaît un gros succès : 81 % des personnes interrogées ont eu connaissance de la campagne et le slogan est passé dans le langage courant. Il est repris dans tous les journaux, et pas toujours dans le sens du Gouvernement. Le 17 août 1976, le journal Les Échos titre : « Menace de contingentement : « les idées » ne suffisent plus à compenser la cherté croissante du pétrole ». Dans L’Aurore du 7 septembre 1976, on peut lire : « En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. Et même parfois de drôles d’idées. » Même encore en 1980, L’Humanité titre : « La France a du charbon et des idées ». Et dans un rapport provisoire sur la politique de communication en matière d’énergie, M. Temier écrit, le 27 juillet 1983 : « Nous n’avons pas de pétrole, mais nous avons eu des idées »12 . Vu le succès de cette première campagne, les suivantes doivent être perçues par l’opinion publique comme une suite. Les années suivantes, ce slogan sera donc décliné de manières différentes.
20Mais dès 1975, les prix de l’énergie commencent à baisser sensiblement. Et les années 1977 et 1978 semblent manquer d’initiatives en ce qui concerne les économies d’énergie. Les consommateurs se relâchent avec la baisse des prix, mais les initiatives gouvernementales aussi.
B. 1979-1981 : Les économies d’énergie sont partout : enraciner les comportements ou remobiliser l’opinion publique après le deuxième choc pétrolier ?
1. La dramatisation de la situation
211979, l’année du second choc pétrolier voit un changement radical dans la politique d’économies d’énergie. Une nouvelle équipe est mise en place : Jean Syrota cède la place à Jean Poulit, un grand communicateur qui a mis en place Bison futé en 1976 lorsqu’il était à la direction des Routes. Le budget de l’AEE est augmenté significativement. On cherche alors à se rapprocher du consommateur, en donnant une information plus diversifiée allant jusqu’à l’information individuelle. Quelques antennes régionales sont donc mises en place. Et on insiste d’avantage sur la nécessité d’investir pour obtenir des économies d’énergie.
- 13 Henri Aujac, Jacqueline de Rouville, La France sans pétrole, Calmann-Lévy, Paris, 1979, 284 p.
- 14 Quotidien de Paris, 10 décembre 1979.
- 15 Ibid.
- 16 Ibid.
22Le second choc pétrolier est plus étalé dans le temps que le premier. Les prix montent tout au long de l’année. Mais la situation économique s’est beaucoup dégradée par rapport à 1973, la croissance commence à s’essouffler. Le Gouvernement cherche donc plutôt cette fois à dramatiser la situation. En effet, la même année, en 1979, deux économistes publient un scénario énergétique catastrophe intitulé La France sans pétrole13. Ils prennent comme point de départ l’hypothèse que les pays de l’OPEP suspendent toutes leurs importations de pétrole. Le pays serait complètement désorganisé, et le secteur automobile très touché : « On décide alors de limiter la consommation en pétrole des industries à 50 % de son volume antérieur. Pour l’économie, le choc est rude. Tout le secteur automobile s’effondre14. » Les restrictions touchent aussi les consommateurs dans leur vie quotidienne : « chaque automobiliste doit se contenter de 20 litres d’essence par mois, comme à l’époque de la crise de Suez. […] Pour compenser l’accroissement du chômage, dû au ralentissement industriel, le temps de travail est ramené à 35 heures par semaine. Mais les week-ends et grands voyages sont sacrifiés. Pénurie oblige »15. Et ce scénario-catastrophe n’est pas connu des seuls économistes, il passe à la télévision à une heure de grande écoute. Antenne 2 diffuse le 10 décembre 1979 une émission consacrée au pétrole. Et pour marquer les esprits, cette émission s’ouvre sur un « journal télévisé imaginaire (pour l’instant) »16 où le présentateur annonce que les gouvernements des pays arabes ont décidé de suspendre l’approvisionnement des pays industrialisés en pétrole. Ce genre de scénario est donc alors pris très au sérieux et la crainte d’une pénurie imminente de pétrole augmente tout au long de l’année 1979. Le Gouvernement, contrairement à ce qu’il avait fait fin 1973, exploite et entretient cette crainte.
23Mais en même temps, l’État est conscient qu’il faut éviter un matraquage médiatique qui nuirait à la cause des économies d’énergie. Il cherche donc à bien doser ses interventions.
2. Une campagne de grande envergure : « la chasse au gaspi »
24Symbole de cette accélération de la politique d’économies d’énergie en 1979 : la campagne « chasse au gaspi ». Lancée à l’été 1979, elle est tournée vers les automobilistes : elle donne des conseils de conduite économique, afin de sensibiliser une grande partie de la population à travers un objet de consommation courante : la voiture. On a choisi le biais de l’humour pendant la période des vacances. C’est l’agence CFRP qui est retenue pour cette campagne avec son projet de « chasse au glouglou », transformé en « chasse au gaspi » pour éviter les déviations autour de la bouteille... La campagne dispose de très gros moyens par rapport aux campagnes précédentes : elle coûte 20 millions de francs, 5 millions de cartes permis de chasse sont distribués dans les stations-services et 200 écoles de chasse au gaspi sont montées pendant l’été.
- 17 Libération, 22 mai 1979.
25Au départ, l’opération est très fortement décriée par la presse qui trouve cette invention ridicule. Le petit personnage rose ne fait pas l’unanimité et il est décrié par la presse dès sa présentation. En effet, la campagne utilise des procédés que les publicitaires réservent habituellement aux enfants. Dès la présentation de la campagne à la presse, le 21 mai 1979, les journalistes parlent de tentative d’abêtissement de la France, de débilité des pouvoirs publics. « La seule chose qui semble éternelle aujourd’hui, comme la France sans doute, c’est le médiocre niveau mental que ses gouvernants reconnaissent à leurs administrés17. » Dans le même style, Geneviève Dormann écrit dans le Figaro magazine :
- 18 Figaro magazine, 2 juin 1979.
« Faut-il en conclure que les conducteurs français, eux, méritent par leur infantilisme, qu’on ne puisse leur parler que comme à des débiles ? La chasse au “gaspi” tendrait à le faire croire puisqu’elle consiste essentiellement à leur faire comprendre qu’on dépense moins de carburant en conduisant correctement et en respectant des règles ultra-simples qui relèvent de l’école primaire de conduite. […] Il paraît que tout cela est trop compliqué pour un cerveau moyen de l’hexagone. Mais en revanche on estime en haut lieu que les crétins motorisés que nous sommes ne tarderont pas à économiser trois millions de tonnes de pétrole, si on leur présente cela comme un jeu. Ce qu’on appelle en termes technocratiques : établir un nouveau dialogue plus sympathique18. »
26À propos de l’utilisation de l’humour dans les campagnes d’intérêt général, Michel Le Net, spécialiste de la question est lui-même sceptique en ce qui concerne la chasse au gaspi :
- 19 M. Le Net, La communication sociale..., op. cit.
