Y aura-t-il jamais une autorité indépendante et unique pour réguler la concurrence ?
p. 287-290
Texte intégral
1Nous ne croyons pas trahir l’esprit du Comité pour l’histoire économique et financière de la France en traitant du passé dans une perspective d’avenir. C’est pourquoi nous avons choisi de résumer l’évolution passée des institutions qui, en France, ont la charge de réguler la concurrence en nous interrogeant sur le futur : y aura-t-il jamais une autorité de concurrence indépendante et unique ? La question n’est ni anachronique ni provocatrice. L’histoire des institutions qui, en France, concourent à la régulation concurrentielle est celle d’un affranchissement progressif, parce que raisonné par rapport à l’autorité politique.
2Raisonnée, cette émancipation l’est nécessairement, parce que l’indépendance d’une autorité administrative, et non pas judiciaire, à laquelle est déléguée une mission de défense de l’ordre public économique ne peut être que relative. Alors même que cela n’a pas toujours été explicité dans les textes successifs, l’Autorité de la concurrence a toujours été en France et demeure aujourd’hui une autorité administrative. Du fait de sa nature administrative, elle a été tout naturellement rattachée à une autorité politiquement responsable qui originellement, et jusqu’à 2008-2009, a clairement été une autorité du pouvoir exécutif, le ministère chargé de l’Économie. On le verra, la dernière réforme crée à cet égard une situation moins claire, plus ambiguë, mais qui confirme l’évidente nécessité de marquer une limite à l’indépendance d’une autorité administrative.
3Napoléon disait de la Banque de France : elle doit être indépendante mais pas trop. Le président de la République pense probablement la même chose de l’Autorité de la concurrence. Si nous nous trompons, il nous pardonnera ce rapprochement. Qu’elle le veuille ou non, l’Autorité de la concurrence fait partie de l’appareil de l’État. Elle ne doit pas pouvoir agir totalement comme un électron libre. Même le contrôle juridictionnel qu’exerce sur ses décisions la cour d’appel de Paris ne peut dispenser l’Autorité de la concurrence de situer son action dans une politique de la concurrence que ni l’une ni l’autre de ces deux institutions n’a vocation à définir.
4D’où le lien, qui n’est pas tant de dépendance que de coopération, qui a toujours existé et qui existe encore avec le ministère chargé de l’Économie par l’association étroite d’un commissaire du gouvernement aux procédures de la Commission technique des ententes, de la Commission de la concurrence, du Conseil de la concurrence et, aujourd’hui, de l’Autorité de la concurrence. Le ministre peut même contester les décisions de l’Autorité jusqu’en cassation. Ce lien permet au ministre responsable d’une politique de concurrence de s’assurer – autant que faire se peut, s’il est respectueux de la large marge d’indépendance que doit avoir l’Autorité – qu’elle prend tout de même en compte les vues du gouvernement. Ce lien permet aussi à l’Autorité de s’assurer qu’elle ne s’écarte pas de ces vues au point de voir gravement contester son statut d’indépendance.
5Ces principes étant rappelés, venons-en à l’historique. Comment cette indépendance, fatalement relative, s’est-elle développée ?
6Cela a été une construction lente et progressive. Elle s’est faite par étapes à partir d’un lien originel de grande dépendance par rapport au pouvoir politique.
7La régulation de la concurrence est en France fille du contrôle des prix. C’est le ministère des Finances et de l’Économie qui, après avoir usé des outils d’une administration directe des prix jusqu’à les rendre inutilisables, a mis en place les premières pierres de l’édifice que nous voyons aujourd’hui.
8À la fin des années 1950 et dans les années 1960, la Commission technique des ententes était dans la main de la direction des Prix, et donc du ministère des Finances. Elle siégeait dans ses locaux et la direction générale des Prix en assurait le secrétariat. Il y avait bel et bien, alors, une autorité unique. Seul le ministre prenait des décisions et il pouvait quand bon lui semblait demander un avis à une commission qualifiée de « technique » et qui n’avait d’autorité que par la qualité de ses analyses.
9Le grand pas vers l’indépendance a été fait à partir de 1977 avec la mise en place de la Commission de la concurrence. Certes, elle n’était toujours que consultative, mais la volonté politique de la voir affirmer son indépendance était affichée dans la loi. Le Premier ministre, Raymond Barre, y tenait. Il a délibérément diversifié à cette fin les personnes morales habilitées à saisir la Commission, mettant fin à l’exclusivité de l’initiative ministérielle. C’est pendant les années 1977 à 1985 que, au prix de fortes tensions avec la DGCCRF et d’incidents aussi graves que le limogeage de son premier président, la Commission de la concurrence a conquis une indépendance dont le Conseil de la concurrence a hérité en 1986.
10En 2008, l’Autorité a fait encore un pas de plus vers l’indépendance, sinon sur le plan statutaire, du moins sur le plan fonctionnel, en se voyant confier le pouvoir de décision dans le contrôle des concentrations alors que le Conseil de la concurrence était très dépendant du ministre dans cet aspect de ses attributions, qui auparavant n’étaient que consultatives.
11À partir de 1987, le Conseil de la concurrence s’est assigné une autre ambition, celle de devenir une autorité unique. Là encore, ce fut un processus lent et progressif. Il a fallu des années de tensions à peine dissimulées avant que la DGCCRF et le Conseil s’attachent à rechercher ensemble les moyens de minimiser les inconvénients liés à la dualité des institutions, en particulier à l’absence de moyens d’enquête propres au Conseil et à sa dépendance excessive de la DGCCRF à cet égard. Un protocole de coopération a permis des progrès mais pas assez pour dissuader Marie-Dominique Hagelsteen, au moment où elle a quitté la présidence du Conseil de la concurrence, de revendiquer publiquement pour lui un statut plus autonome.
