1La collaboration de Pierre Uri avec Jean Monnet au Commissariat général au Plan de 1947 à 1952 offre un double poste d’observation utile : celui de la genèse de sa carrière administrative et politique et de son parcours intellectuel, mais aussi, à travers ses réflexions et sa pratique, une entrée neuve et féconde pour la compréhension de ce qu’a pu être la planification française à ses débuts. Loin d’être une institution strictement dirigiste, comme certains ont pu l’écrire, on va constater, tout particulièrement grâce à l’analyse de la pensée subtile et de l’action novatrice de Pierre Uri rue de Martignac, combien l’entreprise a été complexe, originale et décisive pour la renaissance française d’après‑guerre.

Une écriture individuelle et collective, singulière pour l’historien

2Un triple ensemble de difficultés survient lorsqu’en historien on souhaite analyser les sources originales que constituent plusieurs des principaux textes rédigés par Pierre Uri à propos du Plan dans la période située entre 1947 et 1950, nos matériaux ici sous examen.

3Un premier groupe de questions résulte du fait que Pierre Uri choisit en septembre 1947 pour son entrée dans sa « vraie carrière » administrative et politique de suivre les pas de Jean Monnet, nommé en janvier 1946 à la tête du tout nouveau Commissariat général au Plan, principale et véritable innovation du paysage administratif français, logé dans un hôtel modeste de la rue de Martignac, non loin de l’Assemblée nationale et des ministères. L’embarras de l’historien naît alors de plusieurs facteurs. D’abord, du fait que cinq textes majeurs inédits et publiés quatre décennies plus tard par Pierre Uri lui-même ne sont pas signés, bien qu’il s’en déclare sinon l’auteur unique, du moins le principal rédacteur. Il s’agit notamment de trois des rapports de la commission du Bilan national, publiés entre septembre 1947 et novembre 1949 et, on va le voir, directement liés à la mise en œuvre du premier Plan. De multiples témoignages postérieurs d’acteurs du moment confirment bien que, si le travail de la commission est collectif, Pierre Uri en est la « cheville ouvrière » – selon les termes de Jean Vergeot, l’un des premiers et principaux statisticiens du Commissariat – et le « rapporteur omniprésent », désigné alors par Jean Monnet et ainsi qualifié trente années plus tard dans ses Mémoires, où il rappelle ses capacités exceptionnelles pour « dénouer le nœud inextricable de la crise française grâce aux instruments d’analyses économiques les plus modernes qu’il a assimilés et la faculté de synthèse qui lui est personnelle¹. » Il ajoute : « Uri est supérieurement intelligent […] [il est] à lui seul capable d’appréhender tout le problème des ressources et des besoins globaux du pays². »

4De surcroît, Jean Monnet a transmis à Pierre Uri l’attrait pour la pratique éprouvée d’élaboration collective de rapports au sein de commissions regroupant des responsables publics et privés de natures diverses, à l’image des commissions de modernisation, une des principales institutions du Plan et innovation majeure de la démocratie sociale en 1946, mais où le rapporteur est conduit à s’effacer derrière l’intelligence collective et le compromis constructif. On retrouve également ces pratiques dans les trois rapports de la commission du Bilan national, dont le contenu résulte de la confrontation de nombreux acteurs. On peut cependant, après examen et croisement des sources, attribuer le raisonnement général ainsi que les principales formulations et analyses à Pierre Uri, même s’il n’est pas aisé d’établir quel a pu être son apport exact.

5Deuxième problème, qui ne lui est pas propre, Pierre Uri a appris à partager également avec Jean Monnet sa prédilection à souffler à des responsables politiques qui s’en réclament ensuite des idées et de véritables plans, et à se limiter au seul rôle d’influence en amont, lui-même occupant d’ailleurs cette fonction au second degré auprès de Jean Monnet³. En confrontant les textes de Pierre Uri et les archives de Jean Monnet, on peut constater que, par exemple, en janvier 1948, le Memorandum sur l’usage de la contrevaleur de l’aide intérimaire, transmis par le second aux responsables de Washington, a été élaboré par le premier. Enfin, Pierre Uri acquiert et apprécie au Commissariat général au Plan la double méthode de travail collectif. D’abord, on l’a dit, à l’échelle des commissions de modernisation réunissant représentants professionnels, patronaux et syndicaux, experts et hauts fonctionnaires, l’habitude a été prise par les rapporteurs de ne pas signer individuellement les rapports, même si on sait que ceux-ci – mais aussi les présidents – y jouent un rôle majeur. Ensuite, au sein même du Commissariat, Pierre Uri apprécie la démarche intellectuelle collective parmi les statisticiens et économistes de l’institution et la convention qui consiste à ne pas signer les rapports sur l’état d’application du Plan, comme on le verra pour le bilan du premier Plan établi à la fin de l’année 1949. De même, nombre de textes élaborés par Pierre Uri sont défendus ensuite par Jean Monnet, d’où l’intérêt d’aller puiser dans les archives de ce dernier.

