Christian de Boissieu

1Au cours de cette table ronde, nous allons « faire de l’histoire », certes, mais nous allons aussi nous projeter dans le futur, en partant du présent.

2L’ordre thématique consiste d’abord à faire parler les autorités, c’est pourquoi nous commencerons avec Patrick Spilliaert, vice-président de l’Autorité de la concurrence. Autour de la table des hautes autorités ont été invitées, ainsi que des représentants éminents du monde des entreprises et du monde de la consommation, Maître d’Ormesson, représentant du monde des avocats.

Patrick Spilliaert

3Je vais essayer de parler de ce thème avec une perspective internationale et en dépassant le strict cadre de la régulation concurrentielle. Je précise que je le fais avec beaucoup de modestie, parce que, sur ces questions-là, j’estime être plus un empiriste qu’un académique. En fait, je voudrais revenir sur un point constaté à l’occasion de la crise financière survenue en 2007-2008 : l’un des faits générateurs profonds de cette crise est finalement un défaut de régulation publique, un défaut de régulation de la sphère financière et bancaire. En effet, pour fonctionner correctement, les marchés ont besoin de règles du jeu claires et comprises, mais aussi d’institutions qui les font respecter. On sent bien que, dans le domaine de la finance et de la banque aujourd’hui, au niveau international, il y a encore des tâtonnements au niveau des gouvernements, au niveau du G20, pour arriver à une régulation économique qui puisse assurer le fonctionnement et la protection des marchés de façon efficace.

4La régulation dans le monde financier, malgré ses défauts, n’est pas uniformément de mauvaise qualité. Elle a notamment bien fonctionné en Europe. Mais le fait générateur de la crise, qui vient des États-Unis, provient de mesures de dérégulation prises à l’époque de l’administration Clinton, et qui ont eu des effets catastrophiques.

5De son côté, la régulation dans le domaine concurrentiel a démontré que, premièrement, lorsqu’il y a eu des difficultés et des crises récentes, elle n’en était pas à l’origine et que, deuxièmement, lorsque certains États ont décidé d’« en faire le moins possible » (à l’instar de l’administration Bush), cela n’avait pas contribué fondamentalement à améliorer leur situation structurelle.

6Au niveau de l’Union européenne, s’est mis progressivement en place un corpus de règles qui a permis à la Commission de réagir avec pragmatisme et efficacité lorsque la question s’est posée d’une aide très rapide des États aux banques en difficulté, ce qui a permis de traiter de façon cohérente ce qui relevait de la régulation financière et ce qui ressortait de l’approche concurrentielle. La Commission a bâti un guide d’emploi de ces aides pour que, finalement, les conditions essentielles de la concurrence en matière bancaire soient respectées.

7Enfin, au titre des éléments de contexte, je mentionnerai le réseau européen en matière de concurrence qui s’est mis en place depuis 2003. Ce réseau part de la Commission européenne (et indirectement de la Cour de justice, qui contrôle son action), à destination des 27 autorités de concurrence nationales (ces autorités étant elles-mêmes soumises à un contrôle juridictionnel).

8Je crois que c’est dans cette perspective qu’il faut inscrire la réforme de 2008-2009 qui a vu la création de l’Autorité française de la concurrence, conçue comme une autorité administrative indépendante unique soumise à un contrôle juridictionnel.

9Que signifient les termes « autorité indépendante » ? Pour atteindre à cette ambition affichée, il faut réunir trois conditions :

• l’autorité doit être indépendante en tant qu’institution, c’est-à-dire qu’elle doit avoir les moyens de fonctionner ;

• ses membres doivent être eux-mêmes indépendants, le caractère collégial étant une caractéristique tout à fait essentielle. Je peux vous assurer que les discussions au sein de l’Autorité de la concurrence sont à la fois franches et très techniques. Les raisonnements avancés dans ce cadre n’emportent l’adhésion d’une majorité que s’ils s’inscrivent dans un corpus de considérations juridiques précises, cohérentes avec les jurisprudences tant nationales que communautaires, et pouvant s’appuyer sur des analyses économiques solides. Cela nous renvoie à la troisième condition ;

• en effet, aucune décision ne doit se prendre en fonction de considérations politiques, ou de la position de telle ou telle entreprise, qui pourrait avoir intérêt à intervenir sur une question qui l’intéresse. En revanche, l’application homogène du droit communautaire, qui est une garantie du bon fonctionnement du marché intérieur, est intégrée comme une préoccupation constante par les membres de l’Autorité.

10Dans le cadre de cette remise en perspective, je voudrais ouvrir la réflexion et le débat vers quelques questions qui se poseront dans les mois ou dans les années qui viennent.

11En matière de régulation de l’ordre public économique, deux questions restent d’actualité :

• comment peut-on améliorer l’efficacité de nos économies et leur compétitivité, c’est-à-dire produire plus de richesses et bien les répartir ?

• deuxième question qui est particulièrement aiguë depuis 2008 : quelles sont les mesures à prendre pour éviter de voir se reproduire une crise financière systémique ?

12Je ne prétendrai pas pouvoir répondre succinctement à ces interrogations mais j’esquisserai quelques pistes, puisque, comme le disait un philosophe, « la prévision est difficile surtout quand elle concerne l’avenir ».

13Trois considérations me viennent à l’esprit :

• tout d’abord, un rapport a été commandé à Mario Monti sur le fonctionnement et l’avenir du marché intérieur. Ce rapport sera probablement important et structurant tant pour la nouvelle Commission que pour les États membres. Ce sera vraiment très intéressant car Mario Monti est une personnalité de grande ampleur intellectuelle et qui connaît bien le marché unique. La démarche de ce rapport consiste à s’interroger sur le fonctionnement de ce marché unique et à voir comment faire en sorte que les États ne se replient pas sur eux-mêmes mais continuent à pratiquer une forme de jeu collectif communautaire en respectant les règles du jeu que sont les principes de libre concurrence¹ ;

• le deuxième élément intéressant qui va ouvrir de grandes questions sur lesquelles on n’a pas forcément aujourd’hui de réponses évidentes, c’est le rapport qui va être présenté dans quelques mois au G20 sur la concurrence dans le secteur bancaire. Là encore, je crois que l’on n’a pas épuisé les réflexions sur certaines questions : comment éviter le retour d’une crise financière systémique ? La crise financière et ses suites vont-elles aboutir à une concentration accrue dans le monde bancaire ? Vont-elles aboutir à la conclusion que le Too Big to Fail est trop dangereux pour certains États, y compris pour les États‑Unis ?

• troisième piste : dès lors qu’une régulation existe, certains la contournent, c’est humain, mais cela signifie que les régulateurs doivent toujours s’interroger sur les effets pervers potentiels des décisions qu’ils prennent. On peut faire un parallèle en matière comptable. Pierre-Mathieu Duhamel, qui a exercé le rôle de directeur de la Comptabilité Publique, disait récemment que les pires incertitudes sont les incertitudes comptables. Les incertitudes sur certaines règles comptables prudentielles et sur la façon dont elles peuvent orienter ensuite le financement à long terme de l’économie soulèvent de vraies questions. Remarquons simplement que ce « degré d’incertitude » n’existe pas en matière de règles concurrentielles.

Christian de Boissieu

14Nathalie Homobono, j’ai l’impression que vous êtes la première ingénieure du corps des Mines à la tête de la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF). Il est intéressant de voir comment votre présentation va s’articuler avec celle du vice-président de l’Autorité de la concurrence.

Nathalie Homobono

15Mon intervention pourra faire la transition entre celle de Patrick Spilliaert et celle de Reine-Claude Mader. Je voudrais, en effet, insister sur les synergies qui unissent les problématiques de la concurrence et de la consommation. Un des axes majeurs de l’action de la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes est en effet de viser un niveau élevé de protection des consommateurs. Autrement dit, dans l’ensemble de l’action menée par la DGCCRF, le fil rouge est, de manière directe ou indirecte, le bénéfice du consommateur.

16Ainsi, partant du constat que concurrence et consommation sont largement indissociables, je voudrais évoquer brièvement quelques-uns de nos axes de travail dans le champ de la protection des consommateurs qui contribuent à une concurrence saine et loyale.

17Concurrence et consommation sont intimement liées. Pour illustrer ce point, je rappellerai deux formes du lien qui unit concurrence et consommation. En premier lieu, il est bien connu qu’un fonctionnement concurrentiel des marchés profite non seulement aux acteurs économiques, mais également – et de manière très directe – au consommateur. En effet, parmi les bénéfices attendus d’une saine concurrence figurent la stimulation à la baisse des prix des produits et des services à niveau de qualité inchangé, l’encouragement au développement de l’innovation, ainsi que l’élargissement du choix ou de la qualité des offres de produits et de services. Pour reprendre l’exemple du secteur bancaire évoqué par Patrick Spilliaert, des effets très positifs pour le consommateur sont à attendre du récent renforcement de la concurrence dans ce secteur, avec la possibilité désormais offerte aux consommateurs d’ouvrir un livret A auprès de n’importe quel organisme à vocation bancaire.

18L’autre facette du lien entre concurrence et consommation est évidemment que le consommateur, par ses choix, contribue à l’exercice d’une saine concurrence. À cet égard, toute action visant à renforcer le pouvoir du consommateur contribue de manière directe ou indirecte au renforcement de la concurrence lorsqu’elle existe. En particulier, l’action des pouvoirs publics en faveur du maintien ou du renforcement de la protection du consommateur contribue à développer le jeu de la concurrence. C’est notamment le cas des évolutions du cadre juridique visant à préciser ou clarifier les règles que doivent respecter les professionnels dans leurs relations aux consommateurs. Des règles du jeu plus précises et mieux connues contribuent en effet à fixer un cadre plus clair pour le développement d’une concurrence saine et loyale. Un exemple pour illustrer ce point : la fixation d’exigences de qualité et de sécurité des produits ainsi que la pose d’un certain nombre de règles sur l’information des consommateurs – qu’il s’agisse des prix ou des conditions de vente – favorisent a priori la capacité du consommateur à faire jouer la concurrence et à stimuler les entreprises.

