Chapitre V : Les temps changent à la DGCCRF
p. 263-282
Texte intégral
1Malgré les nombreuses critiques que j’ai émises quant aux finalités de la mission « concurrence », on aura compris, en me lisant bien, que j’avais trouvé à cette époque, dans l’exercice de mon travail d’enquêteur, de quoi satisfaire mon goût pour les activités de terrain. J’avoue que ce n’est pas sans trouble que je fais, au moment où j’écris, ce constat, car c’est une situation bien inconfortable en effet que de réaliser que je pouvais poser un regard sans concession sur les limites de la mission « concurrence » et, en même temps, prendre un évident plaisir à l’exercer.
2Alors qu’à l’époque cela ne me posait aucun problème, c’est pour moi aujourd’hui une question lancinante à laquelle d’ailleurs je n’ai pas encore pu apporter de réponse qui me satisfasse pleinement. Je me souviens avoir déjà tenté de le faire dans un chapitre précédent, mais je ne me suis pas tout à fait convaincu moi-même de la pertinence des arguments que j’avais alors développés. Je crois qu’il me faut sur ce point accepter et assumer cette contradiction qu’aucune gymnastique intellectuelle ne me permet de résoudre totalement pour l’instant.
3En tout état de cause, à la fin des années quatre-vingt, j’étais entré dans une période faste sur le plan professionnel. Le départ de Bernard G. en 1991 et son remplacement par de nouveaux responsables hiérarchiques, dont la mentalité et le comportement étaient aux antipodes de ceux de l’ancien directeur, ont été aussi pour beaucoup dans cette sérénité retrouvée.
4En accord avec quelques camarades qui partageaient mon opinion sur le personnage, j’avais refusé d’assister au pot que Bernard G. donna à l’occasion de son départ. Notre inimitié réciproque n’était un secret pour personne. J’estimais donc que ma présence aurait été déplacée à cette cérémonie en son honneur, cérémonie à laquelle pourtant, je dois à la vérité de le dire, la majorité des agents furent présents.
5Il n’a pas échappé au lecteur attentif que ce directeur a occupé dans mes souvenirs une place excessive. Je voudrais cependant, avant qu’il ne quitte la scène, lui rendre au moins justice sur un point : nous nous sommes beaucoup affrontés, mais toujours de face, et à ma connaissance il n’a jamais utilisé contre moi de moyens détournés et retors pour me mettre en difficulté.
6Cette dernière, mais néanmoins importante, précision apportée, j’hésite maintenant à entreprendre une galerie de portraits trop détaillés des différents directeurs régionaux qui se sont succédé ensuite à la tête du service clermontois. Non pour les ménager mais tout simplement parce que leur personnalité était moins flamboyante que celle de leur illustre prédécesseur et que beaucoup me sont restés relativement étrangers, soit à cause de la brièveté de leur séjour dans le Puy-de-Dôme, soit à cause de l’organigramme même de la direction qui faisait que mon interlocuteur habituel était leur adjoint, le chef de service départemental et que je n’avais que rarement affaire directement à eux dans le travail. C’est presque uniquement au titre de représentant du personnel que j’ai eu l’occasion de rencontrer les différents directeurs régionaux.
7Ainsi, Vincent A. qui a séjourné chez nous de 1991 à 1994 ne m’a laissé aucun souvenir marquant pendant ces trois années. C’était pour moi un homme discret et sans histoire et je n’ai rien à ajouter de plus à son propos.
8Henri H., qui vint après lui, resta à peine deux ans parmi nous. Il était originaire des Fraudes et je dois dire qu’il me fit, malgré mes préjugés à l’époque, une excellente impression à l’occasion des rares entretiens que j’ai eus avec lui. Il faisait preuve d’une grande finesse dans ses propos et usait vis-à-vis de ses subordonnés d’une politesse pleine d’égards. Je notais également le sens poussé de la diplomatie dont il savait faire preuve dans ses relations avec les représentants du personnel. C’était un personnage tout en rondeur et manifestement bon vivant. Je le vis partir avec regret en 1996.
