Entre liberté et égalité, laisser‑faire et dirigisme, pénurie et profusion : vers une histoire longue de la régulation en France, 1700‑1960
p. 151-171
Note de l’auteur
Depuis la rédaction de cette communication, il faut tenir compte de la parution d’une recherche très neuve : Alain Chatriot, La politique du blé. Crises et régulation d’un marché dans la France de l’entre-deux-guerres, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2016, consultable en ligne, https://books.openedition.org/igpde/4171.
Texte intégral
Introduction
1Pour comprendre la France, tant au milieu du xxe qu’au xviiie siècle, tout commence par la régulation des rapports entre les producteurs, notamment de blé, et les consommateurs, essentiellement de pain. Toujours opposés, structurellement imbriqués, producteurs et consommateurs négocient, le plus souvent par l’entremise de l’État, pour trouver des termes d’échange plus ou moins satisfaisants. Dans ce triangle, cependant, l’État n’est jamais simple médiateur. Prince nourricier à l’âge monarchique se muant en « providence » en se modernisant, l’État à toute époque joue ici sa légitimité. Si le poids énorme de l’État dans la vie sociale, et la dépendance non moins grande des sujets/citoyens à l’égard de l’État ne constituent pas une « exception française », ils n’en représentent pas moins une des tendances lourdes de la « voie française ».
2Pendant des siècles, ne l’oublions pas, l’histoire de France est en grande partie l’histoire des grains. Dans une économie massivement dominée par l’agriculture, les grains, qui constituent le secteur pilote, sont la source d’une bonne part des revenus de quasiment tous les acteurs sociaux. La construction de l’État dépend, dès le début, d’un long processus, de la capacité du roi d’arracher un surplus des grains, principalement par la voie de la fiscalité, pour financer la création des institutions (armée, administration) nécessaires pour l’exercice de son monopole sur la violence et la justice, condition sine qua non de son ascendant. D’où une tentation permanente de favoriser la production des grains, une politique qui semblerait facile à justifier autant pour des raisons d’intérêt général que pour celles d’État. Mais la stabilité du pouvoir tient également de sa légitimité, c’est-à-dire de la logique symbolique sur laquelle se fondent l’autorité du roi et sa faculté personnelle d’obtenir la fidélité de la majorité de ses sujets, clé de la tranquillité publique – l’ordre quotidien – que nulle force armée ne peut imposer à long, voire à moyen terme. Or, cette légitimité est en grande partie assise sur le contrat social des subsistances, la promesse du prince nourricier/paternel de garantir son peuple/ses enfants contre la famine, sinon la faim, en échange de leur soumission morale et matérielle (assujettissement à la ponction fiscale, à la conscription, etc.). Cet engagement du côté du peuple consommateur implique une politique de bas prix du pain, forcément défavorable aux intérêts des producteurs – ceux qui sont capables de vendre leurs grains sur le marché2.
I. La longue tyrannie des grains
3Tous les Français, les gouverneurs autant que les gouvernés, vivent ainsi sous la tyrannie des céréales. Cette dépendance trouve son expression la plus aiguë précisément dans le domaine des subsistances. La vaste majorité des gens tiennent la plupart de leurs calories – leur ration de survie – des grains. Or, rien n’est plus incertain que les récoltes ; la disette est structurellement chronique. L’impératif de l’approvisionnement marque de manière décisive l’organisation sociale, l’administration et l’idéologie de la France pendant l’Ancien Régime bien entendu, mais également pendant une grande partie du xixe siècle, malgré le chemin de fer et le télégraphe, et même à plusieurs reprises pendant le xxe siècle, notamment à l’occasion des guerres mondiales.
4Comme la récolte est une affaire d’État – de l’époque de Sully à celle d’Edgar Faure – le ravitaillement est un problème politique : aucune question n’a un pouvoir mobilisateur et déstabilisateur aussi puissant que la pénurie – ou la peur de manquer. (L’abondance « excessive » est, elle aussi, une affaire d’État, mais elle arrive tard dans cette longue histoire.) Les consommateurs sont autant les clients de la police que la clientèle des boulangers. Leur demande est simple, immuable, et négociable uniquement à la marge : du pain de bonne qualité, en quantité suffisante et à un prix raisonnable. Ce prix abordable sinon fixe constitue une sorte de subvention à l’entreprise industrielle, que tous les ministres depuis Colbert ne cessent de vouloir encourager.
II. Le problème de la régulation
5Entre les Lumières et les Trente Glorieuses, l’État tente à plusieurs reprises de se désengager vis-à-vis du peuple consommateur, ou plutôt de proposer que la meilleure façon de sauvegarder les intérêts vitaux de ce dernier est de créer des conditions favorables à la modernisation de l’agriculture (investissement, réorganisation, augmentation de la production et de la productivité, etc.). Quoique la solution libérale ne soit pas la seule façon de s’y prendre, le libéralisme français naît justement dans la lutte contre le système de contrôles et de prohibitions qui corsètent le commerce des grains. Intimement associé à l’école physiocratique au xviiie siècle, appuyé sur un lobby de gros cultivateurs, de négociants et de grands commis d’État réformistes, ce combat aboutit, une première fois, de manière aussi spectaculaire qu’éphémère, aux deux lois de 1763-1764 que Michelet baptise « La Marseillaise des grains ». Constituant sans doute les mesures les plus radicales prises avant la Révolution française, elles marquent une rupture brutale dans la conception même de la monarchie, ses attributs et ses rapports avec ses sujets. Faisant son autocritique, et celle de ses prédécesseurs, pour avoir systématiquement violé les lois naturelles (et sacrées) de la propriété et de la liberté, le roi renie le contrat social des subsistances, version primitive de l’État-providence, emblème de la méthode illégitime et discréditée ; le père informe ses enfants qu’ils sont désormais déclarés majeurs et ainsi condamnés à se débrouiller comme ils peuvent pour se nourrir ; et le chef du nouvel État minimum annonce que l’objectif principal du gouvernement est désormais d’instaurer, en laissant faire, le « bon prix » des grains, un prix libre et rémunérateur, capable de régénérer l’agriculture, de restaurer la prospérité et, partant, de renflouer la trésorerie royale sans augmentation d’impôts.
6À la fin des années 1760, Louis XV est contraint de revenir à la pratique interventionniste et paternaliste, c’est-à-dire de redevenir un vrai roi. Les prix sont montés beaucoup plus vite et plus haut que prévu, car l’effet politique (liberté de faire le commerce des grains et des farines sans déclaration officielle, de conclure des échanges hors marché et de refuser de garnir les marchés, de constituer des magasins, d’accaparer, etc.) est grandement amplifié par une série de mauvaises récoltes, une disette prolongée souvent imputée non à une nature communément défaillante ou capricieuse, mais à des « manœuvres » sciemment menées, sous couverture de la nouvelle politique libérale (le « pacte de famine », grande étape dans la désacralisation de la monarchie et dans l’émergence moderne de la pensée complotiste).
