1Je vous ai entretenus, au cours des dernières leçons, de la politique générale française des investissements depuis 1945. Je voudrais maintenant m’arrêter sur le contenu du Plan d’équipement et de modernisation, généralement connu sous le nom de « Plan Monnet ».

2L’étude du Plan à laquelle nous allons procéder sera divisée en deux parties :

• la première décrira le Plan primitif ;

• la seconde fera le point des résultats obtenus.

Le plan de 1946

3Je parlerai donc d’abord du Plan primitif.

Plan primitif

4En novembre 1946, c’est-à-dire après moins d’un an de travail de préparation – ce qui peut expliquer certaines imperfections –, le commissariat général au Plan a présenté le Plan de modernisation et d’équipement pour la période 1947-1950. Les objectifs de ce document étaient les suivants :

1. assurer un relèvement rapide du niveau de vie de la population, et notamment de son alimentation (ce point est mentionné en tête) ;

2. moderniser et équiper les activités de base : houillères, électricité, sidérurgie, ciment, machinisme agricole, transports ;

3. moderniser l’agriculture ;

4. affecter à la reconstruction le maximum de moyens, compte tenu des besoins des activités de base à servir d’abord, et en modernisant l’industrie des matériaux de construction ainsi que celle du bâtiment et des travaux publics ;

5. moderniser et développer les industries d’exportation pour assurer dès 1950 l’équilibre de la balance des comptes.

5Pour atteindre ces buts, le Plan consistait :

• à fixer des objectifs de productivité ou d’activité pour l’année 1950 aux principales branches de l’économie, y compris la reconstruction (à adopter immédiatement, c’est-à-dire dès 1947) ;

• à établir les programmes de production et de modernisation pour les années suivantes au profit des six activités de base, c’est-à-dire les houillères, l’électricité, la sidérurgie, le ciment, le machinisme agricole et les transports intérieurs ;

• à engager ou à poursuivre, enfin, les diverses actions nécessaires, tant en France qu’à l’étranger, en vue de rendre disponibles au cours des années du Plan des quantités suffisantes d’énergie, de métaux ferreux, de devises et de main-d’œuvre – il s’agissait en effet des principaux goulets d’étranglement qui embarrassaient la production à ce moment‑là.

6Quant aux niveaux de production qu’il s’agissait d’atteindre, ils étaient déterminés de la manière suivante :

• dès la fin de 1946, on espérait rejoindre le niveau général de 1938 ;

• vers le milieu de 1948, on espérait atteindre le niveau de 1929, c’est-à-dire le niveau le plus élevé qui ait été atteint dans le passé ;

• vers 1950, enfin, c’est-à-dire à l’expiration de la période couverte par le Plan, on espérait dépasser de 25 % le niveau de 1929.

7Pour parvenir à ces résultats, le Plan assignait des buts qui étaient indicatifs pour la plupart des activités, mais qui étaient impératifs pour un certain nombre d’activités considérées comme essentielles.

8Je vais examiner les buts ainsi fixés en commençant par les plus importants, c’est-à-dire ceux qui concernent les industries clés pour lesquelles les objectifs revêtaient un caractère impératif.

L’énergie

9D’abord se posait la question de l’énergie. La France était et est encore en retard dans ce domaine. Si l’on convertit en termes de charbon, l’énergie hydraulique, les dérivés du pétrole et le gaz naturel, chaque Français en 1946 ne disposait que de 2,1 tonnes de charbon par an et par tête, contre 4,15 pour l’anglais et 5,10 pour l’américain.

10À vrai dire, des chiffres un peu différents ont été donnés dans certaines publications, notamment celles qui émanent de l’Institut national de statistiques et d’études économiques ; ceux que je viens de donner émanent de l’OECE ; en définitive, les différences sont insignifiantes et ne modifient guère les proportions.

11D’autre part, si le français ne disposait jusqu’ici que d’une quantité faible d’énergie par tête, encore faut-il observer qu’avant 1939, la France ne couvrait par ses ressources propres que les deux tiers de cette consommation énergétique.

12Dans ces conditions, le Plan de 1946 prévoyait un accroissement sensible des ressources françaises en énergie. Pour cela, il fallait que la production de charbon passe de 50 millions de tonnes en 1946 à 65 millions de tonnes en 1950. Il fallait que la production d’énergie hydraulique fût élevée durant la même période de 13 à 24 milliards de kWh ; moyennant quoi l’énergie disponible par habitant serait augmentée de 40 % et passerait de 2,10 à 2,90 en 1950. En dépit de cette augmentation cependant sensible, la France devrait rester en 1950 encore loin derrière les États-Unis et la Grande‑Bretagne.