9Bien que très différent de son prédécesseur, Thierry P. était également partisan de relations apaisées avec son personnel. Et de ce point de vue, il savait atteindre parfaitement son but. Physiquement, il était à l’opposé de Henri H. Sa haute silhouette longiligne ne passait pas inaperçue dans les couloirs de la direction, encore qu’on avait rarement l’occasion de l’y croiser. Car il évoluait manifestement dans un monde à part, bien au-dessus de l’agitation mesquine de la vie du bureau. Il me paraissait extrêmement détaché des contingences, ne prenait rien au tragique et avait un talent extraordinaire pour relativiser et désamorcer les tensions professionnelles ou syndicales. À cela s’ajoutait un pouvoir soporifique puissant dont il savait faire un usage judicieux pendant les interminables réunions du personnel auxquelles il nous conviait régulièrement : sa voix monocorde endormait régulièrement l’assemblée, annihilait l’envie de poser des questions et réduisait tout désir de contestation. Il demeura ainsi en poste à Clermont-Ferrand jusqu’en 2001.
10Je ne parlerai que brièvement du directeur régional qui lui succéda puisque, comme me le rappelaient ironiquement mes collègues c’était pour moi « un ami de trente ans ». En réalité, je n’avais connu Jean A. que sur les bancs de la rue Claude-Bernard pendant ma première année de stage. C’était à l’époque un militant CGT convaincu et il participait volontiers aux discussions politiques passionnées que nous inspirait l’ambiance survoltée de l’après-Mai 1968. Je l’avais ensuite perdu de vue, mais je savais qu’il avait fait carrière. Je l’ai retrouvé un peu changé bien sûr. Il s’était, comme il se doit pour un directeur, assagi et ses opinions syndicales avaient notablement évolué. Je ne cache pas qu’à plusieurs reprises, et avec un plaisir partagé, nous avons repris, comme au bon vieux temps, nos libres discussions à propos du contexte social et de l’évolution du service. Pourtant lorsqu’il me rencontrait, dans le cadre des consultations locales sur « le projet de service », alors que j’étais membre de la délégation mandatée par le personnel, nous nous retrouvions face à face pour des négociations sans concession.
11Sur un plan strictement professionnel, pendant toute cette période, c’est plutôt leur adjoint, le CSD-ADR, qui était mon interlocuteur direct.
12J’ai déjà parlé d’Antoine R. Un nouvel adjoint au directeur, Martin, le remplaça en 1994 pour plusieurs années. Paradoxalement, il a été le responsable hiérarchique avec lequel je me suis le mieux entendu. Je dis paradoxalement parce qu’il passait auprès de certains agents pour un esprit inquiet, perpétuellement insatisfait. Personnellement, et bien que je le soupçonnasse par ailleurs d’avoir sur nombre de sujets qui me tenaient à cœur des opinions diamétralement opposées aux miennes, je n’ai jamais eu à souffrir de la moindre saute d’humeur de sa part.
13Sur le plan strictement professionnel, nous n’avions aucune divergence. Je lui donnais selon toute apparence parfaitement satisfaction et, chose que j’apprécie grandement, il me laissait tout à fait libre de prendre dans le travail les initiatives que je souhaitais et de mener les enquêtes à ma façon.
14Pendant les trois dernières années de mon activité, je travaillais sous l’autorité de Christian C. C’était un personnage truculent, exubérant, bruyant et envahissant. Infatigable, il parcourait les couloirs de la direction qu’il faisait résonner de sa voix tonnante, à la recherche de quelques malheureuses ou malheureux agents d’exécution qu’il allait accabler de ses consignes. Doté d’une énergie sans borne et passablement autoritaire, il pouvait rendre la vie impossible à certains collègues un peu fragiles.
15Quant à moi, il ne me gênait en rien et son comportement bruyant devenait même pour moi un objet de curiosité amusée. Je l’avais d’abord surnommé « Vibrion » à cause de son agitation perpétuelle, puis « Iznogoud », à l’image de ce personnage de bande dessinée qui veut être calife à la place du calife, tellement j’avais l’impression que son omniprésence dans la direction dévoilait son désir secret d’accéder au poste suprême. Je ne pus m’empêcher de le lui dire. Cette idée l’amusa beaucoup, au point qu’il plaça sur son bureau une petite peluche représentant l’ambitieux vizir. J’ai su qu’il avait obtenu, deux ans après mon départ, sa mutation pour occuper ce califat si convoité, c’est-à-dire un poste de chef de service, dans un département du Sud-Ouest. J’avais au demeurant avec lui des relations, sinon cordiales, du moins parfaitement décontractées.
16La nouvelle tournure prise par mes rapports avec la hiérarchie devait rendre l’ambiance au travail nettement plus respirable pour moi et, pendant les quinze dernières années passées à la direction, je peux dire que je suis redevenu un fonctionnaire heureux.
