1En matière de management public, un problème public désigne le fait qu’une autorité publique se comporte comme la propriétaire du traitement d’un enjeu. Elle énonce et gère ce qu’elle considère comme étant une solution en termes d’action, soit une politique publique. Tout