La sidérurgie

13Les objectifs de la sidérurgie se présentaient de la manière suivante. En dépit de conditions favorables, et de nos ressources en fer qui sont parmi les plus importantes du monde, la consommation française d’acier avant la guerre était, en année moyenne, inférieure à celle des grands pays industriels. En 1957, la consommation d’acier par tête et par année ne dépassait pas 138 kg en France, contre 371 aux États-Unis, 276 en Grande-Bretagne et 265 en Allemagne.

14Au lendemain de la guerre, la France se proposait de devenir un grand atelier de mécanique. Elle espérait que le centre de gravité de l’industrie sidérurgique de l’Europe occidentale, situé jusque-là en Allemagne, serait transféré désormais en France. C’était, on peut le dire, le but de guerre de la France ; et c’était le seul avantage que la France espérait tirer d’une guerre qu’elle n’avait pas voulue. Cela exigeait naturellement à la base une production plus élevée d’acier, puisque l’acier est la matière première des industries mécaniques. Ajoutez à cela que l’acier est aussi un élément essentiel de la reconstruction – et que nous avions un immense programme de Reconstruction à réaliser – et que l’acier, enfin, est à la base de toute politique destinée à assurer la sécurité d’un pays par des moyens modernes.

15Tant par la richesse de ses gisements de minerai de fer que par sa capacité de production, la France pouvait espérer réaliser ce programme. Elle entendait d’ailleurs aller au-delà ; indépendamment des besoins intérieurs que je viens d’évoquer, nous entendions aussi développer nos exportations de produits ferreux qui, déjà avant la guerre, étaient relativement importantes.

16Traditionnellement, la difficulté principale de la sidérurgie française réside dans son approvisionnement en combustible. En 1946, on espérait qu’elle pouvait être palliée, en grande partie, par une meilleure utilisation des charbons à coke français et par les progrès de la carbonisation. On prévoyait néanmoins que la France resterait, pendant de longues années encore, dépendante du charbon à coke et du coke de l’étranger, et principalement de la Ruhr.

17Le Plan de 1946 ne tendait pas à modifier de manière révolutionnaire la structure même de la sidérurgie française ; il tendait à rétablir la structure de la sidérurgie d’avant-guerre en augmentant, en élargissant simplement son potentiel. Il ne s’agissait pas de réaliser des réformes profondes, mais de laisser à la sidérurgie française son aspect traditionnel, basé sur les minerais lorrains, en accroissant toutefois les quantités traitées par l’adoption de procédés techniques plus modernes, et par les garanties à obtenir en ce qui concerne notre approvisionnement en coke en provenance d’Allemagne.

18La production sidérurgique, selon le Plan de 1946, devait passer de 4,7 millions de tonnes (niveau de 1946) à 13,7 millions de tonnes en 1950, et postérieurement, à une date non déterminée exactement, à 15 millions de tonnes. Ces objectifs visaient à faire remonter la consommation d’acier par habitant et par an jusqu’à un niveau supérieur au niveau d’avant-guerre, mais qui ne devait pas dépasser celui qui prévalait en Allemagne et en Grande-Bretagne avant 1939.

Le ciment

19J’en arrive aux objectifs de l’industrie du ciment, dont l’importance est évidente. C’est en effet la matière première de l’industrie du bâtiment et des travaux publics, la matière de base de la reconstruction immobilière, la réfection des ports, l’édification des barrages et toutes les constructions qu’exige la modernisation de l’industrie.

20La production de ciment en France en 1929 avait été de 5,8 millions de tonnes ; elle était tombée à 1,6 million de tonnes en 1945, c’est-à-dire à peu près au tiers. D’après le Plan, elle devait être portée en 1950 à 18,5 millions de tonnes, c’est-à-dire à un niveau supérieur à ce qui n’avait jamais été réalisé dans le passé (environ le triple).

Le machinisme agricole

21Une autre industrie de base pour laquelle les objectifs impératifs avaient été fixés est celle du machinisme agricole. On attendait en effet du machinisme agricole des progrès consécutifs de la production agricole elle-même. On y voyait aussi le moyen de suppléer à l’insuffisance de la main-d’œuvre agricole et de pallier le départ des prisonniers allemands qui, en 1945-1946, constituaient un appoint fort important à la main-d’œuvre française. La mécanisation de l’agriculture devait permettre aussi d’abaisser les prix de revient et, par conséquent, de faciliter l’exportation des produits agricoles français.

