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L’industrie dans la Grande Guerre

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Patrick Fridenson
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Pascal Griset

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L’industrie papetière pendant la Première Guerre mondiale : entre pénurie et stratégie

Louis André

Texte intégral

La papeterie française en 1914

1En 1914, l’industrie papetière française, en pleine expansion depuis le début du siècle, atteint une production annuelle d’environ 750 000 tonnes de papiers et cartons, qui couvre la consommation nationale. L’exportation se limite à 50 000 tonnes, balancée par une importation de 30 000 tonnes, freinée par les droits douaniers. Avec ses larges ressources forestières et ses importations de bois russes et finlandais, l’Empire allemand produit pour sa part 1 600 000 tonnes de papiers et cartons. En 1912, le Royaume-Uni atteint 1 085 000 tonnes, complétées par une importation de plus de 500 000 tonnes.

2L’industrie papetière s’est depuis le début du siècle déplacée vers les centres de consommation, en particulier dans la région parisienne ou le Nord. De même, ses usines se sont rapprochées des ports d’importation et des voies de transport des pâtes à papier et des rondins de bois qu’elle importe en grande quantité. C’est une des raisons de son développement mais également l’une de ses caractéristiques ou faiblesses : l’importation de plus de la moitié de ses besoins en matières premières : chiffons, pâtes de bois mécaniques et chimiques. De 1894 à 1914, elle est passée de 130 000 à 465 000 tonnes de pâtes, auxquelles s’ajoutent les bois importés et transformés en pâte dans les usines françaises. Ces importations viennent surtout par Le Havre et Rouen mais aussi Nantes ou Bordeaux, depuis la Suède et la Norvège pour les pâtes mécaniques et chimiques mais aussi d’Allemagne et d’Autriche pour les pâtes chimiques (33 %). Ce sont elles qui ont permis l’essor de la papeterie nationale en ce début de siècle.

3Autre caractéristique : la grande quantité des usines, près de 400, utilisant 600 machines à papier et qui n’a d’égale que leur faible productivité. Seule une poignée atteint une capacité de production dépassant 10 000 tonnes annuelles. Si la papeterie des Darblay à Essonnes au sud de Paris compte 25 machines à papier produisant plus de 50 000 tonnes annuelles et se veut la plus grande d’Europe (sinon du monde !), elle cache la forêt des multiples petits producteurs. De même, ces usines sont éparpillées dans la plupart des départements (75 sur 89), dont émergent cependant la région parisienne, les Alpes, les Vosges et le Nord.

Tableau 1. Importation de pâtes à papier en France en 1913

Pays

Pâtes chimiques

Pâtes mécaniques

         Tonnage         

         %         

         Tonnage         

         %         

Suède

88 802

43,2

116 342

44,8

Norvège

31 829

15,6

115 923

44,6

Russie

995

0,5

15 379

5,9

Allemagne

42 716

20,7

6 395

2,5

Autriche

26 536

12,9

0

0

Canada

2 711

1,3

4 503

1,8

Belgique

4 664

2,3

0

0

Suisse

4 605

2,2

0

0

Autres pays         

2 637

1,2

833

0,3

Total

205 495

99,9

259 375

99,9

Source : AN, F12 7757, conférence permanente des matières premières du livre et de l’édition, rapport présenté par la commission à l’assemblée générale de la conférence plénière, mars 1924.

4Dernière caractéristique majeure, celle du marché des papiers et cartons qui s’effectue pour plus de 50 % dans la capitale. Paris est depuis plus d’un siècle le centre majeur de l’édition comme des journaux et concentre la vente des papiers d’impression en particulier. De même, marchands en gros et dépôts des sociétés papetières dans la capitale jouent un rôle actif de redistribution dans toute la moitié nord du pays.

  • 1  Archives Bergès au musée de la Houille blanche à Lancey (Isère) et archives de la Papeterie de la (...)
  • 2  AD Essonne, 3 J 39, registre des assemblées générales de la Société anonyme des papeteries Darblay (...)

5L’entrée en guerre surprend cette industrie en expansion. À Lancey en Isère, dans la plus importante usine des Alpes, les monteurs de la firme allemande Voith mettent en place la grande machine à carton à huit formes rondes des papeteries Bergès (et de sa filiale des Cartonneries du Sud-Est), tandis qu’à Nanterre les Papeteries de la Seine, fournisseuses du Petit Parisien, attendent la livraison de leur cinquième machine pour papier journal par la même firme allemande1. Chez les Darblay à Essonnes, la mise en route de la nouvelle machine à papier journal à grande production de l’usine annexe des Tarterêts est prévue en août ou septembre 19142. Les ateliers Allimand de Rives en Dauphiné achèvent le montage de la troisième machine de la papeterie Aussedat de Cran (Annecy) et construisent trois autres machines en commande.

