URL originale : https://books.openedition.org/igpde/6441
Perspectives
p. 681-702
Texte intégral
1Moins de vingt ans après le lancement de la fructueuse Action thématique programmée sur la Genèse de l’état moderne, l’historien du politique réalise avec satisfaction qu’un long chemin a été parcouru. Qu’il soit médiéviste ou moderniste, il a désormais le sentiment d’avancer sur des voies mieux balisées, de constater que nombre de conclusions tenues jusque-là pour certitudes ont été souvent remises en cause, que bien des hypothèses de recherche ont reçu réponse positive, en même temps que s’ouvrent de nouveaux et riches chantiers. Ils figurent autant de conquêtes à venir sur les pistes trop souvent brouillées de l’histoire de l’État. Si de surcroît cet historien du politique est quelque peu juriste, il ne peut que se réjouir en constatant l’intérêt, certes encore limité à quelques trop rares historiens du droit, que cette entreprise a pu susciter. Elle était en effet de nature à emporter une adhésion enthousiaste du monde du droit, tant la seule évocation du mot État est mobilisatrice de tous ceux que peut compter le monde de Thémis. C’est sans doute parce que pareil élan ne s’est pas vraiment produit que l’historien juriste, en dépit des avancées réelles et significatives dont il a été fait état, constate que bien des lacunes restent encore à combler. Face à cette situation, il éprouve à la fois une certaine stimulation intellectuelle – que de thèmes de recherche à venir ! – mais aussi une réelle appréhension face à l’immensité de la tâche et la modicité des moyens dont il dispose. Tenter de saisir et de faire revivre ce que fut la genèse de l’État moderne offre de multiples angles de réflexion aux disciplines les plus diverses, comme l’a admirablement démontré l’Action thématique programmée. A se limiter au seul domaine du droit et au seul cas français des trois derniers siècles du Moyen Âge, l’inventaire des perspectives toujours ouvertes au chercheur demeure d’une étonnante richesse, qu’il s’intéresse aux moyens mis en œuvre pour construire un nouvel État à partir des années 1250 (I) ou aux éléments constitutifs qui en sous-tendent la genèse laborieuse (II).
I. Moyens
2Comme à toute époque, ces bâtisseurs d’État qu’ont été les rois de France des trois derniers siècles du Moyen Âge se sont heurtés à la question des moyens dont ils pouvaient disposer pour mener à bien leurs projets. Penser l’État comme ils le firent alors et le construire à l’aune de l’architecture que voulurent lui donner leurs conseillers, supposait que puissent être en permanence mobilisés des hommes ingénieux capables d’insuffler de la base jusqu’au sommet non seulement une nouvelle culture de l’État, mais aussi le culte d’un nouvel Etat. Parallèlement, il était tout aussi vital que fussent toujours disponibles des capitaux considérables pour assurer le fonctionnement de l’énorme machine politique, administrative, judiciaire et financière qui se mettait alors en place. Mais cela n’y suffisait point. Même des hommes aussi compétents que convaincus et dotés des moyens financiers les plus considérables ne pouvaient réussir à imposer le nouveau modèle étatique en construction sans amorcer un dialogue de tous les instants et à tous les niveaux avec le pays. Et pour couronner le tout dont l’ordonnancement s’avérait si complexe, un ordre juridique entièrement remodelé devait progressivement se construire autour du souverain.
3La recherche de ces dernières années a largement pris en compte les hommes qui ont été en charge de l’édification de l’État moderne. Qu’ils fussent hommes de doctrine ou hommes d’action, la prosopographie les a passés au crible décapant de leurs carrières et de leurs actions, de leurs qualités et de leurs défauts, de leurs réussites et de leurs échecs, même si beaucoup est encore à faire pour l’étude des juristes au service du pouvoir. Le véritable visage du légiste reste à dévoiler pour pouvoir être peint en son entier, tandis que la place de tout premier plan qui lui revient dans la construction de l’État dès avant le règne de Philippe le Bel demeure toujours entourée du mystère qu’implique le service discret du prince. De ce point de vue, l’ambiance feutrée des cabinets laisse encore planer bien des incertitudes et le secret de la gestion quotidienne de l’État résiste toujours à l’historien. Alors que les légistes de Philippe le Bel sont de mieux en mieux connus, seule une timide fenêtre a été ouverte en direction des juristes au service de saint Louis et de ses prédécesseurs. Les solides liens qui se sont lentement tissés entre la monarchie et le monde des hommes de droit demeurent à étudier dans leur profondeur, en particulier l’influence de premier plan qu’ont exercée les grands foyers d’enseignement du droit, telle l’École d’Orléans, dans l’affermissement du pouvoir royal depuis la fin du xiiie siècle. Mais plus encore que le rôle des hommes et tout particulièrement des juristes dans la construction de l’État à partir de la seconde moitié du xiie siècle, c’est de la place tenue par le droit dans cette même construction dont il n’a peut-être pas assez été débattu (A). De même aussi, les historiens juristes auraient-ils pu s’intéresser davantage à l’impôt, élément moteur de cette construction (B) et porteur de mécanismes de dialogue aussi souvent qu’il doit être décidé (C).
4A. Que le droit ait rapidement occupé le devant de la scène dans la construction de l’État médiéval, la cause est entendue depuis longtemps et B. Guenée en faisait un point fort de sa démonstration dès 1971 quand il écrivait que « peu de choses ont sans doute autant marqué la vie des États d’Occident à la fin du Moyen Âge que le droit et en particulier le droit romain repensé par les Postglossateurs du Trecento1 ». Tout ce que les historiens et historiens du droit ont apporté, au fil de ces trois dernières décennies, à approfondir ce qui peut être considéré comme une véritable révolution juridico-politique de l’Occident médiéval, est considérable. Néanmoins, bien des interrogations subsistent, en particulier dans le cadre français. À commencer par l’évaluation précise de l’impact du droit de Justinien sur la genèse de l’Etat moderne. À vouloir la cerner et l’estimer avec précision, on l’a certainement surévaluée. Plutôt que de tenter de voir partout et de manière quelque peu systématique une filiation romaine en se fondant sur l’utilisation souvent trop superficielle et factice d’un vocabulaire romain, il conviendrait sûrement de conduire des analyses plus serrées de la pratique politique, administrative et judiciaire, comme ont pu le faire certaines études récentes à partir des plaidoiries d’avocats au Parlement. On serait alors sans doute incité à moins d’optimisme sur l’utilisation savante, appropriée, judicieuse et opératoire du droit romain par tous ceux qui gravitent dans les sphères du pouvoir. Pareille conclusion s’impose aussi, même si elle ne concerne guère le « droit public de l’État », à la lecture des minutes notariales trop délaissées ces dernières années après un temps de réelle faveur.
5Voilà qui reflète un évident malaise face à la réception et à l’utilisation d’un droit complexe dont le système politique qu’il léguait était totalement inadapté aux structures d’un Occident médiéval coulé au moule de la féodalité et frappé au coin des relations personnelles. Voilà aussi qui éclaire d’un jour neuf l’attitude constamment ambiguë de la monarchie française à son égard. L’expliquer, en saisir toutes les motivations et les manifestations constitue un thème essentiel de réflexion sur lequel la recherche n’a guère avancé depuis un demi-siècle. Le constat est là que seules des sources nouvelles pourront permettre d’expliquer en dépassant les quelques textes bien connus qui ne permettent pas de saisir quelle fut la véritable politique de la royauté à l’égard du droit de Justinien et même si elle en eut une. Autant de constatations qui invitent à beaucoup de prudence autour de la part de filiation qui pourrait exister entre Empire romain et État moderne. N’est-il pas quelque peu troublant de constater que cet État moderne se développe, s’affirme et connaît rapidement un stade de maturité avancé dans une France où le pouvoir se montre pour le moins assez peu ouvert au droit romain et une Angleterre où ce même droit n’a guère droit de cité ? Un des grands mérites des recherches de ces dernières années est d’avoir montré l’apport capital et la place de tout premier plan qui revient au droit féodal dans la genèse de cet État moderne. Il naît et se construit sur un terreau féodal, au sein d’un ensemble territorial où le phénomène princier particulièrement vivace jusqu’à la fin du Moyen Âge, fait que la France en gestation demeure davantage et pendant longtemps une France des États qu’elle ne devient une France de l’État. Dans ces conditions, l’attachement de tous les grands princes au modèle féodal de l’État princier ne pouvait que restreindre l’espace juridique dans lequel aurait pu trouver place le droit de Justinien.
