1Au début des années 1970, la place du charbon dans l’économie française régresse. Le processus de concentration et de fermeture des sièges les moins aptes à la mécanisation et donc les moins rentables s’accélère, jalonné de quelques répits : crises pétrolières de 1974 et 1979, relance charbonnière de 1981- 1983. Ce processus de déprise va s’organiser sur des rythmes variables selon les bassins, mais avec la certitude de plus en plus grande d’une échéance inexorable, la disparition totale de l’exploitation charbonnière nationale à un horizon plus ou moins proche : cette échéance est intervenue en avril 2004. En 1970, la France compte 100 000 mineurs de houille soit trois fois moins qu’en 1947, mais, en raison des gains de productivité, le repli est bien moins marqué en termes de production. Après avoir atteint son maximum historique en 1958 avec 60 millions de tonnes, la production charbonnière nationale se contracte de 25 % entre 1958 et 1969 puis le rythme s’accélère : en quatre années seulement, entre 1969 et 1973, l’extraction est à nouveau réduite d’un quart. Par-delà ces données nationales, le rythme de déprise de l’économie charbonnière est très différencié selon les bassins de production. L’extraction dans le Nord et le Pas-de-Calais qui représentait 52 % de la production nationale en 1950 va régresser dès 1952. L’activité de certains bassins connaît une contraction rapide – les Cévennes et le Dauphiné perdent la moitié de la production maximale en onze ans – dans d’autres bassins, le repli est plus lent : pour la première fois, en 1974, le bassin de Lorraine produit davantage que le Nord – Pas-de-Calais. En Provence, en régression depuis 1967, l’activité connaît un regain à partir de 1990 pour atteindre un maximum historique en 1996 avant une ultime et rapide déprise (cf. tableau).

Tableau 1
Rythme de régression de la production selon les bassins charbonniers (bassins ayant produit annuellement plus de 500 000 tonnes)

2Ayant choisi de nous focaliser sur l’examen du système productif, nous ne traiterons pas ici de l’impact de la cessation progressive de l’activité des houillères sur la vie économique et sociale des bassins d’emploi concernés, ni des dispositifs de conversion et de retraite anticipée des salariés1. Notre objectif est de montrer que, parallèlement au processus de déprise, Charbonnages de France a construit un système productif hautement performant tant du point de vue de l’innovation technologique que du travail. Dans un premier temps, nous analyserons les composantes techniques du nouveau système productif avant d’aborder, dans un second temps, les transformations de la formation et du travail.

I. Un système productif hautement performant

3Depuis son origine, l’exploitation houillère se caractérise en France par des spécificités fortement marquées selon les bassins. Tant que l’extraction reposait sur l’homme et l’outil, en l’occurrence le pic puis le marteau-piqueur, les gisements aux couches minces, interrompues par de multiples failles, comme dans le Nord et le Pas-de-Calais, pouvaient encore rivaliser avec des gisements aux couches puissantes et régulières. Avec le changement de système technique, les handicaps des premiers deviennent rédhibitoires. L’écart de rentabilité s’accroît dans des proportions considérables : alors que le rendement dans le bassin du Nord et du Pas-de-Calais reste inférieur à 2 000 kg/heure/poste de 1970 à 1990, année de la fin de l’exploitation dans ce bassin, en Lorraine, où sont sélectionnés les sièges les plus adaptés à la mécanisation, le rendement est déjà en 1970 de l’ordre de 4 000 à 4 500 kg/heure/poste. Ce différentiel de rendement est déterminant dans le choix de miser dès 1960 sur l’avenir de ce gisement lorrain et de le doter durant les années 1980-1983, de la technologie la plus sophistiquée. Dès lors, à partir de 1985, le rendement du gisement lorrain connaît un formidable bond en avant pour culminer durant les années 1990 à 6 500 kg/heure/poste (graphique 1). Ces performances résultent tout à la fois de la sélection des panneaux de charbon à exploiter, de la technologie mise en œuvre et d’une meilleure maîtrise des aléas de la nature. Désormais, seules les découvertes du Centre-Midi (Gard, Loire et Decazeville, Carmaux) assurent, de manière intermittente, des rendements plus élevés.

Graphique 1
Rendement ouvrier fond du bassin de la Lorraine (kg/heure-poste) 1970-2003

A. Une technologie génératrice de rendements records

4Dans les mines de houille, les années 1950 et 1960 furent celles de l’électrification des travaux du fond : de 34 % en 1952, l’indice d’électrification de l’ensemble des exploitations françaises passe à 70 % en 19642. Progressivement, toutes les fonctions de la mine (aérage, abattage, transport, évacuation du combustible...) sont électrifiées. Au premier rang des multiples innovations déjà largement diffusées en 1970, il convient de mentionner le remplacement progressif des marteaux-piqueurs par des engins électriques, le soutènement marchant, les convoyeurs à raclettes et à courroies ou encore les lampes électriques au chapeau. Le système productif des années 1970-1990 que nous allons analyser ici va tout à la fois bénéficier de ces avancées et introduire une dimension nouvelle, celle du traitement de l’information, devenue centrale à tous les stades de l’opération de production.

1. L’abattage, une affaire de haute technologie

5À partir des années 1980, l’alimentation des installations électriques au fond s’opérera à partir d’une sous-station située soit au jour et alimentée en haute tension (65 000 V), soit depuis 1983, au fond avec une sous-tension de 5 000 V3. Dès lors, des moteurs de plus en plus puissants (300 kW pour un blindé, 450 kW pour une haveuse) feront fonctionner des chantiers d’abattage à haute performance.

6Dans les exploitations comprenant des veines peu pentues, d’ouverture moyenne d’un à trois mètres, deux principaux modes d’exploitation sont pratiqués : les chambres et piliers et la longue taille. En France, la première méthode n’a cours que dans les houillères de l’Aumance, dans l’Allier. L’essentiel de l’extraction se réalise donc en longues tailles : d’une longueur de l’ordre de 100 à 250 m, le front de taille progresse parallèlement à la veine ; il est relié à deux autres galeries ou « voies » perpendiculaires servant à toutes les communications entre la taille et l’ensemble de l’exploitation : circulation du personnel et arrivée d’air, d’électricité et de matériel par la voie de tête, évacuation du charbon abattu par la voie de base au moyen d’un convoyeur à raclettes.

7Durant les années 1970 et 1980, l’abattage du charbon tendre en couches de moins d’un mètre (Nord – Pas-de-Calais, Provence) s’opère par rabots entraînés par des moteurs électriques ou hydrauliques d’une puissance de l’ordre de 180 kW et dont la vitesse atteint 1,25 m/s à 1,5 m/s. Pour les épaisseurs supérieures et les charbons plus durs, notamment en Lorraine, on utilise une haveuse à tambour simple ou double. Ces haveuses sont adaptées à la nature du gisement : la haveuse Sagem DTF, équipée d’un bras de 1,70 m, intervient dans les couches épaisses alors que la haveuse Sagem Sirus est conçue pour des couches plus minces, d’un à deux mètres de puissance. Toutes ces haveuses sont généralement télécommandées soit par radio soit par fil.