7Pour sortir « le royaume de ce chaos », selon la formule d’un magistrat rouennais, Louis XV renonce au libéralisme politique et économique, au soutien des producteurs aux dépens des consommateurs. Au lendemain de la mort de ce monarque jadis « bien-aimé », désormais détesté, Turgot, administrateur expérimenté mais vrai croyant, relance la machine libérale. La cherté – inexorable, voire souhaitable – est censée chasser la cherté, et une nouvelle structure d’abondance remplacera, à terme, un système bancal, antinaturel, coûteux, contre-productif, stérile et voué à l’échec. Sauf que la faim, comme la politique, joue dans le court terme. L’aporie libérale s’incarne dans la consigne que Turgot intime à son lieutenant de police de Paris : maintenez l’ordre, mais ne touchez pas aux grains ni au pain. Une énorme vague d’émeutes, collectivement désignées comme la « guerre des farines », mettra fin à cette deuxième grande expérience libérale. Puissante et attrayante, l’idée libérale s’affirmera au début de la Révolution française comme la structure structurante de sa première phase. Mais bien avant le long moment jacobin, l’urgentissime problème d’approvisionnement oblige les chefs à recourir aux voies dites « d’autorité » pour nourrir le gros des citoyens. Revendiquant des droits sociaux, notamment un droit à l’existence, et opposant une économie morale à celle du marché capitaliste, les radicaux, à l’horizon de 1793, identifient l’intérêt général (ou le salut public) à l’intérêt des consommateurs : le blé n’appartient jamais entièrement et en toutes circonstances à son propriétaire. Très pénalisant pour les producteurs, sans garantir le pain quotidien aux consommateurs, le célèbre « Maximum » est moins un instrument à vocation révolutionnaire qu’un atavisme monarchique.
8Le débat concernant la définition des responsabilités de l’État, le rôle du marché dit « libre » (ou les « forces du marché »), les besoins spécifiques du secteur agricole (socialement et politiquement réconforté par la Révolution) et leur rapport avec le bien commun, et plus généralement ce qu’on appelle aujourd’hui la « régulation sociale et économique », scandera tout le xixe et le xxe siècle. Il tourne en partie autour de la tension « tocquevillienne » entre liberté et égalité, individualisme et collectivité, centre et périphérie, laisser-faire et dirigisme, démocratie et despotisme (républicain ?). Mais à partir du milieu du xixe siècle, sinon avant, la question de la « législation des grains » ne peut plus se réduire à ces oppositions binaires, malgré la cristallisation permanente et commode droite/gauche. Si la protection des consommateurs demeure essentiellement du côté de l’égalité, l’encouragement des producteurs de céréales n’est pas exclusivement ou forcément associé avec la liberté. On voit s’esquisser une sorte de troisième voie « réaliste » qui cherche à concilier – car il s’avère qu’il n’y a point d’alternative – consommateurs et producteurs, acheteurs et vendeurs, villes et campagnes.
III. De la pénurie à la profusion
9Une des grandes mutations de cette période est la transition structurelle, marquée par quelques faux départs, de l’ère sempiternelle des crises frumentaires engendrées par le syndrome de pénurie (le dur vécu et la mémoire ardente) à celle des crises d’abondance suscitées par des moissons pléthoriques en série. Elle est accompagnée par une autre dimension de la modernisation socio-économique et technologique : une baisse de la consommation du pain, suite à un moindre besoin énergétique quotidien et à une lente diversification du régime alimentaire, indicateurs tous les deux d’un niveau de vie plus confortable. Avec une impatience excessive, certains porte-paroles des producteurs de céréales affirment que désormais la question du prix des céréales est découplée de la question du pain, pas tout à fait ringarde, mais moins centrale et moins sensible qu’avant (dans leur lutte contre la fixation administrative du prix du pain, dite « taxation », des boulangers eux-mêmes, passablement myopes, épouseront cette thèse). Si une politique du blé n’est plus grevée de cette lourde hypothèque des subsistances – on parlera plus posément à l’avenir de la sécurité alimentaire, notion plus floue et moins contraignante –, on peut envisager toutes sortes de manières de la conduire, et pas forcément libérales, tant s’en faut, étant donné la difficulté qu’ont les forces du marché à régler le problème des excédents sans condamner une partie significative de la population productrice/paysanne à disparaître. Entre lobbies concurrents, hommes politiques rivaux et idéologies divergentes, le débat fait rage depuis le début de la IIIe République jusqu’à l’articulation de la première « PAC » au sein de la Communauté européenne.
10Après une période faste de prix forts et de production abondante pendant le Second Empire, ce que les contemporains appellent la « crise agricole » s’installe. On met en cause les chemins de fer, dont les tarifs sont jugés trop élevés, et le fisc, dont la ponction est dénoncée comme destructrice, mais on accuse surtout une inondation de blés importés, notamment transatlantiques, sur un marché domestique peu protégé dans un contexte de surproduction mondiale. De propension commerciale libérale, l’État réagit lentement et prudemment, imposant des droits modérés sur certains produits importés dans un premier temps, puis une échelle mobile à la fin du siècle, un système de protection flexible et assez efficace, conçu comme un palliatif, mais destiné à durer étant donné l’accueil chaleureux des milieux ruraux.
11Misant sur une guerre courte en 1914 et allergique à des solutions jacobines, le gouvernement suspend le protectionnisme et importe massivement, mais se trouve contraint de pratiquer des réquisitions céréalières et de rationner le pain en fin de parcours. Face à l’incapacité des cultivateurs de répondre à la demande au début des années 1920, le secteur pâtissant d’un bas niveau d’efficacité économique et d’une modernisation à peine engagée (parmi les plus bas rendements en Europe, avec peu de tracteurs), la France continue d’importer à une cadence soutenue. La chute des prix mondiaux à partir de 1928 annonce une nouvelle crise, qu’un retour au protectionnisme ne parvient pas à conjurer. Manquant des outils statistiques et logistiques, le gouvernement impose un prix minimum au quintal de blé (115 francs) qu’il n’arrive pas à maintenir. La tentative brutale et coûteuse d’assainissement libéral entreprise par Pierre Laval échoue à son tour3. La fébrilité des négociants et des meuniers dans ce nouveau climat spéculatif, refusant d’acheter toute la récolte et de servir de banquiers aux cultivateurs, amplifie l’impact déroutant du bouleversement international. La grosse récolte de 1935 scelle la débâcle : le prix du blé s’effondre jusqu’à 50 francs en culture. Ayant perdu parfois jusqu’au tiers de son pouvoir d’achat en six ans, la campagne commence à se remuer sérieusement, tentée par des mouvements protestataires aux dépens du syndicalisme traditionnel. Le Front paysan s’oppose au Front populaire ; porté au pouvoir en 1936, ce dernier va rapidement se trouver confronté à certaines des anxiétés rurales les plus aiguës4.
IV. L’organisation du marché du blé
12Face à l’échec d’un interventionnisme partiel et improvisé, puis à un tournant libéral inachevé et maladroit, le 15 août 1936, le nouveau gouvernement du Front populaire crée l’Office national interprofessionnel de blé (Onib), devenu plus tard l’Office des céréales (Onic). Il s’agit bien entendu, dans le court terme, d’une politique des prix. Et en ceci, l’Onib réussit brillamment : le quintal remonte à 180 francs en 1937 et à 204 l’année suivante. Mais la démarche est en réalité plus audacieuse, moins conjoncturelle que structurelle dans son ambition. Dépassant de loin les projets des jacobins, l’Onib s’attaque à ce qu’on appelle l’« organisation du marché », pour garantir une rémunération minimum aux cultivateurs évidemment, mais aussi pour assurer bien d’autres équilibres en même temps à travers un réformisme dirigiste, une sorte de refondation de la filière (dite « circuit » à l’époque) blé-farine-pain. En l’occurrence, l’inspiration est socialiste, et on retrouve quelques accents doctrinaux dans son argumentaire, notamment une attaque contre les grands trusts, accusés de dominer les marchés agricoles (pense-t-on à la meunerie ?) et un raisonnement keynésien concernant la sous-consommation comme cause partielle de la crise. Mais l’idée d’une institution comme l’Onib n’a pas vraiment de marque déposée idéologique. Il y a de multiples façons de vouloir organiser les marchés, aussi bien en Italie (Mussolini croit qu’il faut gagner la « bataille du blé » pour pouvoir emporter le reste) qu’en Allemagne ou en Tchécoslovaquie (qui s’efforce de concilier démocratie politique et « autocratisme économique5 »).
