Un ministre face à la crise de la dette publique à la fin du règne de Louis XIV
p. 121-139
Texte intégral
Introduction
1En 1714, après des années d’efforts pour soutenir les engagements liés à la guerre de Succession d’Espagne, la paix est enfin acquise pour les Français par les traités de Rastatt et de Baden. Ce nouvel environnement international devrait provoquer immédiatement une requalification de tous les problèmes financiers. Pour le contrôleur général des Finances, Nicolas Desmaretz, il serait, en effet, cohérent de mettre fin à des mesures exceptionnelles qui se justifiaient jusqu’alors par le seul salut de l’État. Il s’agissait d’ailleurs d’un engagement du souverain envers ses peuples pris dans la plupart des préambules des édits ou déclarations donnant naissance à des dispositions fiscales souvent très sévères, telles la création du dixième. Desmaretz effectue pourtant un choix différent, puisqu’il propose au roi de poursuivre une politique d’exception déconnectée de tout contexte international menaçant. Il prend ainsi l’exact contre-pied de l’espérance suscitée par l’annonce des premiers accords de paix. Pour justifier cette rigueur, le ministre invoque le problème de la réduction de la dette publique1 : il devient selon lui impératif et même urgent de la réduire de façon drastique, quitte à continuer à pressurer fiscalement les populations.
2Il n’est désormais plus question, comme en 1713, de faire défaut en frappant les rentiers ; l’heure est au contraire venue d’inciter le souverain à rembourser ses créanciers2. Il est vrai que le moment se révèle délicat pour le contrôleur général : le prince est âgé, et, une fois celui-ci disparu, il existe un risque important que son successeur lui demande des explications. La dette devient dès lors un enjeu politique majeur, puisqu’elle peut lui être imputée et justifier son renvoi, voire des poursuites, si le nouveau pouvoir décide de solder une partie du passif en accablant le responsable des finances royales, comme à l’époque de Fouquet. Le subterfuge consiste alors à ne plus apparaître seulement comme celui qui a aggravé l’endettement, mais au contraire comme l’homme qui détient les solutions à un problème de prime abord insoluble, compte tenu de l’ampleur des sommes en jeu. Cette stratégie, Desmaretz la met en œuvre dans les multiples mémoires sur ce sujet adressés au roi en 1715. Pour fonctionner, elle nécessite que les mesures proposées soient suffisamment audacieuses pour convaincre : au vu du passif à résorber, les expédients habituels sont hors de propos. Ce sont donc des réformes d’ampleur qu’envisage Desmaretz au crépuscule du règne. Elles méritent toute notre attention, car, outre leur aspect souvent innovant, elles dévoilent chez ce ministre du Grand Roi une conception inédite, et même provocatrice, des rapports entre monarchie absolue et société. Nous nous proposons donc de dévoiler comment, à travers la question de la dette, le contrôleur général redéfinit dans un sens restrictif le périmètre d’exercice de la souveraineté d’un roi bien moins absolu qu’il le prétend. Comme désigner ce qui relève de la dette publique n’est jamais neutre pour un gouvernant, un préalable à notre analyse consistera à comparer la conception de la dette développée par Desmaretz à sa nature réelle telle que nous pouvons la reconstituer.
I. La dette publique en 1715 : un écheveau difficile à démêler
3Le premier fondement de la variation à la hausse de la dette publique est le niveau des dépenses militaires : l’État dispose en effet d’un outil militaire surdimensionné par rapport à ses ressources. La France s’est engagée en 1701 dans la guerre de Succession d’Espagne pour des raisons politiques, sans que le gouvernement examine sérieusement ses capacités à soutenir un conflit qui, au vu des adversaires et des fronts à couvrir, s’annonçait difficile et probablement long, en raison d’une stratégie évitant les batailles décisives3. Cette situation préoccupante contraint l’État à financer la guerre par l’emprunt, les taxes indirectes et la vénalité des offices, car l’impôt direct, depuis la création de la capitation en 1695, apparaît aux yeux des dirigeants comme démobilisateur et surtout politiquement dangereux en raison de possibles révoltes antifiscales.
4La création quelque peu inattendue de l’impôt du dixième par Desmaretz en 1710 est, à ce titre, une solution de la dernière chance qui s’apparente, à certains égards, à un coup de bluff, tant les objectifs affichés sont éloignés des pratiques de terrain. Il s’agit en effet de tromper les adversaires de la France sur sa capacité à poursuivre le combat4. Créer un impôt comme le dixième constitue cependant une sorte de garantie pour lever de nouveaux emprunts. Il permet en quelque sorte de relancer le cycle de la dette publique à un moment où l’État apparaît ruiné.
5Toujours est-il qu’à la fin du conflit, la dette publique se révèle protéiforme. Elle se compose d’abord des impayés accumulés par un État incapable de verser en temps et en heure les sommes qu’il doit à ses fournisseurs d’armée ou à ses agents sous forme de gages. Il existe ensuite les emprunts à long terme contractés auprès du public, telles les rentes sur l’Hôtel de ville. Il se rencontre également une dette à plus court terme, toujours à destination du public, comme celle gérée par la caisse des emprunts créée par Colbert et ressuscitée en 1701. S’ajoutent également d’autres types d’emprunts : certains forcés, telles les augmentations de gages ou la saisie provisoire d’une partie des métaux précieux rapportés de la mer du Sud par les armateurs ; d’autres plus volontaires, et contractés auprès de groupes sociaux ciblés ou d’institutions qui jouent le rôle d’intermédiaires, comme les compagnies d’officiers, les états provinciaux, les municipalités, les corporations et communautés professionnelles, voire le clergé.
6Pour drainer de l’argent dans ses caisses le plus rapidement possible, le gouvernement s’appuie de surcroît sur ces professionnels de l’argent que sont les financiers ou les banquiers, encore que ces derniers aient un rôle moindre une fois que l’essentiel des combats se déroule sur le territoire français, à l’exception de Samuel Bernard. Ces groupes, grâce à leurs puissants réseaux, peuvent contourner cette difficulté supplémentaire que constitue le manque de numéraire en circulation au sein de la société et prêter de l’argent au roi au prix fort. Le poids que pèsent ces manieurs d’argent ne fait que souligner l’absence d’institution capable de récolter des fonds afin de les avancer au souverain. Les multiples projets de créations de banques qui circulent à cette époque visent justement à combler cette lacune, mais aucune n’aboutit5.