12Ce fut l’œuvre de son successeur, M. Bruno Lasserre, dont les idées se sont exprimées successivement dans le rapport Attali et dans les textes de la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 et de l’ordonnance de novembre 2009 sur l’Autorité de la concurrence.
13Aujourd’hui, on a été, nous semble-t-il, jusqu’aux extrêmes limites qu’impose le manque d’une légitimité autre que technique à l’indépendance d’une autorité administrative. Depuis lors, bien que l’on parle souvent d’« autorité unique », l’œuvre est en réalité inachevée.
14Là où il existait une autorité unique, c’est-à-dire en matière de contrôle des pratiques anticoncurrentielles, il a été mis fin au pouvoir décisionnel exclusif qu’avait précédemment le Conseil de la concurrence puisque la DGCCRF s’est fait attribuer le pouvoir de régler par transaction les pratiques locales.
15Quant au pouvoir de décision en matière de contrôle des concentrations, il demeure partagé puisque, s’il a été transféré à l’Autorité par le ministre, celui-ci a gardé un pouvoir d’évocation. Le ministre peut demander un nouvel examen et même substituer sous certaines conditions sa décision à celle de l’Autorité.
16L’unicité est donc aussi relative que l’indépendance. Faut-il le regretter ? Non. Pas plus qu’il ne peut exister une autorité administrative totalement indépendante, il ne peut y avoir une autorité de concurrence véritablement unique. La raison est la même : c’est le défaut de légitimité politique d’une autorité administrative, quelles que soient la qualité de ses travaux et l’autorité morale qu’elle peut en tirer. C’est si vrai que le détachement programmé de l’Autorité par rapport au ministère chargé de l’Économie, c’est-à-dire au pouvoir exécutif, s’est fort logiquement accompagné d’un rapprochement du pouvoir législatif. Désormais, c’est après avis de commissions parlementaires qu’est nommé son président et c’est au Parlement que l’Autorité rapporte annuellement sur ses activités.
17Et demain ? À quoi peut-on s’attendre ? L’Autorité de la concurrence pourra faire quelques pas supplémentaires vers le statut d’autorité unique en usant judicieusement du pouvoir nouveau et potentiellement très important qu’elle a de se saisir d’office de toute question de concurrence et de faire des recommandations.
18Elle pourra aussi continuer d’investir un domaine du droit de la concurrence qui à l’origine était censé lui être interdit, celui des pratiques restrictives, en démontrant que les instruments juridiques dont elle a la maîtrise sont plus efficaces que ceux de la DGCCRF et des tribunaux pour combattre ces pratiques.
19Au début de novembre, Madame Lagarde, ministre de l’Économie et des Finances, a écrit à Madame Neelie Kroes, commissaire à la concurrence, que seule l’Autorité, à l’exclusion de la DGCCRF, devait désormais faire partie du réseau des autorités nationales compétentes. L’Autorité pourra d’autant plus se rapprocher d’un statut d’autorité unique que le sort de la DGCCRF est pour le moins incertain. D’ores et déjà, il est acquis qu’à partir de janvier 2010 ses services extérieurs, formidable maillage sur tout le territoire, échapperont à son autorité hiérarchique pour passer sous celle des préfets.
20Nous croyons qu’un processus de dilution, de démotivation et d’effacement est engagé pour cette direction générale et pour son rôle dans la régulation de la concurrence. Nous le craignons. Nous avons parlé d’un affranchissement raisonné par rapport à l’autorité politique. Est-il pour autant raisonnable ? Nous en doutons.
21Hier soir, Frédéric Jenny qualifiait de « catastrophe » la suppression de la DGCCRF et Christian Babusiaux voyait une erreur historique dans la négation d’une dualité institutionnelle qui avait de fortes justifications.
22Pour notre part, nous croyons que malgré les évolutions prévisibles à court terme, on ne tardera pas à s’en rendre compte : il restera toujours qu’une autorité politiquement responsable, qu’elle soit exécutive, législative ou, mieux encore, à la fois exécutive et législative, doit marquer une limite tant à l’unicité qu’à l’indispensable indépendance de l’Autorité de la concurrence.
Auteur
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Dominique Brault
Haut fonctionnaire, avocat, professeur, agriculteur encore actif à 87 ans, Dominique Brault semble affectionner les conversions. Pourtant, un fil directeur a conduit sa vie professionnelle : la promotion de la libre concurrence et du rôle des consommateurs dans l’économie. Après l’ENA il n’a cessé de se consacrer à ce moteur de progrès : sous-directeur de la Concurrence et de la Consommation au ministère des Finances, il a été le principal rédacteur de l’ordonnance de 1986 libérant les prix et la concurrence ; rapporteur général de la Commission de la concurrence, il a assuré l’indépendance de l’organe régulateur qui devait devenir l’Autorité de la concurrence. Passé ensuite dans le contrôle économique et financier de diverses entreprises publiques dans le secteur des infrastructures de transport, dont Voies navigables de France (VNF) et Aéroport de Paris (ADP), il a, notamment comme professeur associé à Paris V, continué d’enseigner le droit de la concurrence et d’y consacrer des ouvrages ; il a présidé l’association française d’étude de la Concurrence (AFEC) pendant trois ans puis créé et animé une association pour aider les pays d’Europe centrale et orientale à prendre le tournant de l’économie de marché. Enfin, après sa retraite de la fonction publique, il est devenu pendant douze ans avocat spécialisé dans ce domaine dans deux cabinets de dimension mondiale. Parmi ses publications il faut noter État et l’esprit de concurrence en France, Paris, Economica, 1987 et Droit de la concurrence comparé, Paris, Economica, 1995.
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