13L’« organisation du marché » implique une rupture avec la notion du marché comme principe des échanges gouvernés par le jeu plus ou moins libre de l’offre et de la demande. Il s’agit plutôt du marché dit « institutionnel » de nos jours ; ou, en référence à une longue tradition française remontant à l’Ancien Régime, le marché (des denrées de première nécessité, notamment des grains et farines) comme un bastion réglementaire, mais d’application à géométrie variable, un appareil complexe de contrôles régentant les échanges, plus ou moins dans l’esprit d’un service public, souvent de manière assez souple, parfois avec une rigidité étouffante6. L’Onib est chargé de la gestion de tout ce qui concerne la production et le commerce des céréales panifiables. Il établit un prix national du blé pour toute la « campagne » (c’est-à-dire la collecte pendant l’année-récolte). Ceci suppose la livraison obligatoire des blés à des « organismes stockeurs » (négociants et surtout coopératives, dont la création et le développement sont ardemment encouragés et qui sont obligés d’acheter tous les blés offerts) ; c’est donc la fin du contact direct entre le meunier et le producteur, pratique multiséculaire. Il y a là une innovation qui changera profondément les habitudes. Grâce à l’Onib, il n’y a plus de problème de financement des livraisons, qui seront rapidement payées : soutien décisif que le marché néoclassique ne savait apporter. Cette nouvelle organisation exige un système de surveillance quasi panoptique et une mobilisation d’information prodigieuse. Par ailleurs, l’Office fixe le taux d’extraction que peuvent pratiquer les meuniers et qui détermine, dans une large mesure, la qualité du pain que vont manger les consommateurs. Il détient enfin le monopole d’importation et d’exportation, instrument indispensable pour permettre une vraie maîtrise des prix.
14Incapable de mener à bien des mesures d’élimination des excédents ou de financer le stockage, il doit se tourner vers le gouvernement pour avancer 2,6 milliards afin de soutenir les excédents en fin de campagne. Au bord de l’abîme, l’Onib est sauvé par la guerre, qui fait brusquement disparaître tout risque matériel et psychologique d’un gros report de stock. La guerre transforme immédiatement le fardeau d’un surplus en précieux atout, et graduellement, de grand bureau de comptabilité qu’il était, l’Onib devient prince nourricier, ordonnateur général du ravitaillement. Désormais appelé « Office des céréales » (Onic), chargé de réguler la production et l’écoulement de toutes les céréales, l’Office garde toutes ses prérogatives et en acquiert d’autres, tout en subissant une refonte administrative. L’axe de préoccupation n’est plus le producteur, mais le produit. Dans la nouvelle économie nationale, l’agriculteur devient « le pourvoyeur du service public du ravitaillement ». L’Onic ne pense plus toute son action en fonction du prix, mais prend ses mesures dans un contexte dorénavant dominé par la pénurie autour de l’impératif de la répartition. Malgré la forte aspiration corporatiste des producteurs, dont certains exècrent l’Onic depuis son lancement comme « étatiste » et « étouffant », et le climat vichyssois idéologiquement favorable au corporatisme, son ministère de tutelle considère l’Office moins comme une institution interprofessionnelle que comme un service administratif ordinaire. L’Onic pratique un dirigisme plutôt empirique, en dehors de toute obédience doctrinale7.
15L’histoire du ravitaillement pendant la guerre – entreprise énorme et complexe, enchevêtrement d’opérations et d’instances difficile à démêler – n’est pas notre sujet. Ce qui nous intéresse tout particulièrement est la vitesse accumulée par l’Onic, le rôle de plus en plus étendu qui lui revient et qu’il parvient à garder, voire amplifier bien après la fin de la guerre. Sous l’égide du Ravitaillement général, avec les groupements départementaux de répartition des farines, dont il s’appropriera le gros des activités en 1944, l’Office coordonne la répartition du travail à la meunerie, pierre angulaire de l’« organisation » de cette industrie. Cette dernière doit faire face depuis les années 1930 à une surcapacité colossale d’écrasement par rapport aux besoins réels du pays. Dans la logique d’une maîtrise totale du marché du blé, l’Onic attribue alors à chaque meunier, en fonction de son plafond administratif (dit « contingentement »), de sa capacité d’écrasement déclarée et de sa meilleure performance récente, une quote-part de blé livré par les organismes stockeurs qu’il ne choisit pas. Et on lui enjoint de fournir sa farine à certains boulangers qui, eux non plus, n’ont pas le choix de leur fournisseur (ils sont « rattachés »). L’Onic est amené à s’occuper de plus en plus de l’ajustement massif entre départements produisant un surplus de blé (dits « excédentaires ») et départements déficitaires, problème d’abord logistique dans le cadre dirigiste, et qui deviendra petit à petit politique et économique. Comme au xviiie siècle, ni le blé ni la farine ne voyagent sans passeport, la circulation étant attentivement contrôlée par l’Onic et les Contributions indirectes, autre bête noire de la filière.
16Le rapport entre l’Onic et la meunerie est à la fois symbiotique et antagonique. Déplorant son manque d’influence au niveau de décision à l’Office, gagné d’après elle aux intérêts des producteurs, la meunerie, menée par les chefs de l’Association nationale de la meunerie française (ANMF), développe un modèle corporatiste de gouvernance de la filière au sein de son « Comité d’organisation de la meunerie (COMEU) » vichyssois. Investi d’un pouvoir de tutelle vis-à-vis de la meunerie, l’Onic n’est pas mécontent de la voir se doter d’institutions et de règles capables d’assagir les meuniers historiquement peu disciplinés et lui permettant de faire accepter plus facilement des mesures dirigistes. L’Office a intérêt à offrir aux meuniers des garanties – un « minimum vital » – sans lequel il serait vain de vouloir faire respecter le prix du blé, grevé de lourdes taxes.
17Si la représentation de l’Onic comme un terrifiant monstre vampirique relève purement de la polémique, il faut toutefois reconnaître que, vers 1951, plus ou moins à l’apogée de son pouvoir, c’est une administration tentaculaire, peu connue mais omniprésente, dont l’action touche, directement ou indirectement, tous les ménages de France et de Navarre. Aucun autre organisme d’État n’a une telle prise sur la vie quotidienne des Français, même s’ils ne le savent pas. Vu d’en haut, l’éventail de ses attributions, nous l’avons dit, est assez stupéfiant : c’est l’entière filière blé-farine-pain qui est, d’une manière ou d’une autre, sous sa houlette. Mais l’impression de sa présence pesante et incontournable est encore plus forte vue, ou plutôt vécue, d’en bas, de la perspective d’un céréalier, du gérant d’un organisme stockeur ou autre coopérative, d’un meunier, d’un négociant ou répartiteur, d’un boulanger, voire d’un préfet. Chargé d’organiser la collecte des céréales, maître du temps et de l’espace, l’Office exige des déclarations, enquête sur de prétendus récalcitrants directement par son bureau départemental ou par l’intermédiaire du comité départemental des céréales qu’il s’évertue à dominer. Il contrôle (théoriquement) la qualité de la récolte à plusieurs reprises (puis celle de la farine). Il dit au cultivateur où livrer ses grains, aux organismes stockeurs où les chercher, à quels meuniers les fournir, quand, et en quelles quantités. Il surveille l’attribution des acquits, sans lesquels les denrées ne peuvent voyager, il taxe les frais de transport, il assure les paiements et le crédit, il vérifie les factures.