7Une autre grande catégorie d’emprunts recoupe pour partie la précédente, car elle concerne parfois les mêmes individus : les avances sur recettes octroyées par les fermiers généraux et les officiers comptables de la monarchie, tels les receveurs généraux de finances.
8Enfin, reste à évoquer le cas spécifique de la vénalité des offices : les nombreuses ventes d’offices durant les guerres louis-quatorziennes relèvent d’une forme sophistiquée de dette publique. Ces acquisitions sont assimilables à des rentes, avec des avances de capital et un intérêt qui serait le paiement annuel des gages liés à office. Aussi, les nombreuses suppressions d’offices auxquelles le gouvernement procède entre 1715 et 1720 constitueraient une forme de remboursement à ce qui ne serait que des prêts déguisés. Il faut cependant se garder de systématiser ce raisonnement comme le font certains historiens qui identifient tous les offices créés durant cette période difficile à de la dette. De nombreuses charges comblent en réalité une véritable demande sociale ou institutionnelle ; certaines ont d’ailleurs perduré bien au-delà du règne et n’ont pas été remboursées, comme l’atteste le cas des 40 offices d’inspecteurs de police de Paris, dont la création répond à de nouvelles nécessités d’encadrement. En d’autres termes, il convient de ne considérer comme relevant de la dette publique que celles qu’on liquide rapidement une fois la paix survenue. Les autres, par leur utilité sociale et leur permanence, doivent être considérées comme des investissements en vue de créer un nouveau service au public.
9Beaucoup des prêts cités précédemment sont garantis par une anticipation de revenu calée sur une recette royale spécifique : le créancier reçoit une assignation, c’est-à-dire une promesse de paiement sur une recette future à une date fixée par avance, sauf que cette dette papier n’est souvent jamais résorbée. Chaque année, l’absence de règlement définitif du conflit repose, en effet, la question du financement de la campagne suivante, amputant grandement le budget de l’État et rendant impossible l’apurement des assignations accumulées les années précédentes. Pour donner la mesure du problème, il suffit de rappeler qu’en 1708, les commis du département des Finances estiment que si le gouvernement règle les assignations dues pour la seule année 1708, il ne lui resterait que 10 % de ses recettes (20 388 000 livres) pour faire face aux dépenses militaires, sans évidemment combler pour autant le passif accumulé6.
10La disette de 1709 amplifie encore le problème. Comme les receveurs de taille voient leurs rentrées fiscales s’effondrer, ils n’alimentent plus les caisses des receveurs généraux, lesquels ne règlent plus leurs ordres de paiement. Par conséquent, la proportion de dépenses dont le paiement paraissait assuré chute, ce qui provoque par contrecoup un endettement plus fort de l’État. De même, certaines affaires extraordinaires échouent et il faut accorder urgemment des remises aux traitants, ce qui constitue là encore un manque à gagner sur des recettes attendues. Ces défaillances gonflent ainsi une dette déjà colossale.
11De nouveaux effets apparaissent, compliquant encore la situation : les officiers comptables de la monarchie comme les trésoriers de l’Extraordinaire des guerres financent une partie de leurs dépenses par des emprunts levés sur leur seul crédit personnel et délivrent des promesses de remboursement. Le roi les reconnaît cependant comme de la dette publique et s’engage à les honorer7. S’ajoute aussi le cas des billets de monnaie, qui ont la particularité de n’être assignés sur aucune recette. Leur remboursement n’est donc pas budgétisé. Enfin, à partir de 1711, de nouveaux billets apparaissent, émis par une nouvelle trésorerie, la caisse Legendre, à qui le ministre délègue un certain nombre de revenus afin de financer les dépenses militaires. En 1715, leur cours s’effondre et ils perdent plus de 50 % de leur valeur nominale. Comme les billets de monnaie quelques années plus tôt, ils menacent de paralyser le crédit public comme privé.
12En résumé, la complexité même de cette présentation révèle la difficulté pour le gouvernement du Roi-Soleil de s’y retrouver. Les donneurs d’ordre sont mal informés et se montrent incapables de maîtriser le processus d’abstraction financière dans lequel ils se sont lancés tête baissée. L’une des constantes de la politique suivie par le dernier contrôleur général du règne consiste justement à simplifier l’environnement financier dans lequel se débat la monarchie en épongeant nombre de ces papiers. Il mène surtout une politique d’identification de la dette en procédant à un audit dès son entrée en charge en 1708. Desmaretz, dans nombre de ses écrits ultérieurs, transformera d’ailleurs cette enquête interne en geste fondateur témoignant de sa volonté de maîtriser, à défaut de la résorber, la dette publique8.
13On retrouve cette détermination intacte en 1715 lorsqu’il tente d’estimer le fardeau de la dette dans les mémoires adressés à son maître pour rendre compte de son administration. Ces nombreuses justifications où, année par année, il défend ses choix, chiffres à l’appui, sont une manière de se relégitimer à un moment où des critiques se font jour au sein de la cour sur sa gestion9. Reste cependant pour lui à démêler l’écheveau complexe de toutes ces créances et à délimiter ce qu’il considère comme relevant de la dette publique. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que Desmaretz ne prend jamais en considération la dette consolidée que constituent les rentes sur l’Hôtel de ville. Pour lui, il ne s’agit plus véritablement de dette, car, comme le capital n’en sera jamais restitué, il n’a pas besoin d’affecter une ressource à son remboursement. Seule la dette flottante le préoccupe en réalité.
14Dans le mémoire où il se montre le plus précis, Desmaretz chiffre l’intégralité des dépenses, entre 1708 et 1714 compris, à 1 579 366 270 livres. Encore faut-il y ajouter la dette qui s’est amoncelée les premières années de la guerre et qui est constituée d’ordonnances non payées, d’avances à rembourser ou de fonds caducs à réassigner. En 1708, il l’évalue à 335 173 111 livres. En définitive, en additionnant ces deux sommes, il obtient un montant global de dépenses à régler de 1 914 539 381 livres. Sur ce volume, il n’a été acquitté sur cette période que 1 564 585 188 livres :
268 769 794 livres au titre des revenus ordinaires restés libres ;
33 807 897 livres en anticipations de revenus ordinaires ;
192 386 793 sur la capitation ;
111 076 056 livres sur le dixième ;
758 544 648 livres, enfin, sur les autres opérations (refonte des monnaies, rachat de la capitation ou du dixième, aliénation du contrôle des actes des notaires, dons « gratuits » des villes, avances faites par les receveurs et fermiers généraux, traités et affaires extraordinaires…).