17Par une modestie qui ne m’est pourtant pas coutumière mais qui tient sans doute à une coquetterie d’ancien syndicaliste contestataire, je passerai rapidement sur les appréciations élogieuses qui fleurirent alors dans mon dossier ainsi que sur la remontée spectaculaire de ma notation.
18Mais laissons là ces petites vanités et abordons un des événements majeurs qui, après la fusion avec les Fraudes et la généralisation du droit de la concurrence, devait influencer de façon décisive la vie de la direction et notre façon de travailler : je veux parler de l’introduction de l’informatique.
19Mon premier contact, je peux dire physique, avec un micro-ordinateur eut lieu en 1985 lors d’un stage à Paris portant sur l’analyse financière en entreprise. Les responsables de notre formation saisirent l’occasion de notre présence pour nous familiariser avec le matériel informatique dont notre administration était en train de s’équiper.
20En effet, quelques mois plus tard, deux ou trois ordinateurs arrivèrent à la direction. Objets de simple curiosité pour la plupart d’entre nous, ils devinrent rapidement l’affaire personnelle de quelques collègues passionnés par ces techniques nouvelles. Parmi eux, Daniel P. et surtout Charles C. qui à l’époque se révéla comme l’expert incontesté en la matière. Il avait tellement bien investi ce domaine qu’il fut immédiatement préposé à la formation de la totalité du personnel. Il mit sur pied plusieurs sessions où l’ensemble des agents de la direction se succédait par petits groupes. Il va de soi que je participai à mon tour à une de ces séances. Charles C. avait bâti, non sans mérite, toute une approche pédagogique du problème à laquelle je restais totalement imperméable. Par ailleurs nous avions encore recours à l’époque à l’utilisation directe du système MS Dos qui exigeait une manipulation complexe et déroutante du clavier.
21Tant et si bien qu’au bout d’une heure, excédé par tant de difficultés, je déclarai forfait et j’abandonnai mes camarades plus dociles entre les mains de notre spécialiste qui, vexé par mon départ précipité, m’en garda, je le sais, une rancune tenace. J’étais tout simplement plus sincère que les autres qui, je m’en aperçus plus tard, n’avaient guère plus progressé que moi en la matière.
22J’y gagnai après de la hiérarchie (encore Bernard G. à l’époque), outre mon image de forte tête, la réputation d’un passéiste forcené refusant le progrès et incapable de s’adapter à la modernité. Évidemment, une telle accusation était très exagérée dans la mesure où quelques années plus tard la multiplication d’ordinateurs plus performants équipés du système Windows me permit (comme à chacun d’entre nous), et ceci grâce aux merveilleuses petites icônes, d’utiliser sans difficulté les logiciels de traitement de textes ou les tableurs, d’avoir accès à l’Internet et à toutes les banques de données mises à notre disposition.
23J’y ai personnellement trouvé souvent mon compte et, à bien des égards, l’utilisation du micro-ordinateur m’a considérablement facilité le travail, notamment en ce qui concerne la rédaction des longs rapports que j’étais amené à rédiger en fin d’enquête – j’ai toujours été intarissable – et qu’il m’était ainsi plus facile de corriger et de modifier au fur et à mesure. Tant et si bien qu’aujourd’hui, je n’imagine pas pouvoir travailler autrement !
24Et pourtant je ne cache pas que j’avais au départ certaines préventions à l’égard de l’informatisation systématique des services extérieurs engagée par la direction générale. Je pense encore, malgré certains aspects indiscutablement positifs que, si l’on se place strictement du point de vue de l’intérêt du personnel, une partie de mes réticences était fondée.
25En réalité dans une telle circonstance, deux attitudes diamétralement opposées ont pu se faire jour parmi le personnel. Les uns manifestaient une adhésion enthousiaste, mais d’une naïveté touchant à l’aveuglement, pour cette nouveauté considérée comme une sorte de jouet. Les autres faisaient preuve d’une prudence, quelquefois exagérément frileuse, à l’égard d’un instrument encore mal maîtrisé. En réalité, comme à propos de la langue d’Esope, il est apparu qu’on pouvait faire de l’informatique le meilleur ou le pire des usages.
26Elle a indiscutablement été un moyen pour l’administration de faire des économies de personnel en supprimant nombre de postes de secrétaires et de dactylos. Elle a permis un contrôle accru de l’administration sur les enquêteurs et elle les a obligés à passer des heures au bureau à un travail purement administratif devant les ordinateurs, temps qui aurait été mieux employé sur le terrain.