22Avant la guerre, il n’existait en France qu’un tracteur pour 200 agriculteurs, contre un pour 22 en Angleterre, et un pour 45 aux États-Unis. En 1945, le nombre de tracteurs et de motoculteurs en France était insignifiant : 1 300 ! Il était remonté à 3 000 l’année suivante, en 1946. Le Plan prévoyait qu’il fallait équiper la France, avec 200 000 unités. Une petite partie devait être importée, tandis que la majeure partie devait être fournie par la production française.

Les transports

23Enfin, dernier élément de base du Plan : les transports. La situation en 1946 était très précaire, vous le savez, malgré les efforts faits dès la Libération. Dans l’immédiat, il fallait donc poursuivre activement la remise en état de l’infrastructure et accroître le matériel roulant et le matériel flottant. À plus longue échéance, la capacité des transports ferroviaires, routiers et fluviaux devait être développée en suivant le rythme de l’activité générale.

24De 1946 à 1950, le potentiel des chemins de fer devait être, selon le Plan, augmenté de 90 %, celui de la batellerie de 150 % et celui des transports routiers de 75 %.

25Tels sont les objectifs impératifs des industries de base fixés par le Plan de 1946.

Les autres objectifs du Plan

26J’en arrive maintenant aux autres secteurs, ceux qui ne concernent pas les industries clés (pour lesquels seuls les objectifs étaient impératifs). Dans ces autres secteurs, les buts fixés n’avaient pas un caractère obligatoire comme pour les industries de base. Ici, le Plan indiquait seulement des ordres de grandeur ; parfois même se contentait-il d’indiquer la direction de l’effort à entreprendre, en ne fixant aucun chiffre précis. Les indications les plus intéressantes étaient fournies pour l’industrie des carburants, pour certaines industries transformatrices, pour l’agriculture et pour le bâtiment.

27En ce qui concerne les carburants, le Plan prévoyait :

• le développement de la prospection en France et dans l’Union française et l’utilisation maximum des ressources naturelles nationales ;

• la reconstitution d’une flotte pétrolière capable de transporter en 1955 la moitié de nos importations de bruts et de produits finis ;

• la reconstitution et le développement de l’industrie du raffinage, particulièrement éprouvée par les bombardements pendant la guerre.

28Le Plan estimait que la consommation des produits pétroliers pouvait passer de 6,5 millions de tonnes en 1938 à plus de 7 millions en 1947, 11 millions en 1950 et plus de 15 millions en 1955. On espérait que les progrès de notre capacité de raffinage permettraient d’importer de moins en moins de produits finis et que, vers 1955, l’importation se composerait exclusivement de produits bruts devant être raffinés en France pour assurer nos besoins intérieurs. Parallèlement, la consommation du fuel-oil devait être développée jusqu’à 5 millions de tonnes en 1950 et 8,5 en 1955, contre 2,3 seulement en 1938. La substitution du fuel au charbon dans un grand nombre d’emplois devait être accélérée, tant par la supériorité technique de cette sorte d’énergie que par les économies en devises qu’elle permettait de réaliser.

29Dans l’industrie textile, la production des filés devait être accrue de 80 % de 1946 à 1950. Ces progrès s’avéraient, en effet, nécessaires pour satisfaire les besoins de la métropole et ceux des territoires d’outre-mer ainsi que pour permettre un certain volume d’exportation indispensable pour réaliser progressivement l’équilibre de notre balance des comptes.

30Le Plan prévoyait, par ailleurs, des progrès dans les industries de transformation des métaux. Il estimait que ce secteur consommerait 4 millions de tonnes d’acier en 1950, contre 1,5 en 1946 et 2,5 en 1947. On s’attendait à ce que, par rapport à 1938, la production des automobiles fût multipliée par deux, la production des machines-outils par 2,5 et celle des machines agricoles par 5. L’activité des autres industries mécaniques et de la construction électrique devait augmenter de 60 % par rapport à 1938.

31L’industrie automobile devait produire en 1950 environ 475 000 véhicules voitures particulières et véhicules utilitaires. Pour atteindre cet objectif, l’industrie devait accentuer la spécialisation des fabrications ; le nombre de moteurs types et les variétés d’accessoires devaient être réduits afin de réaliser une standardisation qui, réclamée longtemps avant la guerre, n’avait jamais pu se traduire effectivement dans les faits.