Une branche industrielle dans la guerre

  • 3  Jean-Pierre Borgis, Moulin-Vieux, histoire d’une papeterie dauphinoise, 1869-1989, Grenoble, Press (...)
  • 4  AD Côtes-d’Armor, 77 J, livre de paie, 1911-1915.

6La déclaration de guerre et la mobilisation des hommes puis les appels successifs des jeunes classes désorganisent la production de toutes les usines. Les listes de salariés montrent le départ de la moitié aux deux tiers des hommes, du jour au lendemain (Aussedat à Cran, Moulin-Vieux, Lancey) tandis que les effectifs féminins traditionnellement employés pour la découpe des chiffons, le tri et la mise en rame des feuilles se maintiennent3. Dans le cas de la papeterie, l’effet est amplifié par le départ des conducteurs de machine (combattants et territoriaux), des ouvriers spécialisés et des chefs d’équipe, lesquels travaillent par factions de 12 heures et dont le départ d’un seul provoque l’arrêt de la machine à papier – pièce centrale, souvent unique – de l’usine et son arrêt total. Ainsi à Moulin-Vieux, le départ du conducteur de machine et de plusieurs ouvriers clés condamne l’entreprise à l’inactivité durant tout le mois d’août. Le patron, Pierre Escarfail, âgé de 57 ans, doit mener lui-même la machine, comme dans sa jeunesse. Chez Aussedat à Cran, le seul conducteur réformé, Garçin, consent à effectuer des journées de 18 heures. À Belle-Isle-en-Terre (Côtes-du-Nord), les trois frères Burel, conducteurs titulaires, partent sous les drapeaux, remplacés par leur père, René, conducteur retraité depuis plusieurs années. L’équipe reformée mène les deux machines à la fois. Dans ce cas comme dans ceux de nombreuses usines, la marche des machines est réduite à une seule faction4. Dans tous les cas, les remplaçants n’ont pas l’efficacité des titulaires, qui connaissent leurs machines, et la productivité s’en ressent. Nombre d’usines sont également réquisitionnées pour loger les troupes sur le départ et l’occupation va durer jusqu’au début de 1915 (Jean d’Heurs, Besançon, Le Marais), tandis que les régions du Nord et de l’Est, fortes productrices, sont envahies. À Alfortville et à Persan en région parisienne, les deux usines de la Société des papeteries de l’Auto, filiales des papeteries dauphinoises Bergès, sont arrêtées jusqu’au mois d’avril 1915 pour la première et l’automne suivant pour la seconde. De même, l’usine des Mureaux (Yvelines) de la société iséroise de Pont-de-Claix reste inactive jusqu’à la fin de l’année 1915.

Graphique 1. Production mensuelle des Papeteries de la Seine à Nanterre et Vallée à Belle-Isle-en-Terre, 1914‑1818 (indice 100 en juillet 1914)

Graphique 1. Production mensuelle des Papeteries de la Seine à Nanterre et Vallée à Belle-Isle-en-Terre, 1914‑1818 (indice 100 en juillet 1914)

Sources : AD Côtes-d’Armor, 77J, livre de fabrication 1908-1919 ; archives des Papeteries de la Seine à Nanterre.

  • 5  Centre des archives économiques et financières (CAEF), B 15221, contribution exceptionnelle sur le (...)

7D’une manière générale, la production chute de 45 à 70 % durant le second semestre de 1914, tandis que les usines doivent puiser dans leurs stocks de matières premières, souvent conséquents. À Arles, la nouvelle usine de papier journal, destiné aux journaux marseillais, peut produire dix mois grâce à ses stocks et réaliser de beaux bénéfices alors que les prix ont commencé leur ascension5. Les achats de pâtes sont effectués sous forme de marchés passés pour deux ou trois années pour un tonnage précis, assurant les livraisons et le niveau des prix durant les premiers mois du conflit.

  • 6  AN, F12 7920, suppression des droits de douane en 1915 et 1916.

