L’action de Pierre Uri à la Haute Autorité de la Ceca
p. 95-113
Texte intégral
1Après avoir étudié, dans le cadre de mon mémoire de maîtrise, il y a plusieurs années, l’action de Pierre Uri en faveur de la construction européenne ainsi que son cheminement personnel en tant qu’Européen, je crois que je n’avais pas pris toute la mesure de son apport et de l’ampleur de son travail. Avec le recul, devenue moi-même fonctionnaire et grâce au travail que j’ai effectué pour présenter l’action de Pierre Uri à la division Économie de la Ceca, je mesure encore plus la particularité de cet homme extrêmement brillant et totalement engagé dans la construction de l’Europe. J’ai souvent eu l’impression qu’il était entré dans l’Europe comme s’il avait trouvé une nouvelle patrie, guidé durant tout son parcours par sa vision de philosophe et son action d’économiste, un économiste brillant, un peu hors norme, car philosophe. Un haut fonctionnaire rigoureux mais pas comme les autres car philosophe. Un négociateur imaginatif capable de discuter dans toutes les langues de l’Europe de l’époque et qui recherchait sans cesse des solutions simples et élégantes. En plus de son apport technique à des problèmes économiques complexes, il me semble que Pierre Uri, c’était aussi cela.
2Artisan et rédacteur de la déclaration Schuman du 9 mai 1950, puis du traité de Paris – signé le 18 avril 1951 – qui instaure la Communauté européenne du charbon et de l’acier, Pierre Uri aurait pu s’arrêter là et poursuivre ses activités en France, mais il était un Européen convaincu et il aimait que les choses soient bien faites.
3Le 23 juillet 1952, le traité de Paris entre en vigueur et le 10 août 1952, la Haute Autorité s’installe officiellement à Luxembourg. Les Français ont réussi à préserver l’essentiel : une Haute Autorité indépendante avec des pouvoirs réels ; mais trois autres institutions encadrent la Haute Autorité : l’Assemblée commune qui représente les peuples des États de la Communauté ; le Conseil spécial des ministres exigé par le Benelux, qui doit harmoniser l’action de la Haute Autorité et celle des six gouvernements ; et la Cour de Justice qui assure le respect du droit dans l’interprétation et dans l’application du traité. Le premier collège des neuf membres qui constituent la Haute Autorité est présidé par Jean Monnet, aidé d’Albert Coppé, ex-ministre belge. Il est composé d’un député proche de Konrad Adenauer : Franz Etzel, d’un démocrate-chrétien proche de Altiero Spinelli : Enzo Giacchero ; de deux syndicalistes : Paul Finet (Belge coopté) et Heinz Potthof (Allemand), d’un diplomate luxembourgeois : Albert Wehrer, d’un haut fonctionnaire : Dirk Spierenburg (Hollandais) et d’un patron de la sidérurgie française : Léon Daum. Ils resteront en place jusqu’en 1959, à l’exception de Jean Monnet qui sera remplacé en 1955 par René Mayer et Paul Finet qui deviendra président en 1957.
4Pierre Uri accompagne Jean Monnet à Luxembourg. Il ne se contente pas de participer à la création sur le papier de la Ceca, il poursuit son action en jouant un rôle au sein même de la nouvelle Communauté : « Nous n’avons pas fait une construction institutionnelle dans l’abstrait, la Haute Autorité avait un grand travail à accomplir. Nous nous trouvions devant deux industries, qui étaient très sensibles à la conjoncture ; rigidité de la production charbonnière, dépendance de la sidérurgie à l’investissement, tout cela exigeait qu’on s’en occupât1. »
5Cinq ans après la fin d’une guerre abominable, les belligérants créent ensemble une structure institutionnelle les liant de façon étroite autour de deux industries stratégiques. Tout est alors à construire pour faire fonctionner la structure et réussir le projet. Artisan de ce chantier à mener, Pierre Uri veut voir concrètement l’application de la belle idée et intègre donc sa nouvelle patrie européenne ! Au sein de la Haute Autorité, il participe d’abord à l’installation et à la mise en œuvre de l’institution durant la période préparatoire. Il développe une méthode de travail où l’élégance et la simplicité sont de mise. Méthode qu’il pourra appliquer, ainsi que ses conceptions européennes, dans son travail en tant que directeur de la division Économie.
I. La période préparatoire du 23 juillet 1952 au 10 février 1953
6Le traité de Paris dans la Convention relative aux dispositions transitoires a défini deux périodes : une période préparatoire et une période de transition.
7La période préparatoire doit s’étendre de l’entrée en vigueur du traité le 23 juillet 1952 jusqu’à la date d’établissement du marché commun (qui sera le 10 février pour le charbon, le minerai de fer et la ferraille, et le 1er mai 1953 pour l’acier). Durant cette période, il faut :
mettre en place toutes les institutions et en organiser les relations ;
réaliser des études et des consultations pour avoir une vue d’ensemble de la situation des industries du charbon et de l’acier dans la Communauté ;
réaliser des négociations avec les pays tiers pour établir les bases des relations entre la Communauté et ces pays et obtenir, avant la mise en place du Marché commun, les dérogations nécessaires auprès des instances existantes et dans lesquelles les six pays sont déjà engagés comme le Gatt et l’OECE.
8Vu l’ampleur du travail à accomplir, dès leur arrivée à Luxembourg, les membres de la Haute Autorité et leurs collaborateurs comprennent la nécessité de s’organiser. Ils mettent alors en place un comité de démarrage, composé d’un fonctionnaire par pays. Pierre Uri en prend la présidence.
A. Le comité de démarrage, outil d’expression de son sens de l’organisation
9La feuille de route fixée par le traité de Paris est claire, et Pierre Uri qui en est l’un des rédacteurs principaux la suit. À la tête du comité de démarrage il rédige un document qui est le schéma de la mise en œuvre du Marché commun de l’acier et du charbon pendant les premiers mois.