6Par-delà ce facteur d’explication qui constitue à lui seul un thème fécond de recherche, il faut aussi invoquer la volonté constante des souverains, dès la seconde moitié du xiie siècle, de doter le royaume de France d’un ordre juridique spécifique, même s’ils demeurent loin, tout au long des siècles qui suivent, d’en être les seuls artisans et d’en devenir les seuls maîtres. Des recherches ont été engagées sur cette voie, mais bien des pistes sont encore à explorer. L’essentiel, pour ceux qui voudront bien s’y lancer, sera de faire la part entre ce qu’il y a eu de véritablement volontaire et ce qu’il y a eu de passivement subi dans cette politique des souverains français de s’approprier progressivement, en le modelant à leur manière, un ordre juridique qui leur échappait totalement au départ. Comment de simple révélateur et gardien obligé d’un droit préexistant à l’État, le souverain est-il devenu non seulement un créateur effectif de droit, mais aussi un garant efficace de son application ? Tendre vers cette situation, c’était conduire l’État naissant vers son achèvement, l’existence d’un ordre juridique parfaitement maîtrisé par lui constituant une des preuves maîtresses de son existence effective et active.
7Le chemin est encore long à parcourir pour apprécier à sa juste valeur ce que fut, dans la France du bas Moyen Âge, cette marche vers une certaine unité d’un droit, en partie au moins dans la main de l’État. Revient alors sur le métier le lancinant problème de l’ordre coutumier et de la politique adoptée par la royauté à son égard. N’y aura-t-il pas lieu de modifier à la lumière de recherches à venir, l’évocation d’une attitude souvent timide à son égard ? Sans doute, mais à condition, une fois de plus, de chercher et de trouver des sources nouvelles qui permettraient par exemple de réviser totalement tout ce que l’on a écrit depuis près d’un siècle et demi à propos de la rédaction des coutumiers du xiiie siècle qui ne seraient qu’œuvres privées rédigées en marge de toute main royale. On peut en douter tant J.F. Lemarignier pensait juste et voyait clair quand il écrivait, en 1970, qu’ « elles font comme partie d’un plan d’équipement juridique du royaume » et que « leur essor est lié au développement de l’autorité royale »2. C’était admirablement saisir la portée de l’irrésistible montée du phénomène étatique sur l’ordre juridique coutumier. Il faut sûrement continuer dans cette voie, mais sans tomber dans l’excès inverse qui voudrait à tout prix faire que cette tentative de prise en main de l’ordre juridique coutumier par le souverain, le transforme aussitôt en législateur tout puissant. De belles avancées ont été enregistrées en ce domaine qui attestent, sans le moindre doute possible, du réel essor d’un pouvoir normatif souverain retrouvé. Mais il faudra encore chercher longtemps des textes nouveaux pour démontrer l’effectivité d’un tel pouvoir dans le domaine du droit des personnes, des obligations et des biens. Et peut-on espérer en trouver ? Pareille piste apparaît plus porteuse pour saisir les faiblesses de l’État législateur médiéval à imposer sa norme dans la sphère du privé, tandis que celle du public lui offre un terrain beaucoup plus porteur, en particulier dans le domaine fiscal.
8B. Un des acquis les plus sûrs des recherches conduites autour de la genèse de l’État moderne est d’avoir démontré le rôle capital joué par la fiscalité dans ce processus en mettant en lumière que l’impôt d’État, progressivement devenu obligatoire et permanent, est à la fois moyen, moteur et résultat de la lente construction de ce même État. Plus l’entité étatique se construit, plus elle a besoin d’imposer. Plus elle affirme son autorité, plus facilement elle impose. Autant d’évolutions qui ont fait l’objet de belles recherches. Néanmoins, le problème n’a guère été posé de savoir si l’État, au fur et à mesure qu’il se parachève et se perfectionne, impose mieux, tout à la fois sous l’angle de la méthode et de la justice. Dans quelle mesure le savoir-faire fiscal est-il en progrès et ces progrès débouchent-ils sur une répartition plus équitable de la charge fiscale ? Redoutable question qui suppose, pour pouvoir y répondre, que soient conduites des recherches très techniques, car c’est bien là de pure technique fiscale qu’il s’agit. Mais d’une technique dont la connaissance peut seule permettre de comprendre à la lumière de ce qu’écrivait J. Favier en 1971 comment « les types d’imposition donnent à la fiscalité ses caractères politiques et économiques »3. De telles interrogations n’auraient pas dû rebuter l’historien juriste, tant elles s’intègrent naturellement à ses domaines de réflexion et tant elles requièrent des compétences qui sont les siennes propres. Or, à scruter les pistes de recherche en histoire fiscale médiévale, on constate que nombre d’entre elles demeurent encore désespérément vierges. Les travaux conduits dans le cadre de l’Action thématique programmée ont avant tout été orientés vers les questions posées par la renaissance et la légitimation d’un impôt d’État, vers celles aussi de ses bénéficiaires, ce qui pose tout le problème encore fort mal élucidé des modalités avouées ou occultes de la redistribution de la nouvelle masse fiscale ainsi prélevée. C’est dire qu’il reste fort à faire sur le chemin d’une meilleure connaissance de l’impôt dans les seules limites de l’État moderne naissant.
9La première voie qui vaudrait d’être explorée de manière systématique, paraît être celle des choix fiscaux successifs retenus et surtout de leur motivation à partir du moment où existe une véritable fiscalité d’État, en gros le règne Philippe le Bel. Dans un lumineux article fondateur, R. Cazelles avait su admirablement mesurer tout l’intérêt qu’il y avait à s’interroger, pour mieux comprendre la réalité de l’État et le fonctionnement de ses rouages, sur les différents types de fiscalité mis en œuvre par les équipes au pouvoir quand il écrivait qu’un tel choix « est étroitement conditionné par les préoccupations et par les intérêts personnels ou de groupe de ceux qui ont la confiance du monarque et qui gouvernent en son nom »4. En dépit de cette invite à l’étude qu’il avait ainsi lancée des divers systèmes fiscaux en vigueur dans la France des trois derniers siècles du Moyen Âge, les résultats sont restés minces. Il serait pourtant essentiel de suivre pas à pas comment s’est opéré, en fonction des circonstances et des hommes au pouvoir, le choix entre fiscalité directe et fiscalité indirecte, deux types qui tantôt ont coexisté, tantôt se sont mutuellement exclus.
10L’État d’ailleurs en a rarement eu la maîtrise, contraint qu’il se trouva le plus souvent de laisser aux villes et aux États, qu’ils fussent régionaux ou provinciaux, la liberté de choisir le mode de fiscalité qui leur convenait le mieux à partir du moment où réponse favorable avait été donnée à sa demande de subside. Quant à la gestion de cette liberté, elle serait passionnante à étudier tant le Nord et le Midi en ont fait usage différent. Le premier a le plus souvent penché pour des taxes et une fiscalité indirecte principalement assises sur des produits de grande consommation, tandis que le second s’est toujours montré très attaché à une taxation des patrimoines et des revenus. Voilà qui dessine au-delà de deux cultures fiscales, deux cartes fiscales, deux « états fiscaux », deux Frances du fisc en quelque sorte, dont le façonnage et le maillage semblent bien échapper en partie au moins à l’État, alors que de telles cartes ne sont pas sans rappeler celles des deux droits. Y aurait-il a démontrer l’existence de quelque lien entre pays de coutumes et fiscalité indirecte d’une part et, d’autre part, entre pays de droit écrit et fiscalité directe ?
