1On a souvent dit et répété que le poids de l’héritage colbertiste avait entravé en France l’épanouissement du libéralisme. Il y aurait eu, s’ajoutant aux multiples résistances populaires (telles que celles qu’a pu rencontrer Turgot), une très forte réticence de l’appareil d’État royal et de la tradition administrative, à l’effet quasiment dirimant.

2Présenté de la sorte, le débat de politique économique du xviii^e siècle apparaît comme le champ clos d’une lutte opiniâtre entre, d’un côté, les zélotes obtus de la réglementation et, de l’autre, les courageux partisans de la liberté, précurseurs incompris et malheureux. Mais il entre là-dedans une large part de mythe. Mythe du personnage et de l’action de Colbert tout d’abord, appréhendé de façon paresseuse, sans véritable contextualisation ; mythe du « colbertisme » ensuite, qui conduit à réduire les débats d’orientation économique à un affrontement élémentaire, bloc contre bloc, entre « libéraux » et « dirigistes ». Sans doute convient-il de prendre un peu de recul, et se méfier d’une image ainsi simplifiée, qui a été en partie forgée dans la fièvre des combats politiques du temps, et en partie durcie après-coup pour les besoins et la commodité d’une cause ultérieure, celle de l’économie politique classique du xix^e siècle.

3Qui plus est, on superpose généralement à cette ligne de fracture simplifiée un découpage sociologique élémentaire : les administrateurs seraient forcément interventionnistes et les praticiens par nature libéraux. Or, divers travaux récents, et en particulier ceux de Jean-Pierre Hirsch, ont montré que les milieux du commerce et de la manufacture n’étaient nullement unanimes, ni avant ni après la Révolution ; que la représentation d’une armée d’entrepreneurs montant à l’assaut de l’interventionnisme étatique était largement controuvée¹. À y regarder de plus près, la situation paraît ainsi bien plus nuancée et contrastée qu’on a pu le dire, aussi bien du côté des décideurs que des administrés.

4D’où la nécessité, pour tenter d’y voir un peu plus clair, de déplacer les termes de la question ; de prêter une plus grande attention aux attentes exprimées par les acteurs économiques ; et, surtout, de partir de l’état réel de l’économie, de la situation concrète des marchés, des problèmes pratiques qui se posent à la fois aux entrepreneurs et aux administrateurs². Nous nous appuierons pour cela sur le cas du principal secteur manufacturier au xviii^e siècle : le textile ; réglementé au plan national depuis Colbert, ce secteur fait l’objet d’un contrôle administratif continu de la part des inspecteurs des manufactures, qui veillent au respect des normes officielles de fabrication et à la bonne qualité de la production. On y voit à l’œuvre toutes les tensions et contradictions de la politique économique du temps³.

I. La politique manufacturière dans la seconde moitié du XVIII^e siècle

5On peut prendre pour point de départ la charnière du demi-siècle. En 1749-1751, on trouve à la tête du Bureau du commerce deux figures majeures, dont les principes et l’action peuvent être considérés comme emblématiques : Vincent de Gournay et Daniel-Charles Trudaine.

6Autour du premier s’est constitué tout un groupe, héritier du premier courant libéral français, dont la pensée a été récemment redécouverte. Ce libéralisme est antérieur à la physiocratie et au Tableau économique de 1759, auquel il ne doit rien⁴. François Véron Duverger de Forbonnais et Simon Clicquot de ­Blervache y côtoient les abbés André Morellet, Gabriel-François Coyer et Claude ­Carlier, mais aussi Henri Louis Duhamel du Monceau, Louis-Joseph Plumard de ­Dangeul et Georges-Marie Butel-Dumont. Ce groupe de pensée influent rassemble la fine fleur des réformateurs éclairés, ceux que Daniel Roche appelle les « améliorateurs », soucieux de progrès et de développement économique. Ce sont des libéraux, au sens où ils prônent la liberté du commerce et sont hostiles à la fois aux corporations et aux règlements de fabrication officiels. Pour eux, la libre concurrence est le ressort indispensable de la prospérité et du plein-emploi. Ils voudraient voir se constituer un large marché national, stimulé par la concurrence, qui reposerait sur une production abondante, débarrassée des normes de la production de luxe et d’exportation.