6Enfin, troisième difficulté, cette fois opposée, Pierre Uri a lui-même élaboré et publié dans la décennie 1980 un ensemble de remarques et de réflexions rétrospectives, analytiques et cohérentes sur ses propres textes antérieurs, faisant ainsi quasiment œuvre d’historien de son propre parcours professionnel et intellectuel. Outre l’important témoignage qu’il a livré dans l’ouvrage publié par François Fourquet en 1980, aux côtés d’autres souvenirs de pionniers du Plan et de la comptabilité nationale, Pierre Uri a participé dans les années suivantes à de nombreux colloques, journées d’études ou séances de séminaires au cours desquels il a été conduit à analyser rétrospectivement son expérience administrative et politique antérieure⁴. Et, à la fin des années 1980, il a cru bon de publier et de commenter plusieurs de ses textes inédits, bien avant même que le Comité d’histoire économique et financière ne recueille un ensemble de ses textes originaux⁵. Ainsi, comme souvent, par leurs témoignages, les acteurs d’une activité intellectuelle, politique, scientifique ou culturelle d’avant-garde, minoritaire ou innovante, se placent comme les premier(e)s historien(ne)s de leur groupe⁶. L’historien professionnel est alors confronté à un discours déjà bien constitué et clos, avec en particulier le risque de surestimer la cohérence de l’expérience ainsi présentée et déjà analysée par son principal protagoniste.

7Nous avons essayé de naviguer parmi ces multiples écueils pour retracer l’activité et la réflexion de Pierre Uri au Commissariat général au Plan de 1947 à 1950⁷. Certes, il s’agit d’un épisode bref, mais décisif, car inaugural de sa carrière et formateur de sa pensée en matière économique. Et il a tendance, à travers l’expérience du premier Plan – qui s’étale de 1947 à 1952 – à s’occuper de tout ce qui intéresse l’économie, les finances, la monnaie et la société et ainsi, tout « en tournant le dos aux lenteurs d’embrouilles administratives », à sacrifier, comme son mentor Jean Monnet, à ce qu’il nomme dans ses Fragments « la servitude de la dispersion⁸ ». Comme lui, cela le conduit à s’engager au-delà même des frontières et à suivre ses pas à Luxembourg en 1952 (à la Ceca), puis à s’impliquer de manière active dans la construction des Communautés européennes au mitan des années 1950, en particulier en qualité de bras droit de Paul-Henri Spaak à la conférence de Messine. On peut à juste raison concevoir son expérience au Plan comme une des pierres fondatrices de son aventure européenne.

8Ajoutons, pour bien saisir la nature de ses textes rédigés à l’époque, la présence de trois qualités majeures chez Pierre Uri. D’abord la double préoccupation d’associer la mesure par les chiffres et la recherche du sens à travers une écriture limpide et accessible, sans doute acquise à travers la pratique instituée par Jean Monnet rue de Martignac, induisant une double qualité articulant rigueur statistique et clarté intellectuelle, approche quantitative et qualitative. Ensuite, la double capacité à synthétiser, mais aussi symétriquement à déglobaliser toute approche quantifiée et tout raisonnement général. Cela signifie, en particulier dans le domaine économique, maîtriser aussi bien l’échelle macro que méso ou micro-économique. Last but not least, la qualité rare d’associer délibérément justesse du raisonnement abstrait de politique publique et justice dans les effets concrets attendus, à travers une attention particulière aux inégalités, aux distorsions d’évolution et, en retour, aux procédures de régulation, de correction et de redistribution.

I. Du Plan à la commission du Bilan national (septembre 1947‑février 1948)

9Avant 1947, Pierre Uri mêle les lieux et les disciplines formatrices. Normalien de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, diplômé en droit, il étudie l’économie à Princeton, où il lit notamment Keynes et Beveridge. Après avoir subi les mesures d’exclusion antisémites de Vichy le privant de ses tâches d’enseignant, il effectue un bref passage à l’Isea (Institut de science économique appliqué) à la Libération, alors véritable « pôle de diffusion de la pensée keynésienne⁹ ». Il y travaille avec François Perroux – avec lequel il se rend à Londres à l’été 1945, où il assimile les méthodes de calcul des comptes nationaux britanniques et se familiarise également avec les mécanismes du Welfare State – et avec Jean Marczewski sur l’ouvrage Le revenu national, avant la brouille avec Perroux. Il est alors proche de Pierre Le Brun, secrétaire confédéral (non communiste) de la CGT, avec lequel il élabore le projet fiscal de la centrale syndicale. En septembre 1947, Jean Monnet l’accueille au Plan, où il est immédiatement placé comme rapporteur de la commission du Bilan national, tout juste créée.

L’« écart inflationniste » du « subtil Pierre Uri » (François Bloch‑Lainé)

10En novembre 1946, au sein du gouvernement provisoire tripartite (PCF, SFIO, MRP) dirigé par Georges Bidault, après dix mois de travail collectif au sein des commissions de modernisation, le Commissariat du Plan publie le « Rapport général sur le Plan de modernisation et d’équipement » énonçant les grands axes du Plan Monnet, prévu alors jusqu’en 1950¹⁰. On y trouve l’objectif d’atteindre à cette date le niveau de production de 1929 augmenté de 25 %, ainsi que la priorité accordée aux six « activités de base » (charbon, électricité, acier, transports nationaux, ciment, machinisme agricole). Son contenu reflète plus largement un consensus socio-politique – des gaullistes aux communistes et de la CGT au CNPF – autour de la semaine de 48 heures de travail avec 25 % de hausse de rémunération au-delà des quarante heures légales, et du cercle vertueux affirmé au sein de la commission de Modernisation de la main-d’œuvre – présidée par le résistant parisien et syndicaliste communiste André Tollet – dont le rapport affirme « l’assurance que toute hausse de productivité se traduira par un accroissement réel du niveau de vie ».

