Chapitre IV : L’adieu au syndicalisme
p. 201-214
Texte intégral
1Pour aborder les événements qui vont clore de façon définitive la période de mon engagement syndical au sein de la CFDT, un retour en arrière de plusieurs années s’impose.
2Lorsque nous avions décidé, Armand L. et moi, d’abandonner en 1978 toutes les responsabilités que nous avions prises dans l’équipe dirigeante du Syndicat CFDT de la Concurrence et de la Consommation, il allait de soi que notre intention à l’époque n’était pas de tourner le dos à un engagement militant qui restait essentiel pour nous et qui demeurait indissociable de notre activité professionnelle.
3Aussi, nous avions continué à participer activement à la vie de la section CFDT de Clermont-Ferrand, notamment en nous impliquant dans le conflit majeur qui opposa le personnel de la direction à Bernard G.
4Par ailleurs, bien que ne siégeant plus dans ses organes statutaires nationaux, nous suivions avec attention la vie du Syndicat. Sa politique générale, définie préalablement en commun au congrès de Nantes, nous paraissait toujours conforme à l’impulsion que nous lui avions donnée au cours des années soixante-dix et, pendant les dernières années du giscardisme, notre organisation se maintenait dans une opposition ferme et sans ambiguïté. Or, l’élection présidentielle de 1981 et l’arrivée à l’Assemblée nationale d’une majorité de gauche devaient à cet égard bouleverser les données du syndicalisme.
5On se souvient avec quelle joie et surtout avec quels espoirs ce changement politique fut accueilli. Beaucoup, au sein même du service, crurent que nos incertitudes étaient définitivement derrière nous, qu’on allait restaurer dans toutes ses prérogatives le bon vieux contrôle des prix et qu’un avenir radieux s’ouvrait pour les fonctionnaires en général. Certains syndicalistes ne furent pas les derniers à se bercer d’illusions à ce sujet.
6Je ne voudrais pas me donner l’air plus blasé ou plus lucide que les autres. J’ai partagé avec beaucoup de mes camarades l’extraordinaire émotion qui nous a saisis quand nous avons réalisé qu’enfin un gouvernement représentant les travailleurs allait diriger les destinées du pays. Il faut dire que depuis notre jeunesse, pendant toutes ces années où nous avons milité, nous n’avions connu que des gouvernements de droite, accaparant le pouvoir. Nous le ressentions comme une longue malédiction qui venait enfin d’être levée.
7Mais, ainsi que mon ami Armand L., j’avais un certain passé politique derrière moi et en mémoire les pratiques politiques douteuses dont la social-démocratie s’était fait une spécialité sous la Quatrième République. Notre méfiance était vive à l’égard des agissements du Parti socialiste et de son chef de file François Mitterrand, personnage séduisant et cultivé mais politicien ambitieux et tortueux.
8J’ajoute que nous étions partisans convaincus de l’autonomie syndicale. Pour nous la politique d’une organisation syndicale devait s’élaborer au sein même de l’organisation et indépendamment de toute influence extérieure. Par ailleurs, elle devait surtout être une force de contestation et porter sans compromis les revendications de travailleurs.
9Nous étions réticents à l’élaboration de « propositions constructives » qui lieraient le Syndicat aux tenants du pouvoir quels qu’ils soient.
10Aussi quelle fut ma surprise quand, peu de jours après la victoire électorale de la gauche, la commission exécutive de notre syndicat élabora un document de travail dont le titre, Ah ! qu’il était doux le temps du giscardisme !, était déjà tout un programme. Sur un mode ironique, il s’agissait de montrer que jusqu’à présent nos analyses sur la politique des prix s’étaient voulues essentiellement critiques et que cette attitude, somme toute assez confortable, et qui pouvait se concevoir sous un régime de droite, ne pouvait plus perdurer car, ajoutaient les rédacteurs de ce document, « dans le cadre de la concertation prévue et commencée par le nouveau pouvoir se poseront des questions de politique économique et donc du rôle de notre administration ».