27Mais à l’inverse, l’informatique a délivré beaucoup de membres du personnel, traditionnellement sédentaires, notamment les femmes, des tâches peu valorisantes du secrétariat pour les faire accéder à terme au statut d’enquêtrices. Elle a également facilité dans certains domaines la tâche des enquêteurs en les rendant plus autonomes en ce qui concerne la rédaction de leurs propres rapports et procès‑verbaux.
28En tout état de cause, il s’agit d’un phénomène irréversible qui en quelques étapes a entraîné des modifications profondes dans la gestion quotidienne de la direction et dans la façon de travailler de chacun de nous.
29Il faut dire que notre direction générale devait consentir un effort matériel et financier, que je trouve personnellement tout à fait exceptionnel, pour réaliser cette informatisation des services extérieurs. Pour une fois, j’ai constaté une parfaite adéquation entre les buts déclarés et les moyens dégagés. La multiplication des stages de formation, l’aide logistique régulière apportée par une cellule informatique basée à Lyon, la modernisation constante du matériel régulièrement renouvelé, ont bien été, de mon point de vue, la preuve de cette volonté déterminée d’équiper les directions départementales. Après que l’usage du micro-ordinateur nous fut devenu familier, des travaux de câblage dans les locaux de la direction permirent d’installer un réseau interne, puis de nous relier par un intranet avec l’administration centrale et enfin d’accéder à l’Internet.
30Je ne rentrerai pas plus avant dans les détails techniques car, dans ce domaine, étant donné mon ignorance chronique, j’avance en terrain peu sûr. Je me contenterai d’exposer le résultat de mes observations quant au comportement de mes collègues (et du mien), l’utilisation de l’informatique étant devenue une habitude quotidienne.
31J’avais remarqué en particulier que le premier geste effectué chaque matin par la plupart des agents en s’asseyant devant leur bureau était d’allumer leur ordinateur. Certains pouvaient demeurer rivés devant leur écran pendant des heures, enfermés dans la sphère informatique comme dans une bulle. Il faut dire qu’il n’était plus envisageable de travailler sans passer obligatoirement par l’intermédiaire de cet écran scintillant placé dans chaque bureau. Les enquêtes programmées par la direction générale, les notes de service, les textes réglementaires, la jurisprudence, toute la documentation administrative en général, arrivaient par ce canal. Chaque enquêteur trouvait à sa disposition et devait utiliser les imprimés officiels nécessaires à la rédaction des documents administratifs utilisés dans les différentes procédures.
32Il devait rendre compte régulièrement de son activité en remplissant, non plus manuellement, mais sur écran son tableau hebdomadaire d’activités. Chaque intervention donnait lieu à la cérémonie qui consistait à servir le programme Sora1, c’est-à-dire concrètement à remplir les fameuses fiches d’action dont nous avions refusé le principe des années auparavant. Comme quoi l’informatique faisait passer bien des choses. C’était un instrument présenté par l’administration comme uniquement conçu pour recueillir des statistiques, mais que le personnel soupçonnait d’être aussi un moyen de contrôle policier de l’activité des directions. En tout cas, il n’était pas toujours très adapté à la réalité des actions menées par les enquêteurs et son utilisation faisait l’objet de bien des critiques.
33En terme plus général, les agents actifs se plaignaient d’être ainsi envahis, suite à l’informatisation totale du service, par de nouvelles obligations bureaucratiques qui les détournaient de ce qu’ils estimaient être leur fonction primordiale, la présence sur le terrain.
34Il arrivait même que la communication interne se fasse par messagerie, alors que la taille réduite de nos locaux et l’effectif modeste en personnel auraient permis de maintenir sans difficulté un contact direct entre les agents. J’ai toujours regretté en ce qui me concerne une telle dérive qu’on a cherchée en vain à présenter à nos yeux comme le summum de la convivialité.
35Je reconnais par ailleurs volontiers que cette « révolution informatique » s’est inscrite dans un mouvement plus général de modernisation de notre administration. Jusqu’à ces dernières années où les restrictions de crédit se sont cruellement fait sentir, j’ai le sentiment que la DGCCRF avait été régulièrement dotée de moyens matériels satisfaisants. Le parc automobile de la direction de Clermont-Ferrand comportait une dizaine de voitures de service, et il était bien rare de ne pouvoir disposer d’un véhicule pour partir en enquête, même à l’improviste. En règle générale il était conseillé de s’inscrire à l’avance sur un tableau prévisionnel des tournées. À intervalles réguliers, des travaux de rénovation étaient venus agrandir et moderniser nos locaux. Sur un plan strictement matériel, la situation était relativement satisfaisante.