8L’industrie papetière, dont l’activité n’est pas directement destinée à la défense nationale, connaît des difficultés d’approvisionnement en matières premières, pâtes et bois importées naturellement mais aussi en chiffons, dont les réseaux et les circuits sont impactés par le manque de ramasseurs. Au mois de février 1916, le Syndicat des fabricants de papier veut s’opposer au projet du gouvernement anglais d’interdire la sortie des vieux papiers d’Angleterre après avoir prohibé celle des chiffons dès le mois de décembre précédent… tout en demandant la prohibition de sortie des chiffons de France6 !

9S’y ajoutent les lourds problèmes d’acheminement des matières premières en chemin de fer et sur les voies d’eau depuis les ports et d’envoi des produits finis dans la capitale. De nombreuses usines voient leurs balles de pâte bloquées au Havre ou à Rouen faute d’acheminement possible par les chemins de fer. Le manque total de wagons est récurrent et certaines usines se décident même à en acheter.

  • 7  CAEF, B 15247/2, contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre, dossier Laroche-Joubert.

10La troisième difficulté est le ravitaillement en charbon pour une industrie non prioritaire. Ces manques s’aggravent à mesure des mois et la pénurie de combustible nécessite l’utilisation de paille, de lignite, de tourbe et de bois locaux (Lacroix) et même de sciure (Aussedat), la réouverture de mines locales (Bergès, Fredet) ou leur réactivation (Gouraud en Vendée), souvent en société avec d’autres industriels. En 1917 à Angoulême, la Société coopérative Laroche-Joubert achète même cinq voiliers pour aller directement s’approvisionner en charbon anglais7.

11Pendant toute la durée du conflit, la production globale reste réduite d’une moyenne de 40 à 60 % de la production d’avant-guerre alors que la zone nord avec ses nombreuses cartonneries est occupée ou théâtre des combats. La pénurie s’installe. Le niveau varie naturellement suivant les localisations et surtout les spécialisations, les usines de papier d’impression courant étant les plus concernées par les réductions et la baisse des marges, ainsi que le montre Jean-Pierre Borgis par l’exemple des papeteries de Moulin-Vieux à Pontcharra-sur-Bréda en Isère. Leur production de 1918 n’atteint guère que 37 % de celle de 1913. Elle ne retrouvera ce niveau qu’en 1928. La société voit sa marge bénéficiaire se dégrader et la valeur de son actif réduite de moitié à l’issue des quatre années de guerre.

Graphique 2. Production de quatre papeteries durant le conflit mondial (au 30 juin de l’année, indice 100 en 1913)

Graphique 2. Production de quatre papeteries durant le conflit mondial (au 30 juin de l’année, indice 100 en 1913)

Sources : AM Pont-de-Claix, archives de la papeterie de Pont-de-Claix ; AD Haute-Garonne, 134 J 11, société Lacroix, assemblées générale 1911-1920 ; AD Côtes-d’Armor, 77 J, livres de production, archives des Papeteries de la Seine à Nanterre.

  • 8  J.-P. Borgis, Moulin-Vieux…, op. cit., p. 114.

12Dès le début du conflit, des restrictions sont imposées pour limiter la consommation de papier alors que dès 1916 se développe « la crise du papier ». Si le niveau des prix reste modéré jusqu’à la fin de 1915 (multipliés par 1,35), ils connaissent une première augmentation nette en 1916 puis explosent en 1917 et 1918 (et se maintiennent l’année suivante) à mesure des difficultés croissantes d’approvisionnement et de l’inflation, mais aussi à la discrétion des fabricants. Jean-Pierre Borgis cite la lettre d’un imprimeur de Valence comparant les prix – modérés – pratiqués par la papeterie de Moulin-Vieux durant le conflit et ses autres fournisseurs, bien plus gourmands. Si le quintal de papier d’impression « moyen » coûte 56 francs en 1914 puis 85 francs en janvier 1915, il atteint 320 francs en janvier 1919 puis 400 francs l’année suivante8.

  • 9  CAEF, base de données des entreprises et marchés durant la Première Guerre mondiale.

13La Défense nationale n’est demandeuse que pour la fourniture de papiers d’écriture pour les bureaux des états-majors, les cartes ou encore de cartons pour le cerclage et le transport des obus. Les tonnages restent modestes et ne permettent pas à l’industrie papetière d’obtenir un statut prioritaire pour les approvisionnements. On trouve encore des papiers spécialisés comme le papier photographique. Les marchés de fournitures de papier concernent environ 30 fabricants et marchands en gros de papier et carton9.

  • 10  Sur la fabrication des explosifs et du coton à nitrer, voir les articles de Charles Gabel dans le (...)
  • 11  CAEF, B 15628/1, dossier Fredet ; Raoul Blanchard, Grenoble et sa région pendant la guerre, esquis (...)