11Il ne faudrait pas cependant, ce que bien trop souvent on a fait pour décrire le système fiscal étatique qui se met place à partir du début du xive siècle, rester rivé sur les horizons d’un impôt qui serait strictement bipolaire, exclusivement réparti entre fiscalité sur le patrimoine ou ses revenus et fiscalité sur la consommation. Il n’a sans doute pas été assez démontré que plus l’État moderne se construit et s’affirme, plus il est en mesure de faire appel et de mettre en œuvre d’autres types de prélèvement qui, s’ils n’ont pas nom d’impôt en portent cependant nature évidente et sont, bien souvent, autrement plus lourds que toute fiscalité traditionnelle. C’est bien dans une telle optique qu’il conviendrait de conduire une étude fouillée sur les prélèvements provisoires que sont les emprunts royaux. Ils ne sont certes que des ponctions temporaires, mais combien lourdes, parce que le plus souvent opérées à titre gratuit. Obligatoires, ils constituent un parfait reflet de la puissance montante de l’État sur la régulation qu’il prétend ainsi exercer sur les patrimoines privés. Remboursables certes, mais à terme souvent éloigné et non assortis d’intérêts, ils sont parfaitement assimilables à une véritable ponction fiscale. Levés en direction des catégories sociales les plus aisées et souvent aussi des privilégiés parce qu’échappant à la fiscalité traditionnelle, ils permettent de rétablir en partie une certaine égalité devant l’impôt.
12On pourrait en dire autant et mieux encore en ce sens des confiscations, qu’elles s’exercent à l’encontre de groupes ou d’individus. L’État médiéval en plein essor en a fait large usage. Ici encore, se manifeste une sorte de plena potestas fiscale qu’il a maniée avec une vigueur et une ampleur dont l’étude reste à faire. Enfin, même si l’arme des mutations monétaires comme fiscalité détournée est parfaitement connue dans ses mécanismes, leur portée effective et souvent dévastatrice demeure à étudier au-delà des manipulations minutieusement et maintes fois analysées auxquelles elles ont donné lieu. Moyen de prélèvement autoritaire et le plus souvent non consenti, toute manipulation qui affaiblit la monnaie, érode d’autant et de manière durable les revenus fixes. Pour l’essentiel, l’étude de ces innombrables mutations comme arme fiscale de l’État moderne attend encore son historien, non pas dans leur forme mais bien davantage dans leurs effets, tout comme celle des circonstances et des raisons qui ont fait que, bien souvent, elles ont relégué au second plan les voies traditionnelles de la fiscalité.
13La fiscalité de type classique, en particulier celle qui pesait sur les patrimoines et les revenus, n’était pas facile à mettre en œuvre. Elle se heurtait à de multiples problèmes pratiques que l’État moderne naissant n’a jamais véritablement résolus. Il y a là une seconde voie qui mérite d’être explorée tant on a fait trop peu de cas, tout au long de ces trente dernières années, de la technique fiscale en elle-même. Une chose est que l’État parvienne à s’assurer un droit unilatéral et permanent de prélèvement sur les patrimoines et les revenus de ses sujets, autre chose est qu’il puisse se donner les moyens d’en user. Sur ce second terrain, les choses n’ont pas été simples et la technique n’a pas toujours accompagné le droit qu’elle a ainsi bien souvent tenu en échec, même si comme l’a très justement fait remarquer B. Chevalier, un véritable « système fiscal d’État clairement constitué » se met en place à partir des années 13605. Bien des failles en freinaient l’efficacité et il serait fort utile d’en faire un inventaire minutieux. Il ne manquerait pas de montrer que des pièces essentielles lui faisaient défaut. À ne retenir qu’un exemple particulièrement démonstratif de ces carences, il suffit d’évoquer la question de la connaissance des contribuables, de leur patrimoine et de leurs revenus. Il y a là un élément fondamental, une condition première et vitale en matière de fiscalité directe. Et pourtant on ne s’est guère demandé pourquoi elle était si mal remplie à un moment où prend forme une véritable fiscalité d’État. Il conviendrait de s’interroger longuement sur les raisons qui ont fait que la première tentative de recensement général des feux pour tout le royaume en 1328 et qui fut couronnée d’un remarquable succès, ne fut jamais véritablement tenue à jour, ni totalement reprise. Des tentatives furent lancées à plusieurs occasions, en particulier sous le règne de Louis XI. En faire systématiquement l’inventaire et cerner les raisons de cet échec serait très instructif. Il en va de même – et ce ne sont que voies de recherche – de tout ce qui touche aux questions de recensement, d’estimation et de taxation des patrimoines. Autant les travaux conduits en ce domaine ont largement progressé pour la fiscalité des villes, autant les pistes restent largement ouvertes et en déshérence de chercheurs pour la fiscalité d’État. Dans l’état actuel de la recherche, il ne fait aucun doute que le système fiscal urbain a marqué, tout au long des trois derniers siècles du Moyen Âge, un temps d’avance sur celui de l’État. En dépit de transferts constants d’hommes, de savoir-faire et de techniques de la ville vers l’État, les administrations royales ne surent pas profiter pleinement de la culture, de l’expérience et du vécu fiscal qui leur étaient ainsi apportés. Peut-être parce qu’elles ne surent pas assez dialoguer, même si bien d’autres raisons existent qu’il serait bon de répertorier.
14C. Il est démontré et acquis depuis longtemps que les trois derniers siècles du Moyen Âge furent des siècles de dialogue entre le prince et le pays, tout spécialement par le biais des assemblées représentatives, qui n’en ont pas été pour autant les seuls vecteurs. Les historiens de l’entre-deux-guerres se sont passionnés pour leur histoire mais, passé les années cinquante, l’enthousiasme est vite retombé. Et, contrairement à ce qu’on aurait pu espérer, les travaux de l’action thématique n’ont pas vraiment fait avancer les choses pour le Moyen Âges français, tout spécialement pour les États provinciaux dont l’étude demeure en jachère après la magnifique embellie de la première moitié du XXe siècle, remarque qui vaut presque autant pour les États généraux. Ici encore, on peut déplorer que les historiens juristes n’aient que fort timidement pris possession de ce terrain laissé en friches, pourtant si porteur pour la réflexion juridique. Ils pourraient y exercer tout leur art. Moins à étudier le dialogue en soi et son contenu que les moyens qui l’autorisent et font, qu’à travers une poignée de représentants, la fiction est entretenue d’un prince en contact permanent avec tout le pays. Cette fiction, qui s’établit à travers les mécanismes fort subtils de la représentation, vaut chantier de tout premier plan pour l’historien du droit comme l’a si bien montré une table ronde récente organisée à l’École française de Rome sur ce thème de la représentation. Tout ou presque y reste à faire, à commencer par une étude serrée de la technique du mandat et de sa destinée dans l’Occident médiéval en matière politique, en passant par une analyse minutieuse des modes de désignation et de convocation des députés, puis un décryptage serré des pouvoirs qui leur sont reconnus. Il en va de même du travail conduit par ces assemblées dont les règlements et les méthodes demeurent fort mal connus. Il a été répété à l’envie et cela est parfaitement exact, que ces assemblées délibératives doivent tout ou presque au droit de l’Église. La constatation, un peu plate, a été fort bien entendue mais sans grand souci de justification et d’approfondissement. Il convient maintenant de mesurer avec précision le contenu de l’impact du savoir-faire ecclésial sur la pratique effective des assemblées laïques. Un beau bilan reste à faire qui, à n’en pas douter, aiderait à mieux comprendre le pesant fonctionnement des structures de l’État médiéval, encore si timidement fédératrices de ses éléments constitutifs.