8Avec les années 1990, une nouvelle génération de matériel s’impose. Electra 2000 est une puissante haveuse mise en service à l’unité d’exploitation de la Houve en mai 1992. Elle permet de réaliser des gains de productivité spectaculaires en raison de sa rapidité, de sa capacité de havage et de la suppression des tirs de mine, facteurs de temps morts dans l’abattage ; désormais, les tirs de mine se limitent aux galeries au rocher. La dernière haveuse de type Electra est mise en service le 24 juin 2002 à l’unité d’exploitation de Merlebach pour l’exploitation de la veine Dora4. D’une ouverture moyenne de 4,10 m, de 276 m de longueur, cette veine devait originellement être exploitée sur 1 157 m et produire près de 1,5 million de tonnes mais le déficit d’exploitation incitera Charbonnages de France à arrêter l’exploitation plus tôt que prévu, en octobre 2003.

9Les méthodes d’exploitation restent profondément influencées par la nature du terrain et du gisement. Telle technologie efficace dans tel bassin sera inopérante dans tel autre, ou même dans un autre siège du même bassin. Ainsi, dans les dressants et semi-dressants, le boisage en taille reste une opération où le savoir – faire manuel est prépondérant. À partir d’une enquête minutieuse effectuée en 1994 au puits Vouters, en Lorraine, Catherine Roth a parfaitement montré combien, dans ces chantiers quasi-verticaux, le boisage mobilisait des savoir-faire ancestraux5.

2. Progrès du soutènement marchant et du creusement des galeries

10Pour soutenir le toit des longues tailles, les houillères utilisent désormais un système hydraulique, le soutènement marchant. Apparu au début des années 1960, le soutènement marchant est une innovation notable qui révolutionne les techniques traditionnelles de boisage en taille. Son principe réside dans une série d’étançons métalliques solidaires deux à deux. Ce soutènement mobile protège l’espace ouvert contre les éboulements. A l’arrière de la taille, le vide est comblé, soit par foudroyage, en laissant s’écrouler les terrains après l’avancement du soutènement soit par remblayage pneumatique ou hydraulique, en remplissant ce vide par des terres, du sable ou des schistes de lavoir acheminés par conduite depuis la surface. À l’origine, la manutention de ces lourds étançons mobilise une main-d’œuvre jeune et robuste. Si le principe d’origine est maintenu, la qualité du matériel et sa manutention connaissent une évolution considérable durant les années 1980. Les étançons primitifs font place à des piles boucliers à lemniscates autorisant des portances élevées (1 500 à 3 000 kilo-Newton par mètre de front), et des variations d’ouverture importantes6.

11Profitant des innovations générées dans le domaine du génie civil, le creusement des galeries d’accès évolue dans le sens d’une mécanisation intégrale. Les creusements conventionnels par foration et tir s’effectuent au moyen de jumbos (jumbo ALF de Meudon à air comprimé ou jumbo Secoma ou Montabert électro-hydrauliques ou diesel). En fonction de ses spécificités, chaque bassin recourt à des machines de creusement différentes : les brise-roches hydrauliques de Montabert dans le Nord – Pas-de-Calais, les machines à attaque ponctuelle Alpines AF 6 ou AM 50 dans le Centre-Midi, Boom-Miner, Super Rock Miner, Alpines AM 100 et machines de creusement stéphanoises (SDS) en Lorraine ou encore de puissants mineurs continus, comme le Jeffrey 10 H, en Provence et en Auvergne7. Pour les galeries, le soutènement par cadres reste la norme même si le système du boulonnage pratiqué dans des minerais non combustibles se pratique aussi parfois, associé à un grillage. Ces techniques héritées des années 1950-1960 sont améliorées par le développement de l’information à tous les stades de l’opération de production. Il en résulte un meilleur taux d’utilisation des capacités productives et, par là même, un accroissement du rendement.

B. L’information au cœur du système productif

12La maintenance et la planification de l’équipement, la maîtrise de la nature exigent des informations fréquentes et précises sur la plupart des opérations de production. La mobilisation et le traitement de ces informations résultent des progrès des appareils de mesure, de l’électronique et de nouvelles générations de capteurs.

1. Des ondes radio aux postes de télévigiles informatisés.

13En milieu souterrain, la transmission de l’information se heurte à une difficulté spécifique : les ondes – exceptées à très basse fréquence – ne traversent pas le massif rocheux. Le problème a été résolu grâce à des supports matériels utilisant le réseau électrique et/ou téléphonique : tuyau, corde, tringle, tige mobile, fil, câble électrique, fibre optique. La fibre optique représente un progrès majeur dans la mesure où elle véhicule des ondes lumineuses chargées d’informations, y compris sur des parcours sinueux. Elle échappe aux problèmes de parasitages électromagnétiques et, atout important dans les mines grisouteuses, est un parfait isolant électrique.

14L’information peut également être transmise grâce à des supports immatériels, c’est-à-dire des voies de communication impalpables comme les ondes radio, les ultrasons, les infrarouges. Utilisées pour la première fois au fond en 1962, les liaisons radios sont désormais mobilisées pour les télécommunications (transmission de données), la télécommande (transmission de l’information pour la commande à distance du fonctionnement de machines), et la télésurveillance (transmission de l’information afin d’assurer le contrôle, la surveillance des machines et/ou de l’air à distance, si possible de la surface).

15Les télécommunications investissent les quartiers d’abattage, les galeries (pour les locomotives, les monorails et les engins sur pneus…), les puits (pour le changement du câble d’extraction, l’entretien, la descente de matériel sous la cage...). Depuis 1970, la phonie-taille assure les transmissions dans les chantiers par l’intermédiaire de boîtiers fixés au convoyeur où sont intégrés microphones et haut-parleurs. Les télécommunications facilitent également la planification de l’usage du matériel (le dispatching). Un émetteur de signaux transmet l’information vers la salle de télévigile où des techniciens contrôlent le mouvement des machines et des hommes situés au fond, les localisent pour les affecter là où les besoins sont importants8. Les grandes exploitations étrangères à ciel ouvert utilisent une technique encore plus poussée : le Global Positioning System (GPS). Grâce à des satellites et des stations de réception, les techniciens ont une connaissance instantanée et automatique de la position de toute machine équipée. Ils gèrent ensuite le parc des machines tout en réduisant à peu près à zéro les attentes des pelles et camions9. Le même système d’émetteurs-récepteurs équipe le personnel de direction en tournée au fond, le personnel de surveillance, d’entretien ou de contrôle. Ces salariés sont ainsi localisés dans la mine, informés d’éventuels dysfonctionnements électriques, mécaniques ou hydrauliques. Le personnel d’intervention peut rapidement recevoir ou donner des ordres ; son temps d’intervention sur les lieux de la panne est réduit et par la même occasion, les temps morts dans les chantiers10.