32Un effort important était demandé à l’industrie des machines-outils. Le Plan escomptait que les machines-outils modernes seraient produites en nombre suffisant et à des prix de revient réduits. Avant la guerre, 40 % des machines-outils utilisées en France étaient d’origine étrangère. Le Plan entendait réduire le volume des importations de cette nature. Il prévoyait la mise en service entre 1946 et 1950 de 250 000 machines-outils nouvelles pour ramener de vingt-cinq à dix ans l’âge moyen du parc français, tout en améliorant sa qualité, ce qui devait doubler la capacité de production des utilisateurs.

33En dehors de cela, le Plan consacrait des développements, sur lesquels je n’insisterai pas, aux industries chimiques, aux industries du bois, à la construction électrique et au cinéma. Pour ne pas surcharger de chiffres cet exposé, déjà un peu monotone je pense, je ne m’arrêterai pas sur ces industries, malgré l’intérêt qu’elles présentent.

34Par contre, il me faut dire quelques mots des objectifs arrêtés pour l’agriculture. À vrai dire, aucun secteur de l’économie nationale plus que l’agriculture ne nécessitait un effort de modernisation. À la Libération, sur 37 000 communes de moins de 5 000 habitants, plus de 26 000 n’avaient pas de distribution d’eau potable. D’un autre côté, les cultivateurs français employaient au total 4 fois moins d’azote, 5,5 fois moins de potasse et 2 fois moins de phosphate que les cultivateurs allemands. Cela explique la faiblesse de nos rendements et nos prix de revient élevés d’avant-guerre ; dans la période d’avant-guerre, l’agriculture française ne pouvait en effet se soutenir qu’à l’abri de murailles douanières élevées.

35Le Plan de modernisation de la production végétale tenait compte à la base des besoins alimentaires de la population, ensuite des besoins de la production animale, et enfin de ceux de l’industrie, l’agriculture fournissant un certain nombre de matières premières nécessaires à l’industrie.

36Le niveau de la production nécessaire dans chaque branche une fois déterminé, il s’agissait de combiner les deux facteurs susceptibles de réaliser cette production : le rendement et la surface emblavée. Dans tous les domaines, le Plan prévoyait une augmentation des rendements, tandis que, pour les surfaces, on envisageait tantôt une extension, tantôt une réduction par rapport aux emblavures d’avant‑guerre.

37Dans ces conditions, les prévisions étaient les suivantes :

• augmentation générale des rendements, grâce à la modernisation des procédés de culture et à une meilleure spécialisation des terroirs ;

• maintien en quantité des productions traditionnelles de blé et de pommes de terre, avec réduction des superficies mais amélioration des rendements ;

• augmentation de la production des céréales secondaires, des plantes fourragères et des fourrages afin de développer la production animale, tout en réduisant les importations d’aliments du bétail qui constituaient avant la guerre un élément extrêmement pesant de notre balance extérieure. La mécanisation de l’agriculture et la réduction du nombre de chevaux devaient toutefois permettre aussi une réduction de la production d’avoine ;

• enfin, augmentation de la production de légumes secs, de légumes frais et de fruits, afin d’améliorer le régime alimentaire de la population et de développer les exportations.

38On voit que le Plan escomptait surtout une amélioration des rendements, qu’il estimait devoir être, entre 1946 et 1950, de l’ordre de 25 % pour les céréales, de 37 % pour les pommes de terre et de 17 % pour les racines fourragères, par rapport aux rendements moyens d’avant‑guerre.

39En ce qui concerne la production animale, les buts étaient définis de la manière suivante : le premier objectif à atteindre, selon le Plan, était de satisfaire les besoins alimentaires de la population française, et de cesser toute importation de viande et d’œufs en particulier ; le second objectif était de développer nos possibilités d’exportation, aussi bien en animaux qu’en produits élaborés d’origine animale. Dans ces conditions, le Plan tendait essentiellement à reconstituer le cheptel en nombre et surtout en poids avant 1951 et à porter la production de viande au niveau d’avant‑guerre.

40Pour obtenir ce résultat en sauvegardant la production laitière, la consommation de viande de porc devait être poussée, au détriment de la consommation de viande de bovins. Les méthodes les plus modernes concernant la sélection, l’alimentation et l’hygiène du troupeau devaient être appliquées systématiquement.

41Telles étaient en 1946 et 1947 les perspectives concernant l’agriculture et les activités qui en conditionnent les progrès. Mais, dès 1948, les perspectives que je viens de décrire ont été profondément altérées. En effet, en 1948, l’OECE demanda à la France et aux pays bénéficiaires du plan Marshall de lui faire connaître les grandes lignes des programmes grâce auxquels ils comptaient parvenir, pour 1952 (c’est-à-dire à l’expiration de l’aide Marshall), à équilibrer leur balance des paiements avec l’étranger. La France répondit à cette enquête en octobre 1948, et le programme qui fut ainsi présenté à l’OECE constitue une sorte de Plan Monnet révisé, qui se substituait au premier.