11Mais au cours du premier semestre 1947, le Plan connaît une triple crise, qui en menace l’application. D’abord, une crise financière et monétaire, due à une inflation qui dépasse 50 %, une insuffisance des moyens financiers pour assurer les investissements retenus dans le Plan et pour acquitter la réparation intégrale des dommages de guerre – aux termes de la loi d’octobre 1946 – ainsi qu’une grave crise des paiements en dollars (le dollar gap) en août 1947, qui contraint le gouvernement à suspendre toutes les importations autres que vitales, le tout fortement aggravé par de mauvaises récoltes et des pénuries encore tenaces. L’annonce du Plan Marshall le 5 juin 1947 semble offrir une issue, mais non immédiate, au point que la France et les pays européens destinataires doivent solliciter avant cela une aide intérimaire, négociée avec Washington pendant l’automne 1947. Deuxième crise, internationale celle-ci, la préparation de l’aide Marshall contribue à la rupture plus générale entre anciens Alliés contre l’Axe et à l’entrée en guerre froide. Enfin, cela se traduit en France, surtout après octobre 1947, par une crise socio-politique, marquée par la rupture avec les communistes exclus du gouvernement dès mai, et par la scission survenue au sein de la CGT à la fin de l’année.

12Dès la fin du mois de juillet 1947, Jean Monnet met en garde Georges Bidault, alors ministre des Affaires étrangères du gouvernement Ramadier (SFIO), sur la nécessité d’articuler, comme fréquemment chez lui, la solution de plusieurs problèmes à la fois : le recours nécessaire à des crédits américains, la réalisation du Plan, mais aussi la stabilisation financière et monétaire. Il importe, selon lui, que l’assainissement financier « nécessaire en France n’apparaisse pas comme une ingérence américaine dans nos affaires intérieures et ne semble pas nous être imposée. Nous avons donc tout avantage à prendre l’initiative¹¹ ».

13Il ajoute qu’il est nécessaire que l’opinion publique en France voie dans les crédits américains, outre l’avantage matériel, « la promesse de l’indépendance économique future vers laquelle le conduit le Plan de modernisation dont la réalisation rapide est rendue possible par les crédits américains », [car le Plan donne] « un sens national » [à l’effort de modernisation, comme] « garantie de l’indépendance économique de la France », en particulier pour la fraction de l’opinion – équivalant alors à plus de 25 % des électeurs et des électrices – sensibilisée par le Parti communiste et désormais opposée aux gouvernements de Troisième Force et à l’aide Marshall¹².

14Peu après, le 9 septembre 1947, Jean Monnet, qui vient de convier Pierre Uri à le rejoindre au Commissariat au Plan, obtient la double création d’une commission d’assainissement financier réunissant les principaux ministres autour de lui et d’une commission du Bilan national, présidée par lui et composée, comme les commissions de modernisation, de hauts fonctionnaires et de représentants patronaux et syndicaux, et dont il nomme Pierre Uri rapporteur¹³. Celui-ci se met au travail et parvient à achever le rapport au début de décembre 1947¹⁴. Appuyé sur les termes des memoranda antérieurs de Jean Monnet, Pierre Uri formule et systématise le diagnostic : il s’agit, écrit-il, de résorber « l’écart inflationniste ». Suivant en cela une approche d’inspiration keynésienne et lointainement imitée des comptes nationaux britanniques, il annonce procéder, au-delà d’une conception purement budgétaire et financière de l’inflation, à un bilan comparatif entre l’ensemble des charges et des ressources économiques, afin de chiffrer l’« excès de demande globale » (les charges tributaires de la guerre, de la reconstruction, de la modernisation du Plan et de la réparation intégrale des dommages de guerre) sur une offre limitée par une production encore réduite, ainsi que par le plein emploi et par une semaine de travail d’environ 45 heures. Sans doute, Pierre Uri ne dispose-t-il pas alors des moyens statistiques pour chiffrer en toute rigueur un véritable budget économique, faute de comptes nationaux constitués à cette date, et indique-t-il plus exactement l’excès de moyens de paiements à résorber. Claude Gruson, promoteur et responsable de la comptabilité nationale dans les années suivantes, tout en évoquant dans ses mémoires « l’empirisme échevelé d’Uri », considère qu’en la circonstance celui-ci s’est avéré nécessaire pour sortir de « l’empirisme traditionnel¹⁵ ». La formule « écart inflationniste », même quelque peu inadéquate, est bel et bien destinée à créer un électrochoc anti-inflationniste. François Bloch-Lainé le confirme en 1976 dans son témoignage-dialogue auprès de Françoise ­Carrière : « C’est au Commissariat du Plan que le subtil Pierre Uri a esquissé le premier compte économique en chiffrant, pour impressionner les esprits, un ʺgap inflationnisteʺ qui était un faux concept pour une cause juste¹⁶. »

