Introduction
p. XIII-XVI
Texte intégral
1Lorsque le mémoire a été d’une indéniable qualité, certains livres en sont tirés après un deuxième cycle d’études d’histoire. Ce n’est pas le cas du présent ouvrage, qui est publié parce que son auteur, victime d’une réforme universitaire, n’a pu s’atteler à un master aux modalités plus lourdes que celles de la maîtrise et s’est résolu à abandonner son projet de travail historique dans un cadre universitaire. Il était dans cet état d’esprit lorsque lui a été annoncée l’organisation d’un concours autobiographique, « cette idée somme toute excitante de rédiger [s]es propres souvenirs professionnels ». Il s’est alors mis à écrire, un peu comme si sa propre histoire pouvait aussi tenir lieu d’histoire, en une démarche qui n’est pas très éloignée de celle des sept historiens qui ont consigné les Essais d’ego-histoire réunis et présentés par Pierre Nora1. Rien de surprenant de la part de Jean Soulagnat, licencié en histoire qui s’était présenté au concours de commissaire de la direction du Commerce intérieur et des Prix parce qu’il avait lu une affichette apposée en salle des professeurs dans l’établissement scolaire où, surveillant d’externat, il exerçait.
2L’autobiographie qui nous est ainsi soumise ne se contente pas de raconter l’histoire de son auteur, elle nous procure de nombreux éléments à propos de sa personnalité. Ainsi, la qualité de l’écriture qui en rend la lecture plaisante ne s’explique pas seulement par un talent littéraire largement étayé par une formation initiale d’historien, mais également par une volonté d’expliquer tout ce que pourrait ignorer le non-initié, de faire découvrir son métier au profane. En cela aussi, force est de constater que la vocation première de pédagogue n’a pas été tout à fait étouffée. Le parti pris de l’auteur, décidé à ne pas aborder sa vie privée, est forcément frustrant, tant les cursus professionnels sont liés aux choix et aléas de parcours intimes. Lui-même ne peut cependant s’empêcher, revenant sur ce « moment de joie pure » que fut pour lui le mois de mai 1968, de discerner un autre facteur de ce « sentiment d’euphorie » : la naissance au mois d’avril de son premier enfant. Naissance que suit… son choix de se présenter au concours.
3Au-delà de celle de la vie professionnelle d’un praticien, c’est l’histoire d’un métier qu’il nous est ici permis d’approcher, un métier qui change tout au long des années, lorsque ses missions évoluent, lorsque ses outils progressent, lorsque l’État redéfinit son champ d’action, mais surtout lorsque la société se transforme. Le rapport de l’homme à sa profession se construit pour longtemps lors de ce long rite initiatique qu’est la formation, quand les valeurs de l’individu s’adaptent peu à peu à celles du groupe social. Le récit de son passage à la fin des années soixante rue Claude-Bernard, à l’École du Commerce intérieur et des Prix, met en perspective l’accommodement plus sans doute que l’opposition de toutes ces valeurs, celles qui structurent la personnalité de cet homme jeune et celles qui fondent le métier qu’il acquiert. Tout au long de l’ouvrage, certains passages permettent d’insister sur des transitions rarement perçues, sur le moment, comme essentielles. Le récit de l’informatisation est à cet égard exemplaire : « Mon premier contact, je peux dire physique, avec un micro-ordinateur eut lieu en 1985 lors d’un stage à Paris portant sur l’analyse financière en entreprise. » Édifiante également se révèle la relation de démarches absurdes de rationalisation, tentatives d’application de méthodes déjà quelque peu fantaisistes à une activité qui ne s’y prête en rien, et l’on ne peut s’empêcher à la lecture de ces lignes de penser aux travaux du psychiatre Christophe Dejours. Et puis, comme dans toutes les autobiographies d’agents en activité ces années-là de ces deux administrations, la fusion en 1985 du vieux Contrôle des prix avec la Répression des fraudes est cruciale. Jean Soulagnat aborde cet épisode avec retenue sans être dupe de l’« ambiance détestable » dans laquelle elle se fit, n’hésitant pas à reconnaître que n’ont pas été effectués « tous les efforts qui s’imposaient pour intégrer ces nouveaux collègues », mais nombre d’autobiographies proposées au concours témoignent d’une indéniable rancœur et des véritables souffrances dont cette opération, presque anodine pour un observateur externe, a été à l’origine.
4Un aspect de la vie de l’auteur se révèle essentiel, celui de son engagement dans la cité, politique et syndical, source d’enthousiasmes, de désillusions, de lucidité également, une lucidité qui rend superflue la mise à distance et donc rare l’humour administratif (« J’étais commissaire, j’étais donc consubstantiellement compétent »). Le jeune étudiant persuadé de ne pouvoir qu’échouer au concours parce que fiché par les Renseignements généraux s’est ainsi trouvé, à sa grande surprise, investi d’une partie de l’autorité de l’État. Alors, l’histoire de sa carrière est également, tout au long de ces décennies, celle d’un militantisme dans lequel la recherche de l’intérêt général n’entre en rien en contradiction, bien au contraire, avec sa mission professionnelle. Mais c’est aussi celle d’un homme qui, confronté à certaines réalités, n’hésite pas à modifier sa perception. Ses préjugés sur le monde de l’entreprise ne résistent ainsi pas à l’expérience : « Je constate avec plaisir que j’ai toujours eu affaire à des gens honnêtes, convaincus de la probité des fonctionnaires français, ce qui est flatteur, à moins qu’ils n’étaient persuadés du peu de poids de nos avis, ce qui l’est moins. »
5Par tous ces aspects, par les difficultés qu’ont pu avoir dans les années soixante-dix les anciens à comprendre leurs cadets, par une prestation de serment ajournée faute de cravate, c’est aussi l’histoire d’une génération qui nous est ici proposée, celle des premiers enfants du baby boom, marquée par une considérable hausse du niveau de formation (les nouveaux bacheliers constituaient plus de 60 % de leur génération l’année où il a pris sa retraite, alors qu’ils étaient moins de 15 % de la sienne) et une progression sans précédent des conditions de vie. La fonction de commissaire de la DGCCRF (et de ses divers avatars) fut alors un singulier lieu d’observation des mutations sociales. En cela, l’autobiographie de Jean Soulagnat est aussi une histoire de la société française à la fin du XXe siècle.
Notes de bas de page
1Paris, Gallimard, 1987.
Auteur
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Christian Chevandier
Professeur à l’Université de Paris I
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