19Cette double approche du lien entre consommation et concurrence que je viens de développer relève d’un modèle théorique, qui a besoin, en complément, de régulation et de régulateurs pour s’assurer du fonctionnement dans de bonnes conditions de cette concurrence, de manière à n’altérer ni la compétition loyale, ni le bénéfice du consommateur. On constate ainsi que les avancées successives au bénéfice de la protection du consommateur favorisent le développement d’une concurrence saine.

20Nous vivons une période marquée non seulement par la crise économique mais encore par des évolutions dans les attentes des consommateurs : besoin de protection accrue dans un contexte économique difficile qui a fragilisé la situation de certains, intérêt renforcé (même si cette tendance est encore assez difficilement quantifiable) pour des produits et des services répondant au souci d’une consommation plus durable et plus soucieuse d’économiser les ressources rares… Il appartient aux opérateurs économiques et aux pouvoirs publics d’apporter des réponses à ces attentes. S’agissant des pouvoirs publics et singulièrement de l’État, une des réponses consiste à permettre au consommateur de faire des choix éclairés au moment de ses actes d’achat, et de jouer encore plus pleinement son rôle de décideur et d’arbitre entre les différents produits et services qui lui sont proposés. Dans ce contexte, la DGCCRF considère qu’une approche globale tant du droit de la consommation que du droit de la concurrence est plus que jamais pertinente.

21Les évolutions législatives et réglementaires récentes illustrent cette orientation. En se limitant à quelques textes, on peut citer la loi du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs ou encore la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie. Ces deux textes visent simultanément à améliorer les droits du consommateur et le fonctionnement d’un mécanisme concurrentiel équilibré. D’autres projets dans le domaine législatif ou réglementaire sont en cours d’élaboration dans cette même approche consistant à allier politique de la concurrence et politique de la consommation. Je pense notamment au projet de loi portant réforme du crédit à la consommation qui est actuellement en préparation avant le débat prochain au Parlement². Sur ce thème, le consommateur est là encore au cœur de la problématique concurrentielle.

22Dans les travaux des prochains mois, la DGCCRF devra s’attacher à apporter des réponses aux attentes des consommateurs qui s’expriment dans le champ de la consommation contrainte (qui vise notamment les secteurs de l’énergie, de l’eau ou encore les services bancaires), de même qu’aux besoins de protection en matière de vente à distance, pour accompagner le développement du commerce électronique. Pour le secteur énergétique, ces attentes se développent concomitamment au processus d’ouverture renforcée de la concurrence, ce qui va susciter des besoins d’adaptation du cadre juridique. S’agissant du commerce électronique, il convient également de veiller à adapter le cadre juridique aux évolutions des pratiques des opérateurs en termes de différenciation et au développement de ce mode de consommation. Dans les deux cas, le défi à relever pour les pouvoirs publics, et notamment l’État, sera d’éviter un trop grand décalage dans l’adaptation nécessaire du droit ; ceci de manière à éviter de fragiliser le consommateur et l’exercice d’une saine et loyale concurrence. Autre champ d’action de la DGCCRF : lors des Assises de la consommation en octobre 2009, la question du renforcement des moyens d’action des associations de consommateurs les plus actives a été abordée. Il s’agit d’un axe de travail complémentaire des précédents, et qui peut favoriser aussi bien la protection du consommateur que le développement de la concurrence au sens large.

23Enfin, le traitement des litiges entre consommateurs et professionnels fait partie de nos priorités d’action, ainsi que le soutien au dialogue entre entreprises et consommateurs, dès lors qu’il peut déboucher sur des engagements des professionnels au bénéfice de la protection des consommateurs.

24Voilà nos principales priorités d’action. Ce sont autant de thèmes que nous voulons porter au niveau communautaire, dans le cadre du débat avec les autres États membres et auprès de la nouvelle Commission, puisque se restreindre au seul périmètre national serait dépassé. La conviction du gouvernement est aujourd’hui que la politique de la concurrence et la politique de consommation sont les deux facettes d’une même pièce ou d’une même médaille et que faire progresser l’un fait progresser l’autre et réciproquement, et prendre du retard d’un côté est préjudiciable aux deux.

Christian de Boissieu

25Nathalie Homobono, vous avez facilité totalement la transition vers Madame Reine-Claude Mader qui est une des grandes figures de la consommation dans notre pays.

26Il se trouve qu’on a eu l’occasion de se voir depuis un certain nombre d’années dans des instances bancaires et financières. Au Comité national de l’euro (CNE), par exemple, où l’on avait abordé un certain nombre de ces sujets : concurrence et consommation avec l’arrivée de l’euro, vous vous souvenez… Y compris dans ces locaux d’ailleurs : je me souviens d’une réunion du CNE, le 11 septembre 2001, sous la présidence de M. Fabius, ministre de l’Économie et des Finances à l’époque (la réunion avait été interrompue par les événements). Puis, on s’est retrouvé à la Commission Attali où l’on a abordé effectivement, comme l’a dit Patrick Spilliaert tout à l’heure, les questions de passage à une Autorité de la concurrence. On a discuté des problèmes de class actions.

Reine-Claude Mader

27Je suis ici en tant que représentante des consommateurs et je dois préciser que notre angle d’approche est différent. Nous partons du constat et non des intentions. J’entends depuis que je suis dans cette enceinte (et je l’ai entendu dans bien d’autres) qu’avec tout ce qui a été fait pour les consommateurs, nous devrions être parfaitement heureux et ne plus avoir envie de rien. Or, si les consommateurs n’avaient envie de rien, je ne serais pas là aujourd’hui.

28Nous avons de grandes questions par rapport à la concurrence, nous nous demandons à qui elle profite. Donc je commencerai par là où a terminé Madame Homobono tout à l’heure, la question européenne.

29Je suis représentante des consommateurs au Conseil économique et social à Bruxelles, instance dont on ne parle pas suffisamment à mon sens. Elle présente l’avantage de mettre côte à côte les représentants des syndicats de salariés, des employeurs, des consommateurs. Nous discutons ensemble, dans ces instances, de beaucoup de sujets, dont ceux qui sont liés à la concurrence soit directement, soit indirectement. À l’heure actuelle, un des sujets qui provoquent le plus de discussions est celui de l’ouverture du marché de l’énergie. C’est un sujet préoccupant.

30Nous nous demandons si les décisions, prises à Bruxelles, à une certaine époque, décisions auxquelles la France a participé et que l’on ne remet pas en cause, ne devraient pas faire l’objet de nouvelles discussions. Il en est ainsi de la question de l’énergie, qui n’est pas seulement une question de concurrence. D’autres sujets nous préoccupent, tels que ceux liés par exemple aux transports, à la poste, aux services financiers. Ces sujets intéressent tous les pays, à des degrés différents, selon la situation qui existe chez eux. Néanmoins, ces questions sont débattues à Bruxelles. Les marchés se sont ouverts à la concurrence. Des directives existent, nous avons participé à leur élaboration. Sans remettre en cause leur légitimité, nous nous demandons si aujourd’hui elles correspondent encore à ce dont nous avons besoin et surtout à qui elles profitent. En effet, en tant que consommateurs, nous n’avons pas l’impression, pour un certain nombre d’entre elles, d’en avoir vraiment bénéficié. Prenons par exemple le prix de l’énergie : dans un certain nombre de pays, il est bien évident qu’il y a eu une augmentation du prix de l’énergie absolument exponentielle, et cela se répercute sur le budget des ménages, question absolument sous-jacente. Telle est la question principale qui revient toujours.

31En période de crise se posent deux grandes questions :

• la première est le problème de l’emploi : a-t-on de l’emploi ou n’en a-t-on pas ? Cela constitue une donnée majeure pour l’économie ;

• la seconde est : que paie le consommateur ? Qu’y gagne-t-il ? Qu’y perd-il ? Et là, c’est véritablement essentiel.

32Comme cela a été signalé par Madame Homobono qui connaît très bien cette question, il est vrai que les consommateurs, à première vue, ont l’air plutôt gâtés.

33Ils sont devant une offre pléthorique de biens et de services, et a priori il devrait être simple pour eux de trouver ce qui leur convient, je dis bien « devrait », et je le souligne, parce qu’en fait les choses sont beaucoup plus subtiles. En effet, les consommateurs sont tenus par un certain nombre de règles non écrites mais qui, en réalité, résultent de faits.

34Je vais en citer seulement quelques-uns parce que je pourrais en parler très longuement. Il y a toute la problématique des zones de chalandise. Par exemple, une association de consommateurs bien avertie – UFC-Que choisir, pour la nommer – a dernièrement dénoncé à juste titre une zone de chalandise dont les enseignes appartenaient pratiquement toutes au même groupe. Bien évidemment, l’autorité va avoir des pouvoirs pour agir dans un certain nombre de cas de ce genre, mais cela n’a pas toujours été le cas.

35Le consommateur est « libre », mais on lui demande par ailleurs, pour respecter le développement durable, de ne pas faire 40 km pour aller faire ses courses (sans compter qu’il n’en a peut-être pas le temps). Ceci explique, d’une certaine façon, qu’on voit aujourd’hui le consommateur se replier de plus en plus vers un commerce plus de proximité. Donc, question importante, oui aux zones de chalandise, on sait ce qu’elles sont, elles sont déterminées. Mais que fait-on pour qu’enfin dans ces zones de chalandise, la concurrence existe réellement ?