18Chez les meuniers, l’Onic contrôle les stocks, le registre spécial (qui existe toujours) dans lequel sont relevés les écrasements, et le taux d’extraction (mais un ancien de la profession me jure que « ses agents se fichaient de la qualité des farines »). Il dit aux meuniers à quels boulangers il faut livrer, quand, et en quelles quantités. Il fixe le prix de la sacherie et les conditions de son utilisation, il détermine les remboursements et/ou les indemnités pour le transport, et les « compensations » en cas de sous-utilisation du contingent ; et il ampute une partie de sa répartition si le meunier, considéré comme défaillant, n’effectue pas les expéditions qu’il commande. Dans ce système, le meunier est privé de toute activité commerciale indépendante, en amont ou en aval. Il n’entretient plus de contact personnel, parfois houleux, souvent amical et mutuellement fructueux, avec le boulanger (« écran » diversement apprécié par les meuniers, universellement décrié par les boulangers). L’Office écrit aux boulangers pour leur donner les noms des moulins auxquels ils sont affectés. S’ils reçoivent des farines qu’ils estiment de mauvaise qualité, ils peuvent demander leur échange (mais le processus d’examen et d’évaluation est très long et passablement compliqué) ou un changement de fournisseur, par le biais de la commission mixte départementale, souvent paralysée par de vives tensions entre meuniers et boulangers.
19Inquisitorial pour les acteurs de la filière, l’Onic redouble sa capacité de nuisance, à leurs yeux, en faisant fréquemment appel à la collaboration des inspecteurs des Contributions indirectes et du Contrôle économique, administrations encore plus impitoyables. Aux « comités des céréales » établis dans tous les départements, dont les membres sont recrutés dans la filière, l’Office donne des instructions extrêmement détaillées sur la manière de délibérer, de traiter le courrier et de tenir les archives. Le préfet se retourne vers les services de l’Onic pour de multiples raisons : remédier à un tort fait à un acteur de la filière, vérifier la qualité des blés suspects ou enquêter sur l’ouverture d’un dépôt de pain clandestin.
V. Le pain noir de la Libération et le prince nourricier
20Si, vers le milieu du xxe siècle, les termes du débat sur les grains paraissent, à la majorité des Français, souvent ésotériques, l’enjeu en demeure pourtant limpide : il s’agit, aujourd’hui comme hier, du pain quotidien. D’un point de vue social, psychologique, culturel, politique et économique, le pain était une des « structures structurantes » les plus puissantes qui gouvernaient la vie privée et publique de la France d’Ancien Régime. Il était au cœur de l’organisation matérielle et symbolique de la vie quotidienne. Il était impossible aux Français de concevoir leur bien-être – ici, maintenant ou plus tard – hors des confins qu’imposait le paradigme du pain, tout à la fois tuteur et tyran. Autrement dit, pour reprendre la belle formule de Pascal, les Français étaient tenus à la fois par les cordes de la nécessité et par les cordes de l’imagination.
21Logiquement, dans la perspective de la longue durée, deux siècles après le début de la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, grâce à des « progrès » de toutes sortes, la France n’était plus du tout dans la problématique de l’Ancien Régime. Communément, à la fin du xixe siècle, on estime la consommation moyenne du pain par jour et par tête entre 600 et 900 grammes (le chiffre de 650 gr en 1900 paraît plausible comme mesure de tendance centrale, sans ajuster selon l’âge, le sexe, le type de travail, etc.). Sans grande rigueur et quasiment impossibles à vérifier, ces chiffres ont toutefois une valeur indicative : le pain continue de peser lourd et demeure, pour bien des Français, une denrée de première nécessité. Mais pourrait-on en dire autant au milieu du xxe siècle quand elle tombe à 350 grammes ? Supposer cependant qu’on est libéré définitivement des cordes de la nécessité, c’est faire abstraction de la Seconde Guerre mondiale et de ses séquelles. Dans la privation imposée par l’Occupation, le pain reprend une place importante dans l’alimentation quotidienne. Il est rationné, parfois dans des quantités dérisoires, et il est généralement fort mauvais, grossier, collant, d’une odeur peu agréable. Composé de blés de qualité fourragère complétés de maints succédanés, dont la farine de fève, d’orge, de seigle, et parfois de la sciure de bois, il est fabriqué à un taux d’extraction fort élevé, ce qui lui donne une couleur extrêmement sombre, le « pain noir » décrit par J. M. G. Le Clézio comme « une nourriture désastreuse8 ».
22Sortant de ces années dures, les Français rêvent, un peu comme leurs ancêtres du début de la Révolution française, de la liberté et du pain blanc. Mais la Libération ne libère pas les Français des cordes de la nécessité, et de sa panoplie de restrictions et d’injustices. En raison de la destruction et de la désorganisation envahissantes, et de la pénurie persistante qu’elles engendrent et qui les aggrave, elle ne parvient pas à délivrer les Français de ce mauvais pain. Aspirant à mieux vivre, les Français doivent faire face à un prolongement plus ou moins indéfini du temps de l’insuffisance et du rationnement, situation que l’opinion publique a du mal à comprendre. La rupture matérielle, psychologique et institutionnelle à laquelle la population s’attend ne se produit pas. Après le paroxysme d’exaltation, un sentiment profond de déception, d’incompréhension et de frustration saisit la France. Certains s’en prennent aux agriculteurs, boucs émissaires « tout désignés ». D’autres tiennent pour responsable l’État, réflexe classique, car sa capacité à gérer la crise aiguë des subsistances est le test ultime de la compétence, voire de la légitimité d’un régime. Mais, dans le passé, quand un gouvernement échouait, soit parce qu’il était incapable, soit parce qu’il était corrompu, l’opinion publique exigeait presque toujours un État plus fort, plus engagé, plus efficace. Au lendemain de la Libération, pour une fois, au lieu de demander davantage à l’État, on en demande moins. Le dirigisme lourd ne rassure point, au contraire (« Tout se passe », observe un ancien grand commis d’État, « comme si ministère du Ravitaillement et Contrôle économique n’avaient d’autres buts que de maintenir la rareté… »).
23« Depuis les grandes secousses révolutionnaires, les Français avaient perdu jusqu’à l’idée même de disette », note l’un des historiens de cette période. Par leur durée et leur gravité, les problèmes d’approvisionnement sont quasiment sans précédent. On n’est plus sous l’Ancien Régime, mais les demandes journalières et incessantes de pain définissent le modèle de la vie quotidienne. L’obsession des subsistances ressurgit. On interdit la fabrication du pain blanc, même du pain bis blanc, la solution de compromis du xviiie siècle. On n’est plus sous l’Ancien Régime, mais « la société rurale domine la vie nationale et en constitue le principal horizon », la soudure reste le moment le plus tendu de l’année, et pendant et après la guerre, l’évêque et le préfet sont appelés à la rescousse pour chapitrer la paysannerie. On n’est plus sous l’Ancien Régime, mais au moins 50 % du budget des ouvriers est consacré à l’alimentation, et la vie chère, l’inflation et la misère font trembler (juste après la guerre : « on meurt beaucoup à Marseille et on meurt de faim tout court »), le manque de pain suscite des manifestations et des émeutes (on aurait dit des « émotions » au xviiie siècle) dans lesquelles les femmes jouent un rôle capital, et « le mythe de la famine se profile dans l’imaginaire collectif », même s’il ne débouche pas sur l’invocation de complots de famine, comme au temps de Louis XV. Si le retour éphémère à la vente libre du pain ramène un peu d’espoir, le rétablissement de la carte de pain le 1er janvier 1946 plonge les Français dans l’abattement et la colère9.