15Ces données reflètent la faible part prise par les prélèvements directs dans le financement de la guerre. Le déséquilibre se révèle en tout cas patent entre ce qui entre dans les caisses de l’État et ce qui est consommé : le déficit s’élève en effet à 349 954 193 livres10.
16Ce n’est pas tout, car Desmaretz consigne à part la dette papier : elle se compose en janvier 1715 de 68 937 047 livres d’assignations non réglées auxquelles s’ajoutent les billets de l’Extraordinaire des guerres et autres effets royaux exigibles en 1715. Lorsqu’il additionne l’ensemble de ces sommes aux 349 954 193 livres de déficit déjà relevé, il arrive à un résultat de 427 992 648 livres. Il en conclut qu’en intégrant les dépenses prévisibles pour l’exercice 1715, les fonds nécessaires pour fournir aux dépenses présentes et passées atteignent un total de 576 722 188 livres11.
17Si ce diagnostic souligne la gravité du problème à résoudre, il se révèle pourtant bien loin de la réalité, puisqu’il ne tient compte ni des échéances postérieures à 1715 ni des billets de la caisse Legendre. Le visa, ordonné par le Régent en décembre 1715, nous apprend d’ailleurs qu’il reste pour près de 600 millions d’effets royaux et assignations en circulation, montant qui s’ajoute aux quelques 300 millions de déficit déjà cité12. En 1720, un État général des dettes de l’État à la mort du feu roi Louis XIV dressé sous la direction du nouveau chef des Finances, John Law, va plus loin et considère que la dette publique s’élève à près de 2 milliards de livres13. Pour arriver à ce chiffre, son auteur intègre dans son calcul la dette consolidée et les remboursements d’offices ayant eu lieu entre 1715 et 1720. D’autres estimations plus contemporaines flirtent avec les 2 milliards 800 millions de livres14.
II. Faire la guerre à la dette
18Desmaretz ne cache pas ses intentions à Louis XIV : il souhaite passer sans transition d’une économie de guerre à une remise en ordre des finances publiques. Pour se faire, il compte procéder immédiatement aux réformes nécessaires, fussent-elles rigoureuses, pour maîtriser l’endettement chronique de l’État. Le tempo choisi paraît difficilement tenable dans un royaume frappé depuis tant d’années par les épreuves de la guerre, mais Desmaretz écrit que si « tout cela paraît dur et difficile […] plus on laisse passer du temps, et plus le mal augmente15 ».
19Pour bien saisir son approche, il faut comprendre qu’il transpose en période de paix, sur un sujet qui n’est plus la victoire à tout prix mais la dette, un discours et des méthodes issues justement de cette situation d’exception qu’est la lutte armée. Desmaretz fait en réalité de ce combat contre l’endettement une des dimensions essentielles de la rivalité entre les nations européennes16 : il veut persuader Louis XIV que s’engager dans cette voie est aussi essentiel pour la majoration des forces de l’État que d’en imposer aux puissances étrangères sur les champs de bataille. Cette équivalence permet de transformer une question financière, celle de l’apurement des comptes royaux, en problème politique de première importance. Il devient dès lors logique d’appeler à se mobiliser contre un endettement qui gangrène la monarchie comme si le salut du régime en dépendait. En suivant ses préconisations, Desmaretz promet que « l’État redeviendra comme neuf17 ». Ce thème de la régénération du corps malade de l’État par le retour à l’équilibre financier est alors appelé à un grand avenir, puisqu’aujourd’hui encore ce type de métaphores a cours.
20Toujours est-il que cette formule frappe, car elle dévoile la conception cyclique de l’histoire qui fonde le projet du contrôleur général : il s’agit de renouer la chaîne des temps pour retrouver ce qui est présenté comme un âge d’or perdu, l’époque de son oncle Colbert « où la France était florissante, et les finances dans l’arrangement le plus parfait18 ». Desmaretz veut donc accomplir une véritable révolution copernicienne pour revenir à la situation financière qui prévalait à la mort de ce dernier en 1683. Le laps de temps écoulé entre la disparition de Colbert et sa nomination comme contrôleur général apparaît donc comme une parenthèse pendant laquelle des ministres incapables n’ont fait que dénaturer l’œuvre du grand homme de la famille. Cette présentation très personnelle tend donc à transformer le règne en une opération à somme nulle sur le plan financier, puisque Desmaretz a pour ambition de restaurer l’équilibre des premières années du règne. D’ailleurs, comme Colbert a mis vingt ans à redresser les comptes après sa prise de fonction en 1661, son neveu réclame lui aussi la même longévité pour son programme de résorption de la dette.
21Il se trouve toutefois contraint de nuancer quelque peu sa présentation. D’abord, la situation ne peut se régler comme en 1662. Le passif avait alors été dénoncé comme étant le fruit des malversations de Fouquet et ses alliés ; or, Desmaretz estime qu’à ce jour les dettes sont « légitimement dues19 ». Dans un autre mémoire, il précise sa pensée et affirme que la plupart des créanciers de l’État semblent de « bonne foi20 ». Il repousse donc toute chambre de Justice pour réduire d’autorité les engagements du gouvernement : le souverain doit honorer sa parole et « indispensablement » les régler21. Le refus d’utiliser la contrainte judiciaire pour obtenir un rabais de la part de financiers, considérés ici comme des partenaires à respecter, est une position peu courante compte tenu de la haine qu’inspirent les gens d’affaires ; elle est toutefois caractéristique d’un ministre qui a toujours pensé qu’il fallait ménager ces intermédiaires nécessaires au crédit du roi22.
22« Indispensablement ». L’emploi de cet adverbe est révélateur : pour Desmaretz, le pouvoir souverain ne peut plus assumer en 1715 un défaut de paiement qui ruinerait ses bailleurs de fonds. L’État absolu n’est plus délié de ses obligations à l’égard d’une partie de la société. Il ne peut proroger sa dette indéfiniment ou refuser de la régler : il doit, pour retrouver sa puissance, rendre aux élites l’argent moissonné en temps de guerre. Cette conception pose donc une limite claire à la souveraineté du roi puisque son ministre lui refuse toute possibilité de déroger au remboursement et de se libérer par une solution politique. Par conséquent, de cet énoncé émerge en creux un droit, celui du créancier à être remboursé, droit jugé supérieur à la volonté toute puissante du prince absolu. Ce dernier est soumis à la loi commune du débiteur contraint de rembourser ses emprunts. En d’autres termes, comme la relation de réciprocité existant entre le prêteur et son obligé s’impose au roi, le lien de subordination traditionnel existant entre lui et la portion de ses sujets qui lui ont fait des avances se trouve dilué. Insister sur l’obligation qu’a le roi de régler ses dettes comme le fait Desmaretz a des implications politiques, fussent-elles inconscientes.