14Les fabricants offrent leurs services et sont sollicités pour préparer du coton à nitrer. Il s’agit de nettoyer, épurer et « défiler » les cotons habituellement employés pour la fabrication du papier, afin de les utiliser pour la fabrication de la poudre à nitrer (nitrate de cellulose). Les papetiers sont des spécialistes du traitement des chiffons et cette activité concerne les usines, souvent de papier fin, ayant conservé le matériel de traitement des chiffons. Aussi nombre d’entre eux vont-ils monter des ateliers de coton à nitrer à la demande du service des Poudres, en particulier en 1917 et 1918 lorsque les capacités de production des Poudreries seront multipliées. Parmi les Poudreries nationales, celle d’Angoulême concentre la fabrication du coton à nitrer10. Au total, ce ne sont pas moins de 30 fabricants de papier qui approvisionnent les Poudreries. Le patron de la papeterie iséroise de Brignoud, Henri Fredet, se distingue en créant dès août 1915 sa Société du coton-poudre. En 1918, elle parvient à produire 30 tonnes par jour de coton-poudre en employant 350 ouvriers dans sa papeterie11. Sa voisine, la papeterie Bergès de Lancey monte, en sous-traitance de la Société des forges et aciéries de Firminy (Loire), un atelier de fabrication des obus de 95 qui occupera jusqu’à 800 personnes. Cette dernière fabrication se retrouve aux Papeteries de la Seine à Nanterre comme aux papeteries de La Haye-Descartes (Indre-et-Loire).

Une production stratégique, le papier journal

15Il est cependant un secteur prioritaire de la production papetière nationale : le papier journal (50 grammes par mètre carré). Il n’est pas nécessaire d’insister sur le rôle « politique » des journaux et leur importance en temps de guerre comme relais de la propagande et soutien du gouvernement à destination des troupes comme de l’arrière. Aussi leur parution régulière tout comme leur contrôle sont-ils stratégiques. À la déclaration de guerre, la production du papier journal en France est le fait d’une quinzaine d’usines seulement, dont se détachent les papeteries Darblay d’Essonne et les Papeteries de la Seine à Nanterre – propriété du patron du Petit Parisien et homme politique Jean Dupuy –, qui assurent à elles seules près de 75 % du total. S’y ajoutent les jeunes papeteries d’Arles, fournisseuses des journaux marseillais (qui en sont actionnaires), pour atteindre 83 % de la production française de papier journal !

16Dès le début du conflit, la chute brutale de la production papetière comme leur propre désorganisation provoque la réduction du format et du nombre de pages des grands quotidiens parisiens de six ou huit à deux, avant de revenir progressivement à quatre puis six pages, au fur et à mesure de la reprise des importations de pâtes et de papier. Certains varient leur pagination suivant les jours de la semaine.

  • 12  Premier quotidien français, Le Petit Parisien atteint alors 2 180 000 exemplaires et consomme 23 0 (...)
  • 13  AD Essonne, 3 J, fonds Darblay. Au bilan de l’exercice 1915-1916, le stock de papier est compté po (...)

17Face au manque de papier journal français pour assurer le tirage régulier des journaux, le gouvernement décide dès le mois de février 1915 de réduire de 60 % le montant des droits appliqués au papier journal importé (10 francs par quintal), réduction qui passe à 95 % au mois d’août 1915 malgré l’opposition du Syndicat des fabricants de papier et de ses adhérents. Dès lors, ce dernier est moins cher que celui produit par les papeteries françaises et les journaux n’hésitent pas. Ces mesures permettent aux grands quotidiens d’importer les tonnages manquants à moindre prix, en particulier de Suède et de Norvège. Le président du Comité général des associations de la presse française et président du Syndicat de la presse parisienne qui réclame ces abaissements n’est autre que l’influent sénateur et ancien ministre Jean Dupuy, proche du gouvernement, puissant patron du Petit Parisien – premier quotidien national –, mais également propriétaire des Papeteries de la Seine ! Ainsi, les gérants du quotidien parisien Le Journal, client habituel des papeteries Darblay, annoncent lors de l’assemblée générale des actionnaires du début de 1917 avoir constitué des stocks qui atteignent 7 600 tonnes achetées en Suède alors que le tirage a atteint un record de 1 262 000 exemplaires au 31 décembre 1916, plaçant le titre au second rang de la presse parisienne et nationale12. Pour l’exercice 1915-1916 (septembre à septembre) : « La consommation de papier journal s’est élevée à 19 117 tonnes qui nous sont revenues tous frais compris à 7 725 759 francs. Cette consommation calculée suivant le barème des prix de la société Darblay durant le même laps de temps nous serait revenue à 10 040 767 francs, soit une économie certaine de 2 315 006 francs. » À cela s’ajoute le bénéfice : « afférent au stock de 7 600 tonnes […], le prix de revient n’atteint pas 55 francs les % kilos et les cours du papier scandinaves dépassent actuellement 100 francs13 ».