7Mais ce libéralisme sui generis n’implique pas pour autant un État manchot, bien au contraire. Car l’impulsion gouvernementale est essentielle pour assurer le mouvement de la croissance : par son soutien à l’innovation, par le maintien de taux d’intérêt peu élevés, l’État joue un rôle de « protecteur des subsistances et du travail ». Il veille au respect des équilibres fondamentaux, à cette « balance des hommes et des richesses » qui empêche qu’une accumulation mal distribuée ne déstabilise le fragile équilibre social nécessaire à la nation. En somme, l’État libéral de Vincent de Gournay et François Véron Duverger de Forbonnais est un État régulateur, un État horloger qui donne le coup de doigt nécessaire pour rétablir l’équilibre quand les plateaux de la balance s’écartent trop. Simone Meyssonnier a montré en quoi ce libéralisme se veut mesuré, non capitaliste au sens où il est anti-monopolistique : son idéal économique est un monde de petits producteurs réglé par une concurrence égale – d’où l’appellation, peut-être maladroite, de « libéralisme égalitaire » –, dans lequel l’État joue un rôle de gardien des équilibres, à la fois incitateur et régulateur, à l’encontre de la logique autonome des intérêts particuliers qui tendent inévitablement à l’accaparement des richesses et des pouvoirs⁵.

8Or, ce projet libéral de croissance équilibrée, précisément parce qu’il est conscient des obstacles matériels et physiques à la constitution d’un marché parfait, se conjugue aisément à l’industrialisme incitateur de la deuxième grande figure du Bureau du commerce : Daniel-Charles Trudaine, directeur du Commerce de 1749 à 1769, dont l’action est prolongée ensuite par son fils qui lui succède jusqu’en 1776. Trudaine est l’homme des Ponts et Chaussées, des routes et du désenclavement régional. Tous les efforts de cet homme d’action, et de ses successeurs (son fils, puis Louis Tolozan de Montfort dans les années 1780), tendent à stimuler le commerce et développer les potentialités industrielles du pays. Mais, pour lui, l’intervention de l’État n’est bien sûr pas une fin en soi. Elle vise plutôt à créer les conditions d’un essor économique, capable à terme de se dispenser de tout soutien gouvernemental. Par son action incitatrice en somme, la puissance publique cherche à créer les conditions de son abstention future. Trudaine et Vincent de Gournay peuvent donc aisément s’accorder. De fait, leur rencontre au sommet de l’État au mitan du siècle a été décisive.

9Reste à savoir comment ces orientations se traduisent sur le terrain, dans les pratiques administratives.

II. Les pratiques de l’administration du Commerce

10La longévité des Trudaine père et fils au sein du Bureau du commerce et la poursuite de leur action par Tolozan ensuite ont laissé une empreinte profonde sur la politique manufacturière ; de sorte que, par-delà les aléas des orientations ministérielles et les alternances du personnel gouvernemental, se dégage une politique d’ensemble qui tend à redéfinir l’intervention administrative, non seulement quant à ses modalités, mais aussi quant à sa signification même⁶.