« Peut-être est-il judicieux de parsemer une opération de longue durée de telles images, pour reprendre haleine. Cependant une campagne menée entièrement sur ce ton risque de verser dans l’ambiguïté. Entre l’humour et la naïveté, la limite est floue mais, comme la peur, l’humour comporte des degrés et des formes variant à l’infini. Où situer “la chasse au gaspi” qui a traité d’un problème fondamental pour l’économie nationale19 ? »
27Au-delà de l’utilisation de l’humour pour le ton général de la campagne, le personnage du gaspi lui-même ne convainc pas. Les descriptions qu’en font les journalistes sont toutes très négatives. Pour Jacques Gandebeuf, du Républicain Lorrain :
- 20 Républicain Lorrain, 27 mai 1979.
« Avec son pif en coloquinte et sa peau rose, il fait penser à un singe nasique de Bornéo qui aurait perdu tous ses poils, ou encore à quelque fœtus martien tombé d’un bocal de formol. […] Rien qu’à imaginer ce gnome aux pieds palmés barbotant dans mon réservoir, j’ai plutôt envie, personnellement, d’appuyer sur le champignon pour lui faire passer le goût du super. C’est raté20. »
28Mais malgré ces critiques de départ l’opération semble avoir été un franc succès : sur les 5 millions de carnets d’autocontrôle édités, quatre millions ont été distribués aux automobilistes. Plus de 80 % des Français ont eu connaissance de la campagne. Et 77 % des personnes interrogées considèrent que cette campagne est « bien utile ». Les années suivantes on veut donc encore profiter de la notoriété du gaspi. Dès l’automne, une nouvelle campagne est lancée sur le thème des économies d’énergie dans la maison (« chassons les gaspis de chez nous », le personnage du gaspi perd alors son entonnoir sur la tête). Puis à l’été 1980, une nouvelle campagne antigaspi est lancée, mais cette fois le personnage du gaspi a complètement disparu, le logo a été remis au goût du jour avec un graphisme très à la mode à cette époque. Le gaspi passe lui aussi dans le langage courant.
C. 1982-1987 : La fin des campagnes grand public : abandon de la politique d’économies d’énergie ou communication plus ciblée et donc plus efficace ?
- 21 René Rémond, Notre siècle, de 1918 ā 1991, Fayard, Paris, 1991, p. 751.
29En 1981, après une longue période d’absence, la gauche revient au pouvoir. Avec un président de la République de gauche et une Assemblée dont le parti socialiste dispose à lui seul de la majorité des sièges, « l’alternance est faite »21. Les économies d’énergie devraient logiquement être accélérées. Mais après 1981, il n’y aura plus de campagne de grande envergure comme la « chasse au gaspi » ou la campagne « En France on n’a pas de pétrole... ». Le Gouvernement abandonne-t-il les économies d’énergie ? On plutôt, met-il en place une communication plus discrète, mais plus ciblée et donc plus efficace ?
1.1981-1982 : l’énergie sur le devant de la scène
30L’année 1981, année d’élections, est très propice aux polémiques. L’énergie est un thème particulièrement disputé lors des campagnes, car il est au cœur du problème de la crise économique. Le gouvernement Giscard défend son bilan. Les socialistes veulent aller plus loin, tandis que les communistes critiquent la droite et la gauche qui demandent des efforts et des restrictions aux familles, et défendent toujours la relance de la production de charbon. C’est en 1981 qu’un changement de vocabulaire s’opère : des économies d’énergie, on passe à la maîtrise de l’énergie, le terme est moins connoté négativement et ne renvoie pas à des notions de privation.
31Avec le changement de majorité et la conjoncture de crise économique, la politique énergétique va donc prendre de nouvelles orientations. Il faut avant tout relancer la croissance, et cet objectif ne s’accorde pas toujours avec la politique d’économies d’énergie. Ensuite, on cherche à être plus près des consommateurs : l’Agence pour les économies d’énergie se décentralise et ouvre des antennes dans toutes les régions dans le cadre de la politique de décentralisation. Et un nouveau dispositif est mis en place avec la création de l’Observatoire de l’énergie et du Comité national consultatif pour la maîtrise de l’énergie. Mais l’organisme le plus important est l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie, elle remplace l’AEE en 1982. Elle regroupe quatre anciens organismes : l’AEE, le Comes (Commissariat à l’énergie solaire), les services Énergie et Matières premières, et le Comité géométrie et la Mission nationale pour la valorisation de la chaleur. Ses missions sont donc plus étendues que celle de l’AEE, elle devient surtout un organisme consacré à la recherche. C’est Michel Rolant, un syndicaliste, qui préside cette nouvelle agence.
2. Le dernier souffle de la communication sur les économies d’énergie ?
32Après 1982, les grandes campagnes comme la chasse au gaspi disparaissent, est-ce alors l’abandon de la communication ou simplement une nouvelle manière de communiquer moins visible ? On conserve quelques campagnes qui ont fait leurs preuves, comme la campagne météo-chauffage et la campagne 19 C°. Les opérations sont plus pointues, la communication est plus ciblée : vers des personnes qui servent de relais d’opinion. On se sert donc beaucoup plus de la presse professionnelle, on cible aussi la catégorie des décideurs avec la publication d’une lettre mensuelle dans le supplément hebdomadaire du journal Le Monde. L’AFME crée aussi des documents simples et éducatifs, et axe beaucoup sa communication en direction des enfants. Elle utilise des techniques de communication éprouvées.
33Mais après 1985, le budget de communication de l’Agence est fortement baissé : il passe de 79 millions de francs en 1985 à 55 en 1986 et 50 en 1987. En effet, dès 1983, les tensions énergétiques se sont apaisées en France grâce à la baisse des prix pétroliers sur le marché mondial, et à la surcapacité de production prévue par EDF pour 1990. Le 27 juillet 1983 le Gouvernement redéfini sa politique énergétique et appelle tous les producteurs d’énergie à développer leurs ventes. On peut alors croire que c’en est fini de la politique d’économies d’énergie. Mais elle survit encore quelques années, notamment grâce aux crédits déjà votés. Après le contre-choc pétrolier et le changement de gouvernement qui suit les élections de 1986, la suppression pure et simple de l’AFME est envisagée. Finalement l’Agence sera sauvée grâce à sa politique de long terme, mais les moyens financiers et humains sont réduits d’un tiers car la maîtrise de l’énergie n’est plus une priorité nationale, jusqu’à la guerre du Golfe de 1991.
II. L’apprentissage de la communication sociale
34Aujourd’hui, l’État est décomplexé vis-à-vis de la communication et n’hésite plus à lancer de grandes campagnes de sensibilisation en direction du public. Mais dans les années 1970, c’était seulement le début de cette nouvelle forme d’expression. La communication à grande échelle était jusqu’alors réservée aux entreprises privées pour la publicité et la communication étatique se résumait essentiellement aux déclarations politiques. Il fallait donc tout apprendre. Cet apprentissage est passé d’abord par des innovations institutionnelles : puisque les structures en place ne savaient pas communiquer, on en a créé de nouvelles. Et certains problèmes de coordinations montrent que la communication sociale n’en était qu’à ses balbutiements dans les années 1970 et a subi de nombreux ajustements au cours des années suivantes.
A. Une innovation institutionnelle : l’Agence pour les économies d’énergies (AEE)
35En 1974, alors que le premier choc pétrolier a ébranlé l’économie française, le Gouvernement doit réagir et inciter les Français à ralentir leurs consommations d’énergie qui pèsent désormais beaucoup sur la balance commerciale. Une agence est donc créée, sous la tutelle de l’État, mais avec un statut plus autonome, afin d’avoir plus de liberté pour agir et une légitimité qui dépasse les clivages politiques.