36L’offre au personnel de multiples stages de formation et de mise à niveau, le travail en réseaux dans tous les secteurs, les réunions de travail régulières tant au niveau local, régional, voire interrégional, tout cela donnait l’image d’une administration moderne et dynamique, et on était à des années-lumière des conditions archaïques de fonctionnement du vieux contrôle des prix dont j’avais fait la découverte au début des années soixante‑dix.
37J’ajoute, pour compléter ce tableau apparemment enchanteur d’une administration d’avant-garde, que la promotion interne des agents et notamment du personnel féminin était devenue une réalité. Ainsi que je l’ai indiqué, l’informatisation des tâches avait contribué à alléger les travaux de secrétariat et de dactylographie, et les personnes ainsi libérées de ces tâches avaient pu accéder à des grades et à des fonctions plus gratifiantes. C’est un phénomène constant que j’ai pu observer de nombreuses fois à Clermont. Par ailleurs, en ce qui concerne le recrutement par concours externe, on pouvait constater au vu des résultats nationaux que même au niveau du cadre A, le nombre de femmes reçues aux concours était souvent supérieur à celui des hommes, et il en était de même pour leur accès dans le corps des cadres supérieurs. Si j’en crois les quelques expériences professionnelles positives que nous avons eues à cet égard, cette féminisation de l’encadrement me paraît de bon augure pour la future ambiance au sein des services extérieurs. En cela je reste fidèle à ma théorie selon laquelle c’est la personnalité du responsable hiérarchique qui conditionne pour l’essentiel la qualité des relations de travail.
38Mais cette entrée de notre service dans la « modernité » ne doit pas cacher l’aspect négatif des choses et les insatisfactions du personnel concernant ses conditions de travail.
39En premier lieu, on notait depuis le début des années quatre-vingt une stagnation et même un tassement des effectifs. L’appoint du personnel des Fraudes ne pouvait à cet égard faire illusion dans la mesure où cette petite administration était arrivée chez nous en apportant ses propres missions qui, au fil des années, sont devenues de plus en plus envahissantes. En effet, s’agissant d’interventions sur lesquelles les pouvoirs publics cherchaient volontiers à « communiquer » auprès du grand public, car touchant à la défense des consommateurs en matière de sécurité et d’hygiène, la mobilisation du personnel sur ces questions était fréquente, en particulier pendant les vacances. Ces missions s’élargissaient constamment à des secteurs qui traditionnellement n’étaient pas de notre ressort comme la sécurité des installations sportives, aires de jeux et piscines. Chaque manifestation et opération commerciale étaient l’occasion de contrôles renforcés : foires et salons, ventes promotionnelles, soldes.
40À côté des différents aspects de la répression des pratiques dites anticoncurrentielles sur lesquelles je me suis déjà longuement étendu, je signale que nous étions également compétents en « contrefaçons », infraction qui relève à la fois d’un comportement frauduleux mais aussi d’une pratique anticoncurrentielle.
41La direction générale avait pris l’habitude de programmer des enquêtes visant l’ensemble d’un secteur d’activités économiques où l’enquêteur était censé tout contrôler : les infractions en matière de fraudes, la défense du consommateur, le droit de la concurrence. Ainsi, à la cellule concurrence, il nous arrivait assez souvent d’intervenir dans les cas de publicités mensongères en particulier dans la grande distribution. Quelquefois ces contrôles étaient plus folkloriques. C’est ainsi qu’à l’occasion d’une enquête obscure visant les élevages de chiens du département et dont je ne me rappelle plus d’ailleurs exactement le contenu, je devins provisoirement une sorte de « spécialiste » de l’espèce canine, celui à qui le collègue de l’accueil adressait systématiquement toutes les plaintes pour tromperie sur l’origine de ce sympathique animal. Ce qui, on en conviendra, avait peu à voir avec le libre jeu de la concurrence.
42En règle générale, dans la mesure où elle faisait appel à des compétences souvent très différentes, une prise en charge tous azimuts par un seul agent de l’ensemble des réglementations à vérifier n’était absolument pas raisonnable et dans la réalité chacun exerçait prioritairement ses talents dans son domaine habituel.
43Au contrôle des prix s’était donc substituée une multitude de missions diversifiées et complexes dont le traitement était rendu encore plus délicat par le fait que les procédures étaient souvent différentes. Selon que l’on fasse référence au Code de commerce (pour le droit de la concurrence) ou au Code de la consommation, les pouvoirs des enquêteurs n’étaient pas les mêmes ainsi que la manière d’instruire les dossiers.