VI. Un retour en arrière traumatisant
241947 est une annus horribilis, qui voit des grèves et des émeutes éclater sur fond de crise frumentaire aiguë. Avec une boulimie jacobine jamais imaginée au xviiie siècle, le gouvernement ne cherche rien moins que le contrôle total de toute la production des grains et des farines ainsi que de leur distribution. Profondément alarmé par l’épuisement des céréales d’importation (les « blés du roi » d’antan), moins abondantes cette année qu’avant et que la France tarde trop à commander – dans l’espoir d’économiser les devises et sous la pression du lobby des producteurs de blé, soucieux d’éviter des mesures qui risquent de nuire au prix déjà considéré à peine rémunérateur, et angoissé surtout par l’extrême lenteur et le maigre résultat de la collecte –, le ministre de l’Agriculture avoue en août aux préfets que « la situation qui est grave actuellement deviendra rapidement catastrophique » si l’on ne prend pas des mesures coercitives d’urgence. Pour faire face à des refus de battre et à des scènes d’accaparement (« de nombreux producteurs s’abstiennent de battre ou de livrer ») qui nous rappellent l’époque de la « police des grains » si vivement critiquée par les physiocrates, il envisage une surveillance intense et une quasi-réquisition, mobilisant les agents de l’Onic, des services agricoles, des Contributions indirectes, du Contrôle économique et de la gendarmerie.
25Craignant des difficultés pour l’approvisionnement futur de leurs départements, les autorités locales des régions excédentaires – un peu comme les subdélégués et les procureurs du roi au xviiie siècle, terrifiés de voir leurs districts affamés par les enlèvements faits pour nourrir les grandes agglomérations – ont parfois entravé la collecte et l’envoi de blé vers les régions moins favorisées. « Le blé manque ; le blé manquera encore », observe fin 1947 Henri Longchambon, ancien ministre du Ravitaillement (janvier-juin 1946). Celui qu’on appelle « Long Jambon », pour toutes les promesses qu’il a faites aux Français, décèle dans cette crise non simplement un problème ponctuel et conjoncturel, mais une question de fond, à la fois politique et conceptuelle : « L’État a tout fait pour le charbon, rien pour le blé ». Sous-exploitant sa richesse agraire, la France s’expose à de graves risques en restant totalement dépendante de l’étranger face au moindre caprice du ciel. Si l’approvisionnement au quotidien constitue l’expression la plus grave de la vulnérabilité française, Henri Longchambon met en garde : « L’oubli du secteur agricole peut tuer le secteur industriel ». Sa proposition, modelée sur la politique du charbon, est « une mobilisation nationale », une véritable « bataille du blé » pour que la France retrouve son indépendance et son équilibre10.
VII. L’économie morale et le crime antisocial
26Une partie de la France se soulève dans l’esprit de l’économie morale – réaffirmation des normes collectivement conquises à travers le temps, rejet de la prédation conjoncturelle exacerbant les inégalités structurelles – qui a suscité, au cours de cette même année 1947, des milliers d’émeutes pour empêcher le départ des grains ou y mettre un juste prix pendant l’Ancien Régime et la Révolution. Six mille manifestants investissent la préfecture de la Nièvre, sur la foi d’une fausse nouvelle signalant le départ à l’étranger d’une quantité importante de blé. La CGT se mobilise pour bloquer l’envoi des péniches destinées à approvisionner l’Allemagne. Des ménagères à Amiens s’en prennent aux boulangers, participant à « une flambée de violence » qui touche au moins cinquante villes vers la fin de l’été. La rumeur rapporte à Authie, près de Caen, un complot des « affameurs » et un « trafic mystérieux de blé ». La CGT organise une surveillance et des « sentinelles de nuit ». La police arrête la bande, impliquant un solide meunier et le maire d’Authie, qui laisse stocker la marchandise dans la salle des fêtes !
27Suivant les consignes ministérielles, les préfets et divers agents administratifs sévissent contre les malfaiteurs. En Moselle, le directeur du Contrôle économique fait la chasse à « ceux qui spéculent sur les besoins de la population », déployant une rhétorique civico-moralisatrice où résonne celle de l’an II. Un boulanger de l’Allier nommé Chevalier est condamné par la Chambre économique à une amende pour avoir fait, dure mesure, du pain blanc pour des clients aisés capables de s’offrir ce luxe proscrit.
28Une bonne douzaine d’hommes tentent leur chance à la tête du ministère du Ravitaillement entre la Libération et sa disparition en 1949. Le premier, siégeant au cabinet du général de Gaulle, Paul Ramadier, homme public expérimenté, socialiste et résistant, est surnommé « Ramadan » en souvenir du jeûne prolongé qu’il a fait vivre au pays. Ce ministère est supprimé pour mettre fin à des rivalités stériles entre des administrations qui remplissent parfois les mêmes fonctions. Plus subrepticement, il y avait dans cette décision comme une tentative d’exorciser le problème : plus de ministère du Ravitaillement, plus de question de subsistances. Mais l’approvisionnement demeure quelques années encore une épreuve permanente et forcément prioritaire, et l’État s’en occupe désormais exclusivement à travers le ministère de l’Agriculture, et notamment l’Onic, qui opère sous sa tutelle11.
29Pour assurer le ravitaillement, au-delà de ses propres services, densément implantés dans chaque département et dans chaque région, l’Onic supervise le fonctionnement des groupements départementaux de répartition des farines, créés en 1940 et remaniés en 1944, et mobilise les ressources des unions meunières, organismes privés s’occupant tant du mouvement des farines que du recouvrement des factures, grands acteurs discrets sur la scène de l’approvisionnement.
30En 1950, donc, la priorité de la France, au jour le jour, semble moins la modernisation que le ravitaillement, même si la reconstruction commence déjà à transformer le pays12. Massivement rurale, la France a plus de 5 millions de paysans, malgré le début d’un « formidable transfert » de population vers les villes qui démarre à partir de 1945-1950. La polyculture domine, même s’il y a des départements, comme le Gard, où la vigne prime nettement sur les céréales. Les couples de bœufs, plus rarement les chevaux, tirent les charrues ; le nombre de tracteurs est encore dérisoire (à peine 20 000 en 1947, plus d’un million en 1965). Le courant électrique est arrivé dans les fermes, mais les habitants tirent toujours l’eau des puits et lavent leur linge au lavoir. Dans leur morphologie, les villes n’ont pas bougé depuis Napoléon III. Il y a peu d’automobiles, et on rencontre encore des chevaux dans la rue. Les gens vivent dans de petits appartements sans confort, et en particulier sans salle de bains. Les mères y font les vêtements de la famille. Tout le monde se connaît, dans les immeubles, et il y a une vraie vie de quartier. Les paysages industriels sont encore proches de ceux du xixe siècle. Comme le chantait Pierre Bachelet, l’enfant du Nord : « Au Nord, c’étaient les corons/La terre, c’était le charbon/Le ciel, c’était l’horizon/Les hommes, des mineurs de fond ». En 1947, l’économie française convalescente commence à retrouver le niveau de 1938 dans le domaine industriel, alors que la production agricole en est encore loin13.
31Aux alentours de 1950-1951, tout comme à l’époque de Turgot, la modernité devra passer en quelque sorte par la désacralisation du pain, un processus qui réclamera encore quelques longues années. Et si le nouveau l’emporte sur l’ancien, ce sera en partie sans doute parce qu’il promet la fin définitive de la pénurie et de ses angoisses. Mais en attendant cette mutation, le pain reste l’« aliment de base par excellence du Français », comme le remarque en 1948 le Dr Jean Trémolières, célèbre nutritionniste et membre de la Commission du pain du Centre national de coordination des études et recherches sur la nutrition et l’alimentation (CNERNA). Rien n’importe plus aux Français au quotidien que le pain, se souvient Roger Geoffrion, alors ingénieur au service de la Protection des Végétaux à Angers. La presse reprend inlassablement le thème du pain comme « la principale nourriture des Français ». Le slogan du PCF toujours valable en 1951 – « Pour la paix, le pain, la liberté » –, traduit bien le poids du pain dans l’imaginaire comme dans la réalité quotidienne (il renvoie aux cris « Du pain et de la liberté » que des milliers de sans-culottes désenchantés crient devant la Convention au lendemain de la disparition de Robespierre). Mais si le pain importe également à la plupart des Français de cette époque, tous les Français ne sont pas égaux devant lui14.