36Valéry Giscard d’Estaing veut créer une agence assez autonome pour répondre à un problème nouveau. L’Agence pour les économies d’énergie a le statut d’un établissement public à caractère administratif, sous la tutelle du ministre de l’Industrie. Pour la faire connaître du grand public et donner une marque à ses actions, un logo est créé. Il représente deux mains entourant une source d’énergie. Ce logo sera la signature de l’Agence pour les économies d’énergie pour toutes ses actions de sensibilisation. Il sera même conservé après 1981 quand l’Agence pour les économies d’énergie se transformera en Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME), pour garder une signature visuelle connue.
37Jean Syrota, premier directeur de l’Agence, explique les conditions de sa création :
- 22 Théo Leray, Bertrand de la Roncière, Trente ans de maîtrise de l’énergie, Association technique éne (...)
« La décision de créer l’Agence pour les économies d’énergie (AEE) a été prise en Conseil des ministres le 25 septembre 1974, sur la suggestion du président Valéry Giscard d’Estaing en personne. Il avait été très impressionné, m’a-t-on dit à l’époque, par l’efficacité des agences américaines telles que l’EPA (Environment Protection Agency), que le gouvernement américain avait créée pour répondre à des problèmes nouveaux d’envergure nationale : un organisme nouveau dans un contexte nouveau. Le choc pétrolier venait de se déclencher et il engendrait des problèmes difficiles pour l’économie nationale en termes d’activité économique, de balance des paiements et d’inflation : il fallait réagir vite et fort. Le ministre de l’Industrie, Michel d’Ornano, avait été chargé de mettre en place une agence qui étudierait, conseillerait et exécuterait les mesures destinées à économiser l’énergie. Le président de la République l’avait appelée lui-même Agence pour les économies d’énergie et elle a eu le statut d’établissement public à caractère administratif22. »
38Dans un premier temps, l’Agence est dotée de moyens assez faibles. Au début de l’année 1975, seulement douze personnes travaillent pour l’Agence ; elles sont 31 à la fin de l’année et 45 en 1976. Sur ces 45 personnes, 14 sont des fonctionnaires mis à disposition par leur administration d’origine. L’Agence ne dispose donc pas de ses propres fonctionnaires. Mais le budget de l’AEE augmente rapidement : il passe de 40 millions de francs en 1975 à 144 puis 322 millions de francs en 1976 et 1977. Cette idée d’une agence spécifique pour mettre en œuvre la politique d’économies d’énergie sera peu à peu reprise par les autres pays concernés par des problèmes d’énergie, notamment le Japon qui crée en 1978 un Centre pour les économies d’énergie chargé de faire l’éducation du public et de l’informer dans tous les domaines, et aussi de fournir un service consultatif à l’industrie. Cette exemplarité contribuera d’ailleurs à sauver l’AFME quand sa suppression sera envisagée au milieu des années 1980 : la suppression de l’Agence mettrait la France dans une position délicate vis-à-vis des autres pays européens qui se sont tous dotés de structures du même genre. Ce n’est donc pas directement l’État dans un premier temps qui applique les techniques de communication, mais une agence gouvernementale autonome. Et ses relations avec les institutions déjà en place ne sont pas toujours très coopératives.
B. Quelques problèmes de coordination
1. Le manque de coordination politique
- 23 Pierre Zémor, La communication publique..., op. cit., p. 13.
39L’Agence pour les économies d’énergie est isolée dans son action pour les économies d’énergie. D’autres ministères, aussi concernés par le problème à des niveaux différents, font des campagnes d’information. Par exemple le ministère du Temps libre met en place une consultation nommée « 1 000 piscines » après le choc pétrolier pour équiper le pays de manière industrielle en piscines utilisant des techniques économisant l’énergie nécessaire au chauffage de l’eau. De même, en 1976, le secrétariat d’État à la Qualité de vie, auprès du ministre de l’Environnement lance une campagne nationale de lutte contre la pollution par les gaz d’échappement des véhicules à essence. Il reconnaît que « le mauvais réglage des véhicules, source de pollution, entraîne également un gaspillage de carburant ». Mais aucun lien n’est fait avec les campagnes de l’AEE. Les différentes administrations communiquent sur leurs problèmes propres sans vraiment se soucier des rapports qu’ils peuvent avoir entre eux, ce qui risque de créer une impression de fouillis dans l’esprit du public. « La différenciation quelque peu foisonnante des services publics qui, pour se faire entendre, se comportent comme des concurrents, trouble par la cacophonie qui en résulte23. »
- 24 Ministère de l’Industrie et des Finances, Énergie, la voie française, La Documentation française, P (...)
- 25 Comité interministériel d’évaluation des politiques publiques, La maîtrise de l’énergie..., op. cit (...)
40Mais la cacophonie dans la communication publique n’est pas le seul problème résultant du manque de coordination politique au niveau des économies d’énergie. Cette politique peut parfois se trouver en opposition avec d’autres politiques menées par d’autres ministères. Par exemple, dans le domaine des transports, la politique mise en œuvre s’oppose parfois à la politique d’économies d’énergie, notamment en ce qui concerne la défense de l’industrie automobile. « C’est pourquoi la réglementation dans ce domaine n’a actuellement visé que l’information du consommateur24. » Il n’y a pas eu en fin de compte de politique globale concernant les économies d’énergie. « On doit constater que les responsables de la politique publique de maîtrise de l’énergie ne se sont pas suffisamment préoccupés d’intégrer le souci d’économiser l’énergie dans diverses politiques publiques qui ont eu un impact fort sur le niveau de la demande de transports et sur la répartition de cette demande entre divers modes25 » Et cette attitude n’est pas spécifique aux transports :
« On aurait pu s’efforcer de réduire la consommation d’énergie en agissant sur ce que l’on baptise du terme “forces du marché” : on aurait pu vouloir encourager un urbanisme dense, fondé sur la construction de logements en immeubles collectifs et sur des transports collectifs. On ne l’a pas fait ; on a laissé se développer un urbanisme de plus en plus dilué, associé à l’usage de la voiture particulière, ce qui a fortement augmenté les consommations d’énergie que l’on s’efforçait de réduire par ailleurs en améliorant fortement la qualité thermique des logements et plus modestement l’efficacité énergétique des automobiles. »
- 26 Digec : Direction de l’Électricité, du Gaz et du Charbon ; Dica : Direction des Carburants.
41Pour remédier à ces différents problèmes, on innove encore sur le plan institutionnel et on crée en 1976, un Comité interministériel pour les économies d’énergie, qui se réunit une fois par mois. Cette cellule réunissant Digec, Dica26 et AEE sous la présidence du délégué général à l’énergie s’est réunie de mai 1976 à juillet 1978. Des réunions mensuelles se tiennent aussi à la même époque, concernant les économies d’énergie et la coopération internationale. M. Syrota a par exemple effectué un voyage en Pologne fin avril 1978 pour y visiter les installations d’économies d’énergie en place et la délégation polonaise doit visiter les installations françaises en retour. De même, la France prépare avec les États-Unis un colloque sur les économies d’énergie.