36En principe, le consommateur a le droit de changer de fournisseur. Par exemple, en ce qui concerne les nouvelles technologies, des règles récentes ont été prises qui permettent de changer plus facilement de fournisseur, mais des difficultés subsistent dans beaucoup de domaines aujourd’hui pour le faire facilement. Or, pour pouvoir suivre cette avance continuelle du marketing tourné vers le bien-être des consommateurs, il faudrait purement et simplement presque changer d’opérateur téléphonique tous les six mois pour profiter de nouvelles offres. La comparabilité des offres demande une attention supérieure à celle du commun des mortels.

37Autre exemple, la banque. Nous allons pouvoir changer de banque. Depuis le 1^er novembre 2009, grâce à des travaux menés au niveau européen, une certaine mobilité bancaire est aménagée. Au sein de notre association, actuellement, nous menons une enquête pour savoir, d’une part, si cette possibilité de mobilité bancaire est déjà portée à la connaissance des consommateurs – parce que si personne ne la connaît, personne ne l’utilisera – et, d’autre part, pour quel type de prestations elle va jouer. Certaines personnes sont pieds et poings liés dans leur banque parce qu’elles ont souscrit un prêt immobilier de quinze ans ou de vingt ans. Enfin, quelle possibilité y aura-t-il par exemple pour tous ceux qui ont fait des placements, notamment certains types de placements financiers particuliers pour lesquels il est très difficile de changer de banque ?

38Une règle a été prise, mais comment va-t-elle être mise en œuvre ? Parce que le consommateur va juger sur l’efficacité de la mise en place concrète des textes. Tel est le message que je voudrais faire passer aujourd’hui.

39Troisième question essentielle que les consommateurs mettent en avant lorsqu’on les interroge sur ces questions de concurrence, ce sont des sujets comme la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008, qui a été évoquée tout à l’heure par Madame Homobono. On en a parlé beaucoup, les consommateurs en ont presque tous entendu parler, ils lisent les journaux, écoutent la presse. Aujourd’hui, les prix par exemple de l’alimentation ont-ils baissé en France ? J’ai sous les yeux le rapport établi par la Commission européenne, je constate que nous sommes l’un des deux pays dans lequel les prix sont les plus élevés.

40Pour un consommateur, dans ce système de concurrence, il y a forcément des blocages et il aimerait comprendre pourquoi. Il faut que cela se concrétise notamment par une baisse des prix. En tous les cas, une explication devrait être donnée sur la formation des prix. Je prendrai un exemple : si le prix des fruits et légumes a été négocié à un prix, disons, de 1,20 euro, j’ai ce prix en mémoire ; et ensuite, sur un étal de mon hypermarché, je retrouve le même produit à 3,60 euros. Je me dis alors que, certes, il y a une chaîne entre les deux, mais que j’aimerais tout de même bien savoir comment cette chaîne fonctionne, parce qu’on ne peut se contenter d’un flou artistique sur les choses réelles.

41M. de Boissieu m’a rappelé les travaux qui ont eu lieu à la Commission Attali sur l’indemnisation à apporter aux consommateurs lésés dans une affaire de concurrence. Lorsqu’une société a été condamnée pour un certain comportement, elle est astreinte à une amende. Elle doit payer cette amende. Or, les consommateurs qui ont subi un dommage du fait de ce comportement n’ont droit actuellement à aucune réparation. On ne peut aller vers une réparation du dommage qu’en entamant ce que l’on appelle une « action de groupe », qui existe aux États-Unis depuis plusieurs années (et dont on ne demande surtout pas qu’elle soit reprise à l’identique), donc qu’une procédure existe pour obtenir réparation. Si vous prenez le cas des installateurs téléphoniques, de la téléphonie mobile, plus d’un million de consommateurs ont été lésés par un contrat. Or, même si jamais un million de personnes ne réclament les 20 ou 30 centimes d’euro ou les 20 ou 30 euros auxquels elles ont droit, un certain nombre d’entre elles doivent pouvoir réclamer réparation. Et aucune association de consommateurs, même parmi les super-organisations qui ont été plus ou moins désignées par le ministre, M. Novelli, ne pourra entreprendre le travail du greffe, c’est-à-dire répertorier absolument toutes les personnes qui ont été touchées, et retrouver tous les contrats en cause. L’une des choses les plus importantes qu’en tant qu’association de consommateurs, nous demandons à l’heure actuelle, tant au niveau français qu’au niveau européen (et cela existe dans un certain nombre de pays européens), c’est d’avoir la possibilité d’obtenir réparation de tous les préjudices qui sont subis par un consommateur dans le cadre d’une affaire de concurrence. Mme Kroes, commissaire européen, nous soutenait beaucoup sur ce point ; elle n’a pas été reconduite dans ses fonctions, et bien évidemment nous sommes très inquiets.

42Nous, association de consommateurs, constatons pour le consommateur les avantages de tout ce mécanisme de concurrence qui est mis en place et dont nous ne nions pas qu’il existe, mais nous voulons en voir la résultante purement et simplement. Nous nous rendons bien compte, dans les associations de consommateurs, que la résistance au changement est énorme. Pour moi qui ai aussi une grande antériorité dans le mouvement consommateur et qui commence à devenir une des personnes ayant le plus d’expérience, il n’y a absolument aucun doute : je me rends compte que les choses bougent. Donc il est absolument certain qu’il y a de nouveaux opérateurs qui viennent sur le marché et qui « bousculent » les opérateurs existants, c’est très important ; néanmoins, nous attendons une concrétisation précise.

Christian de Boissieu

43Maître d’Ormesson, vous êtes un des grands spécialistes du droit communautaire de la concurrence, du droit français également. Vous avez passé quinze ans à Bruxelles avant de revenir à Paris, vous êtes avocat associé chez Linklaters.

Olivier d’Ormesson

44Je vais présenter la position des entreprises que je représente en général devant les autorités de concurrence et qui sont confrontées aux règles de concurrence. Vous avez dû réfléchir aujourd’hui et hier sur tout l’historique de la concurrence et on m’a demandé de désigner quelles sont les tendances que je vois actuellement. C’est un sujet très vaste, donc j’ai sélectionné uniquement trois sujets :

• le développement des procédures négociées entre entreprises et autorités de concurrence, qui sont des procédures relativement nouvelles ;

• un sujet un peu inquiétant : la tendance des autorités de concurrence à confondre l’application des règles de concurrence et la régulation ;

• l’augmentation prodigieuse des amendes au cours des cinq dernières années, qui interpelle les entreprises.

45J’aurais pu aussi parler de l’étonnante harmonisation des règles de concurrence en Europe et de la convergence du droit français de la concurrence avec le droit européen qui, il y a vingt ans, avait toutes sortes de spécificités et maintenant en a beaucoup moins. Les 27 États membres ont le même droit de la concurrence, c’est une évolution assez extraordinaire. On aurait pu parler des actions de groupe mais on en parlera peut-être dans le cadre du débat.

46Ce qui est assez intéressant dans le cadre des procédures négociées, c’est l’évolution.

47Il y a vingt ans, quand une entreprise avait un problème de concurrence, elle ne pouvait que se défendre dans un esprit de « contentieux ».

48Maintenant, l’Autorité de concurrence européenne mais surtout l’Autorité de la concurrence française ont mis au point des procédures qui donnent la possibilité de régler un problème avec des engagements, cela permet de clore une affaire sans sanction pécuniaire.

49Il existe aussi des possibilités de conclure des transactions : on a été pris, on arrête, on avoue, et on a une réduction d’amende parce qu’on réduit la durée et la complexité de la procédure.

50La fameuse procédure de clémence où celui qui dénonce un cartel bénéficie d’une immunité totale d’amende, et affaiblit par la même occasion ses concurrents, a connu un succès fou. On a presque fait la queue devant l’autorité de concurrence à Paris, et à Bruxelles aussi !

51Mon cabinet a réalisé des statistiques : presque un tiers des affaires de concurrence en France sont actuellement traitées suivant ces procédures négociées. Personnellement, j’y suis favorable, cela ouvre la palette des possibilités aux entreprises. Les entreprises ne sont pas obligées d’y avoir recours. Je sais que certains de mes confrères trouvent cela absolument scandaleux, et veulent toujours aller à la bagarre. Si on se place du point de vue de l’entreprise, c’est une bonne évolution qui demande un certain nombre d’échanges entre l’Instruction qui a détecté l’infraction et le Collège qui va devoir se prononcer à la fin. Certains de mes confrères disent que tout cela doit être complètement séparé et que l’Instruction ne doit jamais avoir de contact avec le Collège, mais, moi, je trouve que c’est un prix qu’on peut payer pour développer ces procédures négociées.

52Le deuxième thème est la confusion entre l’application des règles de concurrence et la régulation des secteurs de l’économie. Il arrive par moments que les autorités de concurrence profitent de l’application d’une affaire de concurrence pour réguler un secteur et pour se substituer au législateur. J’y vois là une évolution inquiétante. Notamment quand la Commission européenne utilise les dispositions sur les ententes, et les abus des positions dominantes, et brandit la menace d’amendes énormes pour « inciter » une société à accepter de prendre des mesures qui vont « réguler » le secteur. Cela s’est beaucoup vu à propos des aides d’État, par exemple, où la Commission disait : « J’autorise votre aide, mais puisque c’est un dialogue entre un État et la Commission européenne, en échange l’État doit changer la loi. »

53Ces systèmes se sont vus en France dans le domaine des procédures d’engagement : si une entreprise souscrit un engagement dans un secteur comme l’industrie pharmaceutique, la publicité ou la réparation automobile, cela devient la norme pour tout le secteur. Une entreprise qui a fait une infraction s’engage à dire : « Je vais prendre un engagement dans ce sens », et en réalité tout le secteur doit suivre ce qui a été adopté parce que cela devient de facto la norme. Je suis d’accord pour ce genre de solution, si le problème qui est soumis à l’autorité de concurrence a vraiment un lien direct avec le changement de régulation ou le changement de comportement du secteur. J’ai vécu personnellement des cas où il m’a semblé que des autorités de concurrence avaient abusé de leur pouvoir.