18Cette importation favorise surtout les grands titres parisiens au détriment de la presse régionale, qui reste tributaire du papier produit en France. Si les premiers tirent sur des rotatives et peuvent utiliser le papier importé en bobine, les plus petits s’impriment encore sur des presses « à plat » utilisant des papiers en format découpé produits par la papeterie locale. La mesure favorise en même temps que l’importation le maintien des prix des papiers ; cependant, l’année 1916 voit une première hausse des tarifs. Le caractère stratégique du secteur et ses intérêts provoquent rapidement des initiatives gouvernementales, qui se multiplient à proportion de la durée de la guerre et de l’impact des restrictions. 1916 voit la prohibition de l’importation de certaines catégories de papier, avec possibilité de dérogations individuelles, notamment pour le papier journal.

19Au début de cette même année est créé le groupement des intérêts économiques de la presse (GIEP) regroupant les professionnels, dont la première décision est de fixer la norme de parution à quatre pages. Sa préoccupation est ensuite d’assurer les importations en fonction des besoins des journaux, dont les tirages progressent fortement depuis le début du conflit. Ce groupement, qui compte surtout les représentants des quatre principaux quotidiens parisiens, souhaite que l’industrie du papier journal soit déclarée « industrie de Défense nationale », titre lui assurant dès lors des priorités d’approvisionnement. Ainsi, les papeteries qui produisent du papier journal bénéficient à partir de 1916 d’attributions de charbons français à des cours moins élevés que les charbons anglais importés (en 1916, niveau 100 pour les charbons anglais et 60 pour les charbons français). Les pâtes importées par les producteurs de papier de presse sont elles aussi exemptes de droits de douane. Dans le même temps, le gouvernement pousse fortement à la récupération et au remploi des vieux papiers, particulièrement pour le papier journal. Cependant, les fabricants de papier se plaignent de ce que les journaux revendent leurs « bouillons » au prix fort, dépassant même celui du journal, à des fabricants de papier en mal de matières premières, tandis que d’autres revendent une partie de ce papier journal importé à bon prix à des magazines ou pour des affiches… Le bénéfice est alors double. De même, les fabriques de papier journal, concurrencées par les importations, fabriquent avec les pâtes importées à bon marché des sortes pour les magazines, concurrençant les papeteries traditionnelles. Bientôt l’abaissement des droits s’applique à l’importation des papiers pour les magazines…

20En mai 1916, la production française de papier journal atteint 8 400 tonnes par mois, qui se réduisent à 6 500 tonnes l’année suivante, alors que les besoins dépassent 9 500 tonnes, niveau de la production française d’avant-guerre. En effet, à partir du mois de mars 1917, l’intensification de la guerre sous-marine, les limitations d’exportations des différents pays, notamment scandinaves, la hausse des prix des matières premières et la crise des transports intérieurs réduisent drastiquement les ressources et provoquent un envol des prix du papier, en particulier du papier journal.

Graphique 3. Prix du quintal de papier journal à Paris (en francs courants), 1914-1918

Graphique 3. Prix du quintal de papier journal à Paris (en francs courants), 1914-1918

Source : Alfred Adeline, La crise du papier (décembre 1917-décembre 1918), Rouen, chez l’auteur, 1919, 111 p., p. 66.

Un contrôle progressif de l’État avec les professionnels de la presse et du papier

21Aussi, dès avril 1917, c’est l’État qui prend la main. Le 30 avril, la commission interministérielle de la Presse (CIP) créée par arrêté succède au GIEP indépendant. Présidée par l’incontournable Jean Dupuy, elle impose la réduction de la pagination – trois fois quatre pages et quatre fois deux pages –, ainsi que celle des formats. Le 10 août 1917, un décret – après avis de la CIP – augmente le prix des journaux de 5 à 10 centimes, malgré une nette opposition d’une partie de la presse provinciale.

  • 14  AD Essonne, 3 J 3, registres des séances du conseil d’administration des papeteries Darblay, séanc (...)