« Le Memorandum du 23 août 1952, rédigé par Pierre Uri, permet de donner une vue d’ensemble du travail à accomplir pendant la période préparatoire avant même la mise en route du marché commun. C’est un Memorandum de 61 pages très détaillé. Toutes les tâches à accomplir y sont abordées. Il s’agit de mettre en place les institutions, d’organiser les liaisons avec les autres organisations internationales, de préciser les pouvoirs préalables à l’établissement du marché commun afin de mettre en place ce marché2. »
10Pierre Uri est donc un des artisans du démarrage de la nouvelle Communauté. Il se distingue par son esprit brillant. Michel Gaudet dit de lui : « Uri est un de ceux qui, avec son agilité intellectuelle, ses travaux d’économiste […] a vu le premier l’ensemble des éléments qu’il fallait prendre en considération3. »
11Avec ce Memorandum, on mesure bien « l’énormité et la diversité des tâches à accomplir et la rigueur avec laquelle elles ont été présentées. C’est aussi l’image d’un style de travail : le document est daté du 23 août, il avait demandé moins de deux semaines4 ».
1. Mettre en place les institutions
12C’est le premier point fixé par le Memorandum du 23 août 1952.
13Le comité de démarrage, emmené par Pierre Uri, prépare un bref projet de règlement intérieur et un règlement d’organisation provisoire de la Haute Autorité dont le caractère supranational est réaffirmé. Il faut aussi préparer les premières réunions à venir du Conseil spécial des ministres et de l’Assemblée.
14Et il faut finaliser la composition du comité consultatif. En effet, le traité de Paris a prévu dans son article 18, la création d’un comité consultatif auprès de la Haute Autorité composé de 30 à 51 membres et comprenant en nombre égal des producteurs, des travailleurs, et des utilisateurs et négociants. Avant même son arrivée à Luxembourg, Pierre Uri avait été désigné comme chef de la délégation française auprès de la commission intérimaire de la Ceca chargée de faire des propositions chiffrées sur la répartition des sièges « producteurs et utilisateurs » au comité consultatif auprès de la Haute Autorité, en fonction de la valeur des productions et des consommations dans chaque région et en assurant à chaque pays au moins, un siège pour le charbon et un siège pour l’acier. Pierre Uri fut l’artisan d’une première répartition des sièges entre les différents pays, qui a fait l’objet d’un accord de la conférence des ministres du 26 juillet 1952. Mais il reste du travail en vue d’une présentation de la composition définitive au Conseil spécial des ministres qui doit se réunir le 10 septembre 1952.
15L’un des travaux du comité de démarrage est également de mettre en place les directions et les services.
2. Mettre en place l’administration
16À l’arrivée à Luxembourg, il y a une trentaine de fonctionnaires issus des six nationalités. Jean Monnet confirme dans ses Mémoires qu’il aimait le travail en petites équipes : « Sur la dimension utile des services de la Haute Autorité, seul l’usage nous enseignerait et le mieux était de commencer avec quelques hommes qui avaient participé à la confection du traité. Ce premier noyau grossirait par cooptation à mesure que les tâches se dessineraient. Mais il devrait garder sa structure de noyau et ses fonctions qui sont d’organisation et d’animation5. »
17Du côté Français, Pierre Uri, François Fontaine, Jacques Van Helmont, André Lamy et Michel Gaudet avaient accompagné Jean Monnet. Très vite Jacques-René Rabier les rejoindrait puis Georges Berthoin en novembre 1952. Aux côtés de Pierre Uri se trouvent le juriste néerlandais Hamburger, le fonctionnaire italien Cesare Balladore-Pallieri, l’expert en charbon belge François Vinck, le sidérurgiste luxembourgeois Tony Rollman, et Hermann Dehnen qui s’occupe du charbon. Selon Jean Monnet, tous « avaient eu l’occasion d’admirer l’esprit inventif de Pierre Uri et apprécier ses qualités de coeur6 ». Max Kohnstamm, l’homme dont le rôle, selon Monnet, « préfigurait l’Européen de demain7 » était le secrétaire général de la Haute Autorité. Dans une ambiance de joyeux désordre, liée à la totale désorganisation de Jean Monnet et à la nécessité de tout construire, ces hommes de parcours, d’histoire et de pays différents – ennemis pour certains peu de temps avant – se retrouvaient pour créer des liens d’amitié indéfectibles entre eux et entre leurs pays avec le sentiment de construire l’avenir.
18Mais pour que l’institution fonctionne, il fallait une organisation un minimum structurée, déclinée en directions et services composés de fonctionnaires européens. C’est donc Pierre Uri qui rédige la « note sur l’organisation initiale du travail et des services », datée du 25 septembre 19528.
19Dans ses différentes notes sur ces sujets, on constate qu’il s’efforce « d’éviter l’installation d’une lourde administration » et de réaffirmer le caractère supranational des fonctionnaires.
20Il se bat également dès cet instant pour que le charbon et l’acier ne soient pas séparés dans deux directions différentes mais bien que les questions soient abordées sous l’angle d’une politique économique d’ensemble et que l’organisation soit également structurée en ce sens.
21Ainsi, plusieurs divisions et services sont mis en place suivant le schéma établi par Pierre Uri dans cette note : les divisions Économie, Production, Investissements, Marché et une division pour les questions Sociales, les services Transport, Statistique, Juridique, Financier ainsi qu’un secrétariat, un service Intérieur, un service des Interprètes et des Traducteurs.
22Tous ces responsables des divisions et services de formation et de nationalité différentes arrivent à établir entre eux des rapports de confiance et se mettent entièrement au service de la cause européenne, mais il faut fixer le périmètre des compétences de chaque division et cela ne va pas sans quelques heurts. Ce n’est qu’à partir de 1955 que l’administration sous l’impulsion du président de la Haute Autorité René Mayer, se structurera plus efficacement, mais loin du « noyau » préconisé par Jean Monnet.