42Finalement donc l’Agence pour les économies d’énergie bénéficie de soutiens hauts placés, mais souffre du manque de coordination des actions de l’État. Théo Leray parle de « tenir ses puissants adversaires en respect ». En effet, les adversaires de la politique d’économie d’énergie sont nombreux, non seulement au sein de l’administration, mais surtout dans les entreprises privées.
2. Le rôle des acteurs privés
43Face à la petite et nouvelle Agence pour les économies d’énergie, les producteurs d’énergie alignent de très gros moyens en budget et en personnel pour développer leur activité. Ils sont par nature adversaires de l’Agence, puisqu’ils cherchent à vendre de l’énergie. Le rapport de l’instance d’évaluation de la politique de maîtrise de l’énergie parle de « moyens d’une extrême modestie face à ceux qui sont mis en œuvre par les offreurs d’équipement ou de services de transport ». En effet, les producteurs d’énergie ne sont pas les seules entreprises qui ne voient pas la politique d’économies d’énergie d’un très bon œil. L’industrie automobile se place à contre-pied des conseils comme « utilisez moins votre voiture ». Mais les constructeurs automobiles comme les producteurs d’énergie sont soumis à des règles précises concernant la publicité. L’incitation à la consommation d’énergie est interdite et les consommations conventionnelles des véhicules doivent être affichées. L’Agence dispose donc de moyens légaux pour lutter contre la concurrence des grands groupes. Mais en général, ces entreprises se plient à la politique d’économies d’énergie et collaborent même avec l’Agence pour les économies d’énergie. La politique d’économies d’énergie :
- 27 T. Leray, B. de la Roncière, Trente ans de maîtrise de l’énergie..., op. cit., p. 31.
« allait aussi à l’encontre des intérêts des entreprises productrices d’énergie, et tout particulièrement des sociétés pétrolières. Toutes pourtant jouèrent le jeu, mis à part EDF. Cette dernière ne pouvait pas s’opposer à la politique de maîtrise de l’énergie, mais sa coopération avec l’Agence fut très limitée. Nous avons déjà mentionné son peu d’empressement à développer et surtout à diffuser des techniques très performantes comme la cogénération ou les pompes à chaleur. Jean Syrota s’était opposé de son côté à la diffusion abusive du chauffage électrique, lors des premières années d’activité de l’Agence. EDF fut l’établissement public qui maintint sa politique antérieure avec le plus de persévérance »27.
- 28 Japan in time experts, Maîtrise de l’énergie, le marché japonais, 1993, p. 48.
44À l’étranger, la coopération entre l’industrie et l’État pour promouvoir les économies d’énergie est beaucoup plus poussée. En Italie par exemple, les industriels participent au financement de plusieurs campagnes d’information sur les économies d’énergie. Au Japon, l’Energy Conservation Center, créé en 1978, regroupe 3 207 industries et collectivités locales. Il « organise, outre des formations spécialisées, des campagnes publicitaires auprès des résidents du secteur tertiaire à l’aide de posters, badges, brochures et aussi auprès des mass media. Il contribue également à la rédaction de matériel d’enseignement et vend des guides sur la maîtrise de l’énergie »28. La promotion des économies d’énergie est donc assurée à la fois par les pouvoirs publics et des fonds privés. Un autre organisme privé, le Mouvement national pour la préservation des ressources et de l’énergie, créé en 1974 et remplacé en 1977 par l’Association pour la promotion de la politique de conservation de l’énergie et des ressources, sur décision du Conseil des ministres, assure la promotion des économies d’énergie. C’est cette association qui organise la journée de la conservation de l’énergie, le premier de chaque mois.
- 29 Société spécialisée dans le matériel d’entretien et les diagnostics pour motos et autos : propose d (...)
45La coopération entre administration et intervenants privés semble donc beaucoup plus poussée à l’étranger qu’en France. On peut y voir un moindre investissement de l’industrie dans la bataille des économies d’énergie. Mais on remarque que quelques entreprises proposent tout de même leur participation pour des campagnes d’information, comme l’entreprise Souriau et Cie en juin 197429. En fait il semble que l’administration elle-même soit réticente à ce genre d’interventions. En juin 1974, Jean Syrota et le délégué général à F Énergie tombent d’accord sur le fait que le financement de la publicité pour les économies d’énergie par des industriels serait « dangereux ». Les pouvoirs publics préfèrent garder leurs moyens propres pour les campagnes, afin de ne pas être accusés de partialité.
46Elle accepte cependant l’intervention d’associations comme l’Association technique pour les économies d’énergie (ATEE), créée en 1978. Cette association regroupe des ingénieurs et des techniciens en charge de l’efficacité énergétique dans leurs entreprises. Elle ne représente pas les intérêts d’un groupe en particulier mais offre au contraire des relais efficaces dans la promotion des économies d’énergie. L’AEE travaillera d’ailleurs de plus en plus avec des relais d’opinion, tels que les membres de l’ATEE : elle se tourne vers une communication plus ciblée et plus personnalisée que les grandes campagnes d’information des années 1970.
47En effet, au début des années 1980, la communication est devenue un outil de gouvernement à part entière. Au ministère de l’Industrie, on cherche désormais à regrouper les expériences des différents acteurs pour organiser une communication plus « moderne » et plus professionnelle dans le domaine de l’énergie.
3. La cellule communication
48Pendant l’année 1982, est créée une cellule Communication au sein du ministère de l’Industrie. Réunissant des représentants de tous les instituts ou entreprises qui communiquent autour des problèmes de l’énergie et quelques spécialistes en communication autour du ministre de l’Énergie, la cellule Communication a pour but de faire le point sur les différentes actions de communication menées dans le domaine de l’énergie. C’est une des premières cellules de ce genre à se constituer dans un ministère. Y sont représentés : l’Institut français de l’énergie, Gaz de France, le Commissariat à l’énergie solaire, la CFP, EDF, Elf-Aquitaine, l’Institut français du pétrole, le Commissariat à l’énergie atomique, Charbonnages de France, mais aussi les différentes directions concernées par l’énergie : la direction des Hydrocarbures, la direction de l’Électricité, du Gaz et du Charbon, la direction de la Qualité et de la Sécurité industrielles et la direction générale de l’Énergie et des Matières premières (DGEMP). Pour l’AEE, c’est Olivier de Brandenburg, chef du service de Communication et des Relations extérieures, qui participe à la cellule. Enfin deux journalistes et deux publicitaires reconnus (Jacques Pilhan et Jacques Séguéla) participent aussi aux réunions de la cellule Communication.
49La cellule permet de mettre en commun des études d’opinion, sondages ou analyses que chacun détenait de son côté. Les directeurs de communication de toutes les entreprises citées travaillent donc ensemble pour réfléchir sur les relations entre l’opinion publique et l’énergie. Pour le ministre Edmond Hervé, la cellule joue un rôle triple :
- 30 Note de l’attaché de presse du ministre de l’Énergie : cellule communication, intervention du minis (...)