VIII. Le pain de l’inégalité, ou l’abandon des valeurs républicaines
32Une des grandes lignes de clivage dans la France d’après-guerre sépare les zones dites « excédentaires », qui cultivent une quantité plus que suffisante pour répondre aux besoins de consommation de leur population, et les régions dites « déficitaires », dans lesquelles la production céréalière se situe carrément en dessous du minimum vital. Entorse à l’idéal républicain de l’égalité spatiale, cette stratification de la richesse et de l’indigence relative reflète une tension chronique entre dotation naturelle et exploitation marchande, qualité des terres et facilité des transports. Elle renvoie pour finir à une division du travail en voie permanente de modernisation qui favorise les uns et désavantage les autres. Cette situation oblige l’État à intervenir pour assurer un certain ajustement des ressources aux besoins au nom de la cohésion nationale, relevant conjointement du réalisme politique et de la solidarité sociale et territoriale. Dans le contexte de la pénurie générale, les régions déficitaires pâtissent d’une vulnérabilité aggravée et d’une dépendance extrêmement inconfortable, voire avilissante. L’inégalité la plus criante n’est pas quantitative – même si l’on se débrouille globalement mieux en espace excédentaire qu’en territoire déficitaire, à la fois pendant et après le régime de rationnement –, elle est avant tout qualitative. En ce qui concerne le pain, base de l’alimentation populaire, on mange nettement mieux en zone de surplus qu’en pays de défaillance. La notion d’un pain d’égalité en France est non moins chimérique – et controversée – en 1945-1954 que pendant l’An II.
33Dans l’après-guerre, l’Onic se charge d’organiser une campagne permanente de redistribution, une sorte de péréquation morale et matérielle censée nourrir la fiction que tous les citoyens sont nés et demeurent égaux dans la République alimentaire (ou plutôt panaire), au moins en ce qui concerne l’accès aux denrées. Les régions déficitaires « importent » des céréales, normalement sous forme de farines, expédiées par des territoires « exportateurs » suivant les consignes de l’Onic, qui fait tacitement confiance aux acteurs commerciaux plus ou moins réquisitionnés (mais généralement fort heureux de l’être). Car l’Office ne dispose d’aucun système de contrôle de qualité en amont. Cependant, dès la Libération, les régulateurs se soucient du risque structurel d’une répartition profondément inégalitaire, de la pratique d’un dumping des restes médiocres par les nantis chez les démunis. « On a pu malheureusement constater […] que des meuniers livraient à leur clientèle habituelle des farines meilleures que celles qu’ils expédiaient dans d’autres départements », note avec euphémisme un rapport de septembre 1944.
34Sous l’intense pression de la Boulangerie, demandeuse de la liberté du choix de ses fournisseurs, et de la Meunerie, hostile à la liberté totale mais désireuse de trouver un compromis capable de satisfaire la Confédération de la boulangerie, bien plus modérée que la base, l’Onic assouplit son système en 1949. À partir de fin juillet, dans certains départements – tous pays de surplus – les boulangers auront la possibilité d’acheter directement à des meuniers au lieu d’être « rattachés » d’office aux fournisseurs. Mais le décret de libéralisation précise que, en ce qui concerne les zones déficitaires, « les mouvements de farine en provenance des départements excédentaires continueront à être effectués sous le contrôle de l’Onic » par des « organismes commerciaux professionnels chargés de la gestion du service public de distribution des farines » – c’est-à-dire les unions meunières – sous l’autorité de l’administration publique.
Conclusion
35À peu de frais, mais sans être forcément hypocrite, la Meunerie s’engage dans l’après-guerre, par le truchement de l’ANMF, en faveur d’une égalité qualitative de répartition entre régions déficitaires et excédentaires. Lors d’une tournée à l’automne 1949, Lucien Brisson, chef de la centrale meunière, s’arrête à Montpellier pour promouvoir le paradigme de l’union meunière comme seul véhicule à même de réaliser l’« entente » entre la Meunerie et la Boulangerie (créant « une interprofession agissante, seule capable de sauvegarder l’avenir des deux professions ») et pour combattre la fervente demande de liberté totale émanant de la base de la boulangerie (« un leurre » : seul « le travail dans l’organisation » permettra aux deux professions de « ne pas retomber dans l’anarchie »). Répondant au malaise des boulangers locaux, il jure « qu’on ne verra plus de meuniers fabriquant deux qualités de farine, l’une pour leurs clients départementaux, l’autre de qualité inférieure destinée aux départements importateurs ». Suite au scepticisme appuyé de Rouvière, président du Syndicat des boulangers, qui cite la « fabrication défectueuse » des meuniers exportateurs, Lucien Brisson « prend note de ces doléances » et promet de « ramener les meuniers incriminés à une meilleure compréhension de leurs devoirs professionnels ».
36L’État moderne doit sa formation et sa légitimité à sa capacité de s’emparer du contrôle (relatif) des grains. Il s’efforce de tempérer la tyrannie que les grains exercent sur la société. C’est le sens même du contrat social qui lie le prince nourricier à ses sujets. Source principale des revenus et robinet de l’emploi, les céréales sont avant tout la ration de survie de la vaste majorité de la population pendant des siècles. Malgré la forte tentation libérale, à partir du siècle des Lumières, de s’affranchir de cette contrainte terriblement lourde en proposant un new deal, une modernisation radicale de la relation entre État et société, les gouvernements français, de tous types et toutes couleurs, continuent de s’engager fermement du côté des consommateurs, mais accordent certaines concessions aux producteurs, quasiment jusqu’en plein xxe siècle. Petit à petit, l’État trouve davantage de marge, grâce au développement économique, à la mécanisation et à l’amélioration générale du niveau de vie, ainsi qu’à la diversification du régime alimentaire qui en résulte. Il ne renonce pourtant pas à la taxation du pain, nonobstant la chute ininterrompue de la consommation, fausse bonne nouvelle aux yeux de certains observateurs soucieux des équilibres tant économiques que sociaux et politiques.
37Perdant graduellement son caractère quasi consensuel, la régulation socio-économique devient de plus en plus ouvertement un enjeu politique, démocratique et partisan. Face aux intérêts divergents, voire antagoniques, l’État cherche une nouvelle stratégie qui ne le réduise pas au simple rôle d’arbitre. Sous pressions multiples, il tend vers la synthèse forcément asymétrique, sinon impossible, la quadrature du cercle, un cocktail de Sully et Colbert, de Turgot et Necker, de Jean-Marie Roland de La Platière et Robespierre : le bon (plutôt haut) prix du blé et le bas prix du pain. Prise dans le sillage de la grande crise de la fin des années 1920-début 1930, la décision d’organiser le marché du blé – grande revanche de la campagne sur la ville – débouche également sur des initiatives dirigistes visant à réguler toute la filière blé-farine-pain, sécurisant tant le consommateur que le cultivateur. Grand ordonnateur de cette refondation, l’Onib-Onic ne trouve ses marques – et n’affirme son pouvoir – qu’à l’occasion de la guerre. Cette expérience le prépare pour gérer un après-guerre qui, sur le plan administratif, ressemble étrangement à l’Occupation. Car la privation, engendrée par une pénurie tant structurelle que conjoncturelle, persiste. Elle suscite des mesures dirigistes, voire autoritaires. La Libération ne libère pas les Français de la tyrannie des grains ; ils sont toujours tenus par les cordes pascaliennes de la nécessité.