15Pierre Uri désigne les trois sources d’inflation à réduire : le déséquilibre des finances publiques, les besoins de financement des investissements, les excès de revenus des classes aisées par rapport aux produits disponibles. En déglobalisant les divers types de moyens de paiements, il précise que les sommes à résorber sont bien celles de la consommation issue des dépenses somptuaires des classes aisées, celles des subventions alimentaires et celles d’« un appareil de distribution pléthorique ». L’écart est chiffré à 365 milliards de francs pour l’année 1948, chiffre frappant car correspondant à un milliard par jour ! La commission propose de réduire le volume d’investissements de 185 milliards de francs, soit d’environ 11 % par rapport à 1947 (dont 100 milliards pour le premier semestre 1948). Mais il s’agit de maintenir les opérations essentielles et urgentes, afin de sélectionner ce qui peut être seulement retardé en matière d’énergie ou d’acier.

Le Plan à l’articulation entre la stabilisation monétaire et l’aide américaine

16Le rapport est remis le 13 décembre 1947. Deux propositions en inspirent directement le Plan Mayer de stabilisation, voté le 5 janvier 1948 et mis en œuvre par le gouvernement Schuman-Mayer de Troisième Force. D’abord, un « prélèvement exceptionnel contre l’inflation » de 150 milliards de francs, consacré pour les deux tiers à la reconstruction et pour un tiers aux investissements du Plan, le tout assorti d’un emprunt libératoire à 3 %. Ensuite, l’accroissement de la part des impôts directs par l’accélération du recouvrement pour les contribuables moyens et aisés, à savoir les non-salariés (indépendants et professions libérales) et les salariés aux revenus supérieurs à 750 000 francs. Il s’agit bien d’un prélèvement quantitatif, mais à portée sélective en opérant délibérément un triple transfert à contenu socio-économique : des non-salariés ou des salariés aisés vers les salariés, de la consommation vers les investissements du Plan, du secteur moins contrôlé vers le secteur contrôlé, notamment celui des produits industriels de base du Plan Monnet. De surcroît, Pierre Uri rejette l’idée que la stabilisation financière et monétaire se traduise par une politique déflationniste – ce qui serait catastrophique à ses yeux comme à ceux de Jean Monnet – car le freinage est présenté comme seulement temporaire et l’effort d’investissement du Plan bel et bien appelé à reprendre à la fin de l’année 1948.

17Deux mois plus tard, le rapport est complété par le « Memorandum sur l’affectation de la contrevaleur en francs de l’aide intérimaire » destiné au Département d’État, largement inspiré par Pierre Uri et transmis par Jean Monnet¹⁷. Il y est défendu l’idée, destinée à faciliter l’obtention de crédits américains au sein de la future aide Marshall, que la meilleure garantie d’une stabilité financière durable, souhaitée conjointement par Paris et Washington, réside dans l’affectation des francs issus de la vente des dollars de l’aide intérimaire à la poursuite des dépenses d’investissements du Plan « qui seules permettent de supporter toutes les autres » – expression récurrente de ces années-là – et seulement dans un deuxième temps, à la résorption des avances de la Banque de France. Cette politique d’usage de la contrevaleur en faveur des investissements prioritaires du Plan, effectivement acceptée par Washington en mars 1948, va servir de laboratoire d’essai pour l’aide Marshall de 1948 à 1951 – même si, pour les responsables français, il va falloir batailler chaque année – et va assurer à moyen terme le financement des investissements du Plan Monnet à travers les dollars et surtout les francs de contrevaleur de l’aide américaine.

II. Pierre Uri en 1948 : la consolidation, l’institutionnalisation et la légitimation du Plan

18La commission du Bilan national contribue, on l’a vu, à assurer le démarrage du Plan, grâce à la stabilisation monétaire et financière articulée avec l’aide intérimaire américaine, rendant ainsi possible le démarrage du financement du Plan, avec toutefois une triple réserve.

19D’abord, il faut attendre le vote du Plan Marshall par le Congrès américain et la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) en avril 1948 pour être assuré que la France recevra bel et bien l’aide Marshall. Ensuite – et c’est là un combat renouvelé chaque fin d’année jusqu’en 1951 par Jean Monnet et par Pierre Uri – il convient de s’assurer que les francs de contrevaleur de l’aide Marshall en dollars sont bien consacrés au financement des investissements de base du Plan. Enfin – et ce n’est là qu’une semi-victoire – Jean Monnet et Pierre Uri tentent, en vain, de rattacher au Commissariat général au Plan le futur Fonds de modernisation et d’équipement (FME), institution nouvelle destinée à décider des crédits relatifs au financement public des programmes du premier Plan. Mais la direction du Trésor et, à sa tête, François Bloch-Lainé refusent de dépecer la trésorerie. Un compromis, jugé satisfaisant par Pierre Uri et par Jean Monnet, est trouvé au printemps 1948. Le 21 mars 1948, le FME est rattaché de manière provisoire au Trésor, mais un décret du 10 juin « invente » la commission des Investissements, où, sous la présidence du ministre des Finances, les représentants des ministères dépensiers, de la Banque de France et du Commissariat au Plan, sont chargés de décider collectivement des crédits en rapport direct avec le Plan Monnet. De surcroît, l’attitude résolument favorable aux investissements productifs de la part de François Bloch-Lainé et, sous son impulsion, de la puissante direction du Trésor rue de Rivoli, rassure Pierre Uri et Jean Monnet¹⁸. La dernière étape de l’institutionnalisation du Plan est atteinte. Le Commissariat du Plan, destiné à l’origine en janvier 1946 – rappelons ce fait, souvent occulté – à ne durer que les six mois nécessaires à l’élaboration du Plan, fait désormais partie intégrante du paysage administratif français et, dépendant seulement de Matignon (suivant en cela la volonté initiale de Jean Monnet), est largement respecté des autres ministères, y compris des Finances, et de la rue La Vrillière.