« – d’abord pour alimenter et enrichir la réflexion sur les problèmes de communication dans le secteur de l’énergie. […] cette structure peut être par exemple un des moyens d’évaluer les problèmes et la façon dont le public interprète les décisions dans ce domaine. Les professionnels de la communication que vous êtes ont aussi un rôle à jouer pour faire “remonter” les questions du public vers les instances politiques ;
– second aspect – professionnellement, vous avez chacun des problèmes analogues à résoudre même si les intérêts de vos entreprises ne sont pas toujours convergents […] Vos rencontres régulières peuvent désamorcer certains conflits, éviter le risque de campagnes de communication trop contradictoires, etc. ;
– troisième aspect – les membres de la cellule peuvent proposer, s’ils le jugent utile, des actions de communication menées en commun »30.
50La réflexion sur la communication autour de l’énergie s’intensifie donc à partir de 1982. En 1983, le ministère commande une étude des actions des communications sociale dans le domaine de l’énergie à M. Ternier, pour faire le point sur les actions déjà entreprises, les moyens engagés et les politiques menées par les différents organismes concernés par l’énergie. M. Temier parle de mettre en place « les moyens d’une communication moderne du gouvernement ». Pour cela, il faut d’abord connaître le contexte de la communication, c’est-à-dire, les actions d’information menées par les autres communicants du secteur et l’état de l’opinion face aux problèmes de l’énergie. Trois études sont donc commandées pour mieux connaître ce contexte : une synthèse des études d’opinion disponibles dans le domaine de l’énergie, l’analyse de contenu de la revue de presse, pour recenser les arguments mis en avant par les différents acteurs concernés, et une monographie des politiques de communication des entreprises sous tutelle.
51En ce qui concerne l’opinion publique, l’énergie reste un concept abstrait. Les consommateurs y sont plus sensibles quand la notion devient palpable, quand on parle du chauffage, de la lampe ou de la consommation de carburant d’une automobile. « Directement liée à cette attitude individualiste, la demande d’information, ponctuelle et immédiate, concerne les problèmes quotidiens. » C’est le confort individuel qui semble diriger l’opinion publique : « le taux de satisfaction en matière d’énergie dépend essentiellement du prix du litre de carburant. »
52Finalement, la cellule Communication est conçue par tous plutôt comme un moyen de faire pression sur les autres communicants dans le même domaine que comme un moyen de coopération. Le secrétariat d’État chargé de l’Énergie tient à mener une nouvelle communication sur l’énergie. Et la cellule Communication doit être un instrument de cette communication moderne. En effet, les moyens financiers et humains dont dispose le secrétariat d’État en matière de communication sont très faibles. M. Temier propose donc :
« On peut essayer de s’appuyer sur les entreprises sous tutelle ou l’AFME, qui disposent de moyens de communication considérables. On ne peut le faire qu’en créant avec ces entreprises un climat de coopération. Ce doit être l’objectif de la cellule Communication. […] Cette cellule Communication devrait se réunir périodiquement et constituer une sorte de “club” des responsables de communication dans le domaine de l’énergie. »
- 31 Analyse monographique des politiques de communication des entreprises et agences sous tutelle, text (...)
53Mais le secrétaire d’État à l’énergie rappelle lors de la réunion du 19 octobre 1983 que « nous ne sommes pas un comité de censure » : il affirme que le ministère, à travers la cellule Communication, respectera l’autonomie de gestion des entreprises. Enfin on voit que l’AFME a sa propre vision de l’utilité de la cellule Communication : « on la juge intéressante si elle a les moyens de sa politique, à savoir : les moyens de “dire” ; les moyens de contrôler. En revanche elle est inutile si elle joue seulement un rôle d’enregistrement. Elle peut également œuvrer pour empêcher les publicités mensongères31. »
54On voit donc à travers tous ces exemples qu’au fur et à mesure des années, la communication sur les économies d’énergie se professionnalise. Communiquer sur un thème de société n’était pas encore vraiment dans les mœurs en 1973. L’équipe qui a travaillé sur les économies d’énergie a permis de développer cette nouvelle forme de communication, différente de la publicité, mais qui lui emprunte de plus en plus ses méthodes.
C. Économies d’énergie et environnement
55Aujourd’hui, le lien entre économies d’énergie et environnement est clair et utilisé dans les campagnes de sensibilisation comme argument choc. Mais en 1973, les problèmes d’environnement n’étaient pas envisagés de la même manière. La grande menace sur l’environnement était surtout le nucléaire et ses rejets radioactifs. Face à cette peur, les dangers liés à l’effet de serre n’étaient pas encore bien connus, du moins pas évalués de la même manière qu’aujourd’hui. Il y a donc eu un retournement de l’opinion depuis trente ans. Aujourd’hui le nucléaire est généralement accepté comme un mal nécessaire. Il a même une image positive dans le sens où il place la France dans une position d’avance technologique. Au contraire, on a vu ces dernières années une prise de conscience de plus en plus répandue des problèmes d’effet de serre et de réchauffement de la planète dus à l’utilisation d’énergies fossiles comme le pétrole.
1. Les rapports avec le nucléaire
56En 1974, le Gouvernement décide une nouvelle politique énergétique. Celle-ci comprend deux volets : celui de la consommation (faire des économies d’énergie) et celui de la production (diversifier l’approvisionnement en hydrocarbures et développer le nucléaire). Cette dernière option est très controversée. Il s’agit pourtant d’améliorer l’indépendance énergétique de la France en produisant de l’énergie sur le territoire national. Le Gouvernement veut développer un grand programme de production d’électricité nucléaire avec la construction de nouvelles centrales. Mais le nucléaire fait peur dans les années 1970. L’opinion publique en général est très hostile au nucléaire. L’accélération du programme semble donc difficile à faire passer auprès de la population et on peut se demander si le volet des économies d’énergie, très consensuel lui, n’a pas servi à faire passer le programme nucléaire. En effet, le Gouvernement mêle souvent les deux thèmes, comme si l’un ne pouvait aller sans l’autre. Par exemple, à la fin de l’année 1974, le lancement de la campagne sur le nucléaire est prévu juste après les recommandations sur les économies d’énergie. Autre exemple dans lequel le nucléaire et les économies d’énergie sont très proches : au début de l’année 1975 a lieu dans les écoles une semaine pédagogique de l’énergie pour sensibiliser les enfants aux problèmes de l’énergie et les inciter aux économies d’énergie. Le support de cours spécial préparé à cet effet contient une partie sur le nucléaire. On y trouve des explications sur le fonctionnement des centrales et des réactions aux critiques de cette énergie : « Écartons d’abord le risque d’explosion qui est nul. » Le nucléaire est associé aux économies d’énergie et aussi aux énergies nouvelles, deux sujets qui sont plutôt appréciés en général : « En tout cas l’atome, économisant des combustibles fossiles, nous allonge le délai qui nous permet de prospecter d’autres sources d’énergie pour un avenir plus lointain ». Mais malgré tous ces efforts, le nucléaire effraie toujours quelques années après. Dans sa proposition pour la campagne sur les économies d’énergie 1979, l’agence de publicité Ketchum développe l’idée d’un message à caractère écologique : « les économies d’énergie permettent de freiner le nucléaire. »
57Finalement, l’instance d’évaluation chargée de juger la politique de maîtrise de l’énergie conclut dans son rapport que le volet économies d’énergie de la politique énergétique a permis de satisfaire la partie de l’opinion hostile au nucléaire.