11En résumé ces camarades estimaient que le temps des critiques était passé et qu’il nous appartenait maintenant de faire avancer auprès d’un gouvernement qui nous était en principe favorable quelques idées sur les grandes questions qui agitaient notre administration.
12C’était à mon avis se faire beaucoup d’illusions sur la volonté des nouveaux ministres de prendre l’avis des organisations syndicales de la fonction publique. Par ailleurs l’appareil d’État restait largement entre les mains de hauts fonctionnaires et de technocrates très imprégnés d’idées économiques libérales et peu ouverts à la discussion avec les représentants syndicaux sur des propositions qui seraient en contradiction avec leurs principes.
13Autre sujet d’inquiétude pour nous : une fâcheuse tendance à prôner la modération des revendications se dessinait parmi les responsables syndicaux, relayés d’ailleurs à la base par beaucoup d’adhérents. Le raisonnement qu’on cherchait à imposer était qu’il était primordial, pour des raisons tactiques, de ne pas mettre en difficulté le gouvernement actuel par des exigences trop grandes et qu’il fallait donner en quelque sorte une chance de réussite à la gauche en renonçant (curieux paradoxe !) à ce pourquoi nous luttions depuis si longtemps.
14À cet égard, à un niveau plus élevé, la Confédération commençait à donner en faveur du pouvoir socialiste des signes d’allégeance qui ne trompait pas.
15Tous ces sujets devaient être au cœur des débats qui animèrent le congrès national de notre syndicat en novembre 1981. La délégation de la région Auvergne était importante, composée de sept personnes dont trois pour le Puy-de-Dôme (dont Armand L. et moi-même). Nous avions déposé plusieurs amendements au texte d’orientation. Ces amendements portaient naturellement sur notre volonté de préserver notre autonomie syndicale et sur notre refus d’engager le Syndicat dans des propositions en matière de politique des prix qui seraient définies par nous seuls.
16Pour mieux soutenir ces positions dans les débats du congrès mais aussi pour participer à l’avenir aux destinées du Syndicat que je pressentais difficiles, j’avais pris la décision en accord avec mes camarades auvergnats de présenter ma candidature au conseil syndical.
17Le congrès se réunit à Bierville au sud de Paris. Le premier amendement que nous avons présenté fut repoussé. Il fut considéré par les participants comme une remise en cause inacceptable de la stratégie confédérale alors que nous rappelions simplement un des principes de base du syndicalisme de lutte, à savoir que pour aller à la négociation il fallait éviter de minimiser au départ les revendications mais qu’il convenait plutôt, pour les faire aboutir, de chercher à développer d’abord un rapport de force. Mais notre refus de principe d’accepter une autocensure en matière revendicative, autocensure dont le prétexte était de préserver « les chances » de la gauche, fut mal perçu par la majorité du congrès, car jugé en rupture avec la ligne confédérale.
18Le deuxième amendement important que la région Auvergne devait défendre et qui portait sur l’éventuelle contribution du Syndicat dans l’élaboration d’une nouvelle politique économique, n’eut guère plus de succès car il émettait de sérieuses réserves sur la position de la plupart des congressistes en la matière.
19En effet à travers cet amendement nous rappelions la démarche qui jusqu’alors a fait l’originalité de notre orientation syndicale. Nous pensions que notre rôle en tant que syndicalistes était d’abord de porter témoignage du vécu de notre activité professionnelle quotidienne et d’en informer l’ensemble des travailleurs, sans chercher à justifier notre service et à ménager le pouvoir en place.
20Bien entendu, nous étions d’accord pour prendre toute notre place dans un débat sur ce que devrait être un contrôle des prix qui défende les intérêts des salariés, mais, l’enjeu sur cette question n’étant pas pour nous technique mais bien une donnée politique majeure, nous refusions de nous en considérer comme les seuls spécialistes. C’est à travers notre insertion dans les structures interprofessionnelles de la CFDT et dans le dialogue avec les associations de consommateurs que nous pensions devoir réfléchir sur le sujet.