44Je me rappelle d’ailleurs à ce sujet que les syndicats plaidaient auprès du ministère pour une harmonisation des procédures de manière à rendre plus cohérente l’intervention des fonctionnaires chargés de les appliquer et à simplifier l’action administrative dans l’intérêt même des assujettis.
45Je crois qu’il est difficile, si l’on veut brosser un tableau objectif de la direction de Clermont-Ferrand au cours de ces dernières années, de ne pas faire état du vieillissement du personnel. Ce constat s’applique d’ailleurs à la plupart des services extérieurs de la DGCCRF. Il s’explique par la politique du personnel mise en œuvre par l’administration centrale qui, après un recrutement systématique de la fin des années soixante à la fin des années soixante-dix pour faire face aux départs massifs en retraite des anciens du contrôle économique, avait recommencé exactement les mêmes erreurs, et reproduit dans les mêmes conditions la situation dont avait déjà souffert le service.
46En effet, au début des années quatre-vingt, dès que les effectifs ont été jugés suffisants, ce recrutement s’est brusquement tari et les quelques concours encore ouverts ne recrutaient plus qu’au compte-gouttes de jeunes fonctionnaires, destinés à occuper les postes les moins recherchés, notamment dans la région parisienne.
47La suite est facile à deviner : les plus anciens ont, quant à eux, obtenu avec le temps la mutation de leur choix et se sont stabilisés dans leur résidence administrative d’élection, généralement en province et si possible au sud de la Loire. Les effectifs de ces directions ont donc été constitués pour l’essentiel d’agents de plus en plus âgés, sans que de nouvelles recrues viennent faire baisser la moyenne d’âge. Ainsi, à quelques rares exceptions près, dans le Puy-de-Dôme, au début des années 2000, l’ensemble du personnel se situait dans une tranche d’âge allant de 50 à 60 ans. Imperceptiblement nous avions vieilli tous ensemble et sans nous en apercevoir nous étions devenus les anciens !
48Avec la reprise des départs en retraite, sensible dès la fin des années quatre-vingt-dix, notre administration avait cependant procédé à l’embauche de nouveaux agents. On observait sans surprise dans le contexte social que les concours attiraient un nombre impressionnant de candidats et que les jeunes fonctionnaires, reçus après des épreuves qui se révélaient donc extrêmement sélectives, étaient en général surdiplômés. Un commentaire publié dans l’Info rapide (le bulletin de liaison hebdomadaire interne à la DGCCRF), au sujet des résultats d’un concours du cadre B, m’avait particulièrement mis hors de moi. Le rédacteur de cet article se félicitait avec un enthousiasme affligeant de l’importance des diplômes détenus par les futurs contrôleurs (en moyenne bac + 3) alors que le niveau requis était simplement le bac. Je ne voyais pas très bien en quoi il y avait matière à se réjouir du fait que le chômage généralisé obligeait des jeunes au cursus universitaire impressionnant à s’affronter pour des postes bien en dessous de leur compétence.
49Bien qu’aucune nomination, ni mutation ne soient venue rajeunir le personnel de la direction, nous bénéficiions cependant assez régulièrement du passage de stagiaires venus, durant quelques semaines ou quelques jours, s’initier aux subtilités concrètes du métier.
50À plusieurs occasions, comme beaucoup de mes collègues, j’ai eu ainsi l’occasion de pratiquer une sorte de tutorat auprès de jeunes inspectrices fraîchement émoulues de l’École de la DGCCRF. Je les faisais participer à mes enquêtes ainsi qu’à la rédaction du compte rendu. Nous discutions du fond du dossier, des différentes options à explorer et des procédures à actionner. C’étaient en général des jeunes femmes sympathiques, intelligentes et curieuses, et je garde un excellent souvenir de notre collaboration. J’ajoute à cet égard que j’ai trouvé extrêmement passionnant de participer à la formation de ces jeunes fonctionnaires. J’avais le sentiment que l’expérience accumulée pendant plus de trente ans pouvait servir à quelque chose, et je regrettais que l’administration n’élargisse pas plus systématiquement le recours aux anciens pour contribuer sur le terrain à la formation des plus jeunes. Je crois que dans ces conditions je me serais volontiers consacré à ce travail qui aurait pu m’ouvrir de nouvelles perspectives et des raisons de m’investir. De ce fait, j’aurais de bon cœur prolongé de quelques années mon séjour dans la fonction publique. Mais je m’égare dans des considérations hors du sujet, sans doute à cause des vagues regrets que m’a laissés une carrière d’enseignant avortée.