11En premier lieu, les missions de la cinquantaine d’inspecteurs des manufactures en poste dans les généralités se trouvent réorientées. La répression des « fraudes » et des « abus » cesse d’être la priorité, et l’accent est mis de plus en plus sur les autres missions de l’inspection : l’information économique et la statistique manufacturière, d’une part ; l’impulsion industrielle et le conseil technique, d’autre part. Les inspecteurs doivent rassembler et transmettre au gouvernement une information économique immédiatement utilisable, pour qu’il puisse ajuster son action en fonction des effets produits. On leur demande aussi d’établir avec les praticiens de la fabrique et du négoce des relations de confiance et de collaboration plus étroites. Toutes les instructions qui leur sont transmises reflètent cette orientation nouvelle, qui correspond à ce que nous avons appelé « le troisième âge de l’inspection des manufactures » : ils doivent « donner des avis ou des instructions sur ce qui peut contribuer au progrès des fabriques, […] étudier ce qui manque aux fabricants ou du côté des lumières ou du côté des moyens de faire progresser leur fabrication et leur commerce personnel ; enfin rendre compte de tout ce qu’ils regardent comme des obstacles au succès des manufactures, ou comme des moyens de contribuer à leur progrès⁷ ».

12Voilà donc les agents de l’État royal transformés en propagandistes de l’amélioration, vecteurs de l’innovation et animateurs du commerce. Ces directives retrouvent l’affirmation de Forbonnais selon laquelle « plus les inspecteurs s’approcheront de la fonction de consultants avec les manufacturiers, ou de professeurs des arts, plus ils seront utiles ». Les circulaires des années 1760-1770 reprennent à l’envi ce thème : « L’inspecteur est essentiellement le conseil du fabricant, il doit le guider dans son travail, lui faire part des découvertes qu’il a pu faire, enfin l’aider à porter sa fabrication au plus haut degré de perfection⁸. » On recommande « prudence et circonspection » avec les intéressés, on conseille d’agir par « persuasion » plutôt que par contrainte, manifestant par là que la répression est clairement abandonnée au profit de la seule incitation.

13Mais l’incitation, précisément, manifeste bien que l’on n’a pas renoncé à intervenir. La liberté telle que l’entend le Bureau du commerce ne signifie pas l’absence de politique industrielle. Certains historiens qualifient cette position de « libéralisme mitigé », entendant par là que l’État s’assigne non seulement un rôle d’encouragement mais aussi d’orientation économique, au nom des équilibres nécessaires et de l’intérêt national. Tant que le marché parfait dont a pu rêver Turgot n’existe pas de façon concrète, il apparaît en effet que l’harmonie des intérêts privés ne se réalise pas spontanément, rendant nécessaire un arbitrage de la compétition de la part de l’État horloger. Ce point de vue qu’exprime par exemple Jean-Marie Roland de La Platière, inspecteur en Picardie puis en Beaujolais, dans les pages de l’Encyclopédie méthodique fait l’objet d’un large consensus au sein de l’inspection des manufactures, aisément convertie à la philosophie de l’amélioration incitée mise en œuvre alors.

14Il s’agit en somme de créer les conditions d’un fonctionnement de marché, c’est-à-dire d’une circulation plus fluide des produits, de la main-d’œuvre et des innovations ; il s’agit de préparer une future et progressive mise en concurrence généralisée, à rebours de la réalité d’alors, faite de marchés fragmentés, de fortes dénivellations interrégionales, de douanes intérieures et de privilèges multiples. Le but est bien de responsabiliser et le producteur et le consommateur ; mais nos réformateurs considèrent que ceci suppose apprentissage et préparation. S’il y a à peu près consensus au sein de l’administration du Commerce pour souhaiter la suppression des corporations, la question des règlements de fabrication et des normes de qualité des produits suscite bien des discussions : que faut-il réglementer et pourquoi ? Les réponses des uns et des autres sont bien plus nuancées, et pragmatiques, qu’on ne l’a dit.

15Le débat est moins de principe que de degré, de délimitation d’une aire de pertinence et d’efficacité ; bref, on débat de façon pragmatique des modalités optimales de réglementation, et non de son existence en soi, en termes forcément idéologiques⁹. On est loin de l’affrontement simplifié qu’on a souvent voulu voir là. Le cas Turgot ne doit pas faire écran ; on évitera de lire les débats du moment avec les lunettes de Frédéric Bastiat ou de Friedrich von Hayek¹⁰. D’autant plus que les autres acteurs, marchands et fabricants, ont des positions également nuancées.