42La réponse française s’exprimait notamment dans les termes suivants :

« Pour la plupart des branches d’activité considérées, les objectifs dégagés par les travaux des commissions de modernisation de 1946 restent valables. La principale inflexion consiste dans le développement nécessaire des exportations de produits agricoles de base, alors que le but primitif en la matière était seulement que la France se suffise à elle‑même […].
Le changement le plus apparent résulte de l’exportation de produits alimentaires de base. Ainsi, la balance des échanges agricoles avec l’étranger doit se solder par un excédent appréciable [pour la France] ».

43Les objectifs nouveaux peuvent se résumer comme suit :

• assurer l’alimentation de la France et de la Sarre, ainsi que certains compléments nécessaires aux territoires d’outre‑mer ;

• supprimer les importations traditionnelles de céréales secondaires et d’aliments du bétail ;

• exporter en quantités importantes des produits alimentaires de base.

44Toutefois, dans un pays comme la France, une exportation massive de denrées alimentaires reste impossible, si les besoins de la population ne sont pas au préalable garantis en toutes circonstances. Aussi, les calculs ont-ils abandonné la référence 1938 et ont tenu compte d’un certain nombre de faits nouveaux :

• nécessité d’une consommation supérieure à celle d’avant-guerre pour certains produits, en particulier le lait, en raison de l’amélioration générale du niveau de vie que l’on désire réaliser ;

• nécessité de respecter l’habitude prise par les ruraux de consommer une plus grande quantité de viande qu’avant la guerre ;

• nécessité de tenir compte de l’accroissement de la population française ;

• nécessité pour la France d’assurer les besoins alimentaires de certaines parties de l’Union française qui pouvaient être assurés autrefois par la production locale ou par des importations, devenues insuffisantes du fait des progrès de l’alimentation indigène ;

• nécessité enfin d’assurer le ravitaillement de la Sarre.

45Toutes ces inflexions ont pour conséquence d’exiger un plus grand volume de denrées alimentaires disponibles. Il ne faut pas oublier par ailleurs qu’avant la guerre, la France importait environ 15 % de sa ration alimentaire ; on entendait ainsi faire disparaître dans une large mesure les importations alimentaires habituelles. Avant même de pouvoir songer à l’exportation, objectif retenu par le nouveau Plan, une augmentation considérable de la masse totale des produits agricoles disponibles devait donc être obtenue en France.

46Pour réaliser ces objectifs agricoles, le Plan de 1946 avait déterminé des programmes concernant les activités connexes : modernisation de l’équipement rural, production d’engrais, etc.

47Au titre de l’équipement rural, le Plan recommandait la modernisation des méthodes de culture et d’outillage, le développement de la recherche scientifique et la vulgarisation des techniques nouvelles.

48Le remembrement des terres apparaissait comme la condition essentielle de la modernisation des méthodes et de la mécanisation. On pensait achever le remembrement en une dizaine d’années à partir de 1946¹. En même temps, la consommation d’engrais devait être accrue rapidement.

49Avant la guerre, la consommation d’engrais en France ne représentait que 33 kg d’éléments fertilisants à l’hectare, contre 68 en Grande-Bretagne, 95 en Allemagne et 123 en Belgique. Pour obtenir les rendements escomptés par le Plan en 1950 et 1952, l’emploi des engrais devait se développer suivant une progression relativement rapide.

50Les premiers objectifs proposés pour 1950 impliquaient déjà une consommation de 500 000 tonnes d’azote, contre 200 000 seulement avant la guerre ; de 800 000 tonnes d’acide phosphorique et de potasse, contre 400 000 et 300 000 avant la guerre ; soit environ, pour parler de manière globale, le doublement de la consommation d’engrais. D’autre part, le recours à la fumure organique et à la recalcification du sol devait être puissamment encouragé.

La construction immobilière et la Reconstruction²

51Enfin, le Plan faisait naturellement sa place à l’effort à poursuivre en matière de construction immobilière. La décrépitude de notre capital immobilier à la veille des hostilités était évidente ; de 1900 à 1939, il n’avait été édifié en France qu’un million et demi de logements, soit 13 % du nombre de logements existants avant 1914. Pendant ce temps, l’Allemagne avait construit 4 millions de logements, soit 22 % du nombre de maisons existantes avant 1914 ; l’Angleterre 3,7 millions de logements, soit 30 % ; les Pays-Bas 820 000 logements, soit 60 %. Ainsi, la France était avant la guerre un pays sans maisons neuves et qui n’entretenait même pas convenablement ses vieilles maisons, dont la plupart remontaient à plus de cinquante ans dans les villes et à plus de cent ans dans les campagnes.