L’approfondissement du Bilan national

20Pendant ce temps, la commission du Bilan national poursuit ses travaux au cours de l’année 1948. Le rapport du deuxième Bilan national, élaboré en août 1948, est l’occasion pour Pierre Uri d’élargir et d’approfondir les voies tracées dans le précédent rapport.

21Dans le rapport, il présente les résultats macro-économiques du premier semestre et les prévisions du second. Il insiste sur la relative réussite de l’opération de « freinage sans déflation », réalisée, on l’a vu, à partir du calcul de « l’excédent des demandes totales sur les ressources totales aux prix atteints à un moment donné », objectif majeur de la commission¹⁹. Il y ajoute désormais plusieurs séries d’analyses. Tout en affirmant que l’« économie nationale forme un tout », il entreprend la comparaison entre les valeurs ajoutées des diverses branches de l’économie. Ensuite, il raisonne sur la répartition des différents revenus et il confirme, en cette période de production encore restreinte, la nécessité de faire pression sur la demande exercée par certains revenus, particulièrement ceux issus des profits retirés de la pénurie relative. Car l’inflation est vue à la fois comme le produit de l’« excès de la demande globale », mais aussi comme le facteur d’inégalités dans ses répercussions socialement différenciées entre les vendeurs, privilégiés, et les acheteurs, défavorisés. Cela justifie la décision d’amplifier les recettes issues des impôts sur le capital, ou des prélèvements sur les bénéfices ou sur les loyers. Car, en l’absence de politique délibérée de prélèvement sélectif, c’est l’inflation qui opère le tri, avec les inégalités que cela induit entre les gagnants et les perdants. Il propose également plusieurs réflexions sur la Sécurité sociale naissante. Sur l’ensemble du rapport, il s’efforce d’articuler trois séries de variables financières distinctes mais solidaires : les recettes et les dépenses, les finances publiques et privées, les finances extérieures et intérieures.

Le Plan, distinct du dirigisme

22Il ajoute deux éléments de réflexion, largement récurrents dans les années suivantes.

23Il précise d’abord que l’équilibre des finances publiques est certes utile – comme l’a montré le premier rapport – mais que leur structure importe autant, sinon davantage, et, tout particulièrement à ce moment, le fait de ménager la part suffisante des dépenses consacrées aux investissements productifs, facteur majeur de croissance et de modernisation. Deuxième ensemble de réflexions destinées à être répétées pendant toute la durée du Plan, Pierre Uri tient à distinguer la planification mise en œuvre rue de Martignac du dirigisme de Vichy ou de l’économie dirigée pratiquée par les ministères de l’Économie nationale et de la Production industrielle de la Libération. Dans ce dernier cas, les contrôles sont spécifiques et portent tout à la fois sur les prix, sur les matières premières à répartir et sur le ravitaillement des produits de consommation. Cela entraîne une bureaucratie considérable, multiforme, dispersée et en partie aveugle, sans vision d’ensemble. La commission du Bilan national qui accompagne la planification procède en revanche, selon lui, par des contrôles à visée globale en réduisant la demande effective par la voie monétaire, à travers des impôts ou le freinage des crédits, ce qui est plus juste, au double sens de la justesse et de la justice (sociale). Il conclut par une formule appelée à une certaine postérité au cœur des arguments développés dans ses textes ultérieurs comme dans ceux de Jean Monnet : « Le débat de la liberté et du dirigisme n’a que peu de rapport à l’affaire²⁰. »

24C’était là une manière de rappeler que le Plan n’était pas l’affaire des « planistes » de l’avant-guerre ou de l’« économie dirigée » de Vichy, mais bien aussi pleinement celle de certains libéraux, à commencer par Jean Monnet lui-même. Un contemporain exact de Pierre Uri, autre responsable du Plan – commissaire général adjoint en 1946-1947 – puis de la construction européenne, aux origines également socialistes, Robert Marjolin s’exprime dans des termes voisins dans ses mémoires, quatre décennies plus tard :

« On pouvait le faire [définir un ordre de priorités par le Plan] sans être pour cela dirigiste, interventionniste par principe, a fortiori socialiste ; pour un libéral, le Plan ne s’imposait qu’aussi longtemps que la répartition des moyens de production par le jeu du marché se révélerait impossible. Par opposition, le “planisme” d’avant-guerre était une construction idéologique²¹ ».