« Le lancement du programme nucléaire en 1974 a été l’une des raisons qui ont pesé en faveur de la création, la même année, de l’Agence pour les économies d’énergie : le Gouvernement a alors voulu montrer qu’il ne misait pas seulement sur un programme qui n’était pas unanimement accepté, mais qu’il voulait aussi promouvoir les économies d’énergie comme le souhaitait la minorité de l’opinion qui était hostile au nucléaire.
Mais l’existence du programme nucléaire […] a eu trois effets négatifs sur notre politique de maîtrise de l’énergie :
– un effet d’éviction : l’ampleur des investissements qui lui ont été consacrés a sans doute freiné les décisions publiques d’investissement dans la maîtrise de l’énergie ;
– un effet de surcapacité de production d’électricité qui a durablement réduit l’intérêt économique qu’il peut y avoir à économiser l’électricité, et plus encore la motivation des agents d’EDF à agir dans ce sens ;
– un effet démobilisateur de l’opinion publique qui a été convaincue de ce que notre pays dispose ainsi d’une énergie centralisée, propre et abondante : elle a été moins sensibilisée à la maîtrise de l’énergie que dans des pays qui n’ont pas voulu du nucléaire. »
58À noter que la surcapacité de production d’électricité ne se déclarera que dans les années 1980. Le rapport d’évaluation commet sans doute un anachronisme quand il parle d’énergie propre à propos du nucléaire. En effet, dans les années 1970, le nucléaire est considéré comme nuisible à l’environnement. Quand on parle de pollution à cette époque, on pense beaucoup plus facilement aux centrales atomiques qu’aux pots d’échappement des voitures par exemple.
59Enfin on remarque que cette utilisation des économies d’énergie pour faire passer un programme nucléaire impopulaire n’est pas spécifique à la France. En Allemagne par exemple, « de toute évidence, le Gouvernement a été obligé de s’engager sur la voie des économies d’énergie pour rendre politiquement acceptable la poursuite du développement de l’énergie nucléaire », conclut un expert de l’Agence internationale de l’énergie en 1977.
60Au moment des élections de 1981, la critique de la politique énergétique du Gouvernement et plus particulièrement de la politique d’économies d’énergie s’appuie aussi sur le rejet du nucléaire. Alors que dans la majorité, Jean-François Pintat déclare : « Le monde entier nous envie notre avance (dans le domaine nucléaire) alors que se profile à l’horizon l’image sereine d’une Marianne affranchie. » L’opposition accuse le nucléaire de détourner le Gouvernement des économies d’énergie. « Une fois de plus, c’est le gaspillage de l’énergie qui sert d’excuse à l’accélération du programme nucléaire », affirme Jean-Claude Delarue, président de SOS environnement et candidat écologiste aux élections présidentielles. Les socialistes, eux, critiquent le coût du programme nucléaire, par rapport à celui des économies d’énergie :
« Il est particulièrement intéressant de comparer les coûts officiels de production des économies d’énergie et ceux de l’électronucléaire. De 1974 à 1980, 23 milliards de francs ont permis d’économiser 25 Mtep, tandis que 146 milliards de francs d’investissement ont été nécessaires pour produire 42 Mtep d’électronucléaire. Les chiffres annoncés par André Giraud montrent, d’une part, que les investissements pour économiser l’énergie coûtent trois fois moins cher que le nucléaire et que, d’autre part, pour la même dépense, le programme électronucléaire crée six fois moins d’emplois que les économies d’énergie. »
61La politique d’économies d’énergie en elle-même n’est pas vraiment critiquée. Son principe semble admis par tous. Au contraire, pour les socialistes, elle n’a pas été assez poussée. Seuls les communistes semblent accorder une moindre importance aux économies d’énergie, à cause des restrictions qu’elles pourraient entraîner : ils parlent de « la pression sur les familles ». En matière d’énergie, le cheval de bataille du parti communiste reste la relance de la production de charbon.
62Encore en 1981, le programme nucléaire reste une sorte d’épouvantail pour effrayer l’opinion publique. Mais malgré ces critiques, la gauche n’arrêtera pas l’exploitation de l’énergie nucléaire en arrivant au pouvoir. Elle va même développer ce programme.
2. Une lente prise de conscience des problèmes écologiques
63Alors qu’aujourd’hui, la dernière campagne pour les économies d’énergie se base sur le réchauffement de la planète, au début des années 1970, le lien entre économies d’énergie et environnement ne semblait pas si évident.
- 32 CNRS. Centre de documentation en Sciences humaines, Les Français et l’énergie : recueil des enquête (...)
- 33 Décret 79-191, du 23 février 1973, relatif à la coordination interministériel dans le domaine de la (...)
64Dès le début des années 1970, les Français sont conscients des menaces environnementales et on connaît les effets polluants de l’utilisation de l’énergie, mais cet argument n’est du tout exploité dans les premières campagnes de sensibilisation : on en appelle d’abord au portefeuille. En effet, les sondages montrent que la pollution et les problèmes environnementaux sont déjà au cœur des préoccupations des Français au début des années 197032. Pour lutter contre cette pollution, et notamment contre la pollution atmosphérique (produite par les véhicules de plus en plus nombreux ou par les usines), le Gouvernement prend dès le début de l’année 1973 des mesures législatives33.
65De plus, on sait déjà que l’énergie est source de pollution. Le parcours de Jean Syrota le montre bien.
« Entré à l’École polytechnique en 1958, il en sort dans le corps des Mines. Il est d’abord affecté pendant quatre ans à l’arrondissement minéralogique de Metz, puis en 1968 au ministère de l’Environnement où il est chargé de questions relatives à la protection de l’environnement (environnement industriel et pollution atmosphérique). En 1970, il est secrétaire général adjoint du CCUE (Comité Consultatif de l’Utilisation de l’Énergie). En 1974, alors ingénieur en chef des Mines, il est nommé par décret en Conseil des ministres le premier directeur de l’Agence pour les économies d’énergie. »
- 34 Jean Syrota explique : « J’avais travaillé pendant six mois au ministère de l’Environnement sur l’e (...)
66C’est donc un haut fonctionnaire qui a déjà eu la responsabilité de traiter des problèmes d’énergie en 1974. Et il s’est déjà intéressé aux problèmes d’environnement et de pollution. Il fait le lien entre l’environnement et les économies d’énergie34. Mais, curieusement, l’argument environnemental ne sera pas utilisé pour justifier les économies d’énergie dans les premières années d’existence de l’Agence. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1980 que la protection de l’environnement deviendra vraiment un problème préoccupant pour l’opinion publique et que le lien sera réellement affirmé entre pollution et énergie. Dans les années 1970, les références à l’environnement, dans le domaine de l’énergie se cantonnent essentiellement aux dénonciations des risques du nucléaire. On peut cependant noter une exception : en 1974, une campagne de lutte contre la pollution aux gaz d’échappement des véhicules automobiles est prévue à Paris. Mais elle n’a pas un grand retentissement.
67Au Japon, par contre, la protection de l’environnement est une préoccupation majeure dès 1974. Le programme « Sunshine », adopté en juillet 1974, tente d’apporter une solution au problème énergétique, avec une réelle prise en compte de l’environnement.