II. Éléments constitutifs
15L’expression, sans doute trop moderne, sied mal à la période médiévale. Elle est à prendre dans un sens large qui permet alors de désigner aussi bien l’énorme appareil institutionnel dont dispose l’État du Moyen Âge pour gouverner, juger et administrer que ses autres composantes, telles le territoire et la population. Pour nombre de constitutionnalistes modernes, ces deux dernières forment, avec le gouvernement, les trois éléments essentiels qui donnent existence à l’État. Or, pour les siècles médiévaux, on ne peut guère traiter du gouvernement au seul sens du droit constitutionnel dans la mesure où le « gouvernement médiéval » exerce des fonctions très fortement polymorphes. Cela est à un tel point vrai que de stimulantes recherches depuis longtemps conduites et récemment renouvelées ont montré, avec beaucoup d’à-propos et de rigueur, que les hommes du Moyen Âge surent pendant longtemps préférer des termes tels que regimen, police ou policie à celui de gouvernement. Cette recherche mériterait d’être approfondie à la lumière des nombreux textes publiés tout au long de ces dernières décennies. Elle ne manquerait pas de montrer que « l’idée même d’un gouvernement politique s’est dégagée du concept, non politique, de regimen »6, tandis que leur dépouillement systématique permettrait sans nul doute une avancée sur le terrain de la sémantique médiévale du pouvoir. Ainsi défini dans son sens le plus large, le gouvernement médiéval offre plus que jamais au chercheur en quête d’une identité de l’État des derniers siècles médiévaux, de larges perspectives en dépit des acquis récents (A), remarque qui vaut plus encore pour la notion de territoire dont le rôle de tout premier plan dans la construction matérielle de l’État à la veille même de sa genèse avait pourtant été largement souligné dès les premiers travaux de l’Action thématique programmée (B). On peut en dire tout autant de la composante population, dont on s’est trop peu soucié de montrer combien elle a pu être un élément cristallisant de l’État naissant (C).
16A. Les multiples facettes du gouvernement du royaume de France aux trois derniers siècles du Moyen Âge ont été rarement faites de changements brusques mais, bien davantage, d’héritages accumulés, d’évolutions lentes et de pratiques le plus souvent non codifiées. Autant d’éléments qui ont donné naissance à une machine d’une rare et redoutable complexité. Tous les souverains en ont eu conscience et leurs gouvernants sans doute plus encore, mais chacun a davantage accepté et subi cette situation qu’il n’a tenté d’y porter remède. C’est sans doute la raison pour laquelle, depuis les recherches fondatrices des historiens du xixe siècle ou celles du début du xxe siècle, tels les travaux de N. Valois sur le Conseil et ceux de F. Aubert sur le Parlement, nos connaissances ont peu avancé, hormis les travaux de J.F. Lemarignier, d’Eric Bournazel, de R. Cazelles et de P.-R. Gaussin qui ont su saisir d’importantes évolutions du Conseil, ou ceux de F. Autrand qui ont fait progresser à pas de géant nos connaissances sur ce grand corps de l’État que fut le Parlement. Il n’y a là que raccourci déformant, mais il n’en témoigne pas moins du peu d’intérêt qu’ont porté les historiens et tout particulièrement les juristes d’entre eux, tant aux structures du gouvernement médiéval qu’aux missions si diversifiées qui lui étaient assignées.
17L’étude des structures est parfois rude, aussi elle rebute. Souvent considérée comme stérilisante, on la dit superfétatoire dans une histoire qui se veut alors davantage celle des rites du pouvoir et des mentalités de ceux qui l’assument. Souci légitime, mais qui a sans doute injustement contribué à mettre à l’écart de la recherche, la description des appareils de gouvernement, l’analyse de leur fonctionnement et le démontage, pièce par pièce, de tous ces « mécanismes du pouvoir » qui demeurent la partie la plus négligée de l’étude des sociétés politiques tout au long de ces dernières décennies7 dans ce qu’ils ont de réglementaire et d’institutionnel, peut être aussi de quelque peu pesant et ennuyeux. Et pourtant, n’est-ce pas là une réalité quotidienne du pouvoir, même s’il convient de ne point se laisser prendre à ce que peut avoir d’artificiel tout montage juridique trop parfaitement agencé ?
18En réalité, tel n’est pas le cas des structures du gouvernement médiéval. Filles de la pratique plus que de la théorie, elles reflètent bien souvent un savoir-faire en parfaite adéquation avec une réalité dont elles procèdent et qu’elles ont, en même temps, contribué à créer. Cette interaction constante entre pratique et doctrine, entre construction spontanée et mécanisme pensé est particulièrement évidente au premier âge de l’État moderne et plus particulièrement encore à l’heure où se mettent en place ses premières structures de gouvernement. À se limiter pour la France au seul xiiie siècle, si, fondamental pour saisir cet aspect tellement spécifique de la montée de l’État, on constate combien les pistes encore trop timidement ouvertes, sont porteuses pour saisir la genèse des structures de gouvernement de l’État médiéval. Pour cela, il conviendrait, ce qui n’a jamais été fait de manière systématique, de s’interroger sur le rôle véritablement pivot du règne de saint Louis en la matière. La politique et la manière de gouverner des années 1250- 1270, à cet égard fondamentales, marquent un tournant radical dont on n’a qu’entrevu la portée. C’est pourtant là, mais on l’a davantage pressenti ou senti que véritablement démontré, que prennent définitivement forme les structures institutionnelles qui devaient dominer les pratiques du gouvernement monarchique jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. A cet égard, nombre d’études rigoureuses fondées en particulier sur les chroniques, les séries J et JJ des Archives de France ainsi que les séries X en particulier, restent à faire pour démontrer avec toute la précision chronologique et fonctionnelle, comment s’est opéré ce fameux démembrement de la curia regis dont traitent tous les manuels, sans jamais en rendre un compte précis. Comment, dans quelles circonstances, sous la pression de quels événements et peut-être surtout sous la houlette de quels hommes, ont lentement pris corps Parlement, Chambre des comptes et Conseil du roi ? Les mécanismes sont globalement connus, reste à en prendre l’ampleur, le rythme et l’aboutissement. Voilà bien des thèmes de réflexion féconds. Comment est-on passé d’une structure de gouvernement unique, lourde parce que trop chargée d’hommes et peu opératoire parce que spécialiste du général, à des structures légères en hommes parce que cantonnées dans le spécifique ? Il conviendrait de conduire toute une série d’études sur la mise en place, sans doute plus pensée qu’on ne le croit, du Conseil, du Parlement et de la Chambre des comptes pour ne retenir que les trois piliers principaux du gouvernement royal au xiiie siècle.