III. Que pensent, que veulent les praticiens de la manufacture et de l’échange ? Les « deux rêves du Commerce »

16Du côté des praticiens de la production et de l’échange, on repère une complexité similaire. Encore une fois, les figures de la liberté entrent mal dans la grille de lecture simplifiée qu’on leur applique communément.

17Considérons tout d’abord leurs opinions contrastées à l’égard de la réglementation. Les praticiens de la manufacture et du négoce ne sont nullement unanimes à ce sujet, on s’en aperçoit a posteriori quand les règlements sont supprimés par la Constituante en septembre 1791, et qu’arrivent d’un peu partout des demandes de rétablissement. Nulle impétuosité libérale, donc, mais des opinions opposées qui s’affrontent. Parmi les défenseurs des règlements, Turgot ne voulait voir que des « imbéciles » dénués de véritable esprit d’entreprise. On comprendra mieux, cependant, que certains entrepreneurs parfaitement dignes de ce nom trouvent quelque intérêt à la réglementation, si l’on rappelle que celle-ci ne leur est pas imposée d’en haut arbitrairement, mais qu’elle a été largement négociée avec le Bureau du commerce : les règlements enregistrent à un moment donné l’accord général des praticiens, codifient et sanctionnent en fait les pratiques en usage.

18En second lieu, les acteurs de l’échange ne prennent pas à la légère la question de la loyauté des opérations commerciales. Ils ont conscience que dans les conditions qui sont celles de la France du xviii^e siècle, le marché ne peut assurer seul l’organisation sociale de la confiance qui garantira leur bon déroulement. Dès lors, les normes, les contrôles, la marque garantissent le respect des standards de qualité sur lesquels les acheteurs comptent : ainsi, pas de surprise à l’arrivée, pas de vices cachés découverts à l’ouverture des ballots d’étoffes en Amérique ou ailleurs. La norme réglementaire agit comme un facteur de confiance, un réducteur d’incertitude qui rend l’échange possible. Le standard de qualité définit un socle d’accord commun, c’est une convention dont les contrôles garantissent l’application universelle ; c’est un substitut à l’impossible autodiscipline du marché, étant entendu que le marché parfait de Turgot n’existe pas, que le marchand fripon n’est pas toujours automatiquement puni de sa duperie¹¹. Dans un monde incertain, où l’on n’a pas forcément la possibilité immédiate de se fournir ailleurs, où les produits ne sont pas aisément substituables, le standard de qualité protège de l’opportunisme.

19Pour autant, la réglementation des normes conventionnelles ne va pas sans poser de nombreux problèmes, et n’est nullement exempte de contestations. Tout d’abord parce qu’elle constitue bien souvent une arme au service des plus forts, qui seuls en tirent profit : ce sont les négociants, qui pressurent les fabricants en les contraignant à respecter des normes exigeantes, tout en cherchant à les sous-payer. Tout dépend ainsi de la position de chacun dans la chaîne commerciale. Ensuite, parce que le mécanisme de la qualité garantie ne saurait s’appliquer également à toutes les marchandises et à tous les marchés. Dans le textile, le système a été conçu pour les exportations haut de gamme, à faible élasticité-prix, destinées à des marchés lointains dans lesquels la multiplicité des intermédiaires accroît l’incertitude. Or, ce qui vaut pour le haut de gamme ne vaut pas nécessairement pour le demi-luxe de consommation intérieure, qui constitue précisément le marché en expansion. Les étoffes de mode, les « nouveautés » aux spécifications changeantes, pour lesquelles joue beaucoup plus l’élasticité-prix, marquent la fin du consommateur unique et de son produit dédié. Dans ces conditions, les normes réglementaires perdent toute utilité et sont même plutôt un frein. Enfin, tous les biens ne ressortissent pas nécessairement aux mêmes règles ; si l’on reprend la typologie de ­Phillip ­Nelson, qui classe les produits en fonction du degré d’information dont le consommateur peut disposer quant à leur qualité, on peut distinguer trois catégories de biens, sous l’angle de l’asymétrie de positions entre acheteur et vendeur : d’un côté, les « biens de recherche » pour lesquels l’information est obtenue par un simple examen préalable à l’achat ; de l’autre, les « biens d’expérience » dont la qualité est éprouvée dans leur utilisation ; il existe enfin une troisième catégorie, celle des « biens de croyance » pour lesquels il faut s’en remettre à un tiers expert, car leur qualité ne peut être détectée par le simple consommateur ni avant ni après l’achat, du fait du coût prohibitif de l’acquisition de cette connaissance¹². Ce sont là autant de « régimes de qualité » différents, qu’il convient de distinguer.