16Dans les mines, depuis 1969, les télécommandes facilitent le fonctionnement à distance des haveuses et rabots, des machines de traçage (creusement des galeries), des camions de chargement, des locomotives, des monorails ou birails pour le transport des hommes et/ou du matériel, du mouvement de la cage dans les puits. Ses bénéfices s’étendent à la sécurité du matériel lui-même d’où une réduction considérable des manœuvres « marche-arrêt » dans la télécommande des engins d’abattage11. L’évolution des modes de transmission des informations augmente la quantité de données remontées du fond vers le jour. La première technique utilisée au puits Wendel (bassin de Lorraine), en 1960, est dite du fil à fil : une ligne téléphonique véhicule une information unique à chaque connexion. À partir de 1967, une étape décisive est franchie avec la transmission de toutes les informations captées au fond et centralisées en un poste unique situé à la surface des exploitations, la salle de télévigile. Assurant les fonctions de sécurité (télésurveillance et télécontrôle), et d’exploitation (téléinformation, télémesure et télécommande), la salle de télévigile devient le centre névralgique de toute exploitation houillère. On passera ensuite au premier télévigile à multiplexage en fréquence, c’est-à-dire transmettant sur une même ligne plusieurs signaux à des fréquences différentes.

17La dernière étape est celle des réseaux de transmission numérique, devenus indispensables avec le développement des automates au fond. Le premier, mis en service au puits Simon dans le bassin houiller de Lorraine en 1988, concentre 2 500 informations. Une telle quantité de données exige de recourir à un traitement informatisé. Le développement de l’informatique améliore la compréhension des procédés, favorise une élaboration en temps réel des réactions, et, in fine, améliore l’efficacité de la production. Lorsque les procédés sont bien maîtrisés et que les informations sont acheminées jusqu’à une salle de télévigile, il devient possible de commander automatiquement toutes les opérations à partir de ce poste central. Ainsi, le premier chantier totalement télécommandé à partir de la surface est expérimenté dans une mine de nickel au Canada. Les chargeurs électriques sur pneus télécommandés de la surface assurent la production dans des conditions thermiques difficiles voire impossibles pour les hommes.

2. La télésurveillance au service de la sécurité

18La radio permet aussi la télésurveillance, notamment de la position des wagons de mine dans la cage avec la possibilité d’arrêter la machine d’extraction en cas de mauvais positionnement. Des écrans installés dans les salles de télévigiles retransmettent toutes les étapes de la production : l’abattage du charbon par la haveuse, le transport du minerai de la taille au bas des puits par des couloirs transporteurs automatiques, son versement dans des trémies puis directement dans le skip.

19Ces fonctions de télésurveillance sont particulièrement performantes pour la mesure des teneurs en gaz libérés par l’extraction, grisou (CH₄) et monoxyde de carbone (C0₂). Or, les débits spécifiques en CH4 sont proportionnels à l’approfondissement de l’exploitation, à l’augmentation de la production unitaire des tailles et à l’allongement des creusements. Une teneur excessive en gaz peut soit limiter le tonnage produit soit arrêter l’exploitation. Ces risques peuvent être évités grâce aux progrès de l’aérage et/ou en mesurant, contrôlant les débits d’air et les teneurs. L’information est prise directement au fond, dans les chantiers même, au moyen de grisoumètres portatifs. Une avancée importante est franchie vers 1970 avec le central de télégrisoumétrie, système automatique de surveillance permanente du régime grisouteux d’une exploitation. Il est composé de plusieurs postes de dosage répartis entre les points de l’exploitation que l’on désire surveiller et d’un système automatique de décodage, de télécommande et d’enregistrement, situé au jour et relié aux postes du fond par des lignes fixes. En relation téléphonique permanente avec les agents d’exploitation, le contrôleur peut les alerter ou donner toutes indications susceptibles de faciliter leur travail. La multiplication des points de mesure implantés au fond de la mine (jusqu’à 250), conduit à associer le central de télégrisoumétrie à un ordinateur afin de dépouiller et de traiter rapidement le flux d’informations ainsi reçues12.

20Complété de différents appareils de mesure, le central de télégrisoumétrie calcule en termes de dégagement du grisou l’influence des différents paramètres : production des différents chantiers, pression atmosphérique, dépression du ventilateur, température13. Les outils informatiques sont alors utilisés pour répartir judicieusement l’aérage, la production et le personnel entre les différents quartiers, et agir, en connaissance de cause, sur les installations de captage pour assurer la production sans risque de voir la teneur en grisou dépasser en un point quelconque la limite considérée comme dangereuse. Grâce à ces techniques de prévision et de surveillance, l’administration relève sensiblement les limites réglementaires des teneurs en grisou de certaines exploitations.

21Au total, ce système centralisé de l’information améliore la planification à court terme de l’équipement et des hommes. Les postes de télévigiles, en centralisant toutes les informations sur le fonctionnement des chantiers, des appareils dans la mine, et des hommes permettent la gestion immédiate et en temps réel de l’exploitation. Pour la planification à long terme, l’outil informatique simule une séquence à partir d’une situation réelle, et intègre en permanence la réalité du jour pour actualiser cette séquence.

C. Un effort considérable en investissement matériel et immatériel

22Avec la concurrence d’autres sources d’énergie et en particulier du pétrole, Charbonnages de France se doit d’accroître significativement les niveaux de rendement. Cet objectif passe par des investissements lourds, de l’ordre de 50 millions de dollars pour équiper un siège d’extraction de charbon devant produire 1 million de tonnes par an14.

1. Un rythme soutenu d’investissement en capital physique

23Le 17 décembre 1976, les Houillères de Lorraine obtiennent l’autorisation de prolonger l’exploitation de la Houve avec un niveau de production de 7 000 tonnes par jour et, dès lors, ce siège devient une exception au sein du bassin lorrain. En 1978, alors que la production du bassin lorrain régresse de 2,6 %, la Houve produit 1,6 million de tonne avec une progression spectaculaire du rendement fond (6 466 kg par jour par ouvrier contre 4 921 en 1977). Suite aux bons résultats obtenus, les pouvoirs publics autorisent en 1981 un programme d’investissements de 320 millions de francs pour moderniser les installations et construire un nouvel ensemble d’extraction. Le puits de Vernejoul est équipé d’un skip de 30 m³ et un nouveau lavoir d’une capacité de 650 tonnes par jour est mis en service en 1985. Finalement, en dépit d’une qualité de charbon médiocre, la Houve, dont la fermeture était envisagée dès le début des années 1970, sera le dernier siège d’extraction charbonnière à fonctionner en France, jusqu’en avril 2004.

24En 1984, l’État décide l’arrêt définitif de l’exploitation dans le Nord – Pas-de-Calais et le recentrage des activités sur les sièges les plus performants de Lorraine et de Provence. Le 21 décembre 1990, l’arrêt de la fosse 9 du puits d’Oignies marque dans le Nord – Pas-de-Calais, la fin d’une exploitation charbonnière entamée quelque 270 ans plus tôt. En Lorraine et en Provence, le pacte charbonnier s’accompagne d’efforts d’investissements conséquents. À Gardanne, la création du puits Yvon Morandat, décidée en 1983, déplacera l’exploitation à l’ouest du bassin sur des bases radicalement nouvelles. Équipé d’une cage de grande capacité pour le transport des hommes (165 personnes), et du matériel (40 tonnes), le puits Morandat, opérationnel en 1988, remplace les deux puits Boyer à Meyreuil et Gérard, à Biver. Ce puits de la dernière génération intègre les progrès générés par les applications de l’informatique : télévigile informatisé, système de gestion de descente au fond, réseau de diffusion de l’information...