22Cette commission où figurent les patrons de presse aux côtés des représentants ministériels est aussi chargée de contingenter le papier. Elle organise l’achat en commun et l’importation directe des charbons nécessaires aux papeteries et aux journaux, l’achat, l’importation et la répartition du papier américain destiné à parer au déficit de la production française à hauteur de 3 000 tonnes mensuelles. Conformément à ses intérêts, la commission préconise à la fois le maintien des importations de papier étranger et la relance de la production française de papier (en particulier aux papeteries Darblay et de la Seine) grâce à l’importation de pâtes étrangères, la relance de l’industrie nationale des pâtes et la mise à disposition de spécialistes rappelés du front pour les deux grands établissements. Le conseil d’administration des papeteries Darblay constate le 20 septembre 1917 que : « la production est d’environ 50 % de celle d’avant-guerre, soit un peu plus que l’année précédente, par suite de la mise en sursis pour la fabrication du papier journal d’un certain nombre de spécialistes des classes anciennes14 ».

  • 15  AN, F12 7753.

23La commission commence aussi à organiser le contrôle des papeteries au-delà du seul papier journal, souhaitant la création d’une commission spécifique. Le 13 août 1917 naît la Commission consultative du Papier. Elle compte onze membres de la CIP et onze représentants des industries de production et d’emploi du papier. Les papetiers sont représentés par Robert Darblay, André Navarre, président du Syndicat des fabricants de pâtes à papier, Eugène Crolard, président du Syndicat des fabricants de papier et Biclet, administrateur délégué des papeteries Bergès. On retrouve bien ici les représentants des plus importantes sociétés papetières du pays. Elle est chargée d’une part d’organiser et de contrôler l’importation des pâtes comme des papiers et d’autre part d’organiser et de contrôler la répartition du papier en servant en priorité les besoins qui intéressent la défense nationale puis les administrations15.

  • 16  AN, F12 7757.

24Réclamé par la CIP, son travail aboutit au décret du 2 février 1918 qui réglemente la fabrication et restreint drastiquement (poids, format, taille des caractères) l’usage du papier autre que le papier journal, mais aussi la quantité de publicité dans les quotidiens, la taille des affiches, l’épaisseur des enveloppes, etc. Tout détenteur, fabricant ou imprimeur, d’un stock de plus de 1 000 kilogrammes de papier devra le déclarer. La prohibition de l’importation est maintenue et toute demande de dérogation devra être examinée par la commission16.

  • 17  AN, F12 7759.

25Le même jour est créé l’Office national de la presse, qui succède à la CIP. Aux côtés des représentants des ministères, on trouve parmi les patrons de la presse Robert Darblay et Amédée Janot, directeur des Papeteries de la Seine. L’Office est organisé en sept commissions. Sa commission technique s’occupe de l’achat et du contingentement des matières premières, de la répartition des fournitures et de toutes les questions relatives à la fabrication du papier. Ses membres sont assistés de techniciens pris dans les fabriques de papier journal17. On y trouve donc, outre Darblay et Janot naturellement, André Navarre.

  • 18  AN, F12 7754.

26Le 21 juillet 1918, la commission consultative des Papiers est transformée à son tour en Office national des papiers, qui se charge de toutes les questions relatives aux papiers autres que ceux de la presse. Les fabricants sont en force : Janot, Darblay, Navarre, Biclet, Victor Blanchet (Papeteries de Rives), Dubost (Papeteries de l’Ouest). On y trouve encore les présidents de tous les différents syndicats professionnels, des marchands en gros et des transformateurs. Ce double office est complété, à la fin de juillet 1918, par le Comptoir des pâtes et papiers autres que ceux de la presse. Il est constitué sous forme de société anonyme dont l’objet principal est l’achat, le transport et la répartition des charbons et de toute autre matière nécessaire à la fabrication des pâtes, du papier ou des cartons. De même, il centralisera toutes les demandes d’importation des matières premières et des papiers et cartons. Présidé par Victor Blanchet, l’administrateur en est Amédée Janot, tandis que Robert Darblay figure dans son comité de direction18. Entre les décrets ministériels réglementant les fabrications des produits (types et poids) et les trois offices, c’est bien la totalité de l’activité qui est sous contrôle.

  • 19  F. Amaury, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, op. cit., p. 433, note 3.