20Le partage des opinions quant à ces règlements peut ainsi s’expliquer par la nature différente des biens et des segments de marché que chacun occupe. Du reste, le Bureau du commerce a bien senti le problème. Dans les années 1780, l’inspecteur général Louis-Paul Abeille plaide en faveur de la liberté de fabrication, mais pour autant il n’en est pas moins partisan d’une certification des étiquettes : la provenance de l’étoffe, son aunage et la qualité de sa teinture doivent selon lui être contrôlées afin de garantir l’acheteur contre tout vice caché¹³. On observe ici un déplacement significatif de l’objet du contrôle et de la certification : ceux-ci glissent du domaine de la production à celui du commerce. Le principe demeure : garantir la loyauté des échanges ; cependant, il ne s’agit plus de vérifier la conformité à des normes de fabrication, mais d’assurer que le produit est conforme aux caractéristiques affichées. En d’autres termes, on ne dit plus si la fabrication est bonne, mais si l’étiquette dit vrai. Le « système intermédiaire » mis en place par Necker en 1779 joue sur une autre variation possible, opérant une différenciation des produits et des marchés par la possibilité d’une application facultative des normes de fabrication : ce « système intermédiaire » distingue entre les étoffes « réglementaires » (qui sont conformes aux spécifications des règlements de fabrication) et les produits « libres » (qui s’en affranchissent), que les marques officielles permettent de discriminer. Liberté est laissée à l’acheteur d’acquérir une étoffe « libre », non certifiée, à ses risques et périls : l’essentiel est qu’il le fasse en connaissance de cause, et ne risque pas de confondre étoffes « réglées » et étoffes « libres », et d’être trompé¹⁴. La certification glisse ainsi du domaine de la production à celui de l’échange, puisqu’il ne s’agit plus tant de contrôler les qualités intrinsèques des étoffes que de garantir la bonne foi des étiquettes.

21Pareille évolution ne lève pas toutes les hypothèques, car l’ambivalence de la position des praticiens à l’égard des institutions régulatrices du commerce est plus profonde encore. On en trouve une expression dans la formule de la chambre de commerce de Rouen en 1755 : « Le commerce de France ne demande que liberté et protection » ; ou encore sous la plume de Lesage, manufacturier à Bourges, en 1784 : « Laissez-nous faire, Sire, protégez-nous beaucoup¹⁵. » Il faut y insister : on peut difficilement comprendre la politique manufacturière du Bureau du commerce en dehors de cet horizon d’attente des praticiens. Or, derrière l’apparent oxymore, il existe de multiples manières de conjuguer les deux termes de « liberté » et « protection ».