54Je pense au cas de l’énergie justement, où la Commission européenne a proposé une directive pour séparer la production et la vente d’énergie du transport de l’énergie. C’est ce qu’on appelle l’unbundling (la séparation des activités entre fournisseurs d’énergie et distributeurs d’énergie). Cette directive a été proposée, beaucoup discutée, mais elle a été refusée parce qu’il y avait une minorité de blocage menée par la France et l’Allemagne. Ce que je constate, c’est que Madame Kroes a utilisé ses pouvoirs, et sa « position dominante » pour convaincre et pour forcer les groupes allemands E.ON et RWE à vendre leurs réseaux de distribution. RWE a dû vendre, en 2009, tout son réseau de transport de gaz, E.ON a dû vendre, en 2008, tout son réseau de transport d’électricité afin d’éviter de devoir payer d’énormes amendes. On leur a promis de tels montants d’amendes (et je reviendrai sur le montant des amendes) qu’ils ont dit « dans le fond, ça nous coûtera moins cher de tout vendre ». La direction de la Concurrence est donc arrivée à son but. En tant qu’avocat, je suis très opposé à ce type de résolution des affaires. J’admets que l’on puisse utiliser les armes de concurrence lorsqu’il y a un lien direct, mais il m’a semblé quand même que les autorités de concurrence faisaient quelquefois des liens assez artificiels entre l’infraction et la solution. Elles utilisaient une infraction pour corriger une situation qui existait « avant » l’infraction parce que la situation ne leur plaisait pas à l’origine, et là, je pense que c’est une erreur. L’Autorité de la concurrence doit seulement sanctionner la situation qui a un lien direct avec l’infraction. Si ce n’est pas le cas, cela me paraît une dérive dangereuse.

55Abordons maintenant le sujet du montant des amendes. On a vu une augmentation prodigieuse des amendes, tant en Europe qu’en France. Je vous cite les amendes. En matière d’entente : Saint-Gobain, 896 millions d’euros ; GDF Suez en 2009, 553 millions d’euros ; E.ON, 553 millions d’euros. Et, dans les affaires de position dominante : Intel, la société américaine qui fait des puces, 1 milliard d’euros – c’est quand même assez substantiel – ; Microsoft, 899 millions.

56Tous ces records que je viens de mentionner datent de 2008 et 2009. L’évolution est très claire : les amendes ont explosé. En France, il y a la même tendance. Dans le domaine de l’acier : Arcelor Mittal, 302 millions d’euros. Dans la téléphonie mobile : France Télécom, 256 millions et SFR, 220 millions. On est passé d’un système dans les années 1980 où on infligeait des amendes de quelques dizaines ou quelques centaines de milliers d’euros à un système où ce sont quelques dizaines ou centaines de millions d’euros. Comment peut-on expliquer que les amendes se multiplient par 10, par 100 ? Il y avait peut-être un besoin d’augmenter les amendes. Mais je crois que le balancier a été trop loin dans l’autre sens et que la Commission européenne a adopté en 2006 des lignes directrices sur le calcul des amendes qui sont tout simplement mal conçues et sont excessives. C’est seulement en 2008 et 2009 qu’on voit l’effet de ces lignes directrices de 2006 parce que le traitement des affaires à la Commission est très lent. Il n’y a pas encore d’affaires appliquant ces lignes directrices de 2006 qui ont été jugées en appel par le Tribunal européen à Luxembourg.

57Ces lignes directrices sont mal faites, mais je dirai surtout qu’il y a des rumeurs en ce moment selon lesquelles l’Autorité aurait l’intention d’adopter des lignes directrices pour le calcul des amendes en France³, ce qui correspond à une demande des avocats français, parce que les critères dans la loi sont assez généraux et qu’on arrivait à des résultats assez imprévisibles. Mais, je veux le dire avec force, si c’est pour adopter les mêmes lignes directrices que celles adoptées par la Commission en 2006, qui sont mal adaptées, je pense qu’il faut tout de suite abandonner ce projet. Le grand public pense que, depuis 2006, la Commission cherche dans les derniers mois de la procédure à appliquer, en vertu des lignes directrices de 2006, des amendes aussi élevées que possible. Or, bien souvent, la Commission prend beaucoup de temps parce qu’elle veut réduire les amendes qui seraient applicables s’il y avait une application « mécanique » des lignes directrices et elle ne sait pas comment faire. C’est ainsi que, dans certains cas, elle serait allée au-delà du milliard d’euros, si elle avait appliqué ces lignes directrices de 2006, ce qui aurait été inacceptable pour les entreprises et pour l’économie des secteurs concernés. Il faut donc vraiment se méfier de ces lignes directrices. Un des points les plus critiquables des lignes directrices, à mon avis, c’est qu’elles prévoient de multiplier le montant de base de l’amende par le nombre d’années d’infraction. Pensez-vous qu’une infraction est trois fois plus grave si elle a duré trois ans plutôt qu’un an ? D’ailleurs, les règles antérieures prévoyaient d’augmenter le montant de base de l’amende de 10 % par année d’infraction ; on est passé de 10 % par an à 100 % par an. Je pense qu’il y a là un vrai problème. J’exprime deux souhaits : d’une part, le souhait que les lignes directrices françaises ne s’inspirent pas trop des lignes directrices européennes et, d’autre part, le souhait que les lignes directrices européennes de 2006 soient modifiées.

Christian de Boissieu

58François Bacchetta, vous aussi, vous faites des travaux pratiques sur la concurrence, là où vous êtes, puisque vous êtes directeur général d’EasyJet France.

François Bacchetta

59Je ne suis pas un spécialiste des questions juridiques, mais tous ces gens autour de moi sont fort utiles pour que je puisse travailler. Notamment l’Autorité de la concurrence ; c’est un vrai bonheur, parce qu’il suffit d’en menacer pour que les choses bougent. Donc je n’ai pas eu recours à eux, mais ils sont fort utiles au quotidien. Deuxième chose : le transport aérien est une caricature de monopole, c’est une caricature de non-concurrence en France et je vais revenir sur l’histoire économique récente. Je vais être un peu schématique, mais il faut comprendre cela dans les grandes lignes. On parlait de régulation et de ne pas confondre les choses. La régulation est fondamentale pour protéger le consommateur. Le transport aérien est une activité « dangereuse » parce que transporter des gens dans les airs, c’est risqué ; et donc le rôle du régulateur est fondamental pour garantir la sécurité des vols. À noter que le ciel européen est le plus sûr du monde.

60L’administration de l’aviation civile dans chaque pays contrôle les compagnies du pavillon et la direction générale des Transports en Europe produit la réglementation appelée « EU OPS » qui fixe les règles d’opérations aériennes et de sécurité. Il y a des nuances d’un pays à un autre pays mais, fondamentalement, la réglementation est la même dans tous les pays de l’Union. Ces règles s’imposent donc à toutes les compagnies européennes et sécurisent le ciel européen. Le régulateur fait son travail, et peut-être pas en revanche dans d’autres domaines comme la régulation des tarifs aéroportuaires, tarifs régulés puisque les aéroports sont des monopoles en voie de privatisation en France. Par exemple, le nouveau contrat de régulation d’Aéroports de Paris est discuté actuellement.

61Ces privatisations s’expliquent essentiellement par le besoin de capitaux que l’État n’est pas en mesure de financer, c’est le cas d’ADP mais pas seulement. Dans ce cas particulier, l’État a la particularité et l’incongruité d’être à la fois actionnaire et régulateur d’Aéroports de Paris. Sans trahir les débats confidentiels de la Commission consultative d’Aéroports de Paris, je leur ai fait juste une remarque puisque la DGCCRF et la direction de l’Aviation civile sont évidemment représentées à ces commissions : « La seule bonne question à savoir, c’est : est-ce l’État régulateur qui va imposer ses vues pour protéger les compagnies d’abus éventuels ? Ou est-ce l’État actionnaire, puisqu’il détient 60 % des parts d’ADP et qu’il a des intérêts d’actionnaire (notamment, par les temps qui courent, dans l’état dans lequel sont nos finances publiques) ? » Le débat est ouvert !

62Voilà un exemple de la complexité où l’État est à la fois actionnaire et régulateur d’un monopole. Il y a ainsi des activités qui ne peuvent pas être mises en concurrence pour des raisons de coût d’infrastructures, d’allocation du capital ; pour les aéroports, bien évidemment, il n’est pas question d’en construire deux à 2 km de distance pour les mettre en concurrence ; d’abord en termes d’investissement c’est colossal, et deuxièmement ce n’est vraiment pas le plus souvent économiquement soutenable. Le régulateur et l’État ont un rôle critique à jouer sur ces questions. On a eu un problème avec les aéroports de Londres, privatisés récemment. Ce que l’on a dénoncé, à cette occasion, ce n’est pas l’actionnaire privé qui défendait son intérêt (il augmentait les redevances de 20 % tout simplement), nous avons dénoncé l’État britannique en disant : « Mais faites votre travail de régulateur ! »

63Vous voyez que les problématiques de concurrence peuvent être tout à fait particulières.