68C’est avec l’arrivée des socialistes au pouvoir que le problème prend plus d’ampleur. Trois des 110 propositions de François Mitterrand concernent « les équilibres naturels ». La proposition n° 102 énonce : « la lutte contre la pollution de l’eau et de l’air sera intensifiée », mais ce ne sont pas encore les particuliers qui sont visés : « les entreprises contrevenantes seront pénalisées ». En décembre 1981, Edmond Hervé, ministre délégué auprès du ministre de l’Industrie chargé de l’Énergie, prononce un discours dans une école de Lannion. Il y fait clairement la relation entre l’énergie et la protection de l’environnement :
« Dans le cadre d’un enseignement qui ferait à l’avenir une plus grande place à l’éducation relative à l’environnement, avec comme objectif majeur la formation du futur citoyen responsable et conscient, toute action pédagogique sur des thèmes comme l’énergie, la gestion des ressources, la protection de l’environnement, doit être considérée comme souhaitable et faire l’objet d’efforts renouvelés. Le thème énergie est certainement parmi ceux qui sont le plus favorables […] à la réalisation d’une véritable éducation relative à l’environnement. »
69Les références à l’environnement se font donc de plus en plus fréquentes dans le domaine de l’énergie au cours des années 1980. Mais ce n’est que dans la décennie suivante que l’environnement deviendra une préoccupation majeure pour la société française tout entière. Dans son ouvrage sur les économies d’énergie, Théo Leray explique que « vingt ans après, on “découvrira” que de surcroît, cette démarche réduit les pollutions ». En effet, ce n’est que dans les années 1990, avec la mise en place de l’Agence du développement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) que le lien sera véritablement fait entre énergie et environnement ; alors que ce lien était bien connu depuis les années 1970. Dans le rapport de l’instance d’évaluation de la politique de maîtrise de l’énergie, on parle d’une politique structurelle « appuyée, à partir de 1990 par des considérations environnementales ».
Conclusion
70Après 1973, l’État passe d’une politique énergétique uniquement tournée vers les producteurs d’énergie à une politique plus équilibrée intégrant l’action sur les consommateurs. Pour persuader la population d’économiser l’énergie, l’information devient pour la première fois un moyen de gouvernement à part entière. L’État se lance dans la communication sociale. Entre 1973 et 1986, la communication sur les économies d’énergie évolue vers plus de professionnalisme et les pouvoirs publics se décomplexent peu à peu vis-à-vis des méthodes de la publicité commerciale. On passe d’une communication à grande échelle, visant la totalité de la population, à une information plus ciblée en direction des décideurs ou des enfants par exemple, et utilisant des relais d’information pour mieux faire passer ses messages. L’agence chargée de ces actions de communication se décentralise pour se rapprocher du terrain et mieux atteindre ses cibles privilégiées. De même, isolée au départ pour mener ses actions de communication, elle développe une coopération de plus en plus poussée avec d’autres ministères qui peuvent être concernés par la politique d’économies d’énergie, mais aussi avec les autres organismes liés à l’énergie, et notamment les grandes entreprises productrices d’énergie comme EDF ou les compagnies pétrolières.
71La politique d’économies d’énergie s’appuie sur une innovation institutionnelle : c’est une agence d’objectifs autonome à l’américaine qui est chargée de la communication sur les économies d’énergie. Passant du statut d’établissement public administratif à celui d’établissement public industriel et commercial en 1978, puis changeant de nom et élargissant ses attributions en 1982, l’Agence pour les économies d’énergie, devenue l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie est l’élément clef de la politique de maîtrise de l’énergie. Sans masquer l’origine gouvernementale des campagnes, elle s’inscrit comme un organisme fiable parce qu’autonome et rassemblant des spécialistes des questions d’économies d’énergie. Elle a de nombreux contacts avec la presse et les médias auprès desquels elle fait passer ses messages.
72Cette nouvelle manière de gouverner par l’information a suscité de nombreuses critiques : le Gouvernement pensait-il vraiment, comme il l’affirmait, faire évoluer les comportements, ou les campagnes pour les économies d’énergie, sujet très consensuel, n’étaient-elles qu’une justification de la politique énergétique ? On retrouve ces deux aspects dans les dossiers de l’Agence : il faut convaincre pour faire évoluer les comportements mais aussi pour éviter les tensions sociales. Les campagnes en faveur des économies d’énergie ont donc eu ce double rôle d’action sur la demande d’énergie et de justification de la politique énergétique, et notamment du volet nucléaire, beaucoup plus critiqué que la maîtrise de l’énergie.
- 35 C’est-à-dire la quantité d’énergie consommée pour produire un point de PIB. Source : Comité intermi (...)
- 36 Ibid., p. 77. En effet, la substitution d’énergie électrique aux énergies fossiles, particulièremen (...)
73L’un des objectifs de la sensibilisation de l’opinion publique aux économies d’énergie, sinon le principal, était donc de diminuer la croissance de la consommation d’énergie. Sur la période 1973-1986, l’intensité énergétique finale35 a baissé de 27,3 %. Après la mise entre parenthèses de la politique d’économies d’énergie, entre 1986 et 1992, l’intensité énergétique n’a baissé que de 3,2 %. La politique de maîtrise de l’énergie semble donc avoir porté ses fruits. Mais il est difficile de distinguer dans cette baisse, le rôle des hausses de prix de celui de la politique d’économies d’énergie, et de celui des actions de communication en particulier. Pour l’instance d’évaluation, « la part due à la pénétration de l’électricité dans ces bonnes performances de la France ne permet pas, toutefois, de les attribuer aux effets d’une politique de maîtrise de l’énergie significativement plus efficace que celle des autres pays avec lesquels la comparaison a pu être effectuée »36.
- 37 … à l’Agence.
- 38 Comité interministériel d’évaluation des politiques publiques, La maîtrise de l’énergie..., op. cit (...)
« Parmi celle de ses actions qui ont été évaluées beaucoup ont été pourtant favorablement jugées. Les reproches que l’on peut lui adresser37portent d’une part sur l’insuffisance du suivi des affaires et de l’évaluation de leur impact réel et d’autre part sur le fait de donner la priorité à la quantité des économies réalisées sur leur rentabilité. L’efficacité de l’action de l’Agence a certainement été amoindrie par l’instabilité des conditions crées par l’État pour l’exécution de sa mission et par la forte priorité donnée par l’État lui-même aux résultats de court terme, lors de la crise du début de la décennie 198038. »
74En effet, malgré des discours où les économies d’énergie apparaissent comme une solution à long terme, on constate en réalité que cette politique est conditionnée par la conjoncture économique : les crédits accordés à l’Agence suivent le cours du baril de pétrole, et dans les années 1980 les économies d’énergie sont conditionnées à un objectif de relance de la croissance. Cependant, face aux grandes campagnes des premières années qui visent essentiellement à réduire rapidement les gaspillages, un politique en faveur d’investissements économisant l’énergie se développe. C’est grâce à cette action à long terme que l’AFME n’est pas totalement démantelée en 1987.