19Et puisque gouverner c’est aussi administrer, démarche identique vaut pour les structures de l’administration territoriale, tout particulièrement à partir des multiples enquêtes diligentées par saint Louis. Elles sont loin, encore, d’avoir livré toutes leurs données. Comment ne pas s’interroger alors sur ce maillage de conseils, qu’ils fussent institutionnalisés ou informels, dans lequel le souverain a souhaité enserrer le pays à l’instar de l’expérience bien connue des sénéchaussées de Nîmes et de Beaucaire ? Vient aussi à l’esprit – et ce fut un grand dessein de saint Louis –, toute la politique d’ouverture qu’il conduisit en direction des bonnes villes en vue de les faire entrer dans des structures de concertation, sinon permanentes, à tout le moins périodiques, qu’il entendait sincèrement associer à l’exercice du ministère royal. Il y a là tout un champ de réflexion en friche qui ne manquerait pas de révéler, s’il était quelque peu cultivé, combien les décennies qui ont suivi les années 1250 ont été déterminantes dans la fixation de la notion de bonne ville et dans la mission capitale que la monarchie aurait souhaité pouvoir confier à toutes celles auxquelles elle reconnaissait ce titre. Elle ne parvint qu’en partie à ses fins. Beaucoup reste encore à faire pour mesurer l’ampleur de cette politique que des enquêtes minutieuses conduites dans les archives urbaines peuvent seules vraiment permettre de saisir. De pareilles études menées à leur terme ne manqueraient pas de démontrer, sans doute plus qu’on ne l’a pensé jusqu’à maintenant, combien le xiiie siècle est fondateur en matière de structures, aussi bien pour le gouvernement central que pour le gouvernement local.
20Les siècles suivants, moins négligés par les recherches récentes sur ce double terrain, n’en appellent pas moins une forte mobilisation en vue de décrypter par le menu tous les mécanismes de pouvoir une fois les structures de base définitivement mises en place. Pour cette pleine période de maturité de l’État médiéval que sont les xive et xve siècles, les hommes du Conseil, du Parlement et de la Chambre des comptes nous sont de mieux en mieux connus, tandis que leurs méthodes de travail nous échappent encore pour l’essentiel. Il conviendrait de s’interroger en particulier de manière précise, même si la démarche n’est pas toujours facile en raison de la pénurie ou de la discrétion des sources, sur les modes d’élaboration des décisions au sein du Conseil, leur mise en forme et la publicité qui leur était donnée. Selon quelles règles étaient tenues les réunions, comment y délibérait-on, quelle place effective revenait au souverain et aux divers conseillers en fonction de leur rang, de leur âge, de leur expérience et de leur assiduité ? Et enfin, comment y votait-on ? Il y a là autant de points essentiels pour une meilleure compréhension de l’action normative de la royauté et pour saisir comment elle a pu lentement devenir réalité, comment aussi le Conseil a joué un rôle déterminant dans cette évolution, même si son action ne reflète qu’une part du travail des organes centraux de la monarchie en la matière. Il conviendrait aussi de pouvoir s’interroger sur le devenir de ses décisions et sur le sort que leur réservaient les administrés. Si les moyens par lesquels elles étaient portées à la connaissance des intéressés sont désormais assez bien répertoriés, les conditions dans lesquelles elles étaient reçues et surtout appliquées par eux, nous échappent encore presque complètement. Ce terrain est riche de perspectives dans la mesure où, bien le défricher, devrait permettre de saisir au quotidien et pour l’ensemble du royaume, l’impact effectif de l’action du gouvernement royal. Mais il demeure difficile à explorer, tant en raison de la multiplicité et de la dispersion des sources à consulter que des méthodes à mettre en œuvre. Voilà qui pourrait faire l’objet d’une vaste enquête collective dans le cadre d’un travail d’équipe qui devrait se donner pour mission, dans un premier temps, de recenser de manière la plus systématique possible tous les documents susceptibles d’apporter des éléments de réponse (correspondance du pouvoir central avec ses administrateurs, les villes et les institutions représentatives, registres de délibérations et comptes urbains). Une seconde étape pourrait alors être ouverte au terme des dépouillements conduits par chacun des chercheurs en vue d’en croiser des résultats. Traitées de manière isolée, de telles données n’ont qu’une portée limitée et permettent au mieux de suivre la réception et l’application d’une ou plusieurs décisions royales sur un espace toujours limité. Envisagées de manière globale, elles autorisent à s’interroger sur les destinées de tout un ensemble normatif sur un territoire relativement vaste, avant de tenter une synthèse au niveau du royaume.
21Tout comme pour le Conseil, il serait fort utile de mieux connaître selon quels procédés les maîtres des comptes et tout le personnel de la Chambre des comptes, mettaient en œuvre les multiples compétences dont ils étaient investis. Les avancées considérables de ces dernières années ont permis de jeter des coups de projecteur sur leurs identités et leurs carrières. Mais beaucoup encore reste à faire pour débusquer leurs méthodes de travail de contrôleurs et de juges, qu’il s’agisse de la présentation, de l’examen et du jugement des comptes ou de l’administration, de la conservation et du contentieux du domaine, sans oublier de s’interroger sur la manière dont ils s’acquittent de leur mission en matière pénale par le biais des sanctions qu’ils sont appelés à prononcer, tout comme de leur fonction de conseil et de « législateur » qui les conduit à intervenir très directement, à l’occasion de l’élaboration des ordonnances à caractère domanial, financier ou fiscal. Dans tous ces secteurs, qui n’ont bien souvent rien de spécifique, n’existait-t-il pas un savoir-faire particulier des gens des comptes ? La question vaudrait au moins d’être posée.
22Elle vaut tout autant pour le Parlement. Au-delà des hommes qui le composent et qui nous sont de mieux en mieux connus, comme aussi du contenu de la mission qui leur est assignée et que de belles réflexions sur la mission du juge ont récemment contribué à bien mettre en lumière, les méthodes de travail des gens du Parlement demeurent, pour une large part, à explorer. Il serait du plus haut intérêt de pouvoir expliquer pourquoi et comment, en fonction de quels besoins, de quelles modifications dans la manière de juger, en liaison avec quels progrès techniques, en particulier une meilleure connaissance du droit et un raffinement des techniques procédurales, la cour s’est progressivement organisée en quatre chambres après s’être lentement émancipée de la curia. Se pose aussi la question des méthodes utilisées pour parvenir à élaborer lentement une véritable jurisprudence, question qui pourrait conduire à revoir et réexaminer tout le processus seulement sommairement connu et décrit, de la mise par écrit des premiers jugements et de l’apparition des premiers rouleaux puis registres. C’est ainsi tout le problème de la mémoire du Parlement qui se trouve posé, tant à travers la lecture de ses registres dans toute leur diversité qu’au fil de l’examen des multiples pièces de procédure qu’il conserve. Voilà bien un des lieux de la mémoire vive de l’État sur laquelle s’est portée, tout au long de ces dernières années, l’attention des historiens depuis Saint-Denis jusqu’à la Chambre des comptes, mais sans doute de manière trop parcellaire. Le temps est venu de l’envisager sous un angle plus global, au niveau de toutes les institutions centrales de la monarchie qui, à leur manière et comme les Chroniques de Saint-Denis, enregistrent fidèlement tous les hauts faits de l’État.