27Surtout, à partir du mois de mai 1918, l’Office national de la presse parvient à imposer le principe de la péréquation mensuelle du prix de revient des papiers d’importation et des papiers nationaux, afin de limiter la hausse. En effet, le papier américain revient de 120 à 100 francs le quintal alors que le papier français est vendu jusqu’à 250 francs ! Ce principe permet ainsi à tous les journaux – petits et grands – de s’approvisionner au même tarif de 170 francs. De même, pour soutenir la fabrication française, une ristourne est consentie aux producteurs en fonction de leurs prix en contrepartie du maintien de la production. Ainsi que l’explique joliment le rapport de l’ONP au début de 1919 : « Notre intervention limitait les bénéfices, mais en même temps donnait un important appui aux fabriques placées sous notre contrôle, appui sans lequel elles ne pouvaient fonctionner longtemps. Mises dans l’alternative de produire à gros bénéfices en réduisant de plus en plus leur production au point d’en arriver à l’arrêt complet, ou de maintenir cette production en faisant des concessions sur leur prix, elles ont préféré cette dernière solution19 ».

28La guerre agit comme un révélateur des clivages et des intérêts divergents dans la profession, en premier lieu entre les fabricants de papier journal, dont certains sont liés à la presse, ou entre ceux produisant des papiers d’impression et les cartonniers et fabricants de papier d’emballage. Les premiers sont pour la libre entrée des papiers et des bois à pâte, alors que les seconds veulent la priorité pour les producteurs français, avec le maintien de droits élevés. L’autre clivage apparaît entre ceux qui produisent leur propre pâte à papier et veulent interdire l’entrée des pâtes étrangères face à la majorité de ceux qui sont dépendants de ces importations et réclament la suppression des droits. Les premiers n’hésitent pas à parler de patriotisme, soucieux de produire des pâtes avec des bois nationaux, assurant déjà la bonne fortune – qui deviendra récurrente – du thème de la mise en valeur de la forêt française. C’est notamment le cas des papeteries Bergès qui multiplient les opérations et ont droit à plusieurs pages sur ce thème dans L’Illustration en 1916. De même, le thème de la modernisation et de la concentration nécessaire de cette industrie très dispersée est porté par les promoteurs des grands groupes d’après-guerre, en particulier André Navarre.

29Reste la question des conséquences financières pour les entreprises papetières du fait de la guerre. La production et donc les rentrées sont diminuées tandis que la pénurie fait grimper les cours des matières premières. Cependant, on constate que la hausse des prix (multipliés par cinq en moyenne entre 1914 et 1918) compense largement ces augmentations malgré l’inflation, particulièrement en 1917-1918 et en 1919, années qui voient souvent l’envol des bénéfices. Chez Darblay, le chiffre déclaré des bénéfices passe de 1,332 million de francs en 1916 (au 30 septembre), chiffre proche des revenus d’avant-guerre, à 2,782 millions un an plus tard, puis à 12,762 en 1918 et à 12,749 l’année suivante ! Aux Papeteries de la Seine, le bénéfice brut passe de 3,70 francs par kilogramme en 1914 à 7 l’année suivante, puis à 13,9 en 1916 et à 17,1 en 1918, avant de frôler les 20 francs en 1918. Les entreprises de papier fin disposant d’un stock important nécessaire pour satisfaire la large gamme de leur clientèle résistent mieux que ceux qui fonctionnent à flux tendu avec quelques grossistes ou clients.

30Au total, les situations sont très contrastées. Certaines entreprises s’en sortent très bien, jouant sur les stocks et les prix et utilisant leurs bénéfices pour assurer leur expansion (Bergès) ou consolider leur capital par suramortissement ou constitution de multiples réserves (Papeterie de la Seine). Dans tous les cas – comme dans l’essentiel des entreprises industrielles françaises –, le matériel souffre pendant quatre années d’un manque d’entretien favorisé par la difficulté de se procurer des pièces de rechange. Au sortir de la guerre, tributaire des importations de pâtes et concurrencée par celles des papiers allemands en particulier (réclamées par la grande presse), l’industrie papetière française mettra près de dix années à retrouver ses niveaux de 1914.

Notes

1  Archives Bergès au musée de la Houille blanche à Lancey (Isère) et archives de la Papeterie de la Seine à Nanterre (SMURFIT-KAPPA). J’adresse tous mes remerciements au dernier directeur de ces dernières, Jean-Luc Baffet, pour m’avoir laissé libre accès à ces archives avant d’assurer avec ténacité leur sauvetage et leur préservation.