23Cette situation de réciprocité a néanmoins son pendant : Desmaretz juge, en effet, que son maître a préféré, pour financer la guerre, entamer ses revenus plutôt que de sacrifier les propriétés de ses sujets. Comme il a conservé leurs biens en s’abstenant de créer des taxes à proportion de ses dépenses, il paraît en retour « naturel que les sujets contribuent à libérer le roi des engagements qu’il a pris pour eux. Ils doivent rétablir les revenus inaliénables de la Couronne tels qu’ils étaient avant la guerre23 ». Ce postulat fait du peuple le débiteur du monarque, convertissant la dette financière du roi en une dette sociale et cela au nom d’une supposée dette morale. Ce tour de passe-passe permet d’envisager l’ensemble des emprunts contractés par le gouvernement, en vue de soutenir une guerre largement motivée par des intérêts dynastiques, comme une véritable dette publique. Cette mutualisation des pertes instaure de fait une solidarité financière entre le souverain et ses sujets. Cela revient à faire payer le passif dû par l’État à une minorité de créanciers par l’ensemble de la société. Aussi, maintenir les impositions extraordinaires nées de la guerre, contrairement aux promesses formulées à longueur d’édits, redevient légitime. Ce n’est même pas inconciliable avec la recherche du bien-être individuel, puisque notre homme écrit que « chaque particulier a un intérêt sensible et personnel [de] contribuer [à l’acquittement des dettes] pour se procurer une subsistance certaine et une tranquillité pour le présent et l’avenir24 ».
24De la même manière, sacrifier les rentiers en répudiant une partie de la dette consolidée comme Desmaretz l’a fait en 1713, n’est contradictoire qu’en apparence. Comprenant que la paix avec l’Empire ne tarderait pas, il avait en effet profité de la période transitoire qui avait suivi les premiers traités conclus avec l’Angleterre et les Provinces Unies pour frapper des groupes toujours prompts à se mobiliser pour défendre leurs intérêts25. Outre le changement de contexte politique, qui joue à la fois sur les stratégies adoptées par Desmaretz et la teneur de ses discours, cette différence de comportement suivant le type de créance masque son intention de privilégier les financiers qui détiennent une grande partie de la dette exigible au détriment des rentiers. Ainsi, en 1715, sous prétexte de réduire l’endettement de l’État, il permet à ces intermédiaires de rembourser leurs prêteurs afin de reconstituer leur capacité à emprunter pour le compte du monarque.
III. Agir pour maîtriser la dette
25Passons en revue les principales mesures envisagées par le contrôleur général afin de maîtriser la dette publique et, à plus long terme, de la résorber.
26La première est annonciatrice des opérations menées quelques mois plus tard par le Régent : il s’agit de réduire une partie de la dette flottante en faisant vérifier par un visa tous les billets d’État en circulation en vue de sa consolidation. Un auteur bien renseigné écrira plus tard que le ministre « espérait que les négociations usuraires qui avaient été faites des billets lui donneraient lieu à des retranchements et à des taxes qui en consommeraient la plus grande partie26 ». Il s’agit d’une tentative de criminaliser la spéculation a posteriori. Si le respect des engagements du gouvernement est présenté comme un impératif moral par Desmaretz, cela suppose néanmoins que cette morale ait elle-même été respectée par ceux qui détiennent ces dettes. Cette réciprocité justifie ainsi le cap suivi par le ministre. Sa politique reçoit en tout cas un début d’application lorsque la Caisse des emprunts est supprimée en août 1715 et ses promesses converties en 5 millions de livres de rentes au denier 25. Chaque titre est préalablement examiné par des commissaires du Conseil pour déterminer s’il a été négocié ou commercé. En ce cas, le gouvernement n’en remboursera que la moitié27. Cette consolidation de la dette flottante touche aussi les billets de l’Extraordinaire des guerres et les anciennes assignations tirées avant le 7 octobre 1710 encore en circulation. Ces effets sont convertis en un million de rentes héréditaires au denier 25 sur le produit de la capitation de la généralité de Paris, mais comme pour la Caisse des emprunts, on impose un rabais de 50 % sur les titres ayant été échangés sur le marché secondaire28.
27Pour stopper la progression de la dette, le contrôleur général souhaite également revenir « à une juste proportion entre les revenus et les dépenses du roi29 ». Pour y arriver, il met au point un plan drastique de diminution des dépenses applicable dès 1715. La force de ce programme est qu’il a obtenu du monarque la promesse de contribuer au désendettement par « un retranchement qu’il consentirait de faire sur les dépenses », ce qui n’est pas rien30. Il a l’intention de lancer un audit de tous les paiements effectués durant la guerre par les trésoriers des pays d’états et les receveurs généraux afin que ce contrôle des comptes élimine les traites douteuses31. Il veut aussi s’attaquer aux frais militaires et propose, entre autres, de diminuer de moitié les pensions et gratifications annuelles des anciens cadres de l’armée. Il suggère aussi d’en plafonner le montant global afin d’éviter tout nouveau dérapage, ce qui revient à n’en accorder de nouvelles qu’autant qu’il y en aura de vacantes. Comme il a conscience des difficultés que cela entraînerait chez ceux qui les perçoivent au titre de leurs blessures, il propose de remplacer ces pensions par une indemnité versée exclusivement à ceux dont le besoin serait clairement établi32. Quant aux officiers de l’artillerie et des galères, le ministre songe à ne régler que les gages de l’office et à supprimer leurs appointements – leurs salaires ne se justifiant plus, selon lui, en temps de paix. Il note ainsi : « cela paraîtra peut-être dur, mais il vaut mieux être bien payé de 1 000 livres que mal de 2 000 livres ». Il ajoute : « après tout, quelque envie qu’on ait de ne faire que du bien, il faut pour que tout se soutienne faire des diminutions considérables, et, si on ne les fait pas, tout manquera33 ». La nécessité fait loi, en quelque sorte. Cette réforme n’est cependant pas appliquée.