21Ce point de vue, qui était pourtant celui qui avait prévalu depuis des années dans notre organisation, allait à l’encontre de l’enthousiasme « propositionnel » qui régnait alors. Chaque délégation voulait apporter sa pierre à l’édifice d’une plate-forme de recettes techniques, et une multitude d’interventions dans ce sens indiquèrent que nous étions nettement minoritaires dans notre démarche.
22J’en tirai les conséquences et retirai ma candidature au conseil syndical ; non pas par crainte de ne pas être élu. En réalité, les congressistes, toujours à la recherche de « bonnes volontés », de militants actifs prêts à s’investir, m’auraient sans difficulté donné leur confiance, et ceci malgré l’évidente divergence politique entre nos positions et les leurs, divergence qui avait éclaté tout au long du congrès.
23J’estimais quant à moi que ma place n’était plus dans une instance statutaire de direction alors que j’étais en rupture totale sur le plan de l’orientation syndicale avec la majorité du Syndicat.
24Ce n’est pas sans amertume que je constatais alors combien s’était révélé fragile le travail militant que nous avions, mes camarades et moi, effectué pendant tant d’années et combien facilement des principes et des analyses que nous pensions acquis et partagés par la plupart des adhérents avaient été facilement balayés quand le contexte politique avait brusquement changé. Le dur principe de réalité s’imposait à nous et je crois que ce jour-là a commencé le lent déclin de mes illusions.
25Un troisième débat s’instaura, toujours dans le cadre du même congrès, celui-ci beaucoup plus consensuel en apparence que les précédents. Il concernait le problème de la fédéralisation.
26Il convient d’abord d’expliquer que chaque syndicat national CFDT du ministère de l’Économie et des Finances se présentait comme une organisation verticale calquée sur celle des grandes directions du ministère (Impôts, Trésor, Douanes, Insee, Concurrence et Prix). Ils s’étaient regroupés dans une Fédération des Finances chargée de coordonner leur action.
27Depuis plusieurs années et notamment au congrès de Nantes, nous avions répondu positivement aux propositions fédérales qui s’orientaient vers le projet de construction de syndicats départementaux des Finances accompagnée de la disparition à terme des syndicats nationaux transformés en simple « branches » professionnelles. L’idée était de mettre fin à ces structures verticales jugées trop corporatives, de donner le pouvoir politique aux instances les plus proches des adhérents, de mettre en commun à la base les revendications et de construire sur place un meilleur outil pour l’action.
28Démarche à laquelle nous avions adhéré avec enthousiasme et beaucoup de volontarisme car elle répondait parfaitement à notre orientation, d’autant plus que c’était une façon pour nous de rompre notre isolement de petite administration en nous rapprochant de syndicats des Finances à gros effectifs (Impôts, Trésor, Douanes).
29Mais le poids des habitudes spécifiques encore très profondes dans chaque direction, exacerbées chez nous par les menaces qui pesaient sur l’avenir de notre service et qui mobilisaient toute notre attention, a fait que les collectifs départementaux Finances, première mouture des futurs syndicats des Finances, sont restés en grande partie des coquilles vides sans réelle vie militante.
30Le congrès de Bierville fut pour le Syndicat l’occasion de réitérer son engagement fédéral et d’engager ses adhérents à participer concrètement à la construction de ce nouvel outil et notamment à s’investir dans la création des syndicats départementaux des Finances.
31Nous étions, Armand L. et moi, convaincus, surtout après la façon dont s’était déroulé le congrès, que les dérives corporatistes que nous avions constatées ne pourraient jamais être résolues dans le cadre d’une organisation syndicale verticale, construite à l’image et comme une réplique de la structure administrative.
32La mise sur pied de syndicats regroupant à l’échelle départementale tous les agents des Finances nous semblait la solution qui permettrait de dépasser nos problèmes de « boutiques », de définir des revendications communes et de pouvoir peser dans une action collective.