23C’est évoquer là, par le biais des archives et de la mémoire, la question des fonctions dévolues à ces différentes structures. Or ces fonctions sont si vitales pour l’État que, le fait d’être investi du pouvoir de les exercer, transforme immédiatement chacun de ces organes du gouvernement central en conservateur de la mémoire de l’État. C’est une de leur fonction première, même si elle n’est que dérivée de celle qui est leur raison d’être. Commune à tous, sans qu’elle leur ait jamais été officiellement attribuée, elle vaudrait sans doute qu’on s’interroge sur elle, en envisageant comment chacune de ces institutions la perçoit et s’en acquitte. À dire vrai et c’est bien ce qui rend particulièrement complexe l’étude de ces diverses institutions, toutes exercent en commun bien des compétences identiques, sans qu’interviennent de véritables critères de répartition qui, sans être absolus – est-ce possible ? – auraient au moins pu permettre d’amortir les multiples conflits qui surgissent en permanence entre elles et qui émaillent la vie des institutions centrales de la monarchie à la fin du Moyen Âge, pour devenir une des caractéristiques de leur existence jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. A eux seuls, ces conflits mériteraient une étude encore à peine amorcée à ce jour. En réalité, elle ne manquerait pas de montrer que le Conseil du roi est le seul organe à exercer des fonctions véritablement spécifiques – gouverner avec tout ce que cet attribut comporte – et qu’il en partage bien d’autres, en particulier pour tout ce qui touche à l’exercice de la justice. Juger relève en définitive de tous les organes du gouvernement médiéval et si cette fonction est avant tout l’apanage du Parlement, il n’en participe pas moins pour autant de manière très active à l’exercice de la fonction normative. Il y a là un thème de réflexion fécond pour lequel on n’a peu avancé depuis le début du siècle dernier. La recherche n’a guère mieux que piétiné autour de l’évocation des deux fonctions normatives du Parlement que sont l’enregistrement des ordonnances et les arrêts de règlement. Deux questions qui seraient à reprendre entièrement, en en se demandant si le Parlement possède véritablement une « souveraineté normative ». Réponse nuancée devrait sûrement être apportée pour tout ce qui touche à la procédure d’enregistrement et aux moyens dilatoires alors opposés au libre jeu de l’exercice du pouvoir normatif du prince, tandis qu’une attitude beaucoup plus affirmative serait sûrement de mise aussi souvent que le Parlement use de la procédure des arrêts de règlement, même s’ils ne sont applicables que sur un territoire limité, ce qui pour l’heure vaut bien souvent aussi pour la législation royale.
24B. Le rôle joué par le territoire, comme identifiant de l’État au moment de sa construction et comme référent constant de son existence, est fondamental. Et pourtant, il n’a été que trop peu pris en compte dans le cadre de tous les travaux récents. Constamment mis en avant lors du lancement de l’Action thématique programmée, il a rapidement été perdu de vue. Il n’a guère suscité de travaux réellement neufs, tout particulièrement de la part des juristes, alors que saisir la réalité qu’il recouvre et mesurer l’impact de tout premier plan qu’il a eu dans la genèse de l’État, relève essentiellement de la réflexion juridique. En réalité, l’attention s’est focalisée sur le couple de mots territoire/espace, deux termes autour desquels il conviendrait de conduire une recherche sémantique en profondeur à travers les textes des trois derniers siècles du Moyen Âge. Le premier, quelle qu’en soit la forme, territorium, terretoire, terratoire est d’emploi peu courant avant le xviie siècle, période au cours de laquelle il commence à désigner véritablement un ensemble géographique sur lequel vit une collectivité sous le contrôle d’une autorité politique. Quand au second, ses sens se multiplient tout au long des derniers siècles médiévaux, écartelés qu’ils sont entre le temps, la géographie et la distance. Voilà qui suffit à prouver que ces deux mots n’ont guère servi à désigner ce qui devait devenir le « territoire de l’État » et que bien d’autres, tels domaine et royaume principalement ont, avec tant d’autres, contribué à assumer cette fonction fondatrice des bases matérielles de l’État. Seul un relevé systématique de tous ces termes, dans le cadre d’un travail d’équipe, permettra de déterminer avec précision comment était perçue et qualifiée l’aire géographique sur laquelle la royauté a lentement étendu sa souveraineté du xiiie au xve siècle.
25Là est le véritable problème, qui ramène toujours à celui de la maîtrise par le pouvoir d’État du territoire sur lequel vit une population qu’il entend contrôler. Toute la question est alors de savoir si cette maîtrise est directe ou indirecte et si elle est partielle ou totale. On en revient ainsi au sempiternel débat qui agite depuis toujours les historiens du droit à propos de la dichotomie domaine/royaume. Quand le domaine devient-il royaume et à partir de quand le royaume s’impose-t-il comme une notion suffisamment englobante des domaines, qu’ils fussent royal, princier ou seigneurial pour pouvoir être qualifié de territoire de l’État ? Tout tient alors à une relation de puissance entre le souverain et le territoire qu’il doit pouvoir débarrasser des entraves que représentent, pendant les trois derniers siècles du Moyen Âge, les diverses enclaves nées de la féodalité, les villes, les assemblées représentatives et les corps les plus divers. Toutes ces forces prétendent exercer, non seulement sur les zones de la périphérie mais aussi sur le centre, une part du pouvoir que l’État naissant revendique pour lui seul sur un territoire qu’il ne contrôle pas encore en totalité. C’est dans ce contexte que naissent et s’affirment de véritables espaces de pouvoir dont le visage est multiforme sur un territoire fait d’une mosaïque d’entités géographiques plus ou moins autonomes. Alors pouvoir judiciaire, pouvoir normatif, pouvoir monétaire et pouvoir fiscal se répartissent, se superposent ou s’entrecroisent au gré des rapports de force et des relations que le pouvoir central entretient avec chacun de ceux qui revendiquent la maîtrise, au moins partielle, de ce qui est appelé à devenir la véritable assise territoriale de l’État en construction. Dans ces conditions, il importe de conduire encore de nombreuses recherches de détail pour mesurer comment, au sein de régions les plus variées, qu’il s’agisse des modes d’exercice du pouvoir ou des degrés de pénétration de la souveraineté étatique naissante, se construit lentement un espace de pouvoir unitaire progressivement confisqué par le centre. Seules de telles études, qui existent pour déjà bien des régions, pourront permettre de décrire par le menu les mécanismes mis en œuvre par le pouvoir central pour transformer des espaces féodaux multiples et enchevêtrés en un territoire étatique réunifié, sous le contrôle de la souveraineté royale. Arrivé à ce stade de maturation territoriale de l’État, bien des questions surgissent dont trois au moins vaudraient que des réflexions nouvelles leur fussent consacrées, même si des acquis récents ont apporté bien des éléments de réponse.
26La première concerne la forme que prend le territoire et la manière dont il est organisé, ce qui rejaillit naturellement sur la structure même de l’État. Les trois derniers siècles du Moyen Âge français offrent, de ce point de vue, un remarquable champ d’investigation. Comment ne pas voir dans ces espaces féodaux qui passent progressivement sous la main du roi, un modèle de construction d’un territoire très fortement centralisé, tout à la fois sur le plan institutionnel et géographique. Vieux débat que celui de l’opposition ou de la complémentarité entre centralisation institutionnelle et centralisation géographique, distinction fondamentale que les médiévistes n’ont pas toujours eue assez présente à l’esprit. Nombre d’études seront encore nécessaires pour comprendre combien ces deux moyens pour le prince de s’assurer le contrôle du territoire, ont rejailli sur son organisation. Plus se mettait en place une centralisation politique et institutionnelle au niveau du gouvernement central, fixé pour l’essentiel à Paris depuis au moins le règne de Philippe Auguste, plus s’opérait un renforcement de la capitale du royaume et plus entrait dans son orbite le territoire que drainait vers elle l’ensemble des institutions qui y convergeaient. Plus au contraire la royauté procédait par le biais d’une centralisation géographique en installant sur l’ensemble du territoire administrateurs et tribunaux, en particulier des parlements provinciaux à la fin du xve siècle, plus elle favorisait un maillage territorial autour de grandes capitales régionales dont beaucoup restent encore à étudier sous cet angle, tandis que le rôle de Paris et sa fonction de capitale du royaume nous sont de mieux en mieux connus. Il y a là tout un champ d’étude particulièrement porteur qui va tout naturellement de pair avec celui des circonscriptions administratives, judiciaires et financières dont la redoutable complexité laisse encore ouverts d’innombrables chantiers. La chronologie précise de l’histoire de ces circonscriptions, l’aire géographique qu’elles ont embrassée et le bloc de compétences auquel elles ont offert un support territorial d’exercice attendent souvent encore leur historien. À ne citer qu’un exemple, on pourrait retenir la question de la passionnante filiation qui existe entre circonscriptions religieuses et circonscriptions civiles dont la meilleure, mais aussi la plus complexe illustration, serait sans nul doute l’étude du redoutable couple diocèse/élection.