28Pour équilibrer le budget, Desmaretz entend également libérer 70 000 000 livres de revenus du roi aliénés depuis nombre d’années. En mai 1715, un édit révoque ainsi des milliers d’offices de police économique créés depuis le premier janvier 1689. En juin, ce sont des offices de chancellerie des cours supérieures et des présidiaux, puis, plus tard, des Eaux et forêts34. Un des objectifs est de supprimer les exonérations fiscales auxquelles donnent droit certaines de ces charges. Poursuivant dans cette voie, le ministre restreint en août le nombre de bénéficiaires d’exemption de taille : abolition générale des anoblissements par lettre et des privilèges de noblesse attribués depuis 1689 à certains offices, suppression de tous ces privilèges pour les offices ayant une valeur d’achat inférieure à 10 000 livres35.
29La dernière solution examinée par Desmaretz consiste à augmenter les revenus du monarque afin de dégager un surplus suffisant qui puisse non seulement permettre à l’État de fonctionner sans recourir à l’emprunt, mais aussi d’amorcer un amortissement de la dette. Il envisage plusieurs hypothèses. La plus évidente est de procéder à une hausse des contributions extraordinaires mises en place pendant la guerre36. Ce scénario n’apparaît toutefois pas viable pour réduire le manque à gagner, car la capitation comme le dixième ne rapportent tout simplement pas assez. Il souligne, entre autres, la faible rentabilité de la capitation en raison des exemptions accordées par les « magistrats » à leurs parents et amis37.
30Une alternative consisterait à créer un nouveau subside versé par tous qui remplacerait capitation et dixième. Cette solution présenterait l’avantage d’être calibrée pour correspondre aux dépenses annuelles et pour acquitter une partie des dettes. La difficulté réside dans le temps nécessaire pour établir les rôles fiscaux, ne serait-ce qu’en raison du cas sensible des privilégiés. Aussi, Desmaretz relève une contradiction entre le moyen proposé et le tempo adopté. Ce prélèvement inédit provoquerait de plus des résistances non seulement parce que le soulagement promis par Louis XIV à ses sujets une fois la paix venue serait compromis, mais aussi en raison de son assiette universelle qui serait mal acceptée par toute une frange de la société38. Il atténue, cependant, cette première opinion dans un autre rapport où, plus machiavélique, il confie : « on convient que les sujets se trouveraient peu soulagés ; mais la mutation du nom par rapport aux impositions [supprimées] et la juste répartition qui en serait faite empêcheraient peut-être les plaintes que feraient les peuples39. » Pour rendre possible le consentement à l’impôt des sujets, il compte sur un fétiche (la disparition formelle des noms de dixième et de capitation) et sur le sentiment d’injustice ressentie depuis des années par les masses au regard de l’absence de péréquation dans la distribution des charges fiscales. L’argument se révèle éminemment politique puisqu’il joue clairement ici les taillables contre les privilégiés.
31Un autre scénario plus original se dessine pourtant : s’inspirant comme il l’écrit lui-même de ce qui se pratique en Allemagne, en Hollande et en Angleterre pour régler les dettes accumulées pendant la guerre, Desmaretz propose une contribution frappant « le clergé, les pays d’états, les villes, provinces et généralités ». Il s’agit de pressurer cette fois les corps intermédiaires. Ce dispositif est pour le moins hypocrite puisqu’il n’envisage jamais que ceux-ci puissent répercuter d’une manière ou d’une autre la somme prélevée sur leurs administrés. L’État leur laisse prendre leurs responsabilités fiscales tout en affichant le respect de la parole donnée par la suppression, comme promis, du dixième et de la capitation 6 mois après la publication de la paix. Notons que jamais le contrôleur général n’évoque une quelconque réunion des États-Généraux pour obtenir l’assentiment symbolique des sujets, alors qu’il veut procéder à un transfert de charge qui ne dit pas son nom entre le pouvoir central et les autorités locales40. Cette déconcentration du service de la dette libérerait instantanément le Trésor royal de ces versements, lui permettant d’utiliser ses fonds autrement. Les états provinciaux ou les municipalités disposant d’une meilleure réputation financière que le souverain, il n’y aurait de toute façon pas de protestation de la part des créanciers du roi.
32Convaincu que ce plan mérite réflexion, Desmaretz s’en ouvre à M. de Saint-Contest, intendant de Metz, en janvier 1715 : il lui explique qu’il souhaite « rejeter » le paiement des dettes sur les provinces en établissant un nouveau tribut, dont l’assiette serait déterminée localement par des personnes choisies dans les trois ordres41. Dans un autre mémoire, il dévoile un peu plus ses intentions : pour que la taxe soit tolérée, il faut éviter que des financiers n’interviennent dans sa levée. C’est pourquoi ce sont deux ou trois membres du clergé, de la noblesse et du tiers état qui doivent se charger de « l’entière direction des deniers de l’impôt42 ». Cela introduit l’idée que ce subside, pour être accepté, doit être contrôlé par des représentants des contribuables. En d’autres termes, l’exercice de la souveraineté royale ne suffit plus à justifier l’impôt. Desmaretz s’inspire ici du système des états provinciaux et contraint les notables locaux à assumer une tâche au demeurant fort ingrate.
33Deuxième originalité du projet, après la validation par des commissaires du Conseil des demandes de règlement, le créancier choisit sur quelle province son paiement doit être assigné. Il délivre alors sa quittance au Trésor royal, qui prend contact avec des délégués élus par des assemblées de chaque ville afin qu’ils acceptent formellement de prendre en charge cette dette. Desmaretz instaure ainsi une véritable contractualisation des relations entre créanciers, gouvernement et autorités locales dans le domaine fiscal. Cette organisation paraît bien utopique, mais Desmaretz demande néanmoins à l’intendant de Metz de réaliser une simulation en partant de l’exemple de sa généralité. Il s’adresse à lui, car ce dernier a été un des plénipotentiaires français à la conférence de paix de Baden. Il a eu à cette occasion des discussions avec le prince Eugène portant sur les méthodes employées par l’empereur pour amortir les dettes de guerre. Ces réunions internationales sont aussi des lieux de transferts culturels, dans la mesure où les émissaires des gouvernements comparent leurs techniques financières43. Ce qui intéresse ici Desmaretz n’est pourtant pas le bien-fondé de la solution fiscale adoptée par l’empereur, puisqu’il en est déjà convaincu. Ce qui lui pose réellement problème, en revanche, est sa faisabilité. Le diagnostic de l’intendant doit répondre à cette préoccupation.