33C’est à ce moment que nous avons pris la résolution de tourner le dos définitivement à la vie du Syndicat national CFDT de la Concurrence et de la Consommation et désormais d’investir notre capacité militante dans l’action syndicale à la base en participant à la création dans le Puy-de-Dôme d’un syndicat départemental des Finances.
34Avec le recul, je pense qu’il est tentant d’ironiser sur notre démarche : le « jouet » que nous avions contribué à mettre sur pied, le Syndicat national de la Concurrence et de la Consommation, ne répondant plus à notre attente, nous avions décidé de l’abandonner et d’en créer un autre plus à notre main.
35Réflexion faite je crois que nous avions porté un diagnostic exact sur ce qui freinait l’action syndicale dans l’administration : l’esprit de boutique, le clientélisme, mais que nous n’avons pas mesuré à quel point cette mentalité, inhérente au statut de fonctionnaire, était difficile à changer par le seul volontarisme militant, surtout dans un contexte qui n’était plus du tout celui de l’après-Mai 1968.
36En effet, l’heure n’était plus aux « luttes exemplaires ». Ce qui régnait alors dans les têtes c’était avant tout l’espoir de voir réussir l’expérience « de gauche » et ceci à n’importe quel prix, y compris par le renoncement à ces idéaux qui avaient pourtant contribué à porter les socialistes au pouvoir.
37Le syndicat départemental CFDT des Finances du Puy-de-Dôme constitué à notre initiative avec les syndiqués du Trésor, des Impôts, des Douanes et de l’Insee se heurta évidemment aux mêmes difficultés que nous avions rencontrées précédemment.
38Pourtant, comme pour notre syndicat national, nous nous étions investis à fond. Armand L. occupait le poste de secrétaire départemental et j’étais membre de la commission exécutive. Plusieurs camarades des administrations économiques et financières participèrent plus ou moins activement à la vie du nouveau syndicat. Nous avions même obtenu la mise à disposition d’un semi-permanent, Sébastien J., garçon actif et facétieux dont l’aide matérielle et la bonne humeur nous furent précieuses.
39L’organisation, du moins en apparence, paraissait fonctionner normalement. Les réunions de la commission exécutive et du conseil syndical se tenaient régulièrement. Nous avions même sorti un journal. Armand L. assurait une présence suivie de notre syndicat des Finances dans les structures interprofessionnelles locales. Chaque fois qu’il avait été nécessaire, nous avions participé aux journées d’action organisées dans la fonction publique.
40Indiscutablement, des militants venus d’horizons professionnels différents avaient pris l’habitude de travailler ensemble, l’information avait circulé entre eux et la continuité militante avait été somme toute assurée.
41Pourtant, à chaque réunion de la commission exécutive était perceptible la tension entre notre position, toujours très rigide sur le plan idéologique et celle de nos autres camarades des Finances, en particulier ceux du Trésor plus pragmatique et plus modéré.
42Il n’était pas douteux que cette nouvelle organisation tournait à vide, car fonctionnant sur une base trop volontariste. Nous avions beaucoup de mal à embrayer notre action sur les problèmes concrets des agents et à unifier leurs demandes. Les réflexes corporatistes de chaque administration freinaient la prise en charge des revendications par le syndicat des Finances qui, il fallait bien se l’avouer, n’était pas encore totalement accepté par les adhérents de base qui avaient tendance à faire référence à leur syndicat national. C’était le même scénario, déjà connu car expérimenté dans les « collectifs Finances », qui se reproduisait.
43Par ailleurs, nous étions bien conscients que ce bilan pour le moins contrasté ne résultait pas seulement des obstacles à notre insertion dans la nouvelle structure fédérale mais également de la nouvelle donne politique.
