Et pour finir
p. 283-285
Texte intégral
1Lorsque, hors du cadre de ma vie strictement professionnelle, j’avais l’occasion de rencontrer de nouvelles relations, il m’arrivait tout naturellement dans la conversation d’être interrogé sur la profession que j’exerçais. J’avais alors remarqué combien il était difficile de m’expliquer sur ce sujet, de façon à la fois simple et précise, devant des gens qui souvent ignoraient l’existence même de mon administration. Au moment où j’énonçais ma qualité de « commissaire de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes », je voyais s’allumer dans les yeux de mes interlocuteurs, malgré leur sourire poli et leur air entendu, une lueur d’incompréhension qui m’obligeait alors à entreprendre de longues dissertations sur le rôle de l’administration en matière économique. Ces exposés étaient toujours illustrés, pour mieux me faire comprendre, par quelques exemples concrets pris le plus souvent dans leur quotidien de consommateurs.
2Je constatais que cette bonne volonté pédagogique de ma part ne donnait que très rarement les résultats que j’en attendais. Elle suscitait en effet le plus souvent chez mon public des réactions fort décevantes et peu originales. Les uns m’abreuvaient du récit des déboires qu’ils avaient rencontrés dans tel magasin. D’autres me conseillaient d’intervenir avec fermeté chez tel distributeur dont les agissements leur paraissaient louches. Mais je crois qu’en définitive personne n’avait vraiment compris la nature réelle de mon travail.
3En rapportant de telles anecdotes, mon intention n’est pas de faire de l’ironie aux dépens de ces personnes dont la sociabilité et l’intelligence ne sont pas ici en cause. En réalité, si j’insiste sur cet aspect des choses c’est parce que j’ai longtemps eu moi-même une certaine difficulté à résoudre cette petite énigme : comment définir avec précision le travail d’un fonctionnaire de la DGCCRF ? Quelle est l’essence du métier une fois qu’on en a éliminé tous les aspects superficiels et conjoncturels ? Le temps que j’ai passé à rédiger ce recueil de souvenirs aura eu au moins le mérite de me permettre d’apporter une réponse satisfaisante à cette question.
4Ce qui indiscutablement revient de façon récurrente à travers tous les aléas de mon récit, c’est le travail d’investigation. S’il y a un fil rouge qui a guidé mon action pendant toute ma vie professionnelle, c’est bien le métier d’enquêteur. Et c’est cela qui m’a fait aimer ce que je faisais.
5Dans un autre ordre d’idées, je retrouve chez moi ce constant besoin de connaître, grâce à une recherche, la réalité des choses, de dépasser l’opacité des apparences. Comprendre et dévoiler les mécanismes et ressorts qui font fonctionner la machine économique et sociale ont sans doute été pour moi les motivations profondes de mon engagement syndical et politique, et ceci tout autant que mon désir de justice sociale ou mon allergie à l’autorité.
6Il y a quelques mois, et ce n’est pas un hasard, j’ai relu un article sur l’étymologie du mot histoire qui vient du dialecte grec ionien historia et qui est issu d’une racine indo-européenne signifiant : voir. En conséquence on définissait l’historien d’abord comme celui qui voit, celui qui est témoin, celui qui cherche à savoir ou qui s’informe. Car ce témoignage n’a de valeur qu’à partir du moment où il s’accompagne d’une « enquête ». Thucydide, le grand historien de l’Antiquité n’écrivait-il pas dans son histoire de la guerre du Péloponnèse : « Pour ce qui est des faits, je n’ai pas cru bon de les rapporter d’après le premier venu ni d’après mes impressions, mais en y ayant assisté moi-même ou, si je les tenais d’autres témoins, en poursuivant sur chaque point une enquête aussi sévère que possible ».
7Qu’on ne se méprenne pas à propos de cette digression et j’espère que le lecteur aura compris que je n’ai jamais eu la prétention, en rédigeant mes souvenirs professionnels, de faire œuvre d’historien car j’ai toujours proclamé dans cette autobiographie la subjectivité de mon témoignage.
8Mais il ne me déplaît pas en jouant sur ce concept « d’enquête » de constater que j’en reviens à mes premières amours, c’est-à-dire l’étude de l’histoire.
9Il m’arrive encore parfois, comme pour m’en amuser, de caresser l’idée d’un certain regret de n’avoir pas en son temps choisi cette voie. Mais comme le dit la sagesse populaire : on ne récrit pas l’histoire et chacun n’a qu’une seule vie.
10Clermont-Ferrand, le 14 novembre 2005
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