52C’est à cette situation de décrépitude et de vieillissement du capital immobilier qu’étaient venues s’ajouter les destructions de la guerre.

53En conséquence, le Plan assignait à l’industrie des matériaux de construction des objectifs de production précis. De 1946 à 1950 :

• la production des pierres de taille devait être multipliée par 6 ;

• celle des briques et tuiles, des sables et graviers par 4 ;

• celle du plâtre et des ardoises, par 2.

54Grâce aux progrès techniques et à la priorité donnée à la modernisation des secteurs de base, le Plan espérait que la Reconstruction pourrait s’exécuter en deux tranches.

55Une première tranche de reconstruction devait se réaliser de 1946 à 1950. Elle comportait :

• l’achèvement du déblaiement, du déminage, du comblement des trous de bombes, de la démolition des fortifications les plus gênantes ;

• la réparation de la totalité des immeubles endommagés (ce qui devait rendre habitables environ 2 millions de logements) ;

• l’achèvement de la reconstruction industrielle et commerciale et la remise en état de toutes les exploitations agricoles sinistrées ;

• l’édification de près d’un demi-million de logements neufs comprenant à la fois la reconstruction d’immeubles détruits par faits de guerre et la construction de logements nouveaux, partout où il était indispensable d’en construire pour permettre l’accroissement de la production (notamment la construction de 30 000 logements ouvriers pour les houillères et de 5 000 logements ouvriers pour la sidérurgie) ;

• l’établissement de réseaux de voirie et d’assainissement, enfin, correspondant aux constructions dont il vient d’être question.

56Au cours de la seconde étape, de 1950 à 1955, la capacité de production du bâtiment et des travaux publics devait permettre :

• d’une part, de terminer la reconstruction de tous les immeubles détruits pendant la guerre ;

• d’autre part, de construire en plus un million de logements nouveaux.

57La modernisation de l’industrie du bâtiment et des travaux publics facilitée par l’ampleur des travaux et des progrès accomplis dans les industries de base devait permettre non seulement d’achever la Reconstruction avant 1955, mais encore de construire un nombre important de logements nouveaux et d’amorcer puissamment la modernisation de l’habitat français.

Les territoires d’outre‑mer

58Les dernières indications que je dois donner aujourd’hui pour achever la description des objectifs du Plan de 1946 concernent les opérations de modernisation et d’équipement des territoires d’outre‑mer.

59Selon le Plan, l’effort d’équipement des pays d’Afrique du Nord devait tendre à accroître la production des ressources alimentaires, afin de mieux nourrir une population qui est en constant accroissement, de lui offrir du travail et d’augmenter son niveau de vie par la création d’industries mettant en valeur les richesses minières et agricoles, et d’augmenter enfin la part de ces territoires dans les échanges mondiaux. L’accroissement de la production agricole dépend de l’amélioration des techniques indigènes et de leur enseignement, de la construction d’ouvrages hydrauliques et de l’équipement en matériel agricole. La mise en valeur minière et le développement des industries, d’autre part, nécessitent d’abord la production de kilowatts supplémentaires et l’amélioration des moyens de transport.

60D’autre part, dans les pays peu développés comme ceux de l’Afrique du Nord, les progrès de l’équipement matériel exigent aussi un effort considérable de caractère social, éducatif, sanitaire et administratif ; tout cela était ébauché, au moins de manière sommaire, dans le Plan de 1946.

61Des programmes semblables y figuraient également pour les autres territoires d’outre-mer. À vrai dire, le travail de planification était resté pour eux rudimentaire, mais un mécanisme de financement a été mis sur pied, par la création du Fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer (connu généralement par ses initiales sous le nom de FIDES)³.

La coordination des objectifs

62Tels sont dans leur ensemble les objectifs qui figuraient tantôt à titre obligatoire, tantôt à titre indicatif dans le Plan de 1946. Ces objectifs, le commissariat général au Plan avait essayé de prévoir leurs réactions réciproques ; chacun des secteurs mentionnés peut en effet avoir des conséquences sur les niveaux de production et sur les niveaux de consommation des autres secteurs. On avait donc essayé (et c’est le propre d’un travail de planification) de tenir compte de cela.