27La seconde grande question qui tient toujours en veille la curiosité de l’historien du territoire est celle de sa délimitation, qu’elle concerne l’ensemble géographique qu’il constitue ou qu’elle préside à sa division en circonscriptions. Même si de belles et riches pages ont été écrites tout au long de ces dernières décennies autour de la double notion de limite et de frontière, l’appel de B. Guenée n’a toujours pas assez été entendu quand il écrivait, en 1961, qu’« au problème des limites administratives de la France à la fin du Moyen Âge, seule une série de monographies permettra un jour de donner une réponse concrète et nuancée »8. Ces monographies se font toujours attendre, sans doute parce qu’elles rebutent en raison de la multitude et de l’ampleur des dépouillements qu’elles demandent. Si bien que la carte précise de la France administrative, judiciaire et financière de la fin du Moyen Âge demeure encore à dessiner avec toutes ses incertitudes, mais aussi ses précisions qui ne pourront être révélées que par la mise en commun de recherches et de dépouillements individuels. Ce n’est un secret pour personne que ce sont les archives judiciaires, en particulier celles des bailliages et du Parlement, mais surtout les archives fiscales et financières à travers les multiples listes de feux, de villages, de paroisses, de bourgs et de villes, qui recèlent les méandres et les multiples variations des lignes de partage entre des diverses circonscriptions. Voilà une raison supplémentaire d’orienter de nouveaux travaux vers les archives des élections, des bailliages et des parlements dont territoires, ressorts et compétences, toujours si enchevêtrés, défient en permanence la raideur de la frontière pour lui préférer une limite capricieuse et mouvante qui s’adapte, en permanence, à l’espace et au type de pouvoir qu’elle entend circonscrire. Délimiter avec plus de précision les diverses circonscriptions et tenter de les fixer au territoire de la manière la plus minutieuse possible est une démarche qui s’impose en permanence à l’historien du politique. Mais il doit aussi constamment fixer son regard sur les frontières du royaume pour lesquelles un dépouillement systématique des chroniques, récits de batailles, hommages en zones périphériques, négociations diplomatiques et surtout accords et traités internationaux, apporterait bien des précisions nouvelles, tant sur leur délimitation géographique précise que sur le rythme chronologique de leur fixation.
28Mieux résolu cet ensemble de problèmes, une troisième question vient immédiatement à l’esprit, celle de la connaissance que pouvaient avoir le souverain et ses agents, du territoire soumis à leur pouvoir et contrôlé par leur administration. Elle n’est pas nouvelle, surtout depuis l’article fondateur de R. Fawtier9. Cette connaissance est d’abord géographique qui suppose perçu, répertorié, mémorisé et représenté un ensemble de terres et de biens, impliquant « une conscience des dimensions de l’espace et de l’identité territoriale » de l’État10. Mais elle n’est pas que cela dans la mesure où elle concerne aussi les droits qui s’exercent sur ce territoire, la population qui en fait un tissu géographique habité, tout comme les multiples richesses qu’il recèle. Elles traduisent les capacités contributives de ses habitants dont le prince doit, impérativement, avoir connaissance. Vu sous ces multiples angles, le territoire est tout à la fois géographique, humain, politique, financier et fiscal. Il est terrain d’action et potentiel d’action. L’accent a été bien mis, ces dernières années, sur les moyens dont pouvait disposer le pouvoir pour appréhender cette réalité complexe, qu’il s’agisse de vastes enquêtes à l’échelle du royaume, tel le grand dénombrement de 1328, ou d’entreprises plus modestes conduites dans le cadre des différentes circonscriptions du royaume. L’attention a été attirée aussi sur l’importance des inventaires princiers et peut être surtout aussi, sur l’impressionnante masse de livres et registres d’estimes qui, à l’échelon local, constituent une source de premier ordre pour une connaissance précise de l’espace. Ainsi s’est opérée, au sein de la communauté des médiévistes, une salutaire prise de conscience de la volonté déclarée de la part du pouvoir, de mieux connaître le territoire de l’État. Il est aussi apparu combien la réalisation concrète de telles entreprises avait stimulé les efforts entrepris en vue de figurer et cartographier l’espace au sein des différentes chancelleries, avides d’une meilleure perception et d’une représentation toujours plus effective des territoires placés sous leur contrôle.
29Mais cette prise de conscience n’a guère suscité de travaux nouveaux pour la période des trois derniers siècles du Moyen Âge, si ce n’est une série d’interrogations. Il serait urgent, dans un premier temps, de répertorier de manière systématique – c’est là un préalable indispensable – l’ensemble des enquêtes, inventaires et dénombrements à visée géographique ou démographique, ainsi que tous les recensements conduits dans une perspective strictement fiscale, en vue d’évaluer l’ampleur des matériaux disponibles qui s’offrent à l’historien pour une meilleure connaissance du territoire de l’État. Elle est énorme et ne saurait être appréhendée que dans le cadre de travaux collectifs. Une seconde étape devrait permettre de s’interroger sur les méthodes utilisées pour conduire de telles enquêtes, quelle que soit leur nature, et surtout sur cette volonté de recenser et de quantifier, si caractéristique des besoins d’un État en construction pour faire face à ses multiples besoins. Cette réflexion sur les techniques mises en œuvre ne manquerait pas d’ouvrir de vastes perspectives sur le souci de plus en plus clairement manifesté, tout au long des derniers siècles médiévaux, de percevoir l’espace avec une constante préoccupation de localisation géographique de tous les éléments qu’il révèle – qu’on songe par exemple à la précision extrême de certains livres d’estimes à cet égard – et un effort permanent pour en saisir l’étendue, mission dévolue à tout un monde d’experts et d’arpenteurs encore bien mal connu. Sur ces bases une troisième étape conduirait à se poser le problème de la représentation figurée de cet espace. En un mot, comment en est-on venu de la liste au dessin, de la surface estimée et répertoriée au plan et à la carte ? C’est là un vaste dessein. Pourquoi le roi de France qui règne si tôt sur un État très fortement centralisé, n’en a-t-il eu que bien tard une représentation figurée sur des cartes ? Question identique pourrait être posée pour la population.
30C. Élément sans doute le plus individualisant de l’État, la population permet d’en mesurer, tant par ses composantes que par son statut et ses comportements, le degré d’achèvement. Les derniers siècles médiévaux sont, dans le cas français, particulièrement riches d’enseignements à cet égard. Issue de peuples divers et née de brassages permanents, mais faite aussi d’une histoire commune et d’épreuves partagées qui tendent à les réunir en un même destin depuis le premier siècle capétien, cette population apparaît-elle, à l’aube du xiiie siècle, comme assez fondue et unie pour constituer un élément moteur de l’État en gestation ? Voilà qui a trop peu retenu l’attention des historiens de l’État et qui mériterait pourtant réflexion approfondie, tant d’un point de vue strictement historique que purement juridique. Histoire et droit se mêlent ici de manière intime pour donner naissance à une France qui, comme l’a joliment écrit Colette Beaune « est d’abord l’ensemble des Français passés, présents et à venir »11. C’est dire assez la force et le poids, dans la genèse de l’État, d’une population pourtant si diverse au départ, mais dont l’histoire singulière profondément enracinée dans le mythe troyen sur un même territoire progressivement unifié, a contribué à accréditer l’idée qu’elle était une race unique et prédestinée. Voilà pour l’histoire et le mythe qui aident à comprendre comment les Francs sont devenus les Français, sans oublier de joindre à ces facteurs d’unité, l’amour de la patrie et le dévouement sans limite à la « douce France » qui, depuis le règne de Philippe Auguste, désigne bien l’ensemble du royaume, mais d’un royaume non encore unifié que devaient contribuer à construire les Français.