38L’opinion publique est massivement hostile à cette politique étatiste, tant pour sa lourdeur inquisitoriale que pour son incompétence et parfois sa corruption ; les Français montrent leur colère dans des milliers de manifestations, de grèves et d’émeutes (des « émotions populaires » exigeant, entre autres, du pain en quantité suffisante, de qualité correcte et à un prix abordable). Mais l’État ne parvient pas, lui non plus, à s’affranchir de la vocation interventionniste. Sans abandonner les producteurs, il doit tout d’abord assurer le ravitaillement des consommateurs, tâche ardue jusqu’au retour, sans équivoque, de l’abondance. Il ne peut pas leur offrir le pain blanc qu’ils attendent avec une impatience croissante depuis des années. Il ne peut même pas leur accorder la fin du rationnement, qui dure jusqu’à la veille de 1950. Retour en arrière traumatisant pour l’État et la société, qui remet le pain au centre des soucis quotidiens, d’en bas et d’en haut, cette crise post-Libération aggrave les inégalités tant territoriales que sociales. Car si l’État est plus jacobin que les jacobins dans sa boulimie dirigiste, le pain de l’égalité ne figure pas au menu.
39Dans la République alimentaire, il y a des Français qui sont plus égaux que d’autres, moins en fonction de leurs moyens en l’occurrence que de leur situation géographique. La France excédentaire s’en sort bien mieux que la France déficitaire. Usine à gaz de l’ajustement des intérêts fort disparates des cultivateurs, des meuniers, des boulangers, des consommateurs et des politiques, l’Onic fonctionne selon un modèle de péréquation tant providentialiste que technocratique. Il répartit les ressources pour couvrir le territoire (et couvrir ses obligations à l’égard de la filière et de son budget), sans prendre en compte, à aucun moment, la qualité. Les plaintes réitérées des « parias du pain » ne sont pas entendues.
Notes de bas de page
2 Pour ce paragraphe et les pages suivantes, voir Steven L. Kaplan : Bread, Politics and Political Economy during the Reign of Louis XV, 2 vol., La Haye, Martinus Nijhoff, 1976 (la version française est abrégée : Le pain, le peuple et le Roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV, Paris, Perrin, 1986) ; Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988 ; Le meilleur pain du monde. Les boulangers de Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1996 ; Le complot de famine : histoire d’une rumeur au xviiie siècle, Paris, Armand Colin-Éd. de l’EHESS, 1982 ; Le retour du bon pain. Une histoire contemporaine du pain, de ses techniques et de ses hommes, Paris, Perrin, 2002.
3 Président du Conseil de janvier 1931 à février 1932, P. Laval, ex-SFIO glissé à droite, est élu « homme de l’année » par Time Magazine en 1931.
4 Voir Michel Augé-Laribé, La politique agricole de la France de 1880 à 1940, Paris, PUF, 1950 ; Jean-Pierre Houssel (dir.), Histoire des paysans français du xviiie siècle à nos jours, Roanne, Horvath, 1976 ; Alfred Sauvy, Histoire économique et sociale de la France entre les deux guerres, 4 vol., Paris, Economica, 1984 ; Gordon Wright, La révolution rurale en France, Paris, Éd. de l’Épi, 1967 ; Isabel Boussard, Vichy et la corporation paysanne, Paris, Presses de la FNSP, 1980 ; Jean Chombart de Lauwe, L’aventure agricole de la France de 1945 à nos jours, Paris, PUF, 1979 ; Pierre Muller, Le technocrate et le paysan. Essai sur la politique française de modernisation de l’agriculture de 1945 à nos jours, Paris, Éd. Ouvrières, 1984 ; Mark C. Cleary, Peasants, Politicians and Producers: The Organization of Agriculture in France since 1918, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; Annie Moulin, Les paysans dans la société française. De la Révolution à nos jours, 2e éd., Paris, Seuil, 1992 (1re éd. 1988) ; Maurice Parodi, L’économie et la société française de 1945 à 1970, Paris, Armand Colin, 1971 ; Maurice Larkin, France Since the Popular Front: Government and People, 1936-1996, Oxford, Clarendon Press, 1997.
5 Robert Groisne, La politique française du blé depuis la guerre, Paris, Librairie technique et économique, 1936 (traitement vigoureusement libéral) ; Simone Grenier, Le blé dirigé en France, Lyon, Bosc & Riou, 1939 (troisième voie corporatiste) ; Lucien Boudehan [syndicaliste agricole], Étude & Commentaires de la loi sur l’Office du blé, suivie d’une étude comparative sur les organisations allemande & italienne, Paris, LGDJ, 1937 ; Marcel Court, Le statut juridique de l’Office national interprofessionnel des céréales, 2e éd., Aurillac, Éd. du Centre, 1954 (1re éd. 1953), p. 26‑27, 29 et 154‑156 ; France Documents, Revue d’études politiques, sociales, économiques et financières, juin 1952, Archives nationales (désormais AN), CAC 19919547, art. 3 ; G. Marioni et J. Vinart, Livre blanc (par le Syndicat national du personnel ONIB/ONIC CGT), Paris, Copédith, 1976, p. 13. Sur les origines idéologiques et politiques de l’Onib, notamment dans la perspective des socialistes, voir Dominique Margairaz, « L’office du blé, une innovation socialiste en régime capitaliste », Œconomia, Cahiers de l’ISMEA, série PE ; Histoire de la pensée économique, 4, 1985, p. 37‑55.
6 Voir S. L. Kaplan, Les ventres de Paris, op. cit.
7 M. Court, Le statut juridique de l’Onic, op. cit., p. 30, 83‑84 et 220‑221 ; Maurice Chabanon, La meunerie française : une expérience d’économie dirigée, Paris, M.-T. Génin, 1955, p. 166‑169 (lu et approuvé par l’ANMF) ; Henry Roussillon, L’association générale des producteurs de blé, Paris, Armand Colin, 1970, p. 32‑37.
8 Voir aussi Jean-Georges Forien de Rochesnard, Histoire du rationnement au cours des âges, Auxerre, Imprimerie moderne, 1948, p. 32. Sur la parcimonie de la ration aux yeux des gros mangeurs, voir Colonel Georges Lelong, Pont-Saint-Esprit pendant la guerre, 1939‑45, Pont-Saint-Esprit, Comité des fêtes-Comité de liaison des associations patriotiques, 1990, p. 18.