34Celui-ci pense que sa généralité peut prendre à sa charge 8 millions de livres de dettes royales sous forme de rente au denier 25 (4 %). Ce calcul se fonde sur le revenu net dégagé par le paiement annuel de la capitation et du dixième, qu’il estime à environ 640 000 livres (378 000 livres pour la capitation, 260 000 livres pour le dixième). Il souhaite maintenir ce niveau d’imposition et abandonner aux autorités locales le soin de prélever ces taxes jusqu’à extinction des dettes, quitte à changer leurs noms. L’intendant admet toutefois qu’il convient de laisser chacune des provinces du royaume libre de déterminer les procédés qu’elle jugera aptes pour régler sa part du passif royal. Cette autonomie, si elle permet une grande souplesse, suppose néanmoins de respecter un protocole d’accord avec l’État. Avant de supprimer capitation et dixième, les provinces devront donc faire approuver leur plan de remboursement par le pouvoir central afin que celui-ci soit sûr du respect des engagements pris.
35Revenons au cas de Metz. M. de Saint-Contest fixe un calendrier d’amortissement de la dette sur 18 ans, ce qui paraît plutôt court. La première année, il divise son revenu de 640 000 livres en deux portions égales. Il utilise 320 000 livres à payer l’intérêt à 4 % des 8 millions de livres, l’autre moitié servant à acquitter une partie du principal. Par cette méthode, il réduit le capital à rembourser la seconde année à 7 680 000 de livres. Par conséquent, le montant des intérêts à régler cette année-là se trouve également allégé (307 200 livres), ce qui signifie que l’on peut désormais consacrer 333 000 livres à liquider le principal et non 320 000 livres. Le cercle vertueux se répète ainsi chaque année jusqu’à extinction complète de la dette44. En fait, l’intendant s’inspire en partie du système mis au point en octobre 1710 concernant le doublement des octrois45. Il est difficile de savoir si le ministre a été séduit par ce mode opératoire, mais ce projet est finalement abandonné.
36En définitive, pour résoudre l’équation difficile auquel il doit faire face, Desmaretz présente une synthèse des recommandations à l’étude46. Première idée : il faut renoncer à la promesse du roi et poursuivre les impositions extraordinaires jusqu’à ce que le Trésor soit libéré de ses engagements. Les rôles étant déjà confectionnés, le bénéfice apparaît immédiat. Desmaretz envisage que ces contributions deviennent perpétuelles, ce qui permettrait de stabiliser les prélèvements. De toute manière, il milite pour que, contrairement à ses habitudes, l’État ne sous-estime auprès du public ni ses besoins ni le poids de sa fiscalité. Il considère qu’il est « quelquefois plus à propos de dire tous ses besoins, que de les cacher, et, quand on prend un parti sur une situation connue, il paraît dangereux de promettre ce que l’on sait que l’on ne pourra pas tenir47. » Il instaure par là même un nouveau lien de confiance entre le souverain et les sujets contribuables :
« Il semble que pour établir une entière confiance il serait bon de donner une forme nouvelle aux impositions. Par cet effet il faudrait un édit qui explique les motifs de ces dispositions de manière à ce que le public soit persuadé de la vérité et qu’il ne puisse douter de l’usage. À l’égard des motifs, il faut parler des dettes et sans en faire une énumération trop précise faire sentir la nécessité de pourvoir au paiement et la volonté de le faire avec sûreté pour le créancier48. »
37Il fonde le consentement à l’impôt sur la raison et non plus sur de fausses espérances. Il souhaite fournir aux sujets des éléments d’explication qui leur donnent les moyens de comprendre la nécessité de la taxation sans pour autant mentir sur sa durée. Si on est loin encore de l’idée de l’impôt-citoyen telle que formulée à la fin du xviiie siècle, au vu des fonctions occupées par Desmaretz, il s’agit indéniablement d’une avancée vers plus de transparence.
38Deuxième idée : il propose de rayer d’un trait de plume les rachats de la capitation, mais aussi les abonnements ou affranchissements accordés pour le dixième. Dès lors, plus aucune exception fiscale ne serait tolérée. Indéniablement, il s’agit ici d’entreprendre une réforme à haut risque alors que la guerre ne justifie plus une telle sévérité. Le ministre considère toutefois que la rigueur propre au temps de guerre persiste dans la paix tant que les dettes qu’elle a entraînées ne sont pas réglées : il aurait ainsi expliqué au roi que « les dettes de l’État étaient une espèce de continuation de guerre dans le royaume49 ». Le silence des armes ne clôt donc pas le cycle de Mars tant que les comptes ne sont pas apurés.
39Troisième moyen envisagé : si le dixième et la capitation ne répondent pas aux exigences et ne génèrent pas les revenus suffisants, il suggère alors d’ajouter un supplément d’imposition sur toutes les provinces50. Il estime le produit de la capitation sans les affranchissements à 32 000 000 de livres, celui du dixième réformé à 25 000 000 de livres. Il pense donc qu’il faudra répartir 13 000 000 de livres de taxes complémentaires sur les provinces pour arriver aux 70 000 000 livres qu’il juge nécessaires pour déjà aligner les revenus sur les dépenses. En mai, on débat toujours visiblement de la création d’un subside extraordinaire se substituant à la capitation et du dixième, mais le 9 juillet le monarque tranche51 :
« Le feu roi dit à M. Desmaretz à la fin de la dernière guerre qu’il s’était engagé par les édits d’établissement de la capitation et du dixième de supprimer ces deux impositions après la paix, et qu’il voulait tenir sa parole pour soulager ses sujets ; M. Desmaretz lui représenta […] qu’il était obligé de rembourser ces sujets qui lui avaient prêté pour la soutenir [la guerre], que l’État devait rembourser les dettes de l’État, qu’il serait nécessaire de substituer une autre imposition pour payer ces dettes, au lieu des deux qui étaient établies, ce qui serait difficile et plus à charge de ses peuples, de sorte que ce n’était plus qu’une question de nom ; ce qui détermina le roi à consentir la continuation de ces deux impositions pendant un temps suffisant pour acquitter les dettes de l’État52 ».