23En attendant, « à la tête de la division Économie, Pierre Uri devient la grande cheville ouvrière, le coordinateur de l’ensemble9 ».
24Il faut préparer l’ouverture du Marché commun, la tâche est immense.
B. La préparation du marché commun
25Il faut bien comprendre que tout ce travail doit être accompli entre août 1952 et l’ouverture du Marché commun du charbon en février 1953. Pierre Uri précise les contours du travail à mener : « Ce qui voulait dire “qu’est-ce que nous aurions comme régime des prix”, ce qui voulait dire “quelles seraient les règles sur la publicité des barèmes”, ce qui voulait dire surtout, à la fois pour le charbon et l’acier car il n’y avait pas de temps à perdre, les mesures de transitions prévues par le traité, “comment est-ce qu’elles allaient s’appliquer”10… » En effet, le traité a prévu une période de transition après l’ouverture du Marché commun pour que les industries nationales s’adaptent aux nouvelles conditions.
26L’ouverture du Marché commun signifie la suppression des droits de douane et des restrictions quantitatives à la libre circulation des produits et l’interdiction des mesures discriminatoires et des subventions ou aides accordées par les États. Le principe est la libre concurrence avec un contrôle par la Ceca de l’approvisionnement régulier et la fixation des prix au plus bas niveau. Mais tout est à construire. Et il faut notamment établir un tableau général de la situation de la Communauté en lien avec les principaux intéressés. Un exposé d’ensemble doit ainsi être préparé et présenté à l’Assemblée le 10 janvier 1953. Ce premier rapport d’activité est rédigé par Pierre Uri.
27L’un des éléments à mettre également en place très rapidement, c’est le prélèvement. Pour pouvoir fonctionner de manière indépendante, le traité de Paris a instauré dans son article 49 que la Haute Autorité peut disposer de ressources propres qui proviennent des prélèvements sur la production du charbon et de l’acier ou en contractant des emprunts. Il faut donc mettre en place ce prélèvement. C’est Pierre Uri qui le crée, en inventant un système qui se voulait simple à calculer chaque mois pour les entreprises. Il s’agissait d’un montant fixe par tonne sur le matériau puis un montant pour la transformation. Des modifications n’interviendraient que si les variations de prix dépassaient 10 %.
28Pour préparer l’ouverture du Marché commun, il faut également organiser les pouvoirs anticipés de la Haute Autorité sur :
les questions de répartition du charbon pour le premier trimestre 1953, qui doivent être décidées avant le 15 octobre 1952 ;
l’établissement de conditions de fonctionnement normal du marché afin notamment que les États ne prennent pas, durant la période préparatoire, de décisions qui aient par la suite des effets défavorables sur le fonctionnement du Marché commun. Il faut donc consulter les gouvernements sur les mesures prises par ceux-ci. Il s’agit aussi d’éliminer les obstacles qui auraient un effet comparable aux droits de douane, notamment en ce qui concerne les conditions de transport et de transferts monétaires, et préparer la libre-circulation de la main-d’œuvre. Il faut également s’occuper de créer puis mettre en place des mesures d’harmonisation des cartels et des concentrations ;
les investissements pour lesquels la Haute Autorité doit recueillir les informations sur les équipements et programmes.
29Mais la Communauté n’existe pas seule, et il faut également mettre en place les relations avec les autres partenaires.
C. La mise en place des relations avec les autres partenaires
30Le Memorandum du 23 août 1952 montre bien que les relations extérieures constituent une part essentielle de l’activité de la Communauté au cours de la période préparatoire.
1. Les négociations avec la Grande‑Bretagne
31Dès le 10 août 1952, le gouvernement britannique accrédite auprès de la Haute Autorité, un ambassadeur spécial permanent assisté d’une délégation d’une vingtaine de membres. La Ceca passe donc un accord avec la Grande-Bretagne, et un Joint Committee est constitué. Là encore, c’est Pierre Uri qui le préside et sa parfaite maîtrise de l’anglais lui est bien utile auprès de la délégation anglaise comme il l’a raconté à plusieurs reprises : « Évidemment, ils étaient représentés par un membre du gouvernement ou un haut fonctionnaire, mais il fallait, en plus, un représentant de la sidérurgie et un représentant des charbonnages. Ils n’étaient pas satisfaits du “et”, j’ai traduit – heureusement que je connaissais bien l’anglais – par “Together with” ce qui donne en français “ainsi que”. Je crois que ce petit décalage de niveau, a permis de traduire la composition du comité11. »
2. Avec le Gatt
32Avant l’établissement du Marché commun, une dérogation à la clause de la nation la plus favorisée doit être obtenue dans le cadre du General Agreement on Tariffs and Trade (Gatt), dont la session ordinaire doit se tenir entre le 4 octobre et le 15 novembre 1952. En effet, en invoquant cette clause, chaque signataire du Gatt pourrait accéder au Marché commun sans en supporter les conséquences. Pierre Uri fait partie des conversations qui s’engagent à Genève début septembre 1952 avec les représentants américains, anglais, néerlandais, canadiens et norvégiens et un représentant du secrétariat du Gatt. Le 10 novembre 1952, un accord est signé qui montre bien que « les Six sont considérés comme n’en faisant qu’un en ce qui concerne le charbon et l’acier, mais la Ceca en tant que telle, n’est pas partie contractante au Gatt12 ».
3. Avec l’OECE
33De même avec l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), il faut obtenir une dérogation à la clause de non-discrimination qui régit la libération des échanges en lui notifiant que les pays de la Communauté constituent un régime douanier spécial et qu’ils peuvent supprimer entre eux les restrictions quantitatives, sans étendre le bénéfice de cette suppression aux autres pays membres de l’OECE.
34Comme on le voit, Pierre Uri n’est pas un simple exécutant. Il était un haut fonctionnaire français engagé dans la construction de l’Europe, il est maintenant un haut fonctionnaire européen totalement intégré dans l’édifice européen. Il peut ainsi créer son style et sa méthode de travail.