51Pour revenir à mes collègues de bureau, j’aurais quand même scrupules à parler de vieillissement et de routine à leur sujet. Je me suis d’ailleurs souvent fait la réflexion qu’étant donné les incertitudes et les bouleversements qui ont marqué l’histoire du service, comme bien peu d’administrations en ont connus, nous avons fait preuve, en fin de compte, d’une capacité d’adaptation peu commune. Habitués depuis l’origine aux perpétuels changements de cap que nous imposait la politique gouvernementale, c’est sans trop de difficultés que nous avons intégré les nouvelles réglementations et accepté les nouvelles conditions de travail qui en résultaient.
52Quelquefois, cependant, quelques grincements de dents indiquaient que ces changements ne s’opéraient pas sans contrariété.
53Ainsi, en ce qui me concerne avec plusieurs autres anciens commissaires, nous n’avons pas toujours pris avec le sourire la modification de statut qui a résulté de notre fusion avec le corps des inspecteurs des Fraudes et notamment la nouvelle appellation qui devait être attribuée à notre grade. Cette dénomination d’inspecteur de la CCRF qui unifiait maintenant le cadre A nous déplaisait. Notre réaction n’a guère été comprise du personnel qui voyait dans notre réticence à devenir inspecteur un goût suspect et fétichiste pour notre ancien titre. En réalité, et j’y ai beaucoup pensé depuis, il y avait surtout dans notre attachement au grade de commissaire beaucoup de nostalgie, celle de nos jeunes années d’enquêteur.
54Nous avions, malgré un climat de moins en moins propice à la lutte revendicative, conservé jalousement à Clermont-Ferrand cette liberté d’opinion et cet esprit contestataire qui nous avait fait baptiser par un collègue d’un autre département « les irréductibles Gaulois », en référence aux habitants du village d’Astérix.
55Certes, la baisse d’influence des syndicats, résultant pour une grande part de la perte de nos illusions sur la capacité de ces organisations à changer les choses, avait, ici comme ailleurs, fait ses ravages. Après notre démission, la CFDT avait très vite disparu du paysage en tant que section syndicale locale. Trois ou quatre adhérents devaient maintenir encore quelque temps la présence de la CGT pour la quitter les uns après les autres. Armand L. fut de ceux-là. FO, provisoirement renforcée par des agents originaires du service des Fraudes où ce syndicat avait été influent, s’était réduite à deux personnes. Pour être totalement objectif, il convient de signaler également, au moins à titre de curiosité, l’existence d’une mini-section syndicale CFTC dont un camarade dévoué et convaincu, Olivier S., assurait, sans état d’âme, la permanence.
56Mais nous avions gardé dans le domaine de l’action revendicative un certain nombre de réflexes salutaires. Que ce soit à l’occasion d’un problème local, ou dans le cadre d’une mobilisation d’ampleur nationale, le personnel se réunissait systématiquement en assemblée générale, utilisant avec profit « l’heure d’information syndicale » accordée mensuellement pour exercer pleinement, et d’une façon que je trouve assez démocratique, son droit d’affirmer son point de vue. Qu’il s’agisse d’une revendication particulière à notre direction ou plus largement d’une discussion sur l’opportunité de participer à une grève nationale, les débats étaient souvent animés et notre collègue Armand L. intervenait toujours aussi brillamment en fin de réunion pour en synthétiser le contenu et conclure sur des propositions concrètes. Bien qu’alors non syndiqué, j’avais conservé la totale confiance de mes collègues et j’étais souvent désigné pour participer à la rédaction des motions revendicatives adressées soit au directeur, soit à l’administration centrale. Les temps avaient changé : nous utilisions alors volontiers la messagerie électronique pour nous faire entendre.
57Jusqu’au bout, j’ai fait partie des délégations que le personnel mandatait pour rencontrer le chef de service, soit en cas de conflits internes, soit pour des négociations ponctuelles à propos du fonctionnement de la direction.
58Ainsi quand furent mises sur pied les instances locales de concertation (ILC), je faisais partie des représentants du personnel. Je dois dire que cet organisme créé en principe pour permettre dans chaque département d’établir un dialogue entre le personnel et la hiérarchie n’a pas eu un grand avenir. Véritables alibis d’une pseudo-concertation et destinées en réalité à désamorcer sans remous les tensions éventuelles au sein des services extérieurs, les ILC n’avaient aucun pouvoir de décision, et les représentants du personnel n’y jouaient qu’un rôle de figuration. C’est pourquoi nous avons rapidement déserté ce lieu où les agents ne trouvaient pas leur compte.
