La construction de la légitimité d’un rôle : Pierre Uri, fondateur des Communautés européennes

1Qu’est-ce qu’un père de l’Europe ? Comment le devient-on ? Qu’est-ce qui a rendu possible que nous puissions aujourd’hui dire, avec une certaine rigueur, qui sont les pères de l’Europe ? Quels sont les mécanismes de cette convergence des vues, de l’homogénéisation des représentations sur les pères de l’Europe ? Pierre Uri est-il un père de l’Europe ?

2Les réponses à ces questions s’avèrent difficiles, car ce panthéon n’est toujours pas définitivement objectivé. En effet, il n’y a pas de musée entérinant de manière incontestable qui sont les pères de l’Europe.

3Un bon indicateur, pour saisir la genèse de la catégorie de « père de l’Europe », serait les mots. D’abord, le terme « père de l’Europe » commence à être utilisé de plus en plus dans les années 1960 en référence aux fondateurs des Communautés européennes. Précédemment, on usait des synonymes – tels que bâtisseur, artisan, architecte, créateur – lors des manifestations cérémonielles et anniversaires des Communautés, quelle que soit la langue.

4Cependant, l’expression père de l’Europe n’était pas courante. Au décès d’Alcide De Gasperi en 1954, ce sont ces synonymes qui sont invoqués pour illustrer l’œuvre de ce « grand Européen ». À l’opposé, au moment du décès de Robert Schuman en 1963, la presse française et internationale mobilise souvent la catégorie de père de l’Europe pour interpréter son action politique. Il faudrait donc comprendre ce qui se passe entre 1954 et 1963, quelles seraient les mutations qui expliquent l’introduction de cette catégorie qui connaît ensuite un développement considérable, en s’imposant comme label légitime pour parler des débuts de la construction communautaire ? Si on lui accorde autant d’importance, c’est parce que, vu son essor progressif à partir des années 1960, elle va devenir ensuite l’une des manières d’invoquer et construire les mémoires historiques de l’Europe communautaire¹.

5Quant à Pierre Uri, il fait partie dès les années 1950 de cette communauté de concepteurs-négociateurs des traités européens. La paternité de la Ceca est aujourd’hui connue : Jean Monnet et une partie de ses collaborateurs au Plan de modernisation sont à l’origine de cette institution. En revanche, les traités de Rome sont peut-être l’œuvre la plus collective de la construction européenne, car il s’agit du résultat du compromis entre plusieurs visions de faire l’Europe. L’impulsion fut donnée à partir de plusieurs directions. À la suite de l’échec de la CED, Monnet annonce en novembre 1954 qu’il ne souhaitait pas être renouvelé dans ses fonctions à la Haute Autorité à partir de février 1955. Il profite néanmoins de sa position pour relancer pendant l’hiver 1954 le débat sur l’intégration sectorielle à partir des transports et de l’énergie, en particulier l’usage pacifique de l’énergie atomique, domaines à intégrer aux compétences de la Haute Autorité. L’Assemblée commune l’appuie dans sa démarche en votant une résolution recommandant d’étendre les compétences de la Ceca au domaine des transports et des autres sources d’énergie. On retrouve ici cette « mémoire » institutionnelle, le « sillon » envisagé par le rattachement d’autres institutions à la Ceca. Monnet trouve surtout en Paul-Henri Spaak un soutien pour son projet. Dès lors, l’impulsion fondamentale vient de celui‑ci.

6La résolution de Messine représente la traduction d’un compromis entre les deux visions. On décide que ce sera Spaak qui prendra la tête du comité intergouvernemental projeté pour élaborer non pas un traité mais des propositions concrètes allant dans les deux directions envisagées. Le comité d’experts intergouvernemental travaille à Bruxelles entre juillet et octobre 1955 et produira une série de rapports qui ne donnent cependant pas satisfaction à Spaak.