25Afin d’apprécier l’effort des Charbonnages de France et des pouvoirs publics pour cette branche industrielle, nous avons rapporté l’investissement en euros constants à l’extraction pour la période courant de 1948 à 2001 (graphique 2). La reprise de l’investissement charbonnier, sensible dès le premier choc pétrolier (1973), connaît une progression constante à partir de 1977-1978 jusqu’en 1983. L’investissement rapporté à l’extraction atteint alors un niveau équivalent à celui des années de l’immédiat après-guerre, celles du Fonds de modernisation et d’équipement, abondé par les crédits américains dans le cadre du plan Marshall. A contrario, l’ampleur de cet effort d’investissement souligne le retard pris en la matière tout au long des années 1960.

Graphique 2
Investissements productifs15 en millions d’euros 2003 rapportés à l’extraction industrie houillère de la France : 1948-2001

26L’augmentation des capacités productives exige des machines de haute qualité intrinsèque mais aussi leur maintien en bon état de fonctionnement et surtout une organisation de leur utilisation. Une maintenance optimale des équipements devient essentielle car tout arrêt d’un matériel sophistiqué comme la haveuse affecte, de manière désastreuse, la productivité du chantier d’abattage. Toute indisponibilité d’une machine d’abattage se répercute sur la recette annuelle sans réduction des coûts. La marge brute en est réduite d’autant en valeur absolue, et de plusieurs fois en valeur relative : pour un taux de marge de 20 %, une réduction des recettes de 10 % entraîne une réduction de marge de 50 % !16 En raison de la concentration et de la mécanisation des chantiers à très haute production, l’arrêt, si court soit-il, entraîne de lourdes pertes de tonnage : le ratio du coût de la minute d’arrêt est une préoccupation majeure des ingénieurs et des agents de maîtrise17. Si la maintenance assure une disponibilité des machines, c’est l’organisation de leur utilisation qui assure leurs performances. Aucun planning ne peut tout prévoir : dès lors, une révision permanente et en temps réel de l’organisation par une programmation à court terme dynamique s’impose.

2. Un effort de recherche sans précédent au profit des hommes.

27Pour répondre à ses ambitions en matière de recherche, Charbonnages de France se dote dès 1947 d’un outil centralisé, le Centre d’études et de recherches de Charbonnages de France (Cerchar), relayé dans les bassins par de nombreux services techniques. Les activités de ces différentes structures sont coordonnées par la Commission de la Recherche Technique (CORT). En 1975, entre le site de Verneuil, les services administratifs installés à Paris et la station expérimentale de Marienau en Lorraine, le Cerchar emploie plus de 700 personnes, dont 150 ingénieurs et 300 techniciens. À partir de 1978, les activités du Cerchar se diversifient, en particulier par des contrats réalisés pour des tiers, appartenant au « groupe Charbonnages de France » ou extérieurs à la profession. Ces travaux développés sous le label CercharIndustrie relèvent de tous les domaines dans lesquels le centre a acquis une solide expérience : économies d’énergie, pollution de l’air et de l’eau, traitement des résidus industriels et urbains, analyses physico-chimiques fines, travaux souterrains... En 1991, cet outil de recherche fait l’objet d’une ultime restructuration. Sous la tutelle du ministère de l’Environnement, l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) est chargé de poursuivre les recherches sur les risques industriels et, recentrant son activité sur le charbon, le Cerchar devient Centre d’études et de recherches du charbon. En 2000, le Cerchar ne compte plus qu’une quarantaine de salariés, dont 13 ingénieurs.

28Les activités du Cerchar et des services techniques des bassins couvrent des études concernant à la fois le capital, l’innovation technologique (en matière de transmission des informations, des télévigiles, essais des nouveaux outillages...), mais aussi l’amélioration des conditions de travail, l’organisation du travail, l’hygiène, la sécurité minière, la santé du mineur (avec la lutte contre les maladies professionnelles), et la formation du personnel aux nouvelles méthodes et techniques.

29De nombreuses recherches tendent à limiter les poussières inflammables et nocives pour la santé des mineurs, par la mise au point de techniques d’infusion d’eau, d’arrosage des endroits poussiéreux, d’épandage de sels hydroscopiques, de schistification ou de projection de polystyrène sur les parois des galeries. Dans les chantiers d’abattage mécanisés, des injecteurs d’eau intégrés au tambour de la haveuse ou du rabot réduisent la diffusion des poussières provoquée par l’abattage du charbon18. Les échauffements spontanés et les incendies sont mieux maîtrisés grâce à l’injection préventive d’azote dans les chantiers. De nombreux travaux de recherche portent sur l’amélioration des conditions climatiques souterraines particulièrement difficiles avec les courants d’air, l’humidité, la chaleur, surtout lorsque l’extraction s’opère à grande profondeur : le Cerchar y répond en encourageant l’installation à la surface ou au fond, de puissants dispositifs frigorifiques19. De même, l’atmosphère est assainie grâce à des brouillards d’eau dégagée au moment du tir puis l’arrosage des déblais, l’aérage par buses rondes avec joints thoriques.

II. La composante humaine de la transformation du système productif

30Les transformations technologiques que nous venons d’analyser se produisent en interaction complexe avec une modification des conditions de travail, de la formation, de la qualification des salariés et de la sécurité.

A. Un développement de la formation professionnelle

31À partir des années 1970, l’automation du processus de production grâce à l’action coordonnée de l’abattage du charbon, de son transport et du soutènement avec des machines télécommandées ou télécontrôlées transforme les besoins en formation. Ces transformations du travail sont de nature à agir sur la productivité du travail. La formation technique jusqu’alors réservée aux ingénieurs et à la maîtrise se diffuse aux futurs ouvriers avec la systématisation de l’apprentissage. La loi de nationalisation des houillères (17 mai 1946) confie à Charbonnages de France la mission de développer, diriger et coordonner la formation professionnelle et en particulier l’apprentissage. Les frais sont à la charge entière de l’exploitant et les salaires garantis aux jeunes suivant les cours. Plusieurs diplômes nationaux sont institués : le certificat d’aptitude professionnelle du mineur (CAP) (arrêté du 20 janvier 1947), le CAP de mineur électromécanicien et de mécaniciens (arrêté du 5 janvier 1949), mais aussi plusieurs CAP de métiers du jour (ajusteur, tourneur, forgeron, tôlier, mécanicien, soudeur, électricien).