22L’expression s’entend le plus souvent au sens du privilège d’Ancien Régime et de la défense d’une rente de situation. « Dès qu’il y a de la concurrence, il n’y a plus d’eau à boire », déclare le brasseur d’affaires Louis-Charles Greffuhle. Se réserver l’eau à boire : de Josse Van Robais à Benoît Lacombe¹⁶, tous s’y sont activement employés, qu’il s’agisse de faire élever des barrières douanières en faveur du « travail national », de défendre les intérêts d’une branche contre sa concurrente, ou encore, à une autre échelle, d’exploiter les privilèges d’une ville ou d’une corporation. Chaque groupe d’intérêts cherche à se procurer un avantage comparatif ou un monopole à l’abri duquel il pourra prospérer « librement ».

23Le plus important tient cependant à une autre dimension du privilège. L’essen­tiel n’est pas tant dans le contenu précis des avantages reçus que dans le principe même de la reconnaissance institutionnelle que suppose le privilège : il institue un groupe de professionnels, une catégorie de marchands ou fabricants, en corps séparé, auto-administré, investi d’une capacité de négociation avec les autorités. C’est dans cette capacité d’auto-organisation publiquement reconnue que se réalise la combinaison idéale de « liberté » et de « protection ». C’est la reconnaissance institutionnelle et politique qui importe le plus, sans préjuger de la nature des règles instituées ensuite, ou des monopoles qui seront concédés. En d’autres termes, il convient de ne pas confondre le cadre régulateur (la corporation, ou la chambre de commerce par exemple) et le contenu de la régulation. Aussi sommes-nous conduits à désemboîter les deux ordres de réalité distincts que forment la corporation et la réglementation, trop souvent confondues. L’une désigne la capacité de faire corps, c’est-à-dire un privilège d’auto-administration et des lois de police interne : la corporation est avant tout une instance de délibération collective¹⁷. L’autre renvoie à des normes, des règles qui concernent les produits fabriqués ou les conditions des échanges commerciaux, ou encore la discipline du travail. On doit donc se garder de confondre le cadre, d’une part, et le contenu, d’autre part, des régulations institutionnelles.

24Le cas de la soierie nîmoise illustre à l’extrême la nécessité d’une telle distinction analytique. Les fabricants n’y ont cessé de combattre les règlements en vigueur, empruntant largement à l’argumentaire libéral. Est-ce à dire qu’ils sont convertis à la nouvelle doctrine ? Nullement, à en juger par l’égal acharnement dont ils font montre pour défendre et imposer leur organisation corporative. Fieffés corporatistes, ils dénoncent simplement des règlements qui profitent essentiellement à leurs concurrents lyonnais, qui ont fait de la soierie haut de gamme leur monopole, et ne laissent aux Nîmois que le créneau du bas de gamme non réglementé¹⁸. Telle est la leçon nîmoise : on peut réclamer d’une même voix la liberté de fabrication et la liberté de s’organiser en jurande, c’est-à-dire d’imposer un cadre corporatif contraignant à tous ceux qui exercent la même activité. On en conclura que le « laissez-nous faire » s’entend surtout comme la volonté de décider entre soi, de disposer d’un cadre institutionnel, officiellement reconnu, qui permette aux intéressés de régler par eux-mêmes certains problèmes, de façon interne, et de négocier avec le pouvoir le contenu des règles du jeu commercial.

25Du coup, on comprend mieux ce que Jean-Pierre Hirsch a appelé les « deux rêves du commerce », cette double volonté d’institution et de liberté qui anime les acteurs économiques¹⁹. L’enjeu est ici moins le principe du règlement, que tous peuvent admettre, que de savoir qui en fixe le contenu, et qui le fait appliquer. Le « laissez-nous faire » des entrepreneurs et des commerçants n’est donc pas le refus de toute règle, mais la revendication d’une part d’autonomie, d’une faculté d’auto-administration, et d’un pouvoir de négociation avec le gouvernement ; lesquels, par ailleurs, ne vont pas sans une « protection » royale, inhérente à la nature même du privilège, qui est alors le cadre ordinaire de la liberté.