44Il était impossible de se soustraire au débat qui alors s’ouvrait à tous les niveaux de la Confédération sur les nouvelles perspectives offertes pour les travailleurs par la victoire électorale des forces de gauche. Il fit rage chez nous, comme partout à l’intérieur de la CFDT. En quoi la situation politique offrait-elle de nouvelles possibilités aux travailleurs ? Comment profiter de la période pour faire avancer un certain nombre de revendications ? Faut-il préserver les chances de la gauche en acceptant des délais et une modération des revendications ? À toutes ces questions, les réponses pouvaient être diamétralement opposées.
45Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’y avait guère d’unanimité à tous les niveaux de l’organisation et ce fut la position confédérale qui trancha en faveur du réalisme le plus prosaïque. Toute initiative qui risquait de mettre en péril la fameuse « expérience de gauche » devait être impitoyablement écartée.
46Commença alors, sous l’égide d’Edmond Maire, la « normalisation » de la CFDT, avec comme première étape la chasse aux gauchistes, accusés de mener au sein de l’organisation des manœuvres souterraines pour noyauter de l’extérieur ce syndicat. Je n’ai jamais été naïf au point de croire désintéressé l’activisme de certains militants d’extrême gauche, mais en matière d’indépendance syndicale, il me semble que ce n’était pas l’équipe dirigeante de la Confédération, ouvertement à la traîne du Parti socialiste, qui était la mieux placée pour donner des leçons.
47Cet épisode ne constitua d’ailleurs que le début d’une longue dérive qui devait amener la CFDT, de Maire en Notat et de Notat en Chérèque, à devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Qui a connu la CFDT à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix ne peut croire qu’il s’agisse de la même organisation.
48On comprendra aisément combien je me sentais maintenant mal à l’aise dans cette ambiance générale de reniement, où tous nos engagements, tous nos espoirs, étaient passés sous le tapis.
49À cette époque, j’ai connu bien des amis qui bien qu’éprouvant les mêmes sentiments que moi, ont fait le choix, par discipline militante et, disaient-ils, pour ne pas mettre en danger l’organisation dont ils étaient membres, de se taire et de se soumettre. Nous avions à ce sujet des discussions passionnées et terriblement conflictuelles.
50Je n’ai pas l’esprit d’appareil et je n’ai jamais aimé les arguments d’autorité dont se prévalent les bureaucrates syndicaux ou politiques. Aussi c’est sans hésitation qu’en 1984 j’ai quitté la CFDT. Armand L. fit de même pour adhérer à la CGT.
51L’atmosphère était partout au « réalisme ». La gauche au gouvernement, oubliant ses promesses sociales, entreprenait un virage complet pour épouser l’esprit d’entreprise et s’installer dans les certitudes confortables d’une gestion bourgeoise du pays.
52Je l’ai déjà dit, je n’avais pas vis-à-vis de ces notables sociaux-démocrates beaucoup d’illusions, mais je crois malgré tout que je ne m’attendais pas de leur part à un tel revirement. J’avoue que ce n’est pas sans véritable tristesse que j’ai vu à ce moment se défaire devant mes yeux le projet politique et social auquel, comme tant de militants de ma génération, je m’étais identifié pendant tant d’années et pour lequel je m’étais tellement investi. Ces événements ont marqué définitivement pour moi la fin d’une aventure.
53C’est vraiment à ce moment que j’ai touché du doigt combien la lutte sociale et politique était, comme l’écrit Steinbeck, « un combat douteux », incertain et hasardeux, avec plus de défaites que de victoires, plus d’amertume que d’exaltation.
54L’époque n’était plus à l’euphorie militante et je repense avec émotion à l’impression très forte que m’avait laissé le film de Romain Goupil Mourir à 30 ans, qui racontait le destin tragique d’un jeune révolutionnaire d’après-Mai 1968, broyé par les désillusions de l’engagement politique. Mais aussi émouvante que soit pour moi cette histoire, je me sentais complètement étranger au parcours du personnage principal et il serait hâtif de conclure que j’ai connu dans cette période une quelconque forme d’abattement. Dans ce domaine au moins, je dispose d’une certaine santé mentale qui m’a protégé de l’effondrement psychique ou du reniement qui a guetté les militants post-soixante‑huitards.