25À l’automne 1948, Pierre Uri épaule alors Jean Monnet dans sa défense d’une reprise des dépenses d’investissements face aux tentations déflationnistes de la part de Maurice Petsche, le ministre des Finances le plus conservateur en poste depuis la Libération²². Le 1^er décembre, Jean Monnet fait rédiger par Pierre Uri un Memorandum destiné au président du Conseil radical Henri Queuille, dans lequel il défend l’idée d’un plancher de 250 milliards de francs de crédits d’investissements, qui, écrit-il, ne représentent que 10 % du total des besoins d’investissements publics, car seuls ils permettent de donner à la France « les moyens de vivre du produit de son propre travail », à l’issue du Plan ­Monnet. Cette issue prolongée jusqu’à l’année 1952 pour coïncider avec la fin de l’aide Marshall, date à laquelle la France doit atteindre la viability, terme cher à Jean Monnet, qui désigne l’équilibre global des paiements sans aide extérieure et l’objectif ultime de la démarche planificatrice, annoncé dès les premiers textes de 1945²³. Pierre Uri achève le texte par une formule souvent employée les années suivantes par lui-même et par Jean Monnet à une double fin : pour défendre chaque fin d’année auprès de l’exécutif le niveau d’investissements pour l’année suivante et également pour justifier auprès des dirigeants français comme des responsables de l’Economic Cooperation Administration (ECA), l’administration de l’aide américaine en Europe, l’usage de la contrevaleur en francs des dollars Marshall au financement des investissements du Plan : « L’avenir serait définitivement compromis si l’on commettait l’imprudence de porter les réductions de dépenses sur celles-là mêmes qui permettront finalement de supporter toutes les autres²⁴ ».

III. 1949 : le Plan mis en perspective de longue durée

26À la fin de l’année 1949, alors que l’inflation s’est provisoirement assoupie, que les principaux goulots d’étranglement se trouvent desserrés et que le niveau de production de 1929 est retrouvé après vingt années de stagnation et de régression, Pierre Uri rédige un troisième Bilan national et, dans le même temps, prépare pour Jean Monnet un rapport sur le premier Plan en vue d’une présentation – qui in fine n’aura pas lieu – au Parlement.

Le Plan et les « responsabilités nouvelles de l’État »

27Le troisième Bilan national est destiné à présenter le bilan des années 1948 et 1949 ainsi que les perspectives économiques et financières pour 1950, au sein desquelles le Plan occupe une place centrale²⁵. Pierre Uri indique que, au-delà de la définition des activités prioritaires fixées en 1946, la poursuite du Plan fournit les matériaux pour aborder « la conception d’ensemble de la politique économique ». Celle-ci permet en particulier de mettre en évidence ce qui constitue à ses yeux les « deux responsabilités nouvelles de l’État ».

28Tout d’abord, les autorités de l’État doivent veiller à lutter pour assurer la croissance du produit national tout en préservant la stabilité de l’économie, c’est-à-dire en écartant l’inflation, telle que les mesures préconisées dans le premier Bilan national et appliquées par le gouvernement Schuman-Mayer l’ont assurée en 1948. Mais elles doivent aussi symétriquement respecter la nécessité d’éviter la dépression, risque alors perçu et redouté par nombre d’observateurs en cette fin d’année 1949, où l’inflation a été temporairement vaincue, les principales pénuries surmontées et la reconstruction semble en bonne voie. C’est l’occasion pour Pierre Uri d’insister sur la nécessité de déglobaliser l’approche macro-économique en analysant les différentes branches de l’économie et les divers types de dépenses publiques, et en réservant comme à l’habitude une place de choix au financement public des investissements productifs, jugé décisif pour atteindre la viability. Il en vient aussi notamment à présenter une critique de la loi d’octobre 1946 sur la réparation intégrale des dommages de guerre qu’il juge trop généreuse dans le calcul du coût de remplacement (avec une décote de seulement 20 %), compte tenu du déclassement et du vieillissement de nombreux équipements et de biens immobiliers. Il ajoute que cette nouvelle responsabilité de l’État n’est rendue possible que par une connaissance statistique rigoureuse et précise des différentes composantes du revenu national. Il répète d’ailleurs que tout cela a peu à voir avec le dirigisme, compte tenu du fait que c’est aux États-Unis, le « pays le plus libre », où l’on trouve l’appareil statistique le plus élaboré²⁶.

29Seconde responsabilité de l’État, il doit veiller à la nécessité d’établir une certaine « égalité dans la distribution des revenus », qui soit compatible avec le niveau de production²⁷. Pierre Uri s’attache notamment à mesurer les effets de redistribution que la Sécurité sociale opère parmi les salariés et qui permet – avec l’augmentation de la durée du travail – une hausse ou un maintien des revenus réels, malgré la régression considérable du pouvoir d’achat due à l’Occupation et aux restrictions qui l’ont suivie. Il achève ce troisième Bilan national en indiquant combien le Plan apparaît comme une composante nouvelle de la démocratie, dans la mesure où il offre la possibilité d’« enseigner au pays où se situent les vrais problèmes et les seules issues²⁸ ».