2  AD Essonne, 3 J 39, registre des assemblées générales de la Société anonyme des papeteries Darblay, 1908-1942.

3  Jean-Pierre Borgis, Moulin-Vieux, histoire d’une papeterie dauphinoise, 1869-1989, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1991, 288 p., p. 108 ; Jean-Claude Berthelet, Les papeteries Aussedat. Un essor hors du commun, tome II : Le xxe siècle, Marseille, Centre littéraire d’impression provençal, 2013, 282 p., p. 147.

4  AD Côtes-d’Armor, 77 J, livre de paie, 1911-1915.

5  Centre des archives économiques et financières (CAEF), B 15221, contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre, dossier Étienne Frères à Arles.

6  AN, F12 7920, suppression des droits de douane en 1915 et 1916.

7  CAEF, B 15247/2, contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre, dossier Laroche-Joubert.

8  J.-P. Borgis, Moulin-Vieux…, op. cit., p. 114.

9  CAEF, base de données des entreprises et marchés durant la Première Guerre mondiale.

10  Sur la fabrication des explosifs et du coton à nitrer, voir les articles de Charles Gabel dans le Bulletin de l’Association des anciens élèves de l’École centrale lyonnaise, juillet 1913 et septembre 1920.

11  CAEF, B 15628/1, dossier Fredet ; Raoul Blanchard, Grenoble et sa région pendant la guerre, esquisse économique, Grenoble, Allier, 1918.

12  Premier quotidien français, Le Petit Parisien atteint alors 2 180 000 exemplaires et consomme 23 000 tonnes de papier cette année-là, mais il est vrai que la réduction du format et de la pagination entraîne celle de la consommation de papier, Francine Amaury, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République. Le Petit Parisien, 1876-1944, Paris, Presses universitaire de France, 1972, 2 tomes ; en particulier « L’apogée de la vente du “Petit Parisien” au cours de la Première Guerre mondiale et l’importance des “bénéfices bruts de guerre” », p. 431-434.

13  AD Essonne, 3 J, fonds Darblay. Au bilan de l’exercice 1915-1916, le stock de papier est compté pour 3 203 000 francs, auxquels s’ajoutent 731 904 francs de « papier en route ». L’économie réalisée grâce au stock de papier est évaluée à 2 millions de francs.

14  AD Essonne, 3 J 3, registres des séances du conseil d’administration des papeteries Darblay, séance du 20 septembre 1917.

15  AN, F12 7753.

16  AN, F12 7757.

17  AN, F12 7759.

18  AN, F12 7754.

19  F. Amaury, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, op. cit., p. 433, note 3.

Table des illustrations

Titre Graphique 1. Production mensuelle des Papeteries de la Seine à Nanterre et Vallée à Belle-Isle-en-Terre, 1914‑1818 (indice 100 en juillet 1914)
Crédits Sources : AD Côtes-d’Armor, 77J, livre de fabrication 1908-1919 ; archives des Papeteries de la Seine à Nanterre.
URL http://books.openedition.org/igpde/docannexe/image/4978/img-1.jpg
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Titre Graphique 2. Production de quatre papeteries durant le conflit mondial (au 30 juin de l’année, indice 100 en 1913)
Crédits Sources : AM Pont-de-Claix, archives de la papeterie de Pont-de-Claix ; AD Haute-Garonne, 134 J 11, société Lacroix, assemblées générale 1911-1920 ; AD Côtes-d’Armor, 77 J, livres de production, archives des Papeteries de la Seine à Nanterre.
URL http://books.openedition.org/igpde/docannexe/image/4978/img-2.jpg
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Titre Graphique 3. Prix du quintal de papier journal à Paris (en francs courants), 1914-1918
Crédits Source : Alfred Adeline, La crise du papier (décembre 1917-décembre 1918), Rouen, chez l’auteur, 1919, 111 p., p. 66.
URL http://books.openedition.org/igpde/docannexe/image/4978/img-3.jpg
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Auteur

Louis André est maître de conférences d’histoire à l’Université Rennes 2 (EA 1279), ancien élève de l’École du Louvre et diplômé de l’École du Patrimoine. Ancien conservateur du Patrimoine, il a participé à la rénovation du Musée des Arts et Métiers du CNAM. Spécialiste d’histoire et de patrimoine industriel, en particulier de l’industrie papetière et des constructions mécaniques, il est secrétaire général de l’Association de défense et de valorisation du patrimoine industriel, CILAC, et directeur de la rédaction de sa revue semestrielle Patrimoine Industriel. Son dernier ouvrage publié est Aristide Bergès, une vie d’innovateur, de la papeterie à la houille blanche aux Presses universitaires de Grenoble en 2013.

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