64Maintenant, prenons un autre angle, qui est la situation concurrentielle de l’économie française. Le transport aérien est intéressant car c’est une caricature de ce qu’on a fait en France depuis trente ans. On parlait de la croissance de la productivité qui est faible, donc la croissance, les rémunérations, le pouvoir d’achat et tout ce qui s’ensuit. Il y a une raison simple, c’est que la diffusion de l’innovation dans l’économie française est plus lente qu’ailleurs. Je parle des grandes économies comparables, développées, etc. Une des raisons pour moi essentielle – ce n’est pas la seule mais un facteur fondamental –, c’est le niveau de concurrence de l’économie nationale. Du temps de Georges Pompidou, une politique a été menée par l’État français que je résumerai en l’appelant la politique des « champions nationaux ». Rappelez-vous les multinationales américaines, IBM en tête à l’époque, et dans d’autres domaines (le pétrole, etc.). On se disait : « ces gens bénéficient d’un effet de taille, compte tenu du fait que la taille de leur économie est la taille continentale ». Ce fut aussi un des aiguillons dans la construction de l’Europe et du marché unique. On avait le complexe du « petit pays ». Avec notre économie de 52 millions d’habitants, il fallait que nos entreprises, nos champions, grossissent pour atteindre la taille critique afin qu’ils puissent partir à l’attaque des marchés étrangers et concurrencer les grandes firmes multinationales américaines, japonaises, etc. Qu’a-t-on fait ? On a suscité directement les rapprochements entre entreprises françaises. D’ailleurs, essayez dès que vous rencontrez quelqu’un d’Air France de parler un peu avec lui, il y en a très peu qui viennent d’Air France, ils viennent tous d’AOM, d’Air Inter, etc. Donc on a créé un formidable monopole. Cela peut faire sens lorsqu’on considère que c’est une entreprise de service public – à ce moment-là, ses prix sont régulés –, mais il s’agit ici d’une entreprise qui a été privatisée. Là, il y a un énorme problème. Considérez le secteur automobile (contre-exemple) : l’avantage, c’est qu’il y a deux champions et pas un seul, et c’est aujourd’hui l’un d’eux qui rachète des entreprises japonaises, c’est quand même très intéressant. Air France était un monopole public, on l’a privatisée et c’est devenu un monopole privé ; on a eu droit au pire des deux systèmes, c’est-à-dire le monopole et des prix élevés.

65Je ne critique pas Air France en tant que telle, elle défend ses intérêts, mais il y a un vrai problème de concurrence dans ce pays. La loi (et c’est pour moi la limite de l’Autorité de la concurrence) punit l’abus de position dominante mais il n’y a pas de loi antitrust en France. Ceci ne protège pas le consommateur, plutôt cela revient, de fait, à mettre les consommateurs dans les mains de grandes entreprises qui profitent de rentes. On a concédé à toutes ces entreprises la rente domestique pour pouvoir aller à l’attaque du monde. C’est une stratégie qui a formidablement bien réussi puisque nos entreprises du CAC 40 sont des champions mondiaux aujourd’hui. Simplement, une fois la réussite arrivée, il ne faut pas oublier de libéraliser le marché domestique si l’on veut que les prix baissent, que la concurrence puisse s’exprimer, que de nouvelles entreprises émergent. C’est un point qui fait défaut dans notre législation. Tout ce qui concerne la concurrence n’est pas simple, il n’y a pas de réponse évidente ; mais voilà une piste à étudier, qui ne coûte rien au contribuable…

66Quand je suis arrivé dans le transport aérien, il y a cinq ans, pour développer EasyJet en France, lors de conférences de presse, à l’occasion de l’ouverture de nouvelles routes, je disais aux journalistes : « EasyJet est la deuxième compagnie aérienne en France. » Et j’ajoutais tout de suite après : « Air France 60 % de part de marché, EasyJet 6 % ».

67Vous comprenez bien qu’en termes de puissance commerciale, de puissance de lobbying, de chantage social aussi, ceci pose problème afin d’assurer l’équité sur le marché. En fait, c’est un monopole public qui est venu sérieusement attaquer la rente domestique d’Air France, EasyJet n’aurait pas pu le faire seule : la SNCF, avec des investissements du type 30 milliards d’euros pour ouvrir une nouvelle LGV vers l’est, après le sud (c’est formidable, le TGV, avec des billets subventionnés), a piqué la rente domestique à Air France puisque la compagnie a dû réduire la voilure vers Strasbourg, Marseille et bientôt Bordeaux.

68Aujourd’hui, la situation a beaucoup évolué, puisque EasyJet approche les 10 % de part de marché et Air France 50 %. Vous voyez, c’est un marché formidablement ouvert à la concurrence. Je vous rassure, c’est une situation unique en Europe. Au Royaume-Uni, qui idéologiquement et culturellement est libéral, EasyJet a 27 % de part de marché, British Airways, 26 ou 25 % et Ryanair, 24 %. Donc, là, évidemment les prix sont beaucoup plus bas, le consommateur est roi puisqu’il a le choix. Nous, ce que nous apportons en France, c’est enfin du choix pour le consommateur. Et la deuxième chose que je voudrais dire, c’est que dans le domaine des services, de l’énergie, c’est vrai qu’il faut trouver le moyen de développer la concurrence ; c’est vrai, Madame, que « je n’ose pas changer d’opérateur », mais grâce à vous je serai mieux informé, sans doute. Il y a quand même une révolution, une avancée. Le problème du transport aérien, c’est que le vrai capital des compagnies aériennes, ce ne sont pas les avions, ce sont les créneaux horaires dans les aéroports réglementés et coordonnés.

69En fait, je peux développer EasyJet en France grâce à deux facteurs : d’abord l’Europe, et c’est là où l’Europe joue un rôle formidable, ensuite Internet. Internet, c’est le pouvoir au consommateur, Internet a mis les services en concurrence. Je vais prendre un parallèle : vous allez dans la grande distribution, vous achetez un shampoing (j’ai travaillé chez L’Oréal, donc je connais bien) ; l’avantage, c’est que vous avez toute l’offre sur le même rayon, tous les produits qui vous disent : « Moi, je fais ci, moi, je fais ça ; je suis en promo, pas en promo ». Vous avez les prix et vous faites votre choix, c’est votre libre choix qui s’exprime. Dans les services, jusqu’à il n’y a pas très longtemps, vous étiez entre les mains d’intermédiaires, d’agents soit d’assurances, soit de voyage, qui vous disaient : « Monsieur, vous voulez aller à Palma de Majorque, je vous donne le choix entre A et B. » Aujourd’hui, vous allez sur Internet, et toute l’offre se présente devant vous, pour vos vols, vos hôtels, etc. Maintenant, avec le développement des réseaux sociaux, le consommateur prend encore le pouvoir parce qu’il devient prescripteur : grâce aux blogs, aux forums, les gens se conseillent entre eux, sans biais commercial, en toute indépendance. Les gens regardent de plus en plus de sites. D’abord, ils regardent toute l’offre qui est en concurrence, ils ouvrent la fenêtre Air France, EasyJet, les autres, etc., et ils regardent les hôtels. Vous pouvez faire le tour virtuel de l’hôtel, vous pouvez presque sentir la fleur que l’on a mise sur la terrasse.

70Bref, les gens vont sur les blogs, les forums, pour consulter les avis des autres voyageurs. Des sites de contenus – indépendants, évidemment, sinon ils perdent toute crédibilité – disent : « C’est bien, ce n’est pas bien, voilà le choix, c’est bien ». Le consommateur est de plus en plus informé par lui-même. C’est donc grâce à Internet que l’on s’est développé, parce qu’en termes de distribution et d’accès, tout le monde a accès à la même information à l’instant t.

Christian de Boissieu

71Parmi les points sur lesquels j’avais envie d’écouter les membres du panel par rapport à des arguments qui ont déjà été avancés, il y a celui que vient d’évoquer M. Bacchetta, qui me paraît très important, c’est l’économiste qui parle, car il intéresse tout le monde. Vous avez dit, François, qu’à votre avis en tout cas, la diffusion de l’innovation dans un pays comme la France pouvait avoir été retardée jusqu’à présent, si je résume, par une concurrence insuffisante. Qu’en pensez‑vous ?

72Deuxièmement, c’est une question pour vous, Madame Homobono, y a-t-il un conflit d’intérêts de l’État ? On a pris l’exemple des aéroports, actionnaire/régulateur, mais je pense qu’on le trouverait dans d’autres exemples : est-ce un conflit d’intérêts ? Quelle est la portée, si elle existe ?

73Troisième question, pour l’Autorité de la concurrence, Patrick Spilliaert, sur la question des amendes, vous avez été sollicité : quelles sont les lignes directrices qui se préparent ? Et Reine-Claude Mader, vous répondrez aux questions que vous voulez. Répliquent-elles en France celles de la Commission ?

74Il y a un quatrième point qui ressort de l’intervention de Madame Mader, c’est la notion d’effectivité de la concurrence. Je ne vais pas jouer sur les mots, il me semble que vous avez utilisé le mot « efficacité » à deux ou trois reprises, c’est-à-dire l’écart entre les intentions exprimées par des textes et ce qui se passe sur le terrain, ce que l’on peut mesurer, évidemment ce que le consommateur peut ressentir.

75Un autre point a été évoqué par Patrick Spilliaert, au début : nous économistes, on connaît bien Mario Monti, qui est évidemment un économiste totalement respectable. Quand il était en charge de la Concurrence à Bruxelles, il avait été déjà confronté à ce débat que vous évoquiez dans votre présentation : y a-t-il à choisir, pour l’Europe, entre des exigences de compétitivité vis-à-vis du reste du monde, et l’effectivité de la concurrence ? Quand on se souvient de la manière, à l’époque sous Mario Monti, dont Bruxelles avait donné une réponse négative à l’OPA amicale de Schneider Electric sur Legrand en 2001, l’impression que j’avais eue, c’est qu’on avait fait jouer l’argument de la concurrence effective à l’intérieur, par rapport à des arguments de compétitivité externe. Je ne dis pas qu’il a eu tort, je dis que j’ai l’impression que dans la position de la Commission, il y a souvent ce débat. Quelle est l’aire de marché pertinente ? Est-ce la région, le pays, l’Europe, le monde ? Il est clair que la réponse dépend de Joaquín Almunia, qui vient de gérer pendant plusieurs années le portefeuille économique et monétaire à Bruxelles. M. Almunia va chausser les chaussures de son prédécesseur Mme Kroes, qui a été évoquée à plusieurs reprises autour de cette table. Il y a tout un sujet bancaire et financier sur lequel j’aurais tendance à revenir, mais je ne veux pas abuser de mon rôle, parce que ce sont des sujets sur lesquels on travaille.