1. Une formation initiale plus solide

32Nous avons montré par ailleurs combien la démographie professionnelle était utile pour comprendre les transformations du système productif des houillères20. Nous disposons de la structure annuelle par âge des ouvriers de l’ensemble des houillères pour les années 1955 à 1984. Ces données permettent d’opérer une analyse longitudinale de la population des ouvriers mineurs qui se révèle riche d’enseignements. Nous avons mis en regard le parcours de trois cohortes de jeunes mineurs, depuis leur entrée dans la mine jusqu’à 24 ans, à savoir les natifs de 1950, de 1955, et de 1960. En rapportant, pour chaque année, les effectifs de ces cohortes à l’effectif total des houillères, on obtient des profils exprimant la contribution du travail juvénile.

33À partir de 1970, les futurs mineurs sont embauchés à un âge nettement plus avancé que leurs aînés. Le décret du 18 juin 1969 et l’arrêté ministériel du 8 juillet suivant restreignent l’emploi des jeunes gens de moins de 18 ans dans les mines. Les fonctions les plus exposées leur sont interdites et ils ne peuvent désormais pratiquer l’essentiel des travaux du fond que dans le strict cadre de leur formation professionnelle21. Le service national vient alors contrarier le temps de formation technique et, de fait, l’embauche est repoussée au moment où le jeune homme est libéré de ses obligations militaires. Dès lors, l’âge moyen au recrutement, situé en 1966 entre 15 et 16 ans, va rapidement passer à 19 ou 20 ans.

Graphique 3
Ouvriers des mines natifs de 1950,1955 et 1960 dans l’effectif total de l’année

34Cette transformation radicale dans l’âge du recrutement est manifeste dans l’analyse comparée par cohorte. Nous avons mis en regard les profils d’effectifs de trois cohortes, celle des natifs de 1950, celle des natifs de 1955 et celle des natifs de 1960. Incontestablement, on observe une césure marquée entre les natifs de 1950 et ceux de 1955. Pour les premiers, le recrutement est encore d’ancien type avec des entrées vers 15 ou 16 ans. En revanche, la grande majorité des natifs de 1955 a été recrutée par Charbonnages de France entre 19 et 22 ans. Les profils des courbes des natifs de 1955 et de ceux de 1960 sont bien plus proches, la part nettement plus forte des natifs de 1960 dans le total des effectifs à partir de 19-20 ans traduisant la reprise de l’embauche entre 1981 et 1983 (graphique 3).

35Ce recrutement plus tardif des ouvriers apparaît encore plus nettement si on ne prend en compte que les flux d’embauche par âge. Faute de série exhaustive, nous nous référerons à des informations ponctuelles. Sur la base d’entretiens directs réalisés en 1998 et 1999, Olivier Mazade a reconstitué le parcours de 46 anciens ouvriers des houillères du Nord – Pas-de-Calais22. Trop restreint pour le considérer comme un échantillon représentatif, cet ensemble d’itinéraires est suffisamment diversifié pour faire émerger des types de comportement. Alors que les 27 ouvriers embauchés entre 1960 et 1971 sont, en moyenne, âgés de 14 ans et 9 mois, les 19 ouvriers recrutés entre 1972 et 1982 ont, en moyenne, 22 ans et 3 mois. Cette transformation dans le recrutement a un lien direct avec le niveau de formation. De toute évidence, les jeunes embauchés à la mine à 20 ans et au-delà ont un niveau de formation initiale plus élevée que par le passé (BEPC, baccalauréat), et certains d’entre eux ont exercé un ou plusieurs métiers avant d’entrer à la mine.

2. Une formation permanente plus poussée

36Les nouvelles techniques exigent un personnel aux qualités d’initiative et de compétences techniques bien plus élevées que par le passé, un personnel capable d’utiliser correctement un matériel de plus en plus complexe et coûteux, un personnel à même de réagir rapidement en cas d’incident, de pannes. La mine moderne nécessite des spécialistes en électricité, en hydraulique, en mécanique, en informatique... Charbonnages de France met en œuvre un système remarquable de formation de son personnel avec un niveau et des formes d’éducation différentes de celles en vigueur dans les décennies précédentes.

37Des plans de formation de grande envergure tendent à développer la formation des agents de maîtrise et des techniciens, à donner une plus grande polyvalence aux ouvriers. De plus, le développement informationnel de la technique exige des ajustements croissants et réguliers des compétences. L’apprentissage est alors complété par une formation en cours d’emploi dite de perfectionnement. Les Houillères de Lorraine mettent en œuvre avec le soutien logistique de l’École pratique des mines de Forbach (EPMF), le perfectionnement pratique du personnel (PPP), qui comprend des stages pour les ingénieurs (formation à la sécurité, instruction du personnel, conduite de réunions), pour les agents de maîtrise (formation à la sécurité, instruction du personnel, conduite de réunions, manutentions manuelles...), pour les ouvriers qualifiés (électromécaniciens au fond, électriciens et mécaniciens, exploitation chimique, contrôle et régulation). L’objectif affiché est d’apprendre à travailler en sécurité et à maîtriser les nouvelles technologies pour gagner en productivité23.

38L’accord national interprofessionnel signé le 9 septembre 1970 entre le CNPF, la CGPME, Charbonnages de France et les syndicats de salariés porte sur la formation professionnelle des adultes. Ses dispositions sont intégrées dans la loi du 16 juillet 1971. Selon cet accord, les apprentis et les jeunes doivent suivre des cours professionnels à raison de huit heures par semaine pendant le temps de travail et ce, jusqu’à l’âge de 18 ans. Ces heures sont rémunérées. Le centre de formation de Carmaux du groupe Tarn propose à partir de 1970, des cours de perfectionnement aux manutentions manuelles puis mécaniques en liaison avec la mécanisation croissante. En Lorraine, en 1971, le PPP est rattaché au service Formation qui regroupe l’EPMF, le PPP, les Quartiers-Écoles et les Centres mines et électromécanique. Jusqu’en 1984, date de l’arrêt des embauches, la mission première du service « Formation » est l’apprentissage et la formation des nouveaux embauchés adultes, la formation de la maîtrise et le perfectionnement pratique du personnel. En 1974, l’EPMF ouvre une section de formation pour cadre d’exploitation du fond, spécialiste fond, porion électromécanicien, contremaître jour.

39À partir de 1985, les objectifs de formation s’infléchissent dans le cadre des programmes de conversion du personnel. Il s’agit désormais de fournir aux salariés la possibilité d’acquérir des diplômes valorisables dans d’autres structures professionnelles. C’est là une évolution tardive mais fondamentale pour une entreprise qui n’avait décerné que des « diplômes maison ». Cette mutation se traduit par l’homologation des diplômes et par la validation des acquis professionnels. De 1989 à 1999, chaque année, une formation spécifique de neuf semaines, ponctuée par la mise en œuvre d’une étude personnalisée, est assurée aux ETAM (employés, techniciens, agents de maîtrise), et Charbonnages de France délivre à certains un « certificat d’aptitude aux fonctions supérieures d’encadrement » et aux autres un « certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement ». Depuis 1996, ces diplômes maison sont inscrits sur la liste d’homologation des titres et diplômes de l’enseignement technologique : le certificat d’aptitude aux fonctions supérieures d’encadrement (niveau III) valide la formation « ETAM supérieur », et le certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement (niveau IV) la formation « agent de maîtrise »24.