II. La méthode Uri, ou l’élégance de la simplicité
35Pierre Uri prend donc un certain nombre de choses en main avec une méthode dont nous allons tracer les grandes lignes.
A. Un style simple et structuré
36Il a d’abord pour principe d’être le rapporteur de toutes les commissions qu’il préside. Il ne veut pas être : « un président pour la forme, laissant tout le travail à un autre qui s’appelle le rapporteur tout en obtenant que la commission porte le nom du président, pas du rapporteur. » Il a ainsi rédigé les décisions et les rapports dans un style qui se veut simple, clair et non administratif et qu’il décrit ainsi : « Nous étions d’accord pour rompre avec le mode administratif […]. Nous voulions, pour accompagner la naissance de l’Europe, créer un style simple, où l’on disait dans une langue élégante et claire ce qu’on avait à dire de sorte que les textes soient accessibles à tous, sans faire appel à des experts ou multiplier les circulaires interprétatives13. »
37Sa préoccupation principale est de trouver des solutions simples : « L’imagination consiste à ne pas s’arrêter tant qu’on n’a pas trouvé cette solution simple, et une solution est simple quand il n’y a pas besoin de faire des cas particuliers. La bonne solution est celle qui se coule d’elle-même sur la diversité du réel14. »
38Pierre Uri le structuré est indispensable à Jean Monnet : « Les séances de la Haute Autorité se transforment parfois en de longs palabres entrecoupés de pauses exigées pour la mise au net des idées : c’est là que Monnet, qui n’est pas un homme de l’écrit, mais qui sait corriger, fait appel à Pierre Uri15. »
39Cela ne plaît pas toujours aux autres membres de la Haute Autorité. Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg (ce dernier, membre de la Haute Autorité, fut parfois l’un des détracteurs de Pierre Uri) en parlent ainsi : « Collaborateur immédiat de Monnet, capable de débroussailler les problèmes les plus complexes, auteur d’innombrables notes de synthèse, son omniprésence ne manque pas d’agacer certains membres de la Haute Autorité qui supportent mal ses intrusions tous azimuts et sa présence continuelle auprès du président. Plusieurs des membres de la Haute Autorité n’acceptent pas de le voir jouer le rôle d’un véritable dixième membre du collège16. »
40En effet, Jean Monnet permet aux hauts fonctionnaires d’être présents aux séances de la Haute Autorité.
B. Petite équipe et exigence
41Dès ses premières notes sur l’organisation de la Haute Autorité, Pierre Uri préconise – inspiré par les méthodes de Jean Monnet au Commissariat général au Plan – le travail en petites équipes composées d’hommes qui ont fait la preuve de leurs compétences. Il est pointilleux, exigeant et consciencieux. À l’image de Jean Monnet, il attend beaucoup de ses collaborateurs et de ses interlocuteurs. Dans la première phase au comité de démarrage, il travaille avec Michel Gaudet et Hermann Dehnen.
42Dans sa division, il a pour principe d’être celui qui prend le moins de collaborateurs car les compétences attribuées à la division sont très étendues et Pierre Uri pense que ses collaborateurs « seront d’autant plus ardents au travail qu’ils se sentiront une large responsabilité ; je ne suis pas de ces directeurs qui jugent leur importance par le nombre de leurs collaborateurs17 ».
43Il ne semble pas y avoir eu trop de heurts de personnes au sein de sa division.
44Avec son adjoint Rudolf Regul, les relations sont excellentes. « Nous avions admirablement divisé les tâches ; c’est moi qui faisais toute la politique économique, mais c’était lui qui faisait les études18. » Selon ce schéma, Pierre Uri était bien la tête pensante de la division Économie, qu’il organise avec méthode, de manière à répondre aux objectifs et aux attributions qui lui incombent. Dans un document sur l’organisation des directions du 5 novembre 1954, adressé au président du groupe de travail pour les questions administratives, il explique « que chaque membre a une double responsabilité, un secteur d’études déterminé, et la liaison avec une autre division ». Il applique cette règle à lui-même en prenant la liaison avec la division du Marché.
45Il est exigeant, mais ses collaborateurs lui sont dévoués et prêts à travailler à n’importe quelle heure et n’importe quel jour, malgré son caractère difficile : « J’ai appris de Monnet à faire confiance à ceux qui travaillent avec moi, et même à me pencher sur leurs difficultés personnelles. Je reconnais en revanche, que je suis assez vif avec les hommes qui occupent d’importantes positions s’ils font la preuve qu’ils ne savent pas les remplir19. »
46Jean Guyot, qui était le directeur de la division Finances de la Ceca, dit de lui : « Il était capable de dicter pendant des heures en plusieurs langues, pas seulement des discours, mais aussi des textes juridiques. […] À côté de cela, il était doué d’un caractère pas très facile avec des emportements considérables, et sur le plan même des suggestions, un foisonnement d’idées un peu extraordinaire20. »
C. Un européen avant tout
47Dès ses premières notes sur l’organisation de la Haute Autorité, Pierre Uri réaffirme le caractère supranational de la Haute Autorité et des fonctionnaires qui y travaillent. Il rejette, tout comme Monnet, la préférence nationale dans le choix des hommes qui doivent surtout être compétents. Pierre Uri utilise également sa parfaite connaissance des langues. Au départ, les Allemands sont peu représentés dans sa division, contrairement aux Français, plutôt en surnombre. Mais la tendance finit par s’inverser et il tenait certaines réunions de sa division directement en allemand.