76Un mot sur les débats suite à la crise. Il y a évidemment, pour essayer de limiter l’ampleur du too big to fail, une idée qui flotte au plan mondial, dans les travaux du G20 : ne serait-ce pas mieux de vivre dans un monde avec des banques plus petites ou moins grosses ? Et l’argument n’est pas de concurrence, l’argument est de risque systémique : cela éviterait que les États soient obligés d’intervenir comme ils l’ont fait, sauf pour Lehman Brothers, mais il y a derrière cela aussi le débat sur la spécialisation des banques, le débat sur le Glass-Steagall Act, qui revient. On a d’un côté l’impression qu’il y a des forces de marché qui poussent à la concentration et que la crise pousse plutôt à la concentration dans un certain nombre de secteurs (la banque et d’autres secteurs). La crise augmente l’écart entre les gagnants et les perdants, entre les forts et les faibles, du point de vue des marges et donc, sous cet angle-là, on pensait que la crise allait réduire les opérations de fusion-acquisition, ce qui dépend vraiment des secteurs. C’est vrai qu’il y a des secteurs dans lesquels la crise va plutôt pousser à la concentration. D’un autre côté, il y a ce débat sur la gravité de la crise lié à ce qu’on vit depuis deux ans et demi de manière inconfortable pour des raisons que l’on peut comprendre, où l’on se dit : « Ce ne serait pas mal d’essayer de prendre des mesures réglementaires pour casser en quelque sorte ou segmenter ou saucissonner une partie de l’appareil bancaire ». Je ne dis pas qu’il faille le faire, je dis : « Le débat est posé au plan mondial, a fortiori en Europe. » Hier, on s’est retrouvés dans une université (Dauphine), il y avait deux ou trois mille personnes, donc ce ne sont pas des débats ­confidentiels ou pour des spécialistes et une partie des débats a porté, à propos des banques, sur la question du Glass-Steagall Act. Ce sont des questions qui, au départ, étaient des questions de spécialistes.

Patrick Spilliaert

77Je vais répondre en mon nom personnel, sans engager l’institution.

78En écoutant Olivier d’Ormesson sur les préoccupations des entreprises, je voudrais préciser que j’ai été pendant longtemps dans un grand groupe. Je peux vous assurer de deux choses : d’abord, que les questions de concurrence sont des questions de niveau direction générale, car elles ont une dimension stratégique ; ensuite, que les autorités de concurrence en France, en Angleterre, aux États-Unis, à Bruxelles sont prises très au sérieux. Les questions que doit se poser en permanence une entreprise sont les suivantes : qu’est-ce qui finalement conditionne mon développement ? Qu’est-ce qui pourrait le restreindre ? À ce titre, j’ai le sentiment qu’en matière de « risque concurrentiel », trois éléments sont pris en compte : premièrement la crainte du pénal, deuxièmement la crainte de voir atteindre la réputation d’une entreprise et troisièmement la crainte de se voir infliger une amende.

79S’agissant du sujet du montant des amendes, je ne me prononcerai pas sur la partie qui concerne Bruxelles. Je perçois une tendance en écoutant ce que les Américains disent de l’Europe : « Nous pensons que la tendance à l’augmentation des amendes va continuer en Europe » (John Connor). Je ne dis pas qu’ils ont raison ou tort, je dis que c’est la perception des Américains sur l’Europe.

80Enfin, s’agissant de l’Autorité française, je rappellerai que, pour l’instant, il n’y a pas de lignes directrices en matière de fixation des amendes. Ce qui est sûr, c’est que, dans ce domaine, il y a un sujet qui devra toujours être pris en compte, c’est celui de l’appréciation de la proportionnalité de la sanction effectuée sous le contrôle du juge.

81J’ajouterai que depuis que l’Autorité de la concurrence a été installée, on constate premièrement qu’elle a tenu compte dans ses décisions des effets de la crise (en particulier dans le niveau des sanctions infligées), et deuxièmement que le niveau des recouvrements des amendes cette année est de 12 %. Ce faible pourcentage est quand même une preuve de la part des services du ministère de l’Économie et des Finances d’une certaine compréhension de la situation économique des entreprises. Ce qui ne signifie pas que, dans les années suivantes, ces sommes ne seront pas recouvrées, parce que, je le rappelle, étant également membre de la Cour des comptes, les Trésoriers-payeurs généraux (TPG) sont personnellement et pécuniairement responsables de bonnes diligences sur le recouvrement des sommes en question.

82Sur la façon dont l’Autorité prend ses décisions, je peux affirmer que lorsque l’on fonctionne avec un collège à 5 ou à 9 membres, il est difficile de connaître à l’avance quel va être le résultat. C’est là, je crois, une vraie garantie pour les entreprises et les parties en cause.

83Enfin, à propos de Mario Monti, là encore, je ne peux pas préjuger de ce qu’il va écrire dans son rapport, mais j’ai le sentiment que le point sur lequel il va mettre le plus l’accent est celui de la dérive des règles collectives en matière de finances publiques en Europe. Il y a un vrai sujet qui nous éloigne apparemment des questions de concurrence, c’est ce que j’appelle le jeu collectif en Europe. Aujourd’hui, sur les marchés, on qualifie certains États de « PIGS » (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne). C’est vrai qu’il y a un délicat sujet de crédibilité de maîtrise des finances publiques. Il ne serait donc guère crédible de relâcher les disciplines sur l’autre versant économique, qui est celui du marché intérieur.

84J’ai le sentiment que Mario Monti trouvera en tout cas une voix assez forte pour parler sur ce sujet.

Reine-Claude Mader

85Je dois dire que je plaide tout simplement pour que la concurrence vis-à-vis des consommateurs, ce soit plus d’offres d’abord, donc plus d’offreurs, ce qui exige qu’il y ait une régulation au départ et qu’il n’y ait pas, comme je l’ai dit tout à l’heure, par exemple un groupe qui possède toutes les enseignes et qui, de ce fait, va pouvoir pratiquer les mêmes prix partout. Je prendrai l’exemple du secteur financier du système franco-français : on a vu qu’il y avait plus d’offreurs aujourd’hui qu’il y a quelques années, et nous avons plus de services. D’ailleurs, je vous ferai remarquer que tous les services sont maintenant facturés alors qu’auparavant la facturation n’était pas directe comme elle l’est aujourd’hui, c’est-à-dire qu’en ce qui concerne les services financiers, pour nous, consommateurs, on observe deux choses : d’une part, les services déjà identifiés sont plus chers et, d’autre part, les services qui, auparavant, étaient rendus « gratuitement » sont maintenant facturés.

86Ensuite, il faut pouvoir comparer les offres et le marketing. Certaines entreprises développent des idées absolument extraordinaires, ce qui rend les offres de plus en plus difficilement comparables et surtout bloque la facilité à changer d’établissement. Pour nous, associations de consommateurs notamment, cela nécessite de changer les mentalités. Je dois dire qu’encore aujourd’hui la concurrence n’est pas une religion pour les Français. Peut-être sont-ils déçus après une tentative avortée de la faire jouer ou peut-être tout simplement parce que cela ne fait pas partie de leur philosophie, mais on peut admettre que beaucoup de personnes (je voyais la déclaration de M. Balladur à l’ouverture de ce colloque, il n’y a absolument aucun doute) ont encore à l’esprit que si le prix est le même partout, c’est le bon prix. On n’a certainement pas suffisamment développé de pédagogie en France sur la comparaison, donc il faut que toutes ces conditions soient réunies et il faut que le consommateur, au final, ait un service plus conforme à ce qu’il demande.

87Des services minimaux, qui n’existaient pas auparavant, ont été développés sur certaines lignes téléphoniques. Ces services conviennent très bien à certaines catégories de personnes qui veulent payer moins cher. C’est une bonne chose, pour nous en tous les cas, vue du côté des consommateurs. Par ailleurs, un consommateur qui a besoin d’un service plus grand ou plus important doit pouvoir le trouver. Le consommateur doit trouver le service qui lui convient ; tout devrait être accessible facilement, dans notre économie, au plan national ou au plan européen. Je clôturerai sur les comparateurs qui, pour nous, associations de consommateurs, sont d’une extrêmement importance, à condition qu’il y ait des règles très, très précises, qu’ils soient honnêtes. Nous avons eu des informations sur un certain nombre de comparateurs, qui d’ailleurs n’étaient pas sur le secteur aérien, et dans lesquels les classements étaient obtenus moyennant finance, ce qui bien évidemment n’est pas de nature à nous amener, nous associations de consommateurs, à dire aux gens : « Allez sur les comparateurs, c’est forcément ce qu’il y a de meilleur ».

88Maintenant, vous avez rajouté les blogs, là on est dans le modernisme. C’est vrai que pour les gens qui voyagent beaucoup, certains arrivent à voyager à moindre coût, en conjuguant toutes ces possibilités d’information, mais être consommateur n’est pas un travail à plein temps, ne l’oubliez pas !