59Il en fut de même en ce qui concerne les discussions instaurées à propos du projet de service. À l’occasion de la mise en œuvre des 35 heures, la direction générale avait décidé que dans chaque unité départementale des négociations seraient organisées en vue d’aboutir à la signature d’un document contractuel destiné à harmoniser les systèmes de congés, refondre les horaires, repréciser les heures d’ouverture des bureaux et des permanences, bref à redéfinir certaines règles internes de fonctionnement. Là encore, constatant que la marge de manœuvre que nous accordait l’administration était quasi inexistante et se refusant à cautionner ce qu’on lui imposait, le personnel refusa de donner de plein gré son accord au texte proposé par la hiérarchie, et Clermont-Ferrand fut une des rares directions à refuser de signer ce projet.
60Pendant le grand mouvement revendicatif de 1995 contre le plan Juppé, les agents de la DDCCRF du Puy-de-Dôme adhérèrent totalement aux mots d’ordre de défense de nos droits acquis et nous étions nombreux, syndiqués et non-syndiqués, à participer activement à la mobilisation et à défiler ensemble dans les manifestations organisées à cette époque.
61Ce réflexe contestataire, ou plutôt ce scepticisme vis-à-vis des initiatives de nos dirigeants, était profondément ancré dans la mentalité de notre génération. Assez imprégnés au fond, malgré un cynisme de façade, de l’idéologie de service public, nous étions quotidiennement témoins d’une politique économique dont la finalité n’était pas toujours l’équité et la justice sociale. Attachés à notre indépendance et à nos acquis de fonctionnaires, nous supportions avec impatience les tentatives régulières de normalisation et de remise en cause de nos droits.
62Aussi, je n’étais pas surpris de constater, avant même que je quitte le service, qu’il régnait parmi mes collègues un état d’esprit où la lassitude le disputait au désenchantement. Chacun calculait ses chances de partir à la retraite dans un temps raisonnable. Certes, j’en conviens, l’âge explique en partie ces réactions, mais je crois qu’il serait réducteur et injuste d’expliquer cette baisse généralisée d’enthousiasme par cette seule motivation.
63Pour revenir à mon cas personnel j’étais loin d’être mal à l’aise dans mon travail d’enquêteur et j’aurais pu poursuivre, bon an mal an, encore pendant des années mon petit bonhomme de chemin. Mais en 2002, je venais d’avoir 60 ans et j’avais largement fait le tour des différents aspects du métier qui ne me réservait plus beaucoup de surprises. Ma femme avait décidé de partir en préretraite en bénéficiant des avantages offerts par le congé de fin d’activités. Par ailleurs les menaces qui se précisaient sur les retraites achevèrent de me convaincre de mettre un terme à ma carrière.
64Ma dernière contribution à l’action syndicale fut de reprendre ma carte dans une organisation dont le discours et les objectifs me rappelaient un peu l’ancienne CFDT et de reconstituer sur place un an avant mon départ une petite section de cinq personnes.
65Armand L. se décida à partir en même temps que moi. Depuis que nous avions quitté la CFDT, nos chemins s’étaient progressivement séparés. Il s’était investi avec toujours autant de talent et de passion dans la gestion de notre mutuelle dont il était devenu un des responsables nationaux les plus actifs. Je savais également qu’il participait à l’action politique locale dans la région du Puy-de-Dôme où il possédait une résidence secondaire. Sur le plan strictement professionnel, je n’avais que peu de contacts avec lui et les occasions de nous retrouver étaient rares.
66Nous n’avions certes plus cette complicité d’idées qui nous liait autrefois, mais quand il nous arrivait par hasard de nous trouver en présence l’un de l’autre, c’était alors à nouveau l’occasion de discussions enflammées qui me reportaient des années en arrière.
67C’est donc ensemble que nous avons organisé notre pot de départ. Par une sorte de dernier défi à l’autorité, nous n’avions pas convié la hiérarchie. Geste se voulant sans doute symbolique, mais un peu dérisoire, de vieux « soixante-huitards » endurcis.
68Je fus surpris de quitter sans le moindre pincement au cœur ces locaux si familiers. Mais, ce jour-là, je savais pertinemment que bien plus tard viendrait, sinon le temps du regret, du moins celui de la nostalgie.
Notes de bas de page
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