48De même sur certains projets, Pierre Uri pour convaincre notamment ses interlocuteurs allemands, traduit l’exposé dans leur langue et emporte ainsi leur approbation, car il lève toute ambiguïté de langage : « Je crois que ça donne un sens à ce que c’est que la coopération européenne, quand on finit par convaincre les gens qu’on est totalement honnête, intègre, et quand on va au-devant d’eux en leurs parlant leur langue21. »
49Nous pouvons donc parler d’une méthode Pierre Uri en partie inspirée de son expérience au Plan. Il emprunte à Monnet cette volonté de toujours vouloir des solutions simples. Mais par son caractère et sa connaissance des langues, il crée sa propre méthode, qui répond parfaitement à son esprit européen engagé. Ses qualités de synthèse et d’imagination alliées à ses compétences techniques distinguent son style de celui de Jean Monnet. La méthode Uri se veut adaptée à l’image qu’il se fait de l’Europe qu’il construit : accessible à tous, soignée, unie et universelle.
50Il applique cette méthode de travail pour exercer ses fonctions de directeur de la division Économie jusqu’en 1959.
III. L’action de Pierre Uri à la division Économie de la Ceca (1953‑1959)
51La construction européenne n’est pas qu’une belle idée, elle est aussi très technique et bureaucratique. Je vais essayer ici de présenter le travail concret de Pierre Uri qui a donc produit d’innombrables notes dans des domaines économiques, techniques et pointus avec pour objectif d’établir la politique économique de la Ceca.
A. La politique économique de la Ceca
52À partir de février 1953, après l’ouverture du Marché commun au charbon, au minerai de fer, puis aux ferrailles et enfin son extension à l’acier en mai 1953, débute une seconde phase moins organisationnelle du travail de Pierre Uri à la Haute Autorité. C’est une période de transition définie par le traité de Paris qui s’ouvre pour cinq ans afin que les industries nationales s’adaptent aux nouvelles conditions.
53Dans sa division, Pierre Uri s’applique à remplir la mission qui lui est assignée depuis le 25 septembre 1952 dans la note qu’il avait lui-même rédigée : « Situer la Communauté dans l’ensemble de l’économie et articuler les relations entre le Marché commun et les économies nationales ». De ce fait, la division Économie a deux grandes tâches : « une vue de la situation d’ensemble et des facteurs qui en commandent l’évolution et la définition précise des règles de la concurrence et en particulier la surveillance des points où se raccordent l’action des États membres et celle de la Communauté. » Il souhaite ne pas rester confiné « aux seuls problèmes du charbon et de l’acier », et veut « traiter les interférences entre l’action des États et le fonctionnement du Marché commun comme un problème d’économie générale22 ». Autrement dit, Pierre Uri et son équipe sont chargés d’établir la politique économique de la Haute Autorité.
54L’intégration de six marchés nationaux en un marché unique de 160 millions de consommateurs ne peut se faire sans vérifier que chaque acteur du Marché commun soit gagnant, en inventant en permanence des mécanismes complexes permettant les ajustements et les compensations quand cela est nécessaire. Il s’agit également de faire en sorte que le Marché commun lui-même soit gagnant par rapport à l’extérieur. Le travail de Pierre Uri et de la division Économie consiste à traiter de façon cohérente et globale les problèmes de fonctionnement du marché, de production, d’investissements et de prix. Il faut fixer des lignes générales tout en déterminant progressivement les applications concrètes et détaillées.
55Ainsi, dans le Memorandum de la Haute Autorité au Conseil des ministres du 30 novembre 1953 rédigé par Pierre Uri, il est précisé clairement que « la politique générale de la Haute Autorité dans le domaine de l’acier, c’est le développement de la concurrence qui doit assurer en moyenne des prix plus bas aux consommateurs et une qualité sans cesse améliorée des produits23 ».
56En ce qui concerne le charbon, les questions qui se posent sont différentes de celle de l’acier car par nature, la localisation des gisements ne peut pas être déplacée et ceux de la Ceca sont très profonds, donc difficiles à exploiter, et nécessitent une main-d’œuvre considérable. Le charbon est fortement concurrencé par d’autres sources d’énergie (électricité hydraulique, gaz naturel et produits pétroliers) qui rendent son avenir incertain, alors même que les investissements doivent s’envisager sur un temps long de 10 à 15 ans. Aussi la politique fixée par la Ceca est-elle différente de celle de l’acier : « L’objet de la Communauté n’est pas de maintenir ou de développer la production du charbon à tout prix, mais de couvrir ses besoins tout en faisant du charbon une source économique d’énergie24. »
57Avec sa direction, Pierre Uri produit entre 1953 et 1955 un nombre important de notes, qui ont pour objectif d’ajuster en permanence la politique économique de la Haute Autorité en s’adaptant au contexte économique du marché du charbon et de l’acier mais aussi en cherchant des solutions pour lever les résistances qui s’opposent au bon fonctionnement du marché. Ces résistances émanent parfois des gouvernements des États membres eux-mêmes, ou des cartels qui résistent. Pierre Uri est bien souvent l’auteur des notes ou memoranda par lesquels la Haute Autorité rend compte au Conseil spécial des ministres chargé d’harmoniser l’action de celle-ci et des six gouvernements.
58Sa direction produit de nombreuses études et effectue de nombreuses concertations avec les gouvernements mais aussi avec les entreprises, les travailleurs, les utilisateurs ou les négociants… comme l’a préconisé le traité de Paris dans son article 46. La lecture de toutes ces notes et rapports révèle sa capacité à poser les contextes, à organiser une pensée simple pour des problèmes techniques et complexes et à faire l’inventaire des différents aspects d’une question pour en poser les problématiques et en imaginer des solutions de résolution simples et efficaces.
59Sur un même sujet, plusieurs notes montrent bien la façon dont le travail de concertation, d’études et de propositions est mené pour trouver une solution ou un ajustement.