François Bacchetta

89Vous avez raison, certains comparateurs de prix sont plus ou moins honnêtes. En fait, « il faut qu’ils soient indépendants, qu’ils soient professionnels » : quoi de plus professionnel que nos associations de consommateurs ! Faites donc des comparateurs de prix sur l’énergie, trouvez des spécialistes qui vous décortiquent le marketing des entreprises pour mettre entre les mains du consommateur l’information dont il a besoin pour pouvoir comparer. Aujourd’hui, Internet, c’est : vous prenez le pouvoir (je veux dire nous, en tant que consommateurs) et vous avez un rôle formidable à jouer là-dedans. Vous pouvez produire cette information de manière plus professionnelle qu’un amateur qui se dit : « Tiens, je vais faire quelque chose ». Vous avez raison sur les comparateurs de prix – parfois il y a des choses qui m’étonnent dans les comparateurs de prix aériens notamment, mais il faut que j’enquête.

Nathalie Homobono

90Sur les sujets de l’information du consommateur et de sa capacité effective à consacrer tout le temps nécessaire à faire jouer pleinement la concurrence, nous avons encore de longues heures de travail collectif devant nous et de nombreux colloques à réunir. Je vous livre sur ce sujet une anecdote personnelle. Une de mes amies est professeure d’anglais. Elle est Britannique de nationalité, et de temps en temps nous parlons du rôle de la DGCCRF. Elle me disait récemment : « C’est merveilleux la France, voilà un pays simple où quand je vais acheter ma baguette, je sais quel prix je vais payer. » Elle ignore que les prix ne sont plus administrés dans ce domaine depuis plus de vingt ans et s’imagine que c’est par facétie que je la contredis sur ce point. J’ignore d’ailleurs dans quelle mesure elle me croit lorsque je lui dis cela. On a donc encore beaucoup de travail sur ce point. Ainsi, je rejoins Reine-Claude Mader quand elle déclare que, déjà avec toute la réglementation qui existe pour essayer de protéger le consommateur, on a beaucoup à faire, notamment pour s’assurer que le consommateur la connaît, et ensuite pour s’assurer de l’effectivité du respect de ce cadre réglementaire. Même si on mettait de très nombreux fonctionnaires pour contrôler l’application des textes, on n’y parviendrait pas complètement.

91Je crois aux effets des efforts conjugués de ce point de vue-là. Je le redis : l’appui que peuvent nous donner les consommateurs, lorsqu’ils prennent le temps de nous signaler les difficultés qu’ils rencontrent, et l’appui des associations de consommateurs, qui concentrent aussi beaucoup de plaintes et de réclamations, sont extrêmement précieux.

92Par ailleurs, il y a eu tout à l’heure une question assez compliquée concernant les conflits d’intérêts éventuels pour certains fonctionnaires de l’État dans l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit d’un sujet très compliqué. Je vous livre néanmoins deux réflexions sur ce thème. La première est de dire que si ce cas de figure peut exister au niveau global de l’État, le conflit repose rarement sur un seul ; il est plutôt porté par deux fonctionnaires ou deux services distincts, chargés de veiller à des intérêts différents, voire divergents. L’autre réflexion, c’est que le conflit d’intérêts est en réalité assez fréquent. Pour vous donner un exemple dans le domaine de la consommation, l’État peut se trouver dans une situation où il doit gérer une question de santé publique. Que faut-il privilégier ? Les atteintes réelles ou supposées à la santé humaine ou la préservation d’une filière économique qui pourrait se voir fragilisée si la priorité était donnée au consommateur ? Je voulais simplement vous montrer, au travers de cet exemple, que les situations de conflit d’intérêts sont malheureusement assez fréquentes.

Olivier d’Ormesson

93J’aimerais juste rebondir sur une observation de Patrick Spilliaert et de François Bacchetta. Il y a dix-vingt ans, on notait que l’Europe a toujours été en retard par rapport aux États-Unis en matière de droit de la concurrence, et historiquement le droit de la concurrence a été fondé aux États-Unis. Maintenant, c’est incontestable, dans tous les colloques internationaux on dit que l’Europe est beaucoup plus avancée et applique les règles de concurrence de manière beaucoup plus sévère que les États-Unis. Surtout depuis la période de George W. Bush, parce qu’il y a un effet politique aux États-Unis : quand il y a une administration républicaine, les règles de concurrence sont moins bien appliquées, mais aussi au niveau de la Cour suprême américaine.

94Nous sommes passés d’un système où nous étions très en retard à un système où nous sommes complètement en pointe, tant dans le domaine des amendes que dans le domaine de la réflexion en matière d’abus de position dominante, etc. Le seul domaine où nous sommes un peu absents, c’est le domaine pénal ; l’on ne met pas, comme aux États-Unis, les gens en prison pour avoir violé les règles de concurrence, là, c’est un autre débat. Je pense que l’on va quand même très loin dans l’application des règles de concurrence et, pour l’avoir souvent vu, si vous allez à Bruxelles et que vous dites : « Voilà, je vous présente un projet, c’est formidable, on va créer un champion national », vous allez avoir un traitement infernal. Les autorités de concurrence sont extrêmement hostiles à toute idée de champion national. M. Bacchetta a parlé de l’époque de Georges Pompidou, c’est une période qui est maintenant révolue. La période de Mario Monti est une période sévère pour les champions nationaux, et on se demande si on n’est pas allé même trop loin dans ce domaine. Schneider-Legrand, vous le citiez, n’est pas à mon avis l’exemple le plus scandaleux, mais il y a des cas où vraiment on a poussé très loin. C’est une règle, mais ce qu’il faut savoir, c’est par exemple que l’on ne fait pas de compensation entre les aspects pro-concurrentiels d’une opération et les aspects anticoncurrentiels. On ne sanctionne que les aspects anticoncurrentiels. Je prends la fusion GDF-Suez. Il a été dit à la Commission : « Mais ça va être intéressant, cette fusion, parce qu’on va créer un concurrent à EDF, donc on va développer la concurrence dans le domaine de l’électricité en France ». Ça n’a joué aucun rôle. La Commission a dit : « Oui, mais le groupe GDF avait quelques activités de gaz en Belgique, qui auraient pu se développer, donc vous allez devoir faire des sacrifices de gaz en France et des gros sacrifices de gaz en Belgique. » La règle ne va que dans un sens.

François Bacchetta

95Malheureusement l’Europe, ce n’est pas si simple, parce qu’il ne faut pas oublier que l’Europe n’est pas une fédération et que c’est interétatique. Donc le poids des champions nationaux véhiculés par les lobbyings, par les États membres, crée des situations qui sont à l’inverse de ce que l’on vient de dire. Il y a la Commission, qui effectivement est le pouvoir fédéral européen, mais après il y a le Conseil. Le domaine aérien, c’est particulier parce que l’on a des compagnies classiques avec le drapeau du pays sur la carlingue. Je vais vous donner un exemple très concret : l’ancien commissaire aux transports était chargé de protéger Alitalia, dans la période difficile, donc il a un peu tordu le bras, etc. C’est tout à fait possible pour un État membre en se mettant d’accord avec les autres grands copains de surseoir aux conditions de la concurrence normale, premier point. Deuxième point, si vous n’utilisez pas les créneaux dans un aéroport, vous les perdez. Je vous ai dit que c’était la principale valeur. Comme on traverse une crise profonde pour le transport aérien, vous avez vu que toutes les compagnies perdent de l’argent, à part EasyJet en Europe ; elles ont donc demandé à la Commission européenne de surseoir à la règle qui est : « Si on n’utilise pas les créneaux, on les rend », car il n’était pas profitable de voler. Évidemment, les aéroports étaient contre, ce n’est pas leur intérêt : « Vous avez des créneaux, il faut les utiliser ; si vous ne les utilisez pas, eh bien un autre opérateur les utilisera » et c’est un effet de redistribution et de stimulation de la concurrence. Les États se sont empressés de dire « D’accord » à Lufthansa, British Airways, Air France, Iberia, Alitalia, qui étaient tous d’accord pour mettre un coup de pied à la concurrence.

Question d’un journaliste

96Je représente les médias, plus particulièrement la radio, mais je voudrais étendre le sujet. Première remarque, vous avez évoqué les problèmes de concentration dans le domaine bancaire ; c’est une règle de commerce tout à fait évidente, et les médias ont perdu depuis quelques années à peu près 20 % de marques qui ont disparu, par concentration, puisqu’on est en crise, on se dit : « Finalement, je vais pouvoir faire des économies, je vais récupérer la clientèle de tel client, on va réduire les coûts, etc. » et tout ce phénomène est toujours en train de fonctionner. Ensuite, je voudrais revenir à ce que disait Reine-Claude Mader, parce qu’au bout du compte nous, nous sommes un peu l’interface entre le consommateur et les entreprises. Enfin, sur ce que disait tout à l’heure Olivier d’Ormesson : on applique une règle, puis on dit : « Il faut absolument informer le consommateur, protéger le consommateur à juste titre » ; vous savez que l’on doit, dans les messages publicitaires, donner toutes les informations relatives au crédit (je vous ai écrit à ce sujet, Madame Homobono), et en radio, c’est impossible ; ce qui fait que vous entendez des spots où l’on dit à toute vitesse : « TEG blablabla, le TEG tant par mois, etc., etc., etc.⁴ ».

97Donc je crois qu’il faut aussi réfléchir à adapter les contraintes en fonction des médias. Mais je pense aussi que les médias sont très mal utilisés. On prend les médias en leur disant : « On va vous mettre des contraintes » ; je crois qu’il faut faire l’inverse. On a besoin de plateformes d’information du consommateur. Je me suis fait avoir, comme vous sans doute, avec mon abonnement téléphonique. J’ai eu 560 euros à payer, j’étais allé en Espagne. Il y a besoin d’informer le consommateur. Les médias ne sont pas utilisés et nous vous proposons de le faire, je parle plutôt des médias électroniques que des médias papier, parce qu’ils ont des coûts de fabrication, mais nous avons de l’espace que nous jetons tous les jours ; à l’heure actuelle, je peux vous dire qu’on en jette un peu plus qu’avant. Donc utilisez les médias pour justement informer ; renvoyez sur des plateformes d’information du consommateur. Qu’est-ce qu’un TEG ? Lorsqu’on dit : « TEG de tant », mais qui comprend ? Cela ne veut rien dire. On nous oblige à le mettre.