9 Michel Cépède, Agriculture et alimentation en France durant la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Éd. Génin, 1961, p. 461‑465 ; Isabel Boussard, « Le monde paysan », dans Philippe Buton et Jean-Marie Guillon (dir.), Les pouvoirs en France à la Libération, Paris, Belin, 1994 ; Jean-Marie Flonneau, « Législation et organisation économiques au temps des restrictions », dans Dominique Veillon et J.-M. Flonneau (dir.), « Le temps des restrictions en France (1939-1949) », Cahiers de l’IHTP, n° 32‑33, mai 1996, p. 56‑58 ; Christian Bachelier, « De la pénurie à la vie chère, l’opinion publique à travers les premiers sondages, 1944-1949 », ibid., p. 491‑494 ; Fabrice Grenard, « Le marché noir et ses enjeux dans la société française des années quarante (1940-1949) », thèse de doctorat en histoire sous la direction de Jean-Pierre Azéma, Institut d’études politiques de Paris, 2004, p. 472‑479, 491 et 653. À la veille de la Libération, la menace de la disette plane lourdement sur la capitale (F. Grenard, p. 479). On pense au climat qui a déclenché la marche sur Versailles des femmes parisiennes en octobre 1789. Michel Margairaz a parfaitement raison de parler d’une « régression » progressive de la politique de restrictions « dans un grand désordre à travers de grandes disparités, entraînant une grande hétérogénéité d’évolution, selon les produits, les marchés, les régions. » Nous soulignerions pourtant le mot progressive. M. Margairaz, « L’État et les restrictions en France dans les années 1940 », dans D. Veillon et J.-M. Flonneau (dir.), « Le temps des restrictions en France… », art. cité, p. 36 et 40‑41. Michel-Pierre Chélini souligne « l’oscillation entre étatisme et corporatisme ». Nous mettrions l’accent, dans le cas français, sur leur fréquente imbrication, le cas de la filière blé-farine-pain en étant une illustration intéressante. Par ailleurs, le public a du mal à distinguer le dirigisme et le corporatisme. M.-P. Chélini, « La crise du ravitaillement en Europe, 1944-1949 », dans Dominique Barjot, Rémi Baudouï et Danièle Voldman (dir.), Les reconstructions en Europe, 1945-1949, Bruxelles, Éd. Complexe, 1997, p. 166. Pour une excellente discussion de la pénurie, de la politique du ravitaillement, des attentes du public, des inégalités territoriales, etc., voir Erik Langlinay, « Consommation et ravitaillement en France durant la Première Guerre mondiale (1914-1920) », dans A. Chatriot, Marie-Emmanuelle Chessel et Matthew Hilton (dir.), Au Nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux États-Unis au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2004, p. 29‑44.
10 François Tanguy-Prigent (ministre de l’Agriculture) aux préfets, août 1947, Archives ANMF ; Télégramme du ministère de l’Agriculture aux préfets, 11/8/50 et arrêté du préfet du Gard, 27/8/50, Archives départementales (désormais AD) du Gard, 1068 W1 ; Remarques d’H. Longchambon, fin 1947, AN, 4 AG 18 ; J.‑G. Forien de Rochesnard, Histoire du rationnement, op. cit., p. 39. Sur la récolte « catastrophique » de 1947, voir Paul Ramadier, « Réflexions, décembre 1947 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1988, p. 495‑511 ; M.-P. Chélini, « La crise du ravitaillement en Europe, 1944-1949 », dans D. Barjot, R. Baudouï et D. Voldman (dir.), Les reconstructions en Europe…, op. cit., p. 159‑160 ; plus précisément, sur l’état de la récolte et de la collecte et sur l’évolution du rationnement du pain, voir M.-P. Chélini, Inflation, État et opinion en France de 1944 à 1952, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998, p. 291‑292 et 412, consultable en ligne, https://books.openedition.org/igpde/2555. Sur la genèse de la « catastrophe » de 1947, voir également l’éclairage remarquable de M. Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, p. 865‑872, consultable en ligne, https://books.openedition.org/igpde/2276 (t. I) et https://books.openedition.org/igpde/2320 (t. II).
11 J.-G. Forien de Rochesnard, Histoire du rationnement, op. cit., p. 35. L’anxiété des dirigeants au sujet des subsistances persiste longtemps. En 1955, le chef de la section départementale du Gard marque sa communication au préfet sur l’état de la soudure : « Secret », juin 1955, AD Gard, 1068 W112. Sur l’éclipse du ministère du Ravitaillement, voir également F. Grenard, « Le marché noir et ses enjeux… », art. cité, p. 531, 554 et 654‑655 ; idem, Les scandales du ravitaillement. Détournements, corruption, affaires étouffées en France, de l’Occupation à la guerre froide, Paris, Payot, 2012.
12 Sur les plans macropolitique et économique, Fabrice Grenard a sans doute raison d’affirmer que le ravitaillement cède sa place comme problème n° 1 à l’inflation. Mais cette nouvelle ne parvient pas aux oreilles de la filière blé-farine-pain ni à celles d’énormément de consommateurs ; elle ne modifie point le comportement des uns et les inquiétudes des autres. F. Grenard, « Le marché noir et ses enjeux… », art. cité, p. 570.
13 Nous devons une partie importante de ce paragraphe à Dominique Borne, Histoire de la société française depuis 1945, Paris, Armand Colin, 1992, p. 5‑10. Nous nous appuyons également sur Hubert Bonin, Histoire économique de la IVe République, Paris, Economica, 1987, p. 161 ; Maurice Agulhon, André Nouschi et Ralph Schor, La France de 1940 à nos jours, Paris, Nathan, 1995, p. 339‑361 ; Maurice Parodi, L’économie et la société française de 1945 à 1970, Paris, Armand Colin, 1971, p. 61‑65, 86‑90, 99‑103 et 267‑296 ; Robert Gildea, France Since 1945, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 79‑109. Voir aussi l’introduction de Dominique Barjot au numéro spécial consacré à « La reconstruction économique de l’Europe (1945-1953) », Histoire, économie & société, vol. 18, n° 2, 1999, p. 227‑243. Sur la question du redressement économique, le verre est soit à moitié plein, soit à moitié vide. Entrent dans le jeu le type de chiffre utilisé, les variables qualitatives, le temps, l’optique implicitement ou explicitement comparative, etc. Ainsi, pour Jean Chombart de Lauwe, « l’agriculture française retrouve sa capacité de production à une vitesse étonnante, reprise qu’elle doit tant aux efforts remarquables des paysans » qu’au plan Marshall et à l’esprit Monnet (« modernisation ou décadence ») ; L’aventure agricole de la France de 1945 à nos jours, op. cit., p. 205‑206.
14 Jean Trémolières, « La part du pain dans l’équilibre nutritionnel du Français », dans Le pain. Les journées scientifiques du CNERNA (27‑29 avril 1948), Paris, CNRS Éd., 1948, p. 341 et 352‑363 ; Entretien téléphonique avec R. Geoffrion ; La voix de la Patrie, 5 septembre 1951 ; La France de Marseille et du Sud-Est, 18 septembre 1951 ; Le Patriote poitevin [organe du PCF de la Vienne], 13 octobre 1951 ; La Nouvelle République de Bordeaux et du Sud-Ouest, 4 septembre 1951 ; Dangoumois, dans Fédération des syndicats chrétiens, Étude économique et sociale du circuit blé-farine-pain, Paris, juin 1957, Archives ANMF.
Auteur
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Steven L. Kaplan
Formé à Princeton, puis à Yale, Steven L. Kaplan a enseigné pendant 40 ans à Cornell, puis dans plusieurs écoles et universités en France. Spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de l’Ancien Régime et de la Révolution, il a aussi travaillé sur les xixe et xxe siècles. Avec quelques écarts (Adieu 89, Paris, Fayard, 1993), ses recherches portent principalement sur l’histoire des subsistances et plus largement de l’alimentation et celle du travail. Sur la première question, dans le sillage de sa thèse, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, Anthem Press, 2016, (1re edition 1976,), il a publié Le Complot de famine : histoire d’une rumeur au xviiie siècle, Paris, Éd. de l’EHESS, 1982 ; Les Ventres de Paris : pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988 ; Le Meilleur Pain du monde. Les Boulangers de Paris au dix-huitième siècle (1996) ; Le Retour du bon pain : une histoire contemporaine du pain, de ses techniques et de ses hommes ? Paris, Fayard, 2002 ; Le Pain maudit : retour sur la France des années oubliées, 1945-1958, Paris, Fayard, 2008 ; « Raisonner sur les blés » : Essais sur les Lumières économiques, 1763-74, Paris, Fayard, 2017 ; et Pour le pain, Paris, Fayard, 2020. Sur la deuxième thématique : avec Cynthia Koepp, Work in France: Representations, Meaning, Practice, and Organization, Ithaca, Cornell University Press, 1986 ; La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001 et Transmettre, soumettre, socialiser. Essai sur l’apprentissage de Colbert à la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2023.
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