63Le commissariat estimait qu’il existait un niveau d’activité optimum eu égard aux moyens de production qui existaient à ce moment, ou qu’il était question de créer. En raison de l’insuffisance de ces moyens, le Plan devait s’exécuter selon des priorités et selon un rythme prévu. Cela supposait le maintien de certaines disciplines ; dans des secteurs où la pénurie sévissait, le Plan jugeait essentiel de continuer pendant un délai plus ou moins long la répartition autoritaire des matières premières les plus importantes, de subordonner à un permis de construire les constructions nouvelles, de contrôler et de canaliser l’emploi de la main-d’œuvre et de maintenir, au moins dans certains domaines, le rationnement et le contrôle des prix.

64Enfin, le Plan examinait deux questions essentielles : l’approvisionnement en devises étrangères pour les importations indispensables et le financement des investissements.

Les prévisions en ce qui concerne la balance extérieure

65En ce qui concerne les devises, le Plan de 1946 escomptait le rétablissement de l’équilibre de notre balance extérieure pour 1950. Cela supposait que le volume de nos exportations s’accroîtrait considérablement ; on pensait qu’en 1950 nos exportations pourraient atteindre un volume double du volume de 1938.

66D’après le Plan, les ventes de la zone franc à l’étranger devaient s’élever, dès 1947, à environ 150 milliards de francs, et l’objectif dont il convenait de se rapprocher progressivement au cours de l’année suivante était fixé à 265 milliards. Le commissariat général au Plan faisait valoir que si les exportations envisagées pour 1950 représentaient une augmentation considérable par rapport aux années d’avant-guerre, elles étaient du même ordre de grandeur que les exportations de 1929. L’effort à accomplir n’apparaissait donc pas comme démesuré, bien que le commissariat général au Plan eût conscience que cet effort était conditionné par un certain nombre de facteurs sur lesquels on n’avait malheureusement pas beaucoup de prise ; parmi ces facteurs figuraient la structure du commerce international et la discipline, ou l’indiscipline, des exportateurs.

67Pour réduire le déficit en devises, on comptait sur l’expansion des exportations des industries mécaniques, textiles, sidérurgiques et chimiques, sur la reprise de nos ventes de produits agricoles métropolitains et coloniaux et on fondait de grands espoirs sur les recettes du tourisme.

68Mais, dans l’intervalle, c’est-à-dire de 1946 à 1950, un déficit devait subsister de toute manière entre les charges d’importation et les autres (évaluées au total à 11,5 milliards de dollars) et les ressources (évaluées à 6,5 milliards, dont 85 % provenant des exportations). Entre 1946 et 1950, même dans l’hypothèse la plus favorable, un déficit important subsistait ; le capital français à l’étranger privé et public devait donc être utilisé pour fournir une part des ressources nécessaires. On comptait aussi réaliser divers emprunts à l’étranger, notamment auprès de la Banque Internationale. Il apparaissait, en tout cas, que nos paiements en devises resteraient difficiles dans toute la période intermédiaire, c’est-à-dire celle qui nous séparait de la réalisation de l’équilibre escompté pour 1950.

Le Plan et le financement des investissements

69J’en viens enfin à la question du financement des investissements, telle qu’elle était prévue par le Plan. L’existence des moyens matériels de production (main-d’œuvre, matières premières, outillage, devises) ne résolvait pas toutes les difficultés ; il fallait encore que ces moyens fussent mis en œuvre dans le sens souhaité.

70Le commissariat général au Plan a redouté dès le début que certains facteurs de production destinés à la modernisation fussent détournés au profit de la consommation immédiate, et que la part de l’investissement restât insuffisante. Pour y parer, le commissariat avait préconisé le maintien de certaines contraintes ou certains contrôles. Toutefois, il ne suffisait pas d’assurer cette répartition délicate entre moyens destinés à satisfaire la consommation et moyens destinés à accroître le potentiel de production, il fallait encore organiser le financement de cette politique.