98Pareil d’ailleurs en bas d’un spot télé quand on voit à 200 à l’heure quelque chose, c’est une tartuferie. Je pense donc qu’il faut absolument utiliser les médias. Nous sommes des médias citoyens. Nous avons un rôle social majeur et je crois que vous nous utilisez mal. Il faudrait plus un dialogue à chaque fois où l’on devrait se protéger : qu’est-ce qui va nous tomber dessus ? Alors maintenant, avec les CO₂, on a tout qui nous tombe dessus. Il faut tout mettre dans le même spot ? Je crois que c’est une mauvaise démarche. Je crois qu’il faut une démarche active et les médias vous accompagneront et je crois que c’est leur rôle d’informer, de renvoyer sur des plateformes…

De la salle

99Une question concernant le rôle des autorités de concurrence. J’ai eu l’impression que le terme « régulation » était utilisé avec des sens différents par les différents intervenants. D’un côté, les autorités de concurrence françaises et européennes sont conçues comme des arbitres qui régulent le marché de manière neutre, sans choisir ni privilégier certains acteurs au détriment d’autres ; et dans d’autres marchés, notamment les anciens oligopoles, les anciens monopoles, j’ai l’impression que la Commission cherche à organiser les marchés, à modifier les structures, comme dans l’exemple donné par M. d’Ormesson sur l’énergie. Je voudrais introduire la notion du rôle du politique. On peut comprendre que dans le premier sens, dans la première fonction des autorités de concurrence, si c’est juste une régulation neutre d’un arbitre indépendant, on puisse suivre des critères économiques, mais pour le deuxième, il y a quand même une intervention discrétionnaire qui suppose quand même un débat politique, social, économique, enfin disons plus approfondi.

Seconde question de la salle

100On peut revenir sur un point que l’on avait évoqué ce matin, un peu de différentes façons par plusieurs intervenants, c’est cette question de la concurrence. C’est un peu la dialectique de l’économie et du juridique qui a déjà été évoquée à plusieurs reprises ici. Une des présentations a défini la concurrence économique en termes de rivalité.

101Alors cela ramène justement à ces décisions qui ont été prises par la Commission européenne. Vous avez évoqué l’affaire Schneider-Legrand. Ce matin, on avait parlé de l’affaire ATR/De Havilland, où il y avait eu cette problématique. Donc, dans la dialectique, il y a l’approche juridique de la Commission qui raisonne en termes juridiques, en termes de droit de la concurrence, et d’ailleurs en ne l’envisageant que sous un angle, comme l’a dit M. d’Ormesson, alors qu’en même temps, sous l’angle économique, si on revient à ce concept de rivalité, qu’y avait-il derrière ce rapprochement ATR/De Havilland ? C’était l’idée de constituer un groupe capable de rivaliser au plan mondial avec des compétiteurs. La conclusion que l’on avait ce matin, c’était de dire : « Il y a un problème d’échelle. À partir du moment où on parle notamment de concentration, on parle nécessairement de marchés. Donc à quelle échelle faut-il prendre le marché ? » L’échelle nationale est insuffisante, l’échelle communautaire risque aussi de l’être. On posait aussi en filigrane le problème d’éventuelles autorités de la concurrence au plan mondial, à l’OMC. Que peut-on envisager de ce point de vue là ?

Christian de Boissieu

102Je vous propose d’en rester là et je vais redonner la parole aux membres du panel. Ce que vous venez d’évoquer rejoint effectivement la question que j’avais ouverte. Y a-t-il un arbitrage ou pas entre la recherche de la compétitivité extérieure et la concurrence intérieure ? C’est un sujet très important.

103Parenthèse : pour les économistes – et il y en a plusieurs dans cette salle –, bien sûr la concurrence est un concept. Vous parliez de rivalité, mais pour les économistes, depuis vingt ans on s’intéresse plus à ce que l’on appelle la « contestabilité d’un marché », et les autorités de concurrence utilisent aussi ce concept. La contestabilité n’est pas mesurée en tant que telle par les parts de marché. Les parts de marché, c’est une information intéressante sur l’état de la concurrence, mais c’est une information qui ne suffit pas, en général. La contestabilité fait référence aux conditions d’entrée et de sortie sur un marché. Est-ce facile d’entrer ? Vous pouvez avoir des marchés où vous avez un monopole ou des duopoles, et vous avez quand même de la contestabilité. Ce n’est pas toujours le cas, mais je veux dire que la contestabilité ne prend pas parti sur le nombre de producteurs. C’est une notion beaucoup plus générale que la notion de concurrence pure et parfaite, qui, elle, dans les cours de première année, vous explique qu’il y a une infinité de producteurs. Il peut y avoir parfois – je ne me retourne pas vers l’aérien… – il peut y avoir parfois plus de concurrence effective dans des oligopoles, voire dans des duopoles à mort, que dans des situations dites de « concurrence pure et parfaite ». Depuis vingt-cinq ans, ce sont les travaux de William Baumol et d’autres économistes américains qui s’intéressent à la notion de contestabilité. Est-ce facile d’entrer sur un marché ? Est-ce facile d’en sortir ?

Reine-Claude Mader

104Sur la question des médias, il faut voir que dans les associations de consommateurs, de manière générale, et en tous les cas dans la mienne, on essaie de les utiliser le plus fréquemment possible. Comme nous ne pouvons pas faire un journal tous les jours et comme il faut coller à la réalité, nous faisons des communiqués de presse plusieurs fois par semaine. Pour reprendre un exemple où ce sont « fait avoir » bien des gens, la fameuse clé G8, nous avons communiqué, ainsi que sur la télé numérique, etc., et là, nous commençons à entrer en phase avec les médias Internet qui n’étaient pas jusqu’à présent ceux que l’on voyait le plus souvent.

105Mais nous sommes connus pour être une mine d’informations et les gens viennent vers nous très facilement. Dernier point, c’est la fameuse visibilité de certaines mentions. Je dois reconnaître en toute simplicité que la personne qui arrive à lire sans connaître le message sur le crédit à la consommation, c’est quelqu’un qui mériterait de servir d’exemple (de prix Nobel) à une sorte de rapidité de lisibilité. Par conséquent, le grand problème auquel nous sommes confrontés dans le mouvement consommateur, même lorsque l’on constate que quelque chose ne marche pas, avant de lâcher sur ce point, il faut que l’on nous propose quelque chose en face, parce que l’information en matière de crédit, la première que reçoit le client, c’est vraiment celle qui est faite par la publicité. Je crois d’ailleurs que dans la prochaine loi sur le crédit, on réduit le nombre de mentions en les compactant ; personnellement, j’y suis favorable. Je n’ai aucun état d’âme par rapport à ça, mais je ne veux pas que ce soit ça ou rien.

Patrick Spilliaert

106Je vais me concentrer sur la France pour répondre. Quand on oppose la politique et la régulation, il faut savoir que les « politiques » en France, c’est-à-dire le Parlement et le gouvernement, ont depuis une trentaine d’années créé des autorités administratives indépendantes dans deux types de secteurs : tout ce qui concerne les libertés publiques et tout ce qui concerne des domaines très techniques, notamment économiques, où le besoin existe d’impliquer des professionnels et de prévoir des garanties de fonctionnement afin d’avoir une crédibilité vis-à-vis de ces mêmes professionnels.

107Le fait qu’il y ait une Autorité de la concurrence ne rend pas inutiles les régulateurs sectoriels qui interviennent en amont, notamment tant que certains monopoles demeurent.

108S’agissant de son rôle de « régulation », celui-ci peut avoir deux origines : un, l’élaboration d’avis dépourvus de qualification juridique ; deux, l’activité contentieuse qui permet d’interpréter les règles à la lumière d’affaires litigieuses et donc de dégager ensuite des constantes. Dans tous les cas, cette « régulation » ne peut pas se substituer à celle des autorités de régulation spécialisées. À titre d’illustration, je rappellerai qu’il n’appartient pas à l’Autorité de la concurrence de s’aventurer dans des domaines qui ne sont pas les siens, comme la fixation de prix.

109Quand on dit qu’il faut davantage de politique dans le domaine de la concurrence, finalement on en revient à Jean Monnet. Celui-ci avait bien vu ce qui relève éminemment du rôle du politique. À celui-ci le soin de fixer les structures, des règles claires et suffisamment souples à partir desquelles les institutions de concurrence spécialisées pourront bâtir des pratiques et des jurisprudences en fonction de cas concrets qui leur seront soumis.

Olivier d’Ormesson

110Je ne reviendrai pas sur la régulation, je pense que c’est un sujet intéressant. Sur l’observation de M. Bacchetta concernant l’intervention de la Communauté européenne, je pense qu’il faut quand même distinguer l’activité de la Communauté européenne (de l’Union, maintenant, depuis le 1^er décembre) en matière législative, où ce sont les États qui décident entre eux, de l’action de la Commission en tant qu’autorité de la concurrence ; elle est très hostile aux champions nationaux.

111Une dernière observation : il n’y a pas, en droit de la concurrence, d’opposition entre l’économie et les règles légales, puisque le droit de la concurrence, selon moi, c’est de la codification de l’économie. Ce qui explique, dans le fond, que ces règles devraient être très stables. Il est vrai que les principes économiques évoluent ; on fait toujours des découvertes. Mais il est tout à fait normal que les 27 pays membres aient les mêmes règles, et je comprends que l’on soit choqué que les États-Unis aient des règles différentes de celles de l’Europe, parce que normalement ils devraient appliquer les mêmes principes économiques applicables partout dans le monde.