31Et le droit dans tout cela ? Il est plus lentement que l’histoire et le mythe, porteur d’unité tant il consacre, dans sa lettre et dans les privilèges qu’il fige à jamais – les médiévaux pouvaient-ils un seul instant imaginer les horizons de 1789 ? – la division tripartite de la société médiévale, véritable loi que la population accepte comme un dogme. Mais il n’y a pas que ceci. À côté de cette structure ternaire de la société qui freine l’intégration de chacun de ses éléments à part entière dans l’État naissant, les rapports que chaque individu entretient avec cette entité en gestation et que consacre la pratique juridique, sont d’un type si particulier qu’ils tendent davantage à disperser qu’à rassembler, à diviser qu’à unifier. Souvent lointains et lâches, distants et médiatisés tant en raison du poids encore lourd de la féodalité dans l’État que de l’extrême cloisonnement des seigneuries et des « pays » nés des démembrements successifs de l’Empire carolingien, ils placent davantage l’individu sous la tutelle d’un pouvoir local que face à un pouvoir d’État. Dans ces conditions et aussi longtemps que dure cette situation, jusqu’à la fin du xve siècle même s’il y a des évolutions notables, les Français se sentent moins proches d’un centre prompt à imposer l’unité mais souvent trop faible pour le faire, qu’intégrés à une périphérie toujours encline à ménager la bigarrure de statut d’un tissu humain encore juridiquement très diversifié. De ces données, dont les derniers siècles du Moyen Âge ne réussirent jamais à se débarrasser complètement, résulte l’extrême lenteur avec laquelle se forge la notion de citoyenneté. Avant de devenir « citoyen » d’une France qui se cherche encore, l’individu demeure longtemps le régnicole d’un souverain dont, la plupart du temps, il ne dépend même pas directement. Tout simplement parce que la souveraineté qu’il exerce n’est toujours pas assez englobante pour lui permettre de s’attacher toutes les composantes de la population et d’en fédérer les éléments qui la composent sous la férule d’un statut unique. La parole n’est pas encore à la souveraineté de l’État pour définir la situation de chaque individu et le soumettre à sa loi trop timidement unificatrice. Elle a toujours, pour l’heure, son siège dans la résidence et le domicile, notions qui permettent de situer le rapport que l’individu entretient avec le territoire et, par là même, avec le pouvoir seigneurial, urbain ou princier qui le contrôle. Ainsi est-on « levant et couchant » de telle seigneurie, bourgeois de telle ville ou dans la mouvance de tel prince, avant d’être sujet du roi. Ces profondes diversités de situation juridique sont considérablement aggravées par une désarmante mosaïque coutumière. Combinées aux effets cloisonnants de la tripartition de la société, elles constituent en cet automne du Moyen Âge, un frein considérable à la construction de l’État. Il y là un phénomène capital pour lequel on enregistre, dans la littérature de ces trois dernières décennies, un important déficit de réflexion. L’approfondir démontrerait à coup sûr comment, à un peuple que son histoire et le développement rapide du sentiment national placent au tout premier rang parmi les éléments structurants de l’État naissant, il convient d’opposer une population dont les individus régis par des statuts fort divers et soumis à des systèmes juridiques composites ne s’intègrent que lentement dans l’État.
32Mais cet État n’en existe pas moins à la veille de la Renaissance et d’un nouveau retour vers les valeurs de l’Antiquité. Celui qu’il a connu dès le début du xiie siècle avait déjà largement porté ses fruits, même s’il convient sûrement d’en tempérer les effets et de ne point vouloir retrouver, à tous moments et partout, un modèle d’État qui devrait tout à une romanité trop souvent présentée comme englobante de l’ensemble des mutations que connaissent alors les États d’Occident. Que le référent fût républicain ou impérial, il léguait à un Occident défait sur les ruines de l’Empire carolingien et profondément remodelé sous l’emprise de la féodalité, un système politique, administratif, judiciaire et juridique beaucoup trop complexe pour être aisément assimilé et immédiatement transposé. Le travail savant des Glossateurs ne facilita pas toujours le lent processus d’adaptation des structures de l’État moderne naissant à une vision du pouvoir et à des pratiques de gouvernement qui avaient été celles d’un Empire conçu et construit à l’échelle du monde alors connu. Ils ne manquèrent pas d’entretenir aussi une confusion constante entre Empire et royaumes, entre pouvoir de l’empereur germanique et pouvoir des rois à un moment où l’Empire vacillant, qui se voulait héritier unique d’un imperium désormais fortement contesté dans son unité, devait lentement s’effacer sur la scène internationale pour laisser la place aux jeunes monarchies.
33Elles surent néanmoins se frayer lentement le chemin de l’État, mais d’un État qui sut opérer un tri sévère parmi les trop riches composantes du legs romain et surtout d’un État pensé et construit à l’aune d’un Occident entièrement recomposé au sein d’un équilibre politique nouveau. La France des trois derniers siècles du Moyen Âge sut y jouer un rôle de premier plan et l’État qui commence à y prendre racine à partir du règne de Philippe Auguste peut être, à bien des égards, considéré comme un modèle. Ce modèle français d’un État moderne en voie de constitution a, de toute évidence, largement puisé aux sources de la romanité. Mais trop riches pour être assimilées par des légistes encore insuffisamment experts dans l’art de Justinien et trop vives pour être canalisées par des structures encore rudimentaires, elles irriguèrent souvent d’autres terrains que celui du politique. Les légistes surent le penser à leur manière et les administrateurs le travailler à leur façon. C’est alors un mode bien français de construction de l’État qui se met en place. Pragmatique avant tout, il sait s’adapter aux réalités d’un hexagone que modèlent patiemment les souverains successifs. Habiles à négocier et à convaincre, ils fédèrent lentement peuples et régions qu’ils insèrent dans un maillage finement tissé de structures administratives et judiciaires destinées à veiller en permanence, sous l’œil vigilant de leurs agents, à la construction parfaitement ordonnancée d’un véritable état de droit. Ils savent aussi persuader, avec autant de talent, tous les sujets qui acceptent protection et contraintes du pouvoir, de participer aux charges de l’État quand nécessité l’oblige. Cet État dont les crises dynastiques, les épreuves militaires et les malheurs du temps contribuent largement à fixer les cadres juridiques et à dessiner un devenir qui doit souvent plus à la pratique vécue qu’à la réflexion des théoriciens du pouvoir.
Notes de bas de page
1 B. Guenée, L’Occident aux xive et xve siècles. Les États, Paris, 1971, p. 95.
2 J.F. Lemarignier, La France médiévale. Institutions et société, Paris, 1970, p. 243.
3 J. Favier, Finance et fiscalité au bas Moyen Âge, Paris, 1971, p. 15.
4 R. Cazelles, « Les variations du prélèvement et de la répartition selon les équipes au pouvoir », Genèse de l’État moderne. Prélèvement et redistribution, Actes du colloque de Fontevraud, 1984, Paris, 1987, p. 204.
5 B. Chevalier, « Fiscalité municipale et fiscalité d’État en France du xive à la fin du xvie siècle », Genèse de l’État moderne, Prélèvement..., p. 138-139.
6 M. Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, 1995, p. 25.
7 Ph. Contamine, Des pouvoirs en France. 1300-1500, Paris, 1992, p. 8.
8 B. Guenée, « La géographie administrative de la France à la fin du Moyen Âge : élections et bailliages », Le Moyen Age, 1961, p. 293-323 et dans Politique et histoire au Moyen Âge, Paris, 1981, p. 299.
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Penser et construire l’État dans la France du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle)
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