26De tout cela, il semble qu’il ne sera plus question après 1789 ou 1791. Et pourtant la Révolution française apparaît en fait comme en décalage par rapport à ces attentes diverses et, surtout, complexes. Elle opère en effet comme une simplification réductrice. En vérité, la réalité n’a ici rien à voir avec le récit plus ou moins téléologique de l’avènement de la liberté économique que l’on peut encore lire dans certains ouvrages.

IV. Paradoxes et conséquences de 1791

27Il faut revenir un instant à 1791, au moment où les fils se sont singulièrement embrouillés. Les lois de 1791 sont le produit de la conjonction entre une incontestable poussée libérale (fondamentalement politique avant que d’être une revendication économique) et d’un enchaînement plus ou moins incontrôlé : il faut ici se méfier de la « chronique d’une mort annoncée », par trop téléologique. Au lendemain de la nuit du 4 août règne une incertitude manifeste : l’abolition des privilèges entraîne-t-elle ipso facto – mais implicitement seulement, car rien n’est dit à ce sujet – celle des corporations²⁰ ?

28La pièce s’est jouée en trois actes. En mars, le baron d’Allarde se soucie surtout de créer la patente : à ses yeux, les corporations n’existent déjà plus, et sa loi a une visée essentiellement fiscale. Le Chapelier, pour sa part, est l’auteur de trois lois, et non une : trois restrictions successives du droit d’agir en groupe, de l’interdiction des pétitions en nom collectif à la limitation de l’activité des clubs en septembre. Il s’agit de bannir toute coalescence et par conséquent toute expression d’un « intérêt intermédiaire », vu comme intrinsèquement sécessionniste²¹. Enfin, en septembre, sur le rapport de Maurice Goudard, l’Assemblée supprime les chambres de commerce, l’inspection des manufactures et toute l’ancienne réglementation. Mais il faut souligner que la proposition initiale du rapporteur prévoyait de reconstituer une administration du commerce, appuyée sur les municipalités, et envisageait d’édicter des règlements locaux : proposition tout à fait conforme à ce courant du libéralisme français inspiré de Vincent de Gournay, évoqué plus haut, pour lequel l’intervention de l’État n’est pas tant affaire de principe que de degré, d’opportunité et d’échelle. On voit que, pour Goudard, il s’agissait essentiellement de changer d’échelle. Mais le débat a tourné court, dans l’urgence de la séparation de l’Assemblée, à la veille de nouvelles élections. On a donc voté le premier volet de la proposition, et supprimé… sans remplacer !

29Résultat : il n’y a plus rien ; l’échange est nu… et ses praticiens fort embarrassés. Car il n’y a plus de cadre légal de concertation, de délibération collective ; on n’a plus d’instance vers laquelle se tourner, sinon… l’État et son administration. Mais précisément, ceux-ci sont censés s’abstenir.

30Explicitons ces deux aspects du problème²². Tout d’abord, le nouveau conformisme de l’atomisme libéral conduit les agents économiques à voir leurs besoins déniés, à se mouvoir dans un cadre institutionnel appauvri. Certes, les chambres de commerce sont reconstituées en 1801, puis les chambres consultatives des arts et manufactures en 1803, mais la situation demeure insatisfaisante pour bien des acteurs qui n’y trouvent pas forcément leur place²³. Nous voulons dire qu’il n’est nullement évident que patrons, marchands et artisans aient simplement voulu jouir tranquillement de leur inorganisation ! En d’autres termes, on aboutit à la négation théorique des besoins d’organisation et de réglementation des praticiens. Théorique, parce que les pratiques demeurent, mais clandestines : une certaine euphémisation abrite la continuité des pratiques ordinaires en l’habillant du discours à la mode. Ainsi les chambres de commerce, en principe purement consultatives, constituent-elles des lobbies actifs, des forces d’auto-organisation réelle des intérêts négociants, en parfaite contradiction avec la loi Le Chapelier (et alors que les coalitions ouvrières, elles, sont sévèrement réprimées).