60Prenons l’exemple de l’application de l’article 60 du traité de Paris qui a occupé tout le mois de décembre 1953. Cet article interdit les pratiques déloyales de concurrence et les pratiques discriminatoires en imposant que les barèmes des prix et conditions de vente appliqués sur le Marché commun par les entreprises soient rendus publics. Or les entreprises publient leurs barèmes sans les modifier en fonction de l’évolution des prix. On trouve quatre notes de Pierre Uri sur cette question : une du 7 décembre 1953 sur les « modifications à envisager dans les textes relatifs à l’article 60 », une autre du 15 décembre 1953 sur « l’avis du Comité consultatif concernant l’application de l’article 60 », puis une autre le 18 décembre 1953 « sur les entretiens avec les fonctionnaires du Conseil concernant l’article 60 » et le 26 décembre 1953 un « projet de communication de la Haute Autorité sur l’application de l’article 60 ».
61Dès l’ouverture du Marché commun, la Haute Autorité cherche à mener une politique des prix pour créer les conditions de concurrence loyale. Mais cela se révèle très difficile pour le charbon en raison de l’existence de cartels de vente dont le plus puissant – le Georg – règne en maître sur les marchés de la Ruhr. Pour l’acier, la transparence des prix se heurte au refus de certains pays de publier leurs barèmes.
62Au sein de sa division, Pierre Uri en tant que directeur, est donc sur tous les fronts, dans toutes les négociations car il ne suffit pas de vouloir créer un marché dans lequel les échanges sont plus libres, il faut aussi assurer les conditions qui permettent effectivement de les établir et de les maintenir. Aussi, il touche à des sujets tels que promouvoir la libre concurrence, l’emprunt américain, la politique d’investissement, le problème des concentrations ou les relations extérieures.
63En effet, la Communauté a mis en place un prélèvement pour bénéficier de ressources propres comme nous l’avons déjà vu, mais le traité de Paris définit également que ces ressources peuvent provenir d’emprunts. Le 30 mai 1953, Pierre Uri fait partie d’un voyage aux États-Unis avec Edmund Wellenstein pour retrouver Jean Monnet et Franz Etzel qui négocient la possibilité de « recourir à des fonds américains sous la forme d’un emprunt à taux réduit et à long terme25 ». Le 5 juin 1953, il discute avec des représentants du State Department et de la Mutual Security Agency sur les buts du Plan Schuman. Le résultat de ces voyages de Monnet et de ses collaborateurs est que le président Eisenhower soutient l’idée d’une participation américaine au financement de la Ceca. L’argent des emprunts américains sert essentiellement à moderniser les installations, améliorer les rendements et créer de nouvelles unités de production.
64Autre exemple du travail de Pierre Uri : la définition d’une politique des investissements commencée dès octobre 1952 prend du temps et se heurte aux réticences des entreprises et des différents pays à fournir leurs programmes d’investissements. Pierre Uri entreprend de recueillir les indications des différentes capitales et ce n’est que fin 1954 que l’on voit apparaître les contours d’une politique des investissements de la Haute Autorité de la Ceca.
65Dernier exemple du travail et de la force de conviction de Pierre Uri concernant le problème de la pénurie de ferraille après le boom de la production sidérurgique. En juin 1956, la Haute Autorité présente une proposition pour la mise en place d’un nouveau régime visant à pénaliser toute consommation élevée de ferraille par tonne d’acier. Mais les Allemands et les Belges critiquent ce nouveau régime. C’est Pierre Uri qui, « s’employant comme toujours activement dans les coulisses à rechercher un moyen pour sortir de l’impasse, réussit à trouver une formule acceptable pour l’Allemagne et la Belgique26 ».
66Ce compromis prévoit une réduction des pénalités frappant la consommation excessive de ferraille. Pierre Uri parvient à convaincre le ministre belge des Affaires économiques, Jean Rey, de se rallier au compromis, en dépit de l’opposition des experts belges. Après dix mois de discussions, un compromis définitif est accepté par le Conseil qui révise le régime de la ferraille.
67En parallèle du travail technique sur toutes les questions liées au charbon et à l’acier, le travail de Pierre Uri s’oriente peu à peu vers l’élargissement à un marché commun général.
B. Vers une vision plus large
68Plusieurs voies sont possibles, dont une avec la Grande-Bretagne. On a déjà vu qu’un Conseil d’association est créé. Mais la France, par la voix de Pierre Mendès France, cherche à réduire le pouvoir supranational de la Haute Autorité au profit des gouvernements. Accompagné de Léon Daum, Michel Gaudet, Pierre Uri et Paul Delouvrier, le 25 octobre 1954, Dirk Spierenburg rencontre Pierre Mendès France et Henri Ulver, ministre du Commerce et de l’Industrie. Il faut une seconde réunion longue et difficile entre Ulver, Uri et Delouvrier, le 8 novembre 1954, pour obtenir un compromis. La note de Pierre Uri pour la Haute Autorité du 9 novembre 1954 sur ses entretiens avec Henri Ulver laisse envisager des solutions possibles mais « à la condition de scinder le projet d’accord en deux accords parallèles, passés avec le gouvernement Britannique, l’un par les gouvernements, l’autre par la Haute Autorité27 ». Mais ces propositions sont rejetées par Pierre Mendès France. S’engage alors un échange de lettres personnelles entre Uri et Mendès France, qui réaffirme que dans le projet de la Haute Autorité, on donne à la Grande-Bretagne une place à part, alors que selon lui, « cette situation ne paraît pas inévitable28 ». Toutes les propositions des gouvernements sont résumées dans un Memorandum établi par Pierre Uri et soumis à la Haute Autorité le 16 novembre 1954, car, dans cette affaire, il est en effet le représentant de la Haute Autorité à la commission de coordination du Conseil des ministres (Cocor), devant laquelle il fait un exposé général les 12 et 13 novembre 1954. L’accord d’association avec la Grande-Bretagne est finalement signé le 12 décembre 1954. Pierre Uri en est l’un des artisans.