40Le développement de la formation dans toutes ses dimensions, initiale, en cours d’emploi, et de façon générale, la multiplication des temps de formation au cours de la carrière du mineur, se traduit par un effort financier sans précédent (graphique 4). Entre 1972 et 1983, les dépenses de formation de Charbonnages de France sont fortement orientées à la hausse pour culminer à 6 % des rémunérations.

Graphique 4
Évolution de la part des dépenses de formation dans les rémunérations 1970-1999

41Si cette formation technique vise à qualifier le personnel, de l’apprenti à l’ingénieur, elle laisse, cependant, de côté la formation des travailleurs adultes qui, dans les faits, sont essentiellement des immigrés.

B. Transformation de la structure des emplois et politique d’embauche

42Nous assistons à une réorganisation de l’opération de production autour de l’intelligence et de la matière grise activée dans les bureaux d’études au détriment des métiers traditionnels (abattage, travaux du fond en général), sur lesquels les houillères ont construit leur essor pendant tout le XIX^e siècle. Dans le même temps, durant cette phase ultime du cycle de vie du charbon en France, Charbonnages de France se trouve confronté à un dilemme, à savoir concilier les exigences d’un appareil productif qui requiert des emplois techniques et une élévation du niveau de qualification avec une politique de gestion de la main-d’œuvre favorisant le recrutement d’un personnel flexible, mais peu qualifié, à savoir des travailleurs immigrés.

1. Technicité accrue et élévation de la qualification

43La mise en œuvre de l’automation dans les houillères conduit à une profonde remise en question de l’organisation du travail au fond, un dépassement de la spécialisation, de la division du travail toutes deux héritées de la révolution industrielle et ce, au profit d’une polyvalence des ouvriers. Les nouvelles technologies de la mine exigent moins d’ouvriers mais davantage de techniciens, d’agents de maîtrise (graphique n° 5). En près de quarante ans, la part des ouvriers dans l’effectif total des houillères passe de 91,1 % à 78,3 % alors que dans le même temps celles des techniciens et d’agents de maîtrise gagnent près de dix points.

44La part des ouvriers recule sous l’effet de la mécanisation des chantiers d’abattage : le rabot et la haveuse se substituent aux nombreux mineurs chargés d’abattre le charbon au marteau-piqueur. La mécanisation du chargement et du transport du minerai du lieu d’abattage au bas du puits supprime les manœuvres auparavant occupés à ces tâches. Le soutènement métallique des voies d’accès au chantier et le soutènement marchant de la taille elle-même ont fait disparaître les ouvriers (les boiseurs), chargés de tailler, poser des bois de soutien du toit des galeries. Dans une taille de 250 m de long, équipée d’un soutènement marchant, seuls deux hommes sont nécessaires pour déplacer grâce à de simples manettes, les 300 piles de quatre étançons chacune, chaque pile pesant 20 tonnes et exerçant une pression de 350 bars. Mais la baisse des emplois d’ouvrier est directement liée aux nouvelles technologies, aux différents usages de la radio (télécommande, télécommunication, télécontrôle, télésurveillance). À la Houve, en Lorraine, deux hommes suffisent pour le fonctionnement de l’Electra 2000, machine de 25 m de long, avec deux tambours placés à chaque extrémité. La télésurveillance des activités du fond en un point central situé à la surface (la salle de télévigile) est également un facteur de réduction du nombre d’ouvriers. Dans le cas de la surveillance manuelle, on avait coutume de placer un homme à chaque point présentant un danger. Dans le cas extrême d’automatisation, les hommes sont remplacés par des caméras de télévision qui surveillent à partir de la surface.

45Le recul des métiers traditionnels de la mine (abatteurs, boiseurs, manœuvres affectés au transport du minerai) se traduit par une baisse relative des ouvriers du fond (de 67,4 % en 1948 à 60,2 % en 1985), au profit des ouvriers du jour travaillant dans les ateliers. Le recul relatif des postes en taille s’accélère après 1970 au profit des postes de services généraux (soutènement des galeries, entretien, roulage, démantèlement...) et des travaux préparatoires aux futurs chantiers d’abattage (graphique 6).

46Parallèlement, la part des techniciens et des agents de maîtrise dans l’effectif total des houillères est en augmentation : de 4,8 % en 1948 à 14,5 % en 1985 (graphique 5). Ainsi en 1948, on comptait un technicien-agent de maîtrise pour 26 ouvriers ; en 1985, le rapport est de un pour sept ouvriers. Si l’utilisation dans les travaux souterrains de machines nouvelles plus puissantes génère une économie de main-d’œuvre, elle nécessite une surveillance et un contrôle que seuls les techniciens peuvent assurer. De plus, le degré croissant de technicité conduit Charbonnages de France et les houillères de bassin à créer des services techniques chargés des essais des nouveaux outillages, de l’étude, de l’organisation du travail, de la sécurité et de la formation du personnel aux nouvelles méthodes.

47Les activités des agents de maîtrise se situent désormais en prolongement direct des tâches des ingénieurs. Ils doivent organiser, gérer le matériel et le personnel ; la mécanisation du travail du fond complexifie leur fonction, exige un effort d’adaptation et de mise à jour de leurs connaissances techniques. La maîtrise doit avoir un souci constant de prévention ou de neutralisation rapide des pannes ou incidents. Elle doit travailler plus rationnellement, sur plans et graphiques, avoir des qualités de gestionnaire. Les rapports de la maîtrise avec les mineurs et les tâches de commandement évoluent eux aussi. Le volume et la complexité des tâches administratives augmentent ; l’agent de maîtrise doit fournir des renseignements concernant le personnel, se tenir au courant du mode de calcul des salaires. On est bien loin du contremaître d’avant-guerre, choisi parmi les ouvriers les plus travailleurs et les plus dociles !

Graphique 5
Évolution de la part des ouvriers, agents de maîtrise et techniciens dans l’effectif total des houillères (1948-1985)

Graphique 6
Évolution de la part des postes dans le total des postes du fond (1950-1982)

48L’ensemble des activités de conception développées dans les bureaux d’étude augmente sous l’effet des nouvelles technologies et entraîne une progression constante de la part des ingénieurs dans l’effectif total des houillères de 0,5 % en 1948 à 1,8 % en 1985. Dans le même temps, le métier d’ingénieur se transforme. Avec les fonctions de télésurveillance et de télécontrôle, l’ingénieur affecté aux travaux du fond consacre seulement 21 % de son temps de travail dans les chantiers d’abattage. Il assume toutes ses autres fonctions (étude, formation...), au jour et plus particulièrement à partir des écrans de la salle de télévigile25. Grâce à toutes les informations traitées par le télévigile, l’ingénieur est plus à même de se rendre compte de la situation exacte depuis le jour que directement au fond. Avant le début de l’exploitation, il sélectionne les couches de charbon susceptibles de procurer le meilleur tonnage. Ses choix se portent sur les panneaux présentant des qualités intrinsèques, une régularité de structure tectonique, exploitables sans que les chantiers soient arrêtés par des accidents naturels : failles stériles, rétrécissement... Dans un deuxième temps, il élabore des projets d’exploitation afin de simplifier les structures du quartier d’abattage, définir les incertitudes du gisement et réfléchir à la manière la plus simple de les lever. Cette transformation du métier de l’ingénieur contribue à l’augmentation relative du nombre de techniciens et des agents de maîtrise : désormais, les travaux du fond s’opèrent essentiellement sous leur contrôle à partir des ordres donnés par l’ingénieur26.