7Ce dernier prend la responsabilité de rassembler un comité plus restreint d’experts sous son patronage dont Pierre Uri (qui représentait la Haute Autorité, où il était directeur de la division Économie) et Hans von der Groeben (qui représentait l’Allemagne) sont les leaders. Le rapport qu’ils produisent – appelé « rapport Spaak » – est un compromis entre le Marché commun (souhaité par les représentants allemands de l’école de l’économie sociale de marché) et les positions française et italienne plus dirigistes qui désirent maintenir leur protectionnisme pour l’agriculture et les industries. Pierre Uri, bien qu’il ait pris une part importante dans la rédaction du rapport Spaak, à partir de l’ouverture des négociations gouvernementales, siège en tant que conseiller personnel de Spaak, car il était perçu comme trop planiste par Ludwig Erhard. Mais Uri se plie à la logique essentiellement libérale d’un grand marché. Selon les mots de von der Groeben : « C’est très intéressant parce que M. Uri est un peu le père de la Ceca et ses idées ont été introduites dans le traité. Cette conception n’était à mon avis pas défendable et pratiquement pas viable. Uri a très bien compris qu’avec cette conception très dirigiste, il n’était pas possible de faire un marché commun avec les Allemands et les Hollandais². » Si Uri a un rôle important pendant la phase de conception du rapport Spaak, son rôle s’efface dans la seconde. La fidélité des traités de Rome au rapport Spaak sera assurée ensuite par les négociateurs des traités, notamment par von der Groeben, et les Néerlandais Theodor Hijzen et Johannes Linthorst Homan. Mais ces derniers restent des personnages de l’ombre, à l’exception de Linthorst Homan qui est aussi signataire des traités, comme Walter Hallstein qui participe directement aux négociations à partir de janvier 1957 et signe les traités avec Adenauer au nom de la RFA.

8Il est intéressant de noter que si Uri est reconnu par ses pairs comme étant un père de l’Europe, la reconnaissance publique ne suit pas tout de suite. Les photographies attestent la présence de certains au moment de la signature, ainsi que des règles du protocole. Le plus souvent, les négociateurs, « chevilles ouvrières » des traités, ne figurent pas sur les photos. Pierre Uri est l’auteur principal du rapport Spaak sur la base duquel les traités de Rome ont été conçus. Pourtant, son nom ne figure même pas sur le rapport et il n’est pas invité à la conférence de Venise chargée de l’examiner. Quant à sa participation à la conception du rapport Spaak, son discours est illustratif du sentiment de manque de reconnaissance que les hauts fonctionnaires peuvent ressentir :

« Tout le monde ne l’a pas su tout de suite. Tout le monde le sait. Mais je dois dire que, curieusement, un de mes amis qui était directeur des Affaires économiques au ministère des Affaires étrangères en France ne savait pas que c’était moi qui l’avais fait. C’est tout à fait surprenant. Ce rapport a donc été accepté à la conférence de Venise où je dois dire, par-dessus le marché, on avait oublié de m’inviter. Alors, tout de même, je crois que Spaak et Monnet sont intervenus. C’était le secrétaire du Conseil, M. ­Christian Calmes, qui avait purement et simplement oublié de me mettre sur la liste des invités. Et quand il y a eu le grand repas officiel, j’étais perdu en bout de table, alors que j’étais le rédacteur du rapport qu’on était en train d’approuver³. »

9La question qui se pose dès lors est la postérité des négociateurs et la manière dont leurs mérites sont reconnus par la suite. Car la signature du traité est un cérémoniel qui occulte largement leurs mérites, sauf quand les négociateurs sont promus au rôle de signataires. En général, la presse médiatise notamment les figures gouvernementales, en dressant des listes de participants aux négociations gouvernementales.

10Comment Uri devient-il alors un père de l’Europe ?

11C’est d’abord en prenant une part active dans les réseaux des anciens collaborateurs de Jean Monnet : c’est-à-dire dans l’institutionnalisation de la mémoire de celui-ci à travers la Fondation Jean-Monnet pour l’Europe de Lausanne et notamment l’association des Amis de Jean-Monnet. Le groupe des « amis » de Jean Monnet se mobilise en proposant une initiative conjuguée au Parlement européen pour que leur opinion soit prise en compte dans la gestion de la Maison de Monnet. Pierre Uri s’investit avec Étienne Hirsch dans la panthéonisation de Jean Monnet, en étant souvent en contact avec François Mitterrand qui a pris la décision de faire entrer Monnet au Panthéon. Pierre Uri et Étienne Hirsch avaient été tous les deux membres du Club Jean-Moulin et du contre-gouvernement Mitterrand. La construction d’un héritage des pères de l’Europe est bâtie par des individus qui se positionnent comme leurs héritiers et leurs organisations. Dans le cas de Pierre Uri, c’est l’héritier qui revendique lui-même un rôle de père de l’Europe.