69Un autre élément a contribué à l’élargissement du travail vers un marché commun général, c’est la mise en place le 13 octobre 1953 du Comité mixte Haute Autorité-Conseil des ministres, où charbon et acier se situent dans un ensemble plus vaste, celui de prévisions sur l’économie globale, et dont le travail a préparé inconsciemment le traité de Rome et s’est poursuivi, au-delà, dans un rapport sur la politique des transports, et un autre sur celle de l’énergie. Uri en prend la présidence et, comme à son habitude, c’est lui qui en rédige les rapports que l’on retrouve dans les archives : « J’ai réussi à mettre tout de suite à l’ordre du jour l’énergie. Le charbon n’en est qu’une part et nous ne pouvons pas faire une politique charbonnière si nous n’avons pas une vue d’ensemble de la relation avec d’autres formes d’énergie, le besoin global d’énergie29. »
70Grâce à cette vision, préfigurant un peu le Marché commun général, ils parviennent à passer à des perspectives d’ensemble sur le développement économique.
71Pierre Uri rédige par exemple une note le 12 novembre 1954 sur « l’extension de la Communauté » aux autres formes d’énergie en raison de la part décroissante du charbon dans la couverture des besoins totaux en énergie. Dans cette note, il montre les avantages qu’aurait la Communauté à s’élargir à l’électricité, au pétrole et au gaz. Il aborde également les questions des transports, qu’il trouverait judicieux d’intégrer, et de l’agriculture pour laquelle l’Europe est globalement déficitaire et doit importer une grande part de ses approvisionnements. Pierre Uri voit un avantage à cette intégration, à condition de la préparer patiemment.
72Dans les années 1955-1956, Pierre Uri est détaché par la Haute Autorité pour travailler aux côtés de Paul-Henri Spaak à la création du Marché commun général. Il n’abandonne pas pour autant son travail de directeur de l’Économie qu’il gère beaucoup par téléphone et le nombre de ses notes pour ces années est toujours aussi abondant.
73L’action de Pierre Uri pour l’Europe ne s’arrête pas en 1957. À partir de 1958, il multiplie les activités et entre dans la période qu’il a lui-même qualifiée de « servitudes de la dispersion ».
C. Le travail à la haute autorité après la mise en place de la CEE jusqu’à sa démission
74De janvier 1957 à avril 1959, Pierre Uri est le représentant de la Ceca aux négociations sur la zone économique de libre-échange (Zele). Les Anglais avaient en effet proposé début 1956 de créer une grande zone de libre-échange avec tous les pays de l’OECE et englobant les six pays de la Ceca. Bien qu’intéressante pour renforcer la coopération avec la Grande-Bretagne, cette proposition peut néanmoins gêner le Marché commun qui pourrait se retrouver dissous dans cet ensemble plus vaste. Elle échouera finalement, et le Royaume-Uni donnera naissance à l’Association européenne de libre-échange (AELE).
75D’octobre à décembre 1958, il prend la tête d’un groupe d’experts chargés d’établir un rapport sur la situation économique des pays membres de la CEE, à la veille de l’ouverture du Marché commun et en rédige la synthèse. Ce rapport connu sous le nom de « rapport Uri » permet à son auteur d’accéder à la notoriété internationale à l’échelle du grand public car de nombreux journaux se font l’écho de ce travail.
76Alors que jusque-là, la conjoncture avait été plutôt favorable à la Ceca, ce qui avait facilité son action, l’année 1958 connaît un brusque retournement de la situation charbonnière, une baisse profonde de la demande, une accumulation des stocks sans précédent et un développement du chômage. Le problème est particulièrement important en Belgique et s’aggrave en 1959. La Haute Autorité essaie d’obtenir un « état de crise manifeste » de la part du Conseil spécial des ministres pour augmenter ses pouvoirs d’agir. Mais le Conseil refuse sous l’impulsion, pour différentes raisons, de l’Italie mais aussi de la France et de l’Allemagne qui n’entendent pas laisser la Haute Autorité jouer un rôle majeur. Dans l’introduction au rapport général de la Haute Autorité de 1959 qu’il rédige et qui doit être présenté à l’Assemblée en mai 1959, Pierre Uri montre l’apport de la première Communauté à l’intégration européenne, les limites que son action a rencontrées et les tâches à venir. L’Européen convaincu qu’il est conclut ainsi cette introduction : « Encore importe-t-il que ce travail en commun ne soit pas empêché, dans toute la mesure où il est nécessaire, par l’éclatement géographique qui semble sacrifier l’unité de l’Europe à des intérêts locaux. La Haute Autorité, qui ressent tous les jours les répercussions concrètes de cette situation, avait le devoir de la dénoncer à voix haute30. »
77Il est désormais nécessaire de mettre en place une politique commune en matière de transports pour l’ensemble de l’économie et une politique coordonnée sur la question de l’énergie. En 1958, Pierre Uri est ainsi le président du groupe d’experts institué par la Haute Autorité pour étudier les aspects économiques de l’harmonisation des tarifs de transports concernant le charbon et l’acier qui donne lieu le 29 août 1958 à un rapport qu’il rédige sur le sujet.
78Il fait aussi un exposé le 1er décembre 1958 sur les travaux du Comité mixte devant la commission pour la politique énergétique de l’Assemblée parlementaire européenne. C’est également lui qui rédige le « Premier rapport sur une politique coordonnée dans le domaine de l’énergie » du 22 avril 1959. Ce sera son dernier rapport avant de quitter son poste.
79Pierre Uri est engagé jusqu’à sa démission dans son travail à la division Économie. Partout il représente la Ceca, que ce soit en tant que directeur de l’Économie ou en tant que représentant de la Haute Autorité, en assumant le plus souvent la présidence des groupes d’études constitués.
80En juillet 1959, il démissionne de son poste de directeur de la division Économie car il n’obtient pas le rôle politique qu’il espérait, ni comme commissaire à Bruxelles, ni même à la Haute Autorité pour remplacer Léon Daum.