49L’élévation de la technicité des emplois agit à son tour sur le niveau de la qualification des métiers de la mine. Dans la taille mécanisée, le minerai est abattu par des rabots ou des haveuses, machines électroniques, télécommandées par deux hommes. Ces mineurs sont devenus des techniciens hautement qualifiés en mécanique, électromécanique, capables de conduire et maîtriser des engins de plus en plus complexes et sophistiqués. La hausse de la qualification ne concerne pas que les mineurs à l’abattage mais aussi l’ensemble du personnel de la taille. L’opération d’abattage proprement dite est précédée de la mise en place et suivie du démantèlement du soutènement marchant, et de tous les accessoires nécessaires à la marche des machines. Ces travaux sont effectués par des spécialistes exerçant des fonctions nouvelles hautement qualifiées : hydrauliciens, électromécaniciens, installateurs en tous genres (de convoyeurs, d’engins d’abattage, de tuyauteries, de matériels de sécurité, etc.). L’automation modifie également l’organisation du travail de la taille : la spécialisation, la division du travail, dimensions héritées de la révolution industrielle, sont dépassées au profit d’une polyvalence des ouvriers. En outre, cette nouvelle organisation remet en cause le paiement analytique, mal adapté aux chantiers mécanisés, au profit d’un paiement collectif27. Enfin, sur le long terme, l’élévation de la qualification des emplois se traduit par une diminution relative des travailleurs immigrés, lesquels représentaient 40 % de l’effectif du fond en 1930, 29,3 % en 1948 et seulement 22,9 % en 1982. Pour être moins nombreux que par le passé, la flexibilité d’emploi de ces travailleurs reste néanmoins une pièce maîtresse dans la gestion de la main-d’œuvre ouvrière.

2. Les contradictions de la politique d’embauche

50En dépit de la sévère contraction du personnel tout au long de ces années 1970-1990, les houillères sont contraintes de maintenir une politique d’embauche pour disposer toujours d’une proportion suffisante d’ouvriers jeunes, aptes à assurer les fonctions requérant force et résistance physiques. Or, bien que le statut du mineur ne garantisse nullement le maintien de l’emploi au personnel embauché sur contrat à durée indéterminé, à partir de 1960, Charbonnages de France et les houillères de bassin ne procèdent plus à aucun licenciement.

51À partir de 1960, les Houillères font principalement appel à la main-d’œuvre maghrébine, algérienne puis marocaine, recrutée directement dans leur pays à partir de critères exclusivement sanitaires et physiques. Les Houillères du Nord – Pas-de-Calais, s’attachent les services d’un recruteur en chef, Félix Mora, lequel bénéficiera, vingt ans durant, des pouvoirs les plus étendus dans le cadre de cette politique d’embauche. Mora fixe des normes physiologiques et anthropométriques dans ses opérations de sélection : minimum de 21 ans et 55 kg, acuité visuelle supérieure à 10 dont un œil supérieur à 5, absence d’amputation, de gale ou encore de scoliose28… À aucun moment, ces candidats mineurs ne sont soumis à la moindre évaluation de leurs acquis (et lacunes) d’ordre intellectuel. Une fois recrutés, une formation accélérée (de l’ordre de quelques semaines) leur est délivrée par des moniteurs également de nationalité marocaine.

Graphique 7
Dénombrement des ouvriers mineurs embauchés

dans le Nord – Pas-de-Calais 1968-198329

52Ce flux migratoire se poursuivra avec des phases de répit ou d’accélération, jusqu’en 1980 (graphique 7). Recrutés par des contrats de dix-huit mois renouvelables une seule fois, la maîtrise du volume de ce flux de main-d’œuvre est totale et, durant une trentaine d’années, la flexibilité de sa gestion sera le principal moyen de réguler les aléas de la conjoncture. Faible en 1968, il augmente très fortement par la suite pour compenser les départs volontaires et diminue, en 1974, lorsque les Houillères jugent opportun de lancer une campagne de recrutement local. Ce mouvement de balancier de la politique de recrutement ressort parfaitement des données fournies du bilan social établi annuellement par les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais.

53La population d’origine extérieure reste vouée à la régulation des besoins en main-d’œuvre. Même les organisations syndicales cautionnent plus ou moins cette partition dans le recrutement. Ainsi, en octobre 1968, le 57^e congrès de la Fédération du sous-sol de la CGT appelle à développer l’action pour l’égalité des droits entre les travailleurs immigrés et les travailleurs français contre les discriminations de toutes sortes, sans réclamer explicitement l’application du statut du mineur à tous les travailleurs de nationalité étrangère30. En septembre 1977, devant la montée du chômage, le Gouvernement décrète l’interdiction de tout nouvel embauchage d’étranger mais, devant l’embarras que cette mesure cause à Charbonnages de France, le maintien temporaire des ouvriers mineurs marocains déjà présents est autorisé. Le 6 octobre 1980, déterminés à devenir des mineurs à part entière, les travailleurs marocains se mettent en grève illimitée, mais, en dépit de tous les efforts de la CGT, les ouvriers français ne s’associent pas au mouvement31. Leur détermination conjuguée aux tractations diplomatiques engagées par le gouvernement marocain débouchent, le 1^er novembre 1980, sur l’octroi du statut du mineur aux 6 000 ressortissants marocains alors employés dans les différentes houillères de bassin, lesquelles perdent alors le principal instrument de régulation de leur main-d’œuvre ouvrière.

3. De la mobilité interne : transferts au jour et transferts interbassins

54L’automation s’accompagne d’une baisse des effectifs du fond au profit des effectifs travaillant au jour, dans les ateliers et les usines annexes (centrales électriques thermiques). Dès 1982, la part dans l’effectif total du personnel travaillant à la surface (jour, dépendances légales et usines annexes), est supérieure à celle du fond (graphique 8). Ce renversement résulte de la mécanisation et de la généralisation des télécommunications. Les multiples usages de la radio diminuent le nombre d’emplois au fond. Ainsi, le machiniste de locomotive fait à lui seul avec la télécommande, plus de travail que n’en faisaient deux hommes sans télécommande. Grâce aux émetteurs-récepteurs équipant le personnel d’intervention de la mine, on réduit le nombre d’agents intervenant au fond, sur des pannes électriques, mécaniques ou hydrauliques32.