40Une déclaration en date du 9 juillet 1715 proroge donc la capitation et le dixième le temps nécessaire pour acquitter les dettes contractées pendant la guerre et rendre libres les revenus du monarque aliénés depuis 1689. Par cette clause, le roi s’engage auprès du peuple à « flécher » en quelque sorte cette ressource53. La prorogation du dixième sera pourtant abolie par le Régent en août 1717. Il se produit alors une réaction qui justifie après-coup le choix de Desmaretz de maintenir l’impôt. Les privilégiés avaient pour beaucoup résisté à ce prélèvement et les arriérés s’accumulaient. À l’annonce de sa disparition, tous ceux qui avaient refusé de le régler se voient conforter dans leur persévérance. Il devient donc extrêmement difficile pour le gouvernement de récupérer les sommes en retard de paiement54. En conservant le dixième et en exerçant une pression intacte sur les récalcitrants, Desmaretz avait évité cette situation.
41Le maintien des contributions de guerre lui permet, en outre, de prendre une nouvelle initiative : le 30 août 1715, le dernier édit du règne enregistré au Parlement crée des rentes héréditaires au denier 20 remboursables d’année en année pour amortir les dettes de l’État. Ces rentes sont gagées sur les revenus tirés de la capitation et du dixième des pays d’états, de Provence, de Lyon et de Paris. Une valeur de 4 millions de livres par an se trouve affectée au versement des arrérages et aux remboursements des principaux55. Desmaretz reprend ici le système de M. de Saint-Contest : on divise le solde en deux parts égales de 2 millions pour régler l’intérêt et une partie du capital. Ainsi, en réduisant ce dernier, on allège les arrérages l’année suivante, ce qui permet de rembourser un peu plus de principal. Toutes ces rentes sont en réalité cédées aux autorités locales : il s’agit d’une vente forcée et d’un transfert, comme le souhaitait Desmaretz, d’une portion de la dette sur les provinces56. L’État reçoit rapidement 40 millions de livres en contrepartie, et aliène deux taxes qu’il devait abolir – ce qui s’appelle faire une bonne affaire.
Conclusion
42Un véritable abîme s’ouvre quand il s’agit d’identifier ce qu’est la dette publique à la mort de Louis XIV. Son montant total, comme ses composantes, font l’objet de débats dès le xviiie siècle, car, comme à des périodes plus contemporaines, sa définition est autant financière que politique. La dette devient dès lors le révélateur et même l’étalon de vérité des bonnes pratiques gouvernementales, au point de susciter des justifications officielles auprès du public, tels le compte rendu au Régent de Desmaretz publié en 1716 ou l’État général des dettes de l’État, précédemment cité, et destiné à mettre en valeur la politique de désendettement de Law.
43Politique est également la manière de considérer la question de son remboursement. Desmaretz, de ce point de vue, introduit un discours relativement nouveau à ce niveau de responsabilité en proclamant pour le roi débiteur l’urgence de respecter ses engagements vis-à-vis de ses créanciers. Jusqu’alors, il était aisé pour le pouvoir d’imposer des conditions rétroactives, voire d’assumer des banqueroutes. Ce n’est pas la voie suivie par le ministre qui, loin de dénoncer la dette par quelque chambre de Justice, fait de son règlement une démonstration de puissance. Le paradoxe est qu’en tenant ce discours de fermeté, il dessine indirectement un nouvel espace politique où une portion de la société au nom des créances impayées se voit reconnaître le droit de faire valoir un intérêt autonome, voire contradictoire, avec celui immédiat du prince et, ce faisant, de lui en réclamer légitimement des comptes. De ce point de vue, apparaît sous la plume du ministre, à travers le prisme de la dette, une demande de rééquilibrage des rapports entre État et société qui, à l’orée d’un siècle qui n’est pas encore totalement celui des Lumières, est loin d’être anodin. Ce rééquilibrage se manifeste entre autres par une volonté de transparence plus importante, contrepartie nécessaire au maintien d’impôts universels qui touchent désormais une société dont le consentement fiscal ne saurait se réduire en temps de paix à l’exercice de la seule contrainte.
Notes de bas de page
1 Sur cette dénomination problématique de dette publique, voir l’introduction de Jean-Yves Grenier in Jean Andreau, Gérard Béaur, Jean-Yves Grenier (dir.) La dette publique dans l’histoire, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006, p. 1-19, consultable en ligne, https://books.openedition.org/igpde/1180.
2 En 1713, Desmaretz diminue l’intérêt de toutes les rentes perpétuelles au denier 25 (4 %). Les titres émis avant 1706, non revendus sur le marché secondaire, voient leur capital intégralement maintenu, mais les autres connaissent une réduction du principal à rembourser des 2/5, soit 40 %. Ce coup de force lui permet de réduire le montant des arrérages annuels à verser de 14 millions de livres. Quant à la baisse du capital des 2/5, elle revient à rayer d’un trait de plume 135 000 000 de livres. Katia Béguin, Financer la guerre au XVIIe siècle. La dette publique et les rentiers de l’absolutisme, Seyssel, Champ Vallon, 2012.
3 Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, Mémoires pour servir à l’histoire des négociations depuis le Traité de Riswick jusqu’à la Paix d’Utrecht, Paris, Michaud et Poujalat, 1839.
4 Stéphane Guerre, Nicolas Desmaretz. Le Colbert oublié du Roi-Soleil, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019.
5 Ibid.
6 Jean-Roland Malet, Comptes-rendus de l’administration des Finances du royaume de France, Londres, Paris, Buisson, 1789.
7 Marie-Laure Legay, La banqueroute de l’État royal. La gestion des finances publiques de Colbert à la Révolution française, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.
8 S. Guerre, Nicolas Desmaretz…, op. cit.
9 Mme de Maintenon, Lettres de Mme de Maintenon. 1714-1719, Paris, Honoré Champion, 2011, t. 6, lettres n° 220, 230 et 246.
10 Archives nationales, Paris (désormais AN), G7 1903, mémoire de M. Desmaretz sur la situation présente, janvier 1715.
11 Ibid.
12 AN, G7 1903, compte-rendu de M. Desmaretz au Régent, 1716.
13 État général des dettes de l’État à la mort du feu roi Louis XIV, Lyon, 1720 ; M.-L. Legay, La banqueroute de l’État royal, op. cit.