12Deuxièmement, pour cette validation sociale de son rôle de père de l’Europe, il est important de noter l’investissement de Pierre Uri, comme passeur de mémoire des origines des Communautés européennes dans les réseaux socialistes. L’argumentaire de campagne du PS pour les européennes de 1979, conçu à l’attention des militants et élus socialistes par des socialistes investis dans la construction européenne dès ses débuts, tels que Gérard Jaquet et Pierre Uri, comporte ainsi un volet intitulé « Pourquoi des socialistes ont-ils signé le traité de Rome ? » :

« Alors que les socialistes avaient rejeté les projets de Communauté européenne de défense, ils ont joué un rôle essentiel dans l’élaboration et signature des traités de Rome (Euratom et Communauté économique européenne). Le traité reposait sur une synthèse où la suppression des obstacles à la libre circulation des marchandises, des services, des hommes, des capitaux, avait pour contrepartie des règles, des politiques, des instruments financiers qui devaient répondre aux réalités et aux exigences de l’époque. La concentration des aides sur les régions les plus pauvres et les priorités assignées à la Banque européenne d’investissement devaient réduire les déséquilibres régionaux ; le Fonds social devait mettre les travailleurs à l’abri des risques du chômage en les aidant à trouver les meilleurs emplois par une réadaptation professionnelle et des facilités de relogement. Des politiques communes pour l’agriculture, les transports, les relations commerciales avec le reste du monde devaient contribuer à la cohésion de cet ensemble dans une expansion soutenue. Ce traité ne remettait pas en cause l’économie de marché, mais prévoyait des mécanismes correcteurs et des politiques volontaristes, qui n’ont été que peu ou pas appliqués. Ce n’est pas le traité de Rome mais la mise en œuvre par les libéraux, qui n’ont pas appliqué les politiques prévues ou seulement dans une mesure insuffisante, qui a abouti à accroître les inégalités⁴… »

13Ces extraits montrent comment la mémoire vive, celle de Pierre Uri, se retraduit en mémoire historique partisane. L’élément important pour la reconnaissance de Pierre Uri en tant que fondateur de l’Europe est son propre témoignage dans un contexte où un marché de l’histoire et de la mémoire sur les origines des Communautés européennes se développait, ce qui crée les conditions de réussite de la réception de ce témoignage.

14D’abord, il est reconnu dans le cadre des commémorations. Par exemple, le 22 mars 1977 à Paris, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing convie au déjeuner des artisans des traités de Rome, outre Jean Monnet et ­Maurice Faure, Antoine Pinay, Edgar Faure, Georges Vedel, Pierre Uri et Robert Marjolin.

15Pierre Uri témoigne lors du colloque anniversaire de 1987 au Capitole, qui réunit pour la première fois les historiens spécialistes de l’intégration européenne et les protagonistes des traités de Rome. Enfin, il publie ses mémoires en 1991 où il revendique clairement un rôle de fondateur de l’Europe⁵.

16Il faudrait souligner que les conditions sont bénéfiques à la réception d’un tel témoignage : un centre d’archives des Communautés européennes ouvre ses portes à Bruxelles en janvier 1983, et en 1986 un autre centre, rattaché à l’Institut européen de Florence, est créé. Dans les années 1980, les institutions européennes commencent à s’intéresser à leur histoire et aux usages de la mémoire pour renforcer la citoyenneté européenne. La discipline de l’histoire de l’intégration européenne commence elle-même à se développer. Les fonds privés de Pierre Uri sont conservés aux Archives historiques de l’Union européenne à Florence, un choix qui en dit long sur la lecture européenne de la trajectoire de Pierre Uri. Enfin, ce colloque même est la preuve que le rôle de père fondateur de Pierre Uri est validé socialement.