55Mon sentiment, en prenant mes distances vis-à-vis de l’activisme, était qu’il convenait de tirer les conséquences logiques de la réalité, de cette impitoyable mais incontournable réalité qui, à un moment donné, finit par s’imposer à chacun de nous.
56Je n’avais certes pas renoncé aux convictions qui étaient celles de ma jeunesse. Quand plus tard s’est présentée l’occasion de se mobiliser à nouveau, je n’ai jamais hésité à choisir mon camp, à côté de mes camarades. Par la suite, dans d’autres circonstances, où il convenait encore de s’engager sans ambiguïté, je crois être resté fidèle à ces idées qui pour moi relèvent plus d’une conception éthique de la vie que d’un banal choix politique.
57Mais ce n’était que pour des actions ponctuelles et non de véritables engagements à long terme. Je crois être resté un homme de convictions et j’ai continué sur mon lieu de travail à me montrer un collègue solidaire, de la même façon que je me suis attaché à demeurer dans ma vie personnelle un citoyen responsable, mais plus jamais je ne devais être un militant.
58Dans cette même période, celle des illusions perdues et des ruptures, le futur de mon administration restait flou. La gauche au pouvoir n’avait à son arrivée rien changé chez nous, ni à l’arsenal réglementaire en vigueur, ni à la structure administrative en place. Sa doctrine économique par rapport au service manquait de lisibilité. Certes la dévaluation de juin 1982 avait redonné une vigueur trompeuse au contrôle des prix, et à plusieurs occasions une certaine agitation devait parcourir la direction et déclencher encore quelques actions de contrôle ponctuelles, ciblées sur certaines catégories professionnelles. Je me rappelle en particulier avoir été mobilisé pour vérifier les marges pratiquées par les grossistes, et ceci bien que mon domaine habituel de compétence m’ait placé depuis longtemps en dehors du cadre des interventions répressives en matière de prix. Travail long et fastidieux qui déboucha sur quelques procédures contentieuses sans avenir.
59Agitation vaine, derniers soubresauts sporadiques d’un système à l’agonie dont plus personne n’était dupe. Cependant, bien que le gouvernement Fabius ait définitivement abandonné en succédant au gouvernement Mauroy toute velléité de dirigisme économique, les socialistes n’osèrent pas toucher au vieil édifice, pourtant vermoulu, du contrôle des prix, un des derniers vestiges nostalgiques de l’immédiat après-guerre. Mais les incertitudes sur le devenir de la direction de la Concurrence et de la Consommation demeuraient et plombaient l’atmosphère des services extérieurs.
60Les bruits les plus incontrôlables et les plus farfelus sur le sort qui nous attendait continuaient à courir : tantôt on nous expédiait rejoindre une des directions des Finances (les Douanes restèrent longtemps la destination favorite), tantôt certains d’entre nous se voyaient finir leur carrière à la préfecture, tandis que d’autres iraient renforcer les Fraudes au ministère de l’Agriculture. Cette chronique permanente d’une mort annoncée entretenait naturellement une ambiance délétère qui contribua à affaiblir considérablement le moral des agents.
61Pour ma part, les tâches multiples, trop diversifiées et peu motivantes auxquelles je me consacrais n’étaient pas de nature à me redonner le goût du travail bien fait et rien ne laissait entrevoir l’espoir d’une satisfaction professionnelle que pourtant chacun est en droit, du moins en principe, d’attendre de son métier.
62Je venais d’avoir 43 ans et je me souviens nettement avoir réalisé cette année-là qu’une page importante de ma vie était tournée, que tous ces projets et ces espoirs auxquels j’avais consacré tellement de temps s’éloignaient définitivement.
63Sans me le dire explicitement, je crois que j’avais enfin compris que ma jeunesse était derrière moi.
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