14 François R. Velde, « Government Equity and Money : John Law’s System in 1720 France », Federal Bank of Chicago, Working Papers, vol. 31, 2003.
15 AN, G7 1903, second mémoire de M. Desmaretz sur la situation présente, 20 février 1715.
16 « L’Empereur, les Anglais, les Hollandais et leurs alliés, qui se trouvent aujourd’hui dans le même cas et pour la même cause, ont établi des impositions pour vingt, trente et quarante années, et ils en établissent actuellement de nouvelles pour payer leurs dettes. Quel avantage leur donnerions [-nous] sur nous, si nous ne leur faisions pas que nous prenons de pareils arrangements pour nous acquitter. » Bibliothèque nationale de France (désormais BnF), ms. fr. 7765, mémoire de M. Desmaretz, 21 février 1715, f° 4.
17 Mémoire de M. Desmaretz, op. cit.
18 Rapport de Desmaretz rédigé en 1714 et reproduit dans François Véron de Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances depuis l’année 1595 jusqu’à l’année 1721, Bâle, 1758, t. 2.
19 Ibid.
20 Archives du ministère des Affaires étrangères (désormais Ar. MAE), mémoires et documents, France, 137, f° 44 et suiv.
21 F. Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances, op. cit.
22 Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984 ; S. Guerre, Nicolas Desmaretz…, op. cit.
23 Ar. MAE, mémoires et documents, France, 137, f 41 ; AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, janvier 1715.
24 BnF, ms. fr. 7765, mémoire de M. Desmaretz, 21 février 1715, f° 3.
25 J.-R. Malet, Comptes-rendus…, op. cit.
26 AN, G7 1114-1117, mémoire sur les contrôleurs généraux des Finances, 1728.
27 Édit portant suppression de la Caisse des emprunts…, Paris, 23 août 1715 ; AN, E878a, arrêt du 17 août 1715, f° 378.
28 Édit portant révocation de la loterie en forme de tontine, Paris, août 1715.
29 AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, août 1715.
30 AN, G7 1114-1117, mémoire sur les contrôleurs généraux des Finances, 1728.
31 BnF., ms. fr. 7765, mémoire de M. Desmaretz, 21 février 1715, f° 7.
32 Ibid.
33 AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, août 1715.
34 Olivier Poncet, « Une sortie de guerre. Le pouvoir royal et les offices de police économique à Paris (1715‑1730) », in Françoise Hildescheimer, Stéphane Blond, Quand la guerre se retire…, La Roche-sur-Yon, Presses universitaires de l’ICES/Publisud, 2012, p. 153-194.
35 AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, 20 février 1715 ; Gary B. McCollim, Louis‘s XIV Assault on Privilege. Nicolas Desmaretz and the Tax on Wealth, Rochester, University of Rochester Press, 2012.
36 F. Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances, op. cit.
37 AN, G7 1903, mémoires de M. Desmaretz, janvier 1715 et 20 février 1715.
38 AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, janvier 1715.
39 AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, 20 février 1715.
40 Ar. MAE, mémoires et documents, France, 137, f° 44.
41 BnF, ms. fr. 7767, lettre de N. Desmaretz à M. de Saint-Contest, 13 janvier 1715, f° 158.
42 Ar. MAE, mémoires et documents, France, 137, mémoire de la main de M. Desmaretz, f° 42.
43 « L’empereur après la paix de Baden vient de remettre à ses pays héréditaires les demandes extraordinaires de finances qu’il avait été obligé de leur faire pendant la guerre, mais en même temps il charge ces mêmes états d’acquitter les dettes contractées pour soutenir la guerre qui les cause, et chaque province proportionnellement à ses forces, et à sa portée doit payer une partie de ces dettes à la décharge de Sa Majesté. » BnF, ms. fr. 7767, lettre de M. de Saint-Contest à N. Desmaretz, f° 152.
44 Ibid.
45 S. Guerre, Nicolas Desmaretz…, op. cit.
46 AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, 20 février 1715.
47 Ibid.
48 Ar. MAE, mémoires et documents, France, 137, mémoire de la main de M. Desmaretz, f° 42.
49 AN, G7 1114-1117, lettre de M. De La Croix à M. Des Forts, 13 juillet 1726, f° 42-43.
50 AN, G7 1903, mémoire de M. Desmaretz, 20 février 1715.
51 BnF, ms. fr. 7765, mémoire de M. Desmaretz, 1er mai 1715, f° 20.
52 AN, G7 1114-1117, lettre de M. De La Croix à M. Des Forts, 13 juillet 1726, f° 42-43.
53 Pour faire accepter sa volte-face, le roi accorde quelques concessions telle l’extinction de tous les recouvrements extraordinaires et traités faits avant le premier janvier 1713. Cette promesse ne sera cependant pas mise en œuvre.
54 Maurice Houques-Fourcade, Histoire du dixième et du cinquantième. Leur application dans la généralité de Guyenne, Bordeaux, Imprimerie Cadaret, 1889.
55 800 000 livres par an pour le Languedoc, 1 million par an pour la Bretagne, 600 000 par an pour la Bourgogne, 200 000 livres par an pour l’Artois, 400 000 par an pour la Provence, 600 000 livres par an pour Paris et 400 000 livres par an pour Lyon. Édit [..] portant création de 2 000 000 de rentes héréditaires au denier 20…, Paris, août 1715.
56 Édit [...] portant..., op. cit., 8 millions de livres pour le Languedoc pour 400 000 livres de rentes, 10 millions pour la Bretagne pour 500 000 livres de rentes, 6 millions pour la Bourgogne pour 300 000 livres de rentes, 2 millions pour l’Artois pour 100 000 livres de rentes, 4 millions de livres pour la Provence pour 200 000 livres de rentes, 6 millions pour Paris pour 300 000 livres de rentes et 4 millions de livres pour Lyon pour 200 000 livres de rentes.
Auteur
Professeur agrégé d’histoire et docteur en histoire moderne de l’université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis, Stéphane Guerre porte ses recherches sur l’histoire financière et monétaire de la fin du règne de Louis XIV ainsi que sur la prise de décision politique et le fonctionnement réel de l’État absolu. Il s’est plus particulièrement intéressé au personnage de Nicolas Desmaretz, neveu de Colbert et dernier contrôleur général du règne de Louis XIV et a publié une biographie politique de ce ministre réformateur sous le titre Nicolas Desmaretz, le Colbert oublié du Roi Soleil, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019.
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