Graphique 8
Évolution de la part du personnel fond et jour dans l’effectif total (1951-2002)

55Au cours des années 1980-1990, la fermeture définitive de l’ensemble des houillères étant programmée, la mobilité interne devient une priorité grandissante. Mais les salariés qui optent pour le transfert interbassins le font dans des conditions radicalement différentes de leurs aînés au cours des années 1960. Désormais, la plupart des emplois vacants ne sont plus au fond mais au jour, en extraction en découverte, en réhabilitation des sites, dans les cokeries et les centrales électriques, au service de chemin de fer ou encore dans les services administratifs et logistiques, dans les filiales assurant la gestion du parc de logements. Parce qu’ils reposent désormais uniquement sur le volontariat, parce que l’ensemble des bassins est affecté par des contractions de personnel, les transferts occupent une part moindre dans le processus de reclassement qu’au cours des années 1960-1970 : entre 1984 et 1989, les « transférés » du bassin du Nord – Pas-de-Calais représentent moins de 10 % des reclassements (678 sur 5 366), et moins de 3 % des départs.

56Cependant, des problèmes d’adaptation à de nouvelles conditions de travail demeurent comme en témoignent les mineurs des houillères du Nord mutés au début des années 1980 à la Mure33. Ce dépaysement professionnel se retrouve, toutes proportions gardées, à l’intérieur d’un même bassin, chez des ouvriers passant d’un siège à l’autre. Ainsi, en Lorraine, les ouvriers de Vouters transférés en 1995 à la Houve, seulement distant d’une vingtaine de kilomètres, sont plongés dans un autre univers technologique, confrontés à une organisation du travail radicalement différente. Les chantiers en dressants où le boisage est un art porté à son plus haut degré et les longues tailles en plateure aux commandes d’une Electra 2000 ne relèvent pas vraiment du même métier. Néanmoins, cette seconde génération de « transférés » semble s’être rapidement et bien adaptée. Manifestement ces hommes ont su mobiliser tout à la fois des savoirs acquis au cours d’une scolarité plus solide que celles de leurs aînés, des savoir-faire et, pour beaucoup, des compétences acquises tout au long de leur vie professionnelle et extraprofessionnelle.

C. Des progrès notables en termes de sécurité et d’état sanitaire

57Grâce aux innovations technologiques mises en œuvre, notamment les haveuses et le soutènement marchant avec boucliers protecteurs, l’homme n’est plus au contact direct du front de taille, lieu de tous les dangers. Dès lors, le fléau séculaire de l’industrie minière, l’éboulement, est presque totalement jugulé. De même, les nouvelles techniques de l’information, notamment les centraux de télégrisoumétrie permettent une maîtrise des émissions gazeuses quasiment parfaite. Plusieurs techniques participent à cette amélioration. En cas de danger, l’émetteur radio arrête d’urgence les engins d’abattage en taille. Avec la télécommande, l’opérateur de l’engin d’abattage s’éloigne du front de taille et se protège des chutes de pierres. Le surveillant qui, de la surface, observe de sa console les équipements du fond est avisé d’un dysfonctionnement grâce aux écrans de télévision ou aux appareils de détection placés au fond. Il peut rapidement appeler un homme qui patrouille au fond, lui indiquer où il doit se rendre afin d’intervenir le plus rapidement possible.

58D’autres facteurs d’hygiène et de sécurité résultent directement de progrès techniques. Outre, la schistification, la projection de polystyrène, la mise sous azote des chantiers déjà évoqués, citons le dégazage opéré par quelques ouvriers spécialisés qui autorise une reprise sans risque de l’exploitation, même après une interruption de plusieurs semaines. Ces nouveaux procédés vont de pair avec la généralisation des essais et la mise sous sécurité de matériels nouveaux, comme la sensibilisation du personnel aux consignes de sécurité et à une meilleure formation technique.

59Cette conjonction entre progrès technologique et meilleure maîtrise des hommes se traduit par un net recul de la dangerosité du métier de mineur de fond. La sécurité minière, appréciée par le nombre de mineurs tués par rapport à l’extraction, se caractérise par un mouvement séculaire à la baisse : le taux passe de 3,3 tués par tonne extraite durant les années 1830 à 0,16 en 197034. Depuis cette date, de nouveaux progrès ont permis de diviser à nouveau ce ratio par huit puisque durant les années 1990, il plafonne en moyenne à 0,02 tué par tonne extraite (graphique 9).

Graphique 9
Nombre de mineurs tués rapporté à l’extraction. Industrie houillère de la France 1970-2003

60En matière sanitaire, les nouvelles technologies participent de la réduction des risques de pneumoconiose. D’une part, le nombre d’hommes présents en taille étant réduit au minimum, les postes exposés diminuent d’autant ; d’autre part, la médiation de la télécommande éloigne du front de taille l’opérateur de l’engin d’abattage. Cette variable technologique se cumule avec des changements de comportement tel l’usage enfin généralisé du masque anti-pous-sière, avec des services médicaux plus performants (précocité du dépistage) et le déplacement immédiat des ouvriers atteints. L’intensité et le temps d’exposition au risque diminuant, le nombre de nouveaux cas annuels de pneumoconiose diminue lentement mais régulièrement : de 2,4 % en 1954 à 0,77 % en 197735. Mais, en la matière, le poids du passé est lourd à porter. Le temps de latence de la maladie et les progrès dans l’assistance médicale se conjuguant, les corons du Nord comptent dans les années 1990 des cohortes de retraités vivants ou plutôt survivants avec une pneumoconiose contractée dans le travail minier au cours des années 1950 et 1960 : en 1978, 88 % des pneumoconiotiques sont des mineurs retraités36. Cette douloureuse réalité a probablement occulté les progrès sanitaires de l’ultime phase du cycle de vie de l’exploitation charbonnière en France.

Conclusion

61Loin de présenter l’image d’un système productif obsolète, les Charbonnages de France ont fait preuve d’un dynamisme certain au cours des années 1970 à 2000. Néanmoins, ni les avancées technologiques ni les efforts en matière de formation et de protection des hommes n’ont pu infléchir durablement le cycle de vie de cette industrie. L’automation n’a pas débouché sur une organisation radicalement nouvelle de l’exploitation des gisements houillers, à savoir l’exploitation « sans mineur » : en raison des coûts comparatifs des différentes sources d’énergie, les technologies de liquéfaction et de gazéification évoquées depuis une cinquantaine d’années n’ont pas dépassé le stade de l’expérimentation. Évidemment, le passage à ces techniques aurait signifié un bouleversement complet du système productif, le recrutement de travailleurs hautement qualifiés, mais en nombre bien inférieur à celui des ouvriers employés au fond des mines et, de fait, la disparition du métier de mineur.

62En dépit de leurs performances en termes de rendement et de valorisation des produits, les charbonnages français ont buté sur les contraintes du marché. Trois variables ont provoqué une perte croissante de rentabilité : un trend des coûts de transport internationaux orienté à la baisse depuis 1960, notamment sur le marché du charbon-vapeur, la concurrence accrue des autres énergies et le développement massif de l’exploitation de gisements en découverte, aux États-Unis, en Australie et en Afrique du Sud.