Le Plan, facteur majeur du rattrapage historique de l’économie française

30En novembre 1949, Pierre Uri prépare parallèlement pour Jean Monnet un « Rapport sur le Plan de modernisation et d’équipement », destiné à présenter le premier Plan devant le Parlement. Même si ni ce débat, ni le vote n’ont eu lieu, on dispose ici d’un des meilleurs ensembles de réflexions sur la planification d’après-guerre²⁹. Pierre Uri rappelle d’abord combien l’objectif ultime du Plan, fixé au 30 juin 1952, est bel et bien, dans la lignée des propos annonciateurs de Jean Monnet en 1945-1946, la viability de l’économie française, à savoir que la France puisse « vivre du produit de son propre travail », grâce à un niveau de production de 25 % supérieur au maximum atteint en 1929, seul capable d’assurer un surcroît d’exportations, qui à son tour lui permette d’atteindre l’équilibre de la balance des paiements, en se passant de l’aide extérieure après le temps de répit que celle-ci lui a apporté depuis 1945³⁰.

31Il détaille ensuite les « trois tâches successives » des responsables du Plan, telles que les rapports de la commission du Bilan national, on l’a vu, les ont décrites et justifiées. Il s’est agi d’abord d’élaborer « la définition des secteurs prioritaires », développée, précisée et justifiée dans le « Rapport général » de novembre 1946³¹. Puis, il a été question de s’assurer de « l’ajustement des investissements aux objectifs », à travers la « vérification de l’urgence de tous les investissements dans les secteurs prioritaires » et de leur « nécessité par rapport aux besoins immédiats et aux objectifs à moyen terme³² ».

32Enfin, les planificateurs ont insisté sur la préoccupation de la productivité des entreprises et des services publics – présente dans les deux rapports suivants du Bilan national en 1948-1949 – afin d’assurer une production qu’on pourrait qualifier d’intensive, c’est-à-dire effectuée avec le « minimum d’efforts et de dépenses », afin de favoriser « les entreprises économes en énergie et en main-d’œuvre³³ ». Pierre Uri ajoute que l’accroissement de la production estimé en 1946 – retrouver le niveau de 1929, accru de 25 % – a été calculé en tenant compte du « prélèvement monétaire » nécessaire et des « sommes soustraites à la consommation » en impôts, cotisations sociales et provisions d’amortissement ou d’épargne, soit environ un tiers d’augmentation de la production de 1946 pour atteindre l’équilibre des paiements sans aide extérieure en 1952³⁴.

33Il en vient alors à l’examen des facteurs de réussite de la planification. Il en énumère quatre principaux.

34D’abord – et c’est là sans doute un des facteurs majeurs – l’entreprise planificatrice a été facilitée par son caractère de rattrapage de niveaux de production antérieurs, après une stagnation presque bidécennale de l’économie française observée depuis 1929 :

« Dans toute la mesure où les développements de production ne signifient qu’un retour à des niveaux qui ont été déjà atteints dans le passé, l’effort demandé est largement facilité, puisque les producteurs sont dispensés d’une accoutumance à un rythme de rendement nouveau d’activité³⁵. »

35Deuxième facteur, le niveau de départ – en 1946, la production était encore largement inférieure à celle de 1938, elle-même située à 25 % en dessous de celle de 1929 – est relativement bas, ce qui facilite un rythme initial rapide de croissance de rattrapage. Puis, suivant en cela une approche keynésienne et en des termes proches de ceux employés par Pierre Mendès France au même moment, l’économie française demeurait cependant relativement développée, au sens où elle disposait néanmoins d’un potentiel d’infrastructures en sommeil et sous-employées, qu’il convenait de ranimer : « à la différence d’économies arriérées, elle [la France, NDA] dispose de l’infrastructure fondamentale en bâtiments, sources d’énergie et en transports hors de laquelle le progrès de la production ne peut être réalisé³⁶ ».

36Enfin, Pierre Uri rappelle le rôle majeur de l’aide Marshall, sans laquelle le dollar gap et le déficit des paiements ne pourraient être surmontés, alors que les États-Unis disposaient seuls d’un excédent sur la plupart des pays.

37A posteriori, on peut estimer que Pierre Uri omet cependant d’évoquer trois autres facteurs de réussite du premier Plan, peut-être trop évidents à ses yeux pour être mentionnés. Tout d’abord, le fait fondamental que les technologies de base à moderniser ou à acquérir étaient déjà largement connues et éprouvées depuis les années 1930 aux États-Unis, leader technologique (trains sidérurgiques à bandes, électrification des chemins de fer, centrales thermiques et hydrauliques modernes…). Ensuite, le fait que cela rendait claires, peu nombreuses et peu discutables les priorités autour des six « secteurs de base », entraînant certes des sacrifices, notamment sur le logement et sur les industries de transformation. Mais, et c’est là le troisième facteur majeur, le quasi consensus socio-politique obtenu par le Commissariat du Plan dans les commissions de modernisation sur ces priorités et sur ces sacrifices apparaît particulièrement exceptionnel dans l’histoire socio-politique de la France et résulte assez largement de l’accord transpartisan conclu autour du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) de 1944, auquel toutefois Jean Monnet a pu opportunément adjoindre en 1946 l’approbation des représentants patronaux du tout nouveau CNPF.