Conclusion
81Après sa démission, sa carrière ne s’arrête pas là pour autant et son esprit européen l’empêche de rester éloigné de l’Europe. Il part pour la banque Lehman Brothers, où il doit créer un bureau européen chargé de travailler sur l’ensemble du Marché commun et les territoires associés. Ses amis ou connaissances s’empressent de lui écrire pour lui faire part de leurs regrets de le voir quitter la Haute Autorité. Citons par exemple une lettre du secrétaire général du secrétariat syndical européen Harm-Geert Buiter qui ne peut « dissimuler ses sentiments de regrets » précisant que « l’imagination pour la construction européenne est un domaine pour lequel on pourrait déclarer l’existence d’une pénurie manifeste qui s’aggrave encore davantage avec votre départ31 ».
82À Luxembourg, il a pu appliquer ses conceptions européennes. De son arrivée en 1952 à sa démission en 1959, du comité de démarrage au rapport qui porte son nom, à la tête de la division Économie, il a su concrétiser le traité de Paris qu’il avait contribué auparavant à élaborer. Il a ainsi participé à la mise en place et à l’organisation fonctionnelle de la Haute Autorité et fait de sa division une machine efficace et compétente dont les membres étaient soudés autour de leur directeur. Il a créé un style élégant et synthétique, fer de lance de ce qu’on peut appeler la méthode Uri. Il a présidé de nombreux comités ou commissions, tant sur les problèmes internes à la Ceca, entre les pays membres, que sur les relations avec les pays extérieurs comme la Grande-Bretagne. Haut fonctionnaire européen à la division Économie, il parvient à travailler aux côtés de Paul-Henri Spaak à l’évolution vers le Marché commun général, en tant qu’Européen libre et indépendant de toutes fonctions officielles ou délégations nationales. Ceci ne fut pas simple, ni possible très longtemps. Et son caractère, et peut-être des jalousies, lui valent de se voir refuser le poste politique qu’il méritait.
83Il est le seul Français à avoir travaillé à la fois sur le traité de Paris et sur le traité de Rome ce qui, indéniablement, fait de lui l’un des pères de l’Europe.
Notes de bas de page
1 Archives historiques des Communautés européennes (désormais AHCE), Fonds Pierre Uri (désormais PU), dépôt 09, dossier 234 ; Entretien de Pierre Uri avec Antoine Marès et Gérard Bossuat, 27 novembre 1985, p. 3.
2 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté économique du charbon et de l’acier, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 58.
3 Fondation Jean-Monnet pour l’Europe (désormais FJME), Fonds d’histoire orale, témoignage de Michel Gaudet, cité par Éric Roussel, Jean Monnet 1888-1979, Paris, Fayard, 1996, p. 640.
4 Pierre Uri, Fragments de politique économique. Les libertés de la fonction publique. Les servitudes de la dispersion, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1989, p. 160.
5 Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 544.
6 Ibid., p. 549.
7 Ibid., p. 549.
8 AHCE, CEAB (archives publiques, versement communautaire de la Haute Autorité de la Ceca), 07‑7, Note sur l’organisation initiale du travail et des services, 25 septembre 1952.
9 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., pp. 93‑94.
10 AHCE, PU DEP 09, Do 234, Entretien de Pierre Uri avec Gérard Bossuat, 20 décembre 1985.
11 Entretien de Pierre Uri avec A. Marès et G. Bossuat, op. cit., p. 92.
12 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 255.
13 Pierre Uri, Penser pour l’action. Un fondateur de l’Europe, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 102.
14 AHCE, PU 9, Do 234, Entretien de Pierre Uri avec Gérard Bossuat, 20 décembre 1985, p. 31.
15 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 90.
16 Ibid., p. 93.
17 Pierre Uri, Penser pour l’action, op. cit., p. 100.
18 Entretien avec Gérard Bossuat, cit., p. 22.
19 Pierre Uri, Penser pour l’action, op. cit., p. 102.
20 Entretien de Jean Guyot avec Olivier Feiertag, Comité pour l’histoire économique et financière de la France (Cheff), Entretien n° 10, 7 avril 1992, cité par Alessandro Giacone, Jean Guyot, un financier humaniste, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 90.
21 Entretien avec Gérard Bossuat, art. cit., p. 10.
22 AHCE, PU 9, Bo. 009, Do 46, Note au président du groupe de travail pour les questions administratives du 5 novembre 1954.
23 AHCE, PU 46, Doc. n° 8238/2 f, Memorandum de la Haute Autorité au Conseil des ministres du 30 novembre 1953.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 181.
26 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 391.
27 AHCE, PU DEP 09 ; Bo. 009, Do 46, Note pour la Haute Autorité sur les entretiens de Monsieur Uri avec Monsieur Ulver, 9 novembre 1954, p. 4.
28 Lettre personnelle de Pierre Uri à Pierre Mendès France, 28 octobre 1954 ; Lettre de Pierre Mendès France à Pierre Uri, 15 novembre 1954 (Documents diplomatiques français, désormais DDF), 1954, pp. 750‑752, citées dans Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 289.
29 Entretien avec Gérard Bossuat, op. cit., pp. 12‑13.
30 AHCE, PU 47, Doc. n° 562/1/59 f, Projet d’introduction au rapport général 1959 de la Haute Autorité, du 3 février 1959, p. 18.
31 AHCE, PU, DEP 09, Bo. 031, Do 189, Lettre de H.G. Buiter à Pierre Uri, 10 septembre 1959.
Auteur
-
Céline Lacombe-Cordier
Titulaire d’une maîtrise d’histoire des Relations internationales consacrée à « Pierre Uri, un haut fonctionnaire engagé dans la construction européenne » effectuée sous la direction du professeur Robert Frank à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Céline Lacombe-Cordier a choisi, après un DESS « Communication, animation et politique locales », de consacrer sa vie professionnelle à l’accomplissement de missions de service public. Elle a travaillé comme directrice de plusieurs services dont la communication, dans une commune de 22 000 habitants et vient d’intégrer un conseil départemental d’Île-de-France en tant que chargée de projets stratégiques transversaux.
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