75Depuis 1991, elle a été remplacée par l’ADEME. Cette nouvelle agence, qui compte 850 collaborateurs et dispose d’un budget d’intervention de 262 millions d’euros pour l’année 2004, fait directement le lien entre énergie et environnement. C’est l’aboutissement d’un processus qui a commencé en 1974 avec la nomination de Jean Syrota, qui a travaillé dans le domaine de la pollution atmosphérique, à la direction de l’AEE. L’ADEME a, comme ses prédécesseurs, la mission de sensibiliser le grand public. Elle a lancé en 2005 une grande campagne de mobilisation sur le thème : « Économies d’énergie. Faisons vite, ça chauffe ! »
Notes
1 La France a consommé en 1973, 180 Mtep (tonnes équivalent pétrole) d’énergie. Le pétrole représente alors 67 % de la consommation d’énergie. Source : Observatoire de l’énergie.
2 Jean-Yves Faberon, La maîtrise de l’énergie : cadre juridique et bilan, La Documentation française, Paris, 1987, p. 109.
3 Michel Le Net, La communication sociale, La Documentation française, Paris, 1988, 151 p.
4 C’est la question que soulève Pierre Zémor, auteur d’un ouvrage sur ce thème. Pierre Zémor, La communication publique, PUF, Paris, 1995, 127 p.
5 Comité interministériel d’évaluation des politiques publiques, Premier ministre, Commissariat général au Plan, La maîtrise de l’énergie : rapport d’évaluation, La Documentation française, Paris, 1998, p. 50-51. L’influence des prix ne semble pas si évidente : « Transports mis à part, on ne constate en France aucune relation claire et directe entre l’évolution relative des prix des énergies (en francs constants) et celles des intensités énergétiques. Le même constat vaut d’ailleurs pour la plupart des pays considérés », p. 14.
6 Mémoire de maîtrise d’histoire, sous la direction de P. Griset et A. Beltran, « La sensibilisation de l’opinion publique aux économies d’énergie, 1974-1986 », Université de Paris-Sorbonne Paris IV, 2004.
7 Attitude des français à l’égard de la croissance économique, réalisé entre le 30 juin et le 7 juillet 1972 pour l’émission de télévision « À armes égales ». Echantillon de 1 000 personnes de plus de 18 ans. 16 questions fermées. Cité dans : CNRS. Centre de documentation en sciences humaines, Les Français et l’énergie : recueil des enquêtes et sondages d’opinion effectués sur des thèmes se rapportant ā l’énergie en France de 1945 ā nos jours, CNRS, Paris, 1980, p. 7.
8 Les dernières nouvelles d’Alsace, 24 novembre 1973, versement 1979 0274, article 87.
9 L’Aurorepolitique, samedi 1er et dimanche 2 décembre 1973, versement 1979 0274, article 87.
10 Versement 1984 0677, article 17 : exposé fait devant la presse par Michel d’Ornano, ministre de l’Industrie, le 13 juin 1974, sur les mesures d’économie dans le domaine de l’énergie.
11 Ministère de l’Industrie et de la Recherche, Les économies d’énergie, La Documentation française, Paris, 1976, p. 26.
12 Rapport provisoire sur la politique de communication en matière d’énergie, M. Tenrier, 27 juillet 1983, versement 1986 0480, article 2.
13 Henri Aujac, Jacqueline de Rouville, La France sans pétrole, Calmann-Lévy, Paris, 1979, 284 p.
14 Quotidien de Paris, 10 décembre 1979.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Libération, 22 mai 1979.
18 Figaro magazine, 2 juin 1979.
19 M. Le Net, La communication sociale..., op. cit.
20 Républicain Lorrain, 27 mai 1979.
21 René Rémond, Notre siècle, de 1918 ā 1991, Fayard, Paris, 1991, p. 751.
22 Théo Leray, Bertrand de la Roncière, Trente ans de maîtrise de l’énergie, Association technique énergie environnement, Arcueil, 2002, p. 33.
23 Pierre Zémor, La communication publique..., op. cit., p. 13.
24 Ministère de l’Industrie et des Finances, Énergie, la voie française, La Documentation française, Paris, 1980, p. 63.
25 Comité interministériel d’évaluation des politiques publiques, La maîtrise de l’énergie..., op. cit., p. 38.
26 Digec : Direction de l’Électricité, du Gaz et du Charbon ; Dica : Direction des Carburants.
27 T. Leray, B. de la Roncière, Trente ans de maîtrise de l’énergie..., op. cit., p. 31.
28 Japan in time experts, Maîtrise de l’énergie, le marché japonais, 1993, p. 48.
29 Société spécialisée dans le matériel d’entretien et les diagnostics pour motos et autos : propose de participer à la campagne d’information en juin 1974 ; versement 1987 0072, article 23.
30 Note de l’attaché de presse du ministre de l’Énergie : cellule communication, intervention du ministre, du 17 janvier 1983, versement 1986 0287, article 2.
31 Analyse monographique des politiques de communication des entreprises et agences sous tutelle, textes préparatoires à la réunion communication du 8 septembre 1983, versement 1986 0480, article 2.
32 CNRS. Centre de documentation en Sciences humaines, Les Français et l’énergie : recueil des enquêtes et sondages d’opinion effectués sur des thèmes se rapportant ā l’énergie en France de 1945 ā nos jours, CNRS, Paris, 1980, p. 7 : Attitude des français à l’égard de la croissance économique, réalisé entre le 30 juin et le 7 juillet 1972 pour l’émission de télévision « À armes égales ». Échantillon de 1 000 personnes de plus de 18 ans. 16 questions fermées. « Sur la liste suivante, quels sont, à votre avis, les dangers les plus graves qui vous paraissent menacer l’avenir de l’humanité ? La pollution, la destruction de la nature : 62 % ; la crise économique : 25 % ; l’épuisement des ressources, des matières premières, de l’énergie (charbon, pétrole, etc.) : 21 % »
33 Décret 79-191, du 23 février 1973, relatif à la coordination interministériel dans le domaine de la lutte contre la pollution atmosphérique.
34 Jean Syrota explique : « J’avais travaillé pendant six mois au ministère de l’Environnement sur l’environnement industriel et la pollution atmosphérique et j’étais secrétaire général adjoint du Comité consultatif de l’utilisation de l’énergie, le CCUE. Le cumul de ces fonctions illustrait les points communs à l’utilisation rationnelle de l’énergie et à la lutte contre la pollution de l’air : moins on consomme d’énergie, moins on pollue. Les travaux du CCUE avaient montré qu’il était possible de réduire la pollution atmosphérique due au chauffage des locaux, tout en réduisant les dépenses de la collectivité ; en effet, l’isolation thermique des locaux construits à cette époque était tellement mauvaise que l’amortissement du surcoût d’une meilleure isolation thermique était largement composé par l’économie d’investissement sur les installations de chauffage, sans compter les économies d’énergie engendrées. Mais, avant 1974, la priorité, c’était de construire des locaux les moins chers possibles. Le choc pétrolier a mis évidemment ces études au goût du jour et leur a donné une actualité brûlante. »
35 C’est-à-dire la quantité d’énergie consommée pour produire un point de PIB. Source : Comité interministériel d’évaluation des politiques publiques, La maîtrise de l’énergie..., op. cit., 470 p.
36 Ibid., p. 77. En effet, la substitution d’énergie électrique aux énergies fossiles, particulièrement forte en France, fait mécaniquement baisser l’intensité énergétique.
37 … à l’Agence.
38 Comité interministériel d’évaluation des politiques publiques, La maîtrise de l’énergie..., op. cit., p. 44-45.
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