71De 1946 à 1950, les investissements en équipements nouveaux, y compris la reconstruction des maisons détruites, devaient immobiliser d’après le Plan environ 2 250 milliards de francs (des francs de 1946), dont près de la moitié devait servir à des achats d’outillage. La constitution de la masse des crédits nécessaires et sa répartition entre les entreprises et services travaillant pour la modernisation constituaient un problème essentiel. On espérait que l’épargne se formerait facilement parce que la consommation aurait été limitée ; autrement dit, on croyait que le choix entre l’investissement et la consommation se ferait principalement par la répartition des moyens matériels précédant la répartition des moyens financiers. Le commissariat général au Plan estimait que les fonds nécessaires au financement des investissements seraient trouvés par la mobilisation des capitaux existants sous des formes multiples : dépôts dans les caisses d’épargne et dans les banques, thésaurisation des particuliers, émission d’emprunts, etc., et également par l’émission de valeurs mobilières par les entreprises nationalisées ou par les entreprises privées. Somme toute, on pensait que la restriction de la consommation résultant du rationnement entraînerait la non-dépense d’une partie des revenus, c’est-à-dire la création d’une épargne apparemment libre, mais provoquée en réalité. C’est là que se trouvait l’une des principales faiblesses du Plan. En effet, dans la mesure où le financement des investissements repose sur la constitution d’une épargne mobilisée par les procédés que je viens d’indiquer, il est lié d’une part à l’équilibre du budget et d’autre part au fait qu’une demande supplémentaire ne se produira pas (par exemple pour des fins spéculatives, pour la constitution de stocks spéculatifs, pour des investissements peu importants, non prioritaires, pour des achats d’or ou des exportations de capitaux, etc.).

72En fait, sur ces points, la réalisation a été, comme on pouvait le craindre dès le début, d’une grande faiblesse. D’abord en ce qui concerne l’équilibre du budget : s’il existe un déficit budgétaire, une partie de l’épargne créée plus ou moins spontanément par le rationnement va se trouver absorbée par la consommation de l’État. Du fait de l’épargne, les particuliers n’ont pas consommé tout leur revenu, mais au même moment, en raison du déficit, l’État consomme plus que les contribuables ne lui remettent au titre de leurs impôts. Il y a une épargne des particuliers et une désépargne de l’État qui l’annule.

73D’autre part, malgré la confiance que l’on peut placer dans les mesures de restriction de la consommation, on doit toujours craindre qu’elles ne soient tournées si les particuliers ont l’impression que la monnaie, perdant constamment de sa valeur, ne vaut pas la peine d’être accumulée ou conservée. Dans ce cas, ils n’ont pas intérêt à limiter leur consommation ; chacun sait que, dans le passé, la hausse des prix a abouti à spolier les épargnants. Alors la volonté d’épargne est atteinte, et cette tendance s’aggrave tant que l’inflation monétaire se développe. Pour inciter l’épargne à se constituer à nouveau, il faut donc juguler l’inflation ; or, l’équilibre des recettes et des dépenses courantes de l’État, des collectivités locales et des entreprises publiques est un élément important du rétablissement de la confiance dans la monnaie, et en conséquence de l’attrait que présente la monnaie pour les épargnants.

74Bien plus, dans les circonstances qui prévalaient entre 1945 et 1950, ce n’est pas seulement l’équilibre du budget, mais le suréquilibre du budget qui aurait été nécessaire. L’épargne des particuliers étant faible, il fallait l’accroître par l’excédent du budget.

75Le commissariat général au Plan estimait qu’un effort de volonté et d’organisation permettrait d’atteindre l’équilibre budgétaire limité aux dépenses courantes. C’est pourquoi il préconisait de distinguer, d’une part, les dépenses de reconstruction et d’investissement productif, qu’il pensait voir couvrir par le crédit et par l’épargne et, d’autre part, les autres dépenses, y compris les dépenses militaires, qui devaient être couvertes par des recettes courantes.

76Vous savez déjà ce que je pense d’une pareille distinction ; peu importe pour l’instant ce qu’elle vaut sur le plan théorique, car dans la réalité, pas même l’équilibre du budget des dépenses courantes ne fut réalisé en 1947. C’est seulement vers 1948 qu’on en approcha. Dans l’intervalle, c’est par la hausse des prix, la monnaie qui fit les frais de la faiblesse de la politique financière suivie.

77La première faille importante au point de vue du financement du Plan a été constituée par le déficit constant du secteur public, qui a absorbé une partie considérable de l’épargne réalisée (de gré ou de force) par le pays dans cette période.

78La seconde faille importante a été la survenance de diverses sortes de demandes supplémentaires qui n’avaient pas été escomptées, principalement d’une demande qui s’est produite sur le marché pour la constitution de stocks spéculatifs. Dans la mesure où la hausse des prix rendait avantageuse la constitution de stocks, un grand nombre de particuliers, producteurs, intermédiaires ou même consommateurs se sont portés acheteurs de quantités plus considérables qu’il n’avait été prévu, afin de se débarrasser de la monnaie qu’ils ne voulaient pas accumuler et d’accumuler, au contraire, des marchandises. Il y a eu là une augmentation de la demande qui n’avait pas été prévue, et cela a été l’une des grandes brèches dans le système élaboré par le commissariat général au Plan à l’origine.

79Nous avons achevé maintenant la description du Plan de 1946, et nous