38Par ailleurs, tout en évitant de raisonner en termes d’anachronisme – on ne peut guère par exemple lui reprocher d’ignorer le développement économique en termes d’environnement – on peut toutefois constater que deux de ses analyses sont discutables. D’abord, le fait que Pierre Uri intègre explicitement les ressources de l’Union française dans les perspectives à terme de l’économie de la France, bien qu’il connaisse la dynamique bien engagée de la décolonisation à la fin des années 1940. Ensuite, Pierre Uri estime que la population active va diminuer alors que l’activité féminine croissante va largement contrarier l’évolution qu’il prévoit.

La « signification » non dirigiste du Plan

39Enfin, Pierre Uri consacre les dernières pages du rapport à « la signification du Plan³⁷ ».

40Il distingue trois mérites majeurs dans la planification en cours. Tout d’abord, il s’est agi de bâtir une « connaissance commune d’objectifs », en visant à la fois la cohérence des priorités ainsi définies entre elles et en confrontation avec les possibilités de développement et d’investissements : le Plan « résulte d’un arbitrage où l’accessoire est sacrifié à l’essentiel […], un nombre limité de points d’action [définissant] l’armature de l’économie en développement³⁸ ».

41Le Plan fournit ainsi aux acteurs publics et privés « un horizon de certitude », qui réduit ainsi le risque propre à limiter les initiatives et les investissements, où le risque majeur perçu par les acteurs réside désormais dans le sous-investissement par rapport au rythme annoncé de croissance future. On trouve ici une des idées majeures, formulée quinze années avant les développements de Pierre Massé sur le Plan comme « antihasard » ou « réducteur d’incertitude³⁹ ».

42Deuxième enseignement, cela conduit Pierre Uri à répéter que le Plan, comme « orientation d’ensemble imprimée à l’économie », n’est « ni l’élimination de l’entreprise privée […] ni l’assujettissement des initiatives individuelles […] ni l’intervention continue dans la gestion des affaires », et en cela « il est étranger à l’irritante question du dirigisme et du libéralisme⁴⁰ ».

43Il reprend une idée, déjà évoquée, selon laquelle le Plan diffère du « dirigisme sans plan », qui (en 1940-1946) a opéré par des contrôles matériels et spécifiques sur les prix, les productions et le ravitaillement sans coordination, ni vue d’ensemble, constituant « un ensemble rigide d’objectifs et de méthodes imposées à la totalité des secteurs économiques et à chaque entreprise », alors que le Plan, lui, pèse sur le « seul jeu des conditions générales d’activité et de la situation financière sans contrôles spécifiques⁴¹ ».

44Enfin, Pierre Uri insiste sur l’innovation majeure de la pratique planificatrice qu’a été l’invention des commissions de modernisation visant à confronter les avis des acteurs publics, privés, professionnels et experts à la fois dans l’élaboration, la réalisation et l’approbation du Plan. Le Plan bénéficie ainsi de « l’effort spontané des producteurs⁴² ». Il ajoute l’idée, développée des années plus tard en particulier par Pierre Massé et Claude Gruson, selon laquelle « l’opposition d’une économie individualiste et d’une économie planifiée s’estompe », du fait que les grandes entreprises elles-mêmes recourent de plus en plus à des plans destinés à rendre « conscients et compatibles » des objectifs à moyen terme⁴³.

L’échec de la négociation avec Londres pousse à l’accord avec Bonn

45Mais par ailleurs, en cette fin des années 1940, l’examen approfondi et clairvoyant de la planification conduit Pierre Uri à suivre les pas de Jean Monnet, qui prend alors conscience que « les Français ne seraient pas grands tout seuls » et engage à cette fin une négociation officieuse avec des responsables britanniques afin d’articuler les plans à long terme des deux pays tels qu’ils doivent les transmettre à l’OECE⁴⁴. Jean Monnet organise alors en avril 1949 une rencontre dans sa maison d’Houjarray avec Edwin Plowden (responsable d’une ébauche de plan), accompagné du côté français par Étienne Hirsch et Pierre Uri. Sa préoccupation ultime vise à une union franco-britannique, « première étape de la fédération européenne⁴⁵ ». Pierre Uri y présente notamment une étude détaillée des débouchés à long terme sur le marché britannique pour l’agriculture française, qui allégerait ainsi les subventions pesant sur Londres. Mais les négociateurs britanniques sont rétifs à toute atteinte à la souveraineté nationale, mettant en avant leurs responsabilités mondiales et leurs liens limités – le mot est faible – avec les pays européens. Comme l’indique Jean Monnet, trois décennies plus tard, « les Anglais avaient mieux compris qu’ils ne le disaient le risque de l’engrenage que j’avais voulu mettre en mouvement⁴⁶ ».

46Pierre Uri lui-même indique a posteriori que l’échec des négociations franco-britanniques a établi « un lien subtil avec le Plan Schuman », nouvelle aventure à laquelle il est associé par Jean Monnet⁴⁷. Le Plan et ses limites ont bien servi d’étape préparatoire à l’implication dans la construction européenne.

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47Ainsi, Pierre Uri, grâce aux principales réflexions énoncées sur l’élaboration et l’application des diverses dimensions de la planification, a été l’un des acteurs majeurs auprès de Jean Monnet, dont il va accompagner ensuite l’aventure nouvelle de la Commission économique du charbon et de l’acier (Ceca) à Luxembourg, avant de jouer un rôle novateur et plus général dans la construction européenne.