31Cependant, pareil fossé entre le dire et le faire s’avère tout de même gênant, parce que malgré tout les besoins restent indicibles, et les attentes non directement formulables. Rien ne peut se dire clairement, dans ce brouillard d’implicite. Or, en cas de crise, par exemple, il faut bien pouvoir se concerter : on le fait dans l’ombre, au travers de pratiques « discrètes » de répartition des marchés, d’alignement des prix ou des salaires. Il y a bel et bien « entente », mais secrète… et pourtant notoire²⁴. En somme, « Don’t ask, don’t tell » !

32Le jeu est donc singulièrement compliqué par la dénégation de ses règles. Au plan local, on s’en remet généralement à une organisation informelle dans le cadre de ce qu’on appelle la « fabrique » (l’ensemble des manufactures du lieu), qui n’a aucune existence légale et subit le jeu d’influence des notables locaux. Le seul cas où l’organisation s’opère au grand jour est celui des associations protectionnistes. Comme si les bienfaits de l’organisation des intérêts n’étaient reconnus que sur le programme économique le plus pauvre : la barrière douanière.

33Le second effet majeur de cette négation des besoins d’organisation, tout à fait paradoxal, comme l’a montré Jean-Pierre Hirsch, est le retournement vers l’État²⁵. Celui-ci devient en effet, par défaut, la seule instance légale de régulation, de production de règles. Et ce, au moment même où la doctrine libérale majoritaire lui commande précisément de ne pas intervenir : on est tenté de parler de schizophrénie ! Les attentes réglementaires ou institutionnelles des acteurs deviennent informulables, puisque toute demande de régulation fait ressurgir soit le spectre du corporatisme, soit celui du colbertisme. Du coup, quand on se décide à agir, c’est toujours en s’en défendant, sous couvert d’une dérogation temporaire, d’une exception localisée – sans vouloir « porter à conséquence », s’excuse‑t‑on.

34On aboutit finalement à un curieux mélange, assez spécifique, de laisser-faire et d’interventionnisme, assorti d’un discours systématiquement libéral. Il apparaît ainsi que le poids de la centralisation, le renvoi des compétences au niveau d’un État, dont on réclame pourtant qu’il intervienne moins dans la vie économique, sont les effets modernes (et non un héritage) et paradoxaux de l’effacement des autres instances : on voit remonter vers le pouvoir central toute une série de problèmes de régulation parce que le principe général de la liberté a creusé des vides dans le tissu intermédiaire des institutions. D’où la sollicitation permanente des organes gouvernementaux : toute difficulté est soumise à leur arbitrage par « défaillance » des autres instances disparues ou désarmées.

35Une seconde conséquence majeure doit être soulignée. Tout en évitant un quelconque enthousiasme néo-corporatif (au même titre que nous nous efforçons d’éviter toute déploration colbertienne), force est de voir là l’origine de la faiblesse structurelle des organisations socio-économiques en France. La France contemporaine a en effet été incapable de définir un système pluraliste de représentation des intérêts, professionnels ou autres²⁶. D’où la faiblesse de la tradition de négociation collective dans notre pays (et, de là, une forte politisation du social) ; d’où également la faiblesse du paritarisme, et surtout, un rapport pervers au corporatisme, qui reflète le cruel défaut d’organisation de la société civile²⁷.

36L’étatisation et la politisation des enjeux économiques et sociaux en France ne doivent donc rien à un prétendu colbertisme, car de cet interventionnisme par défaut, Colbert n’est nullement responsable ! C’est plutôt le dogme individualiste qui informe le libéralisme de la Révolution française qui est en cause, avec son déni du collectif, suspect de particularisme potentiellement factieux, qui conduit de façon paradoxale à tout faire remonter à l’État central. On est donc bien loin de la vision simpliste d’une opposition entre « colbertisme » et « libéralisme ». La question doit donc être envisagée en d’autres termes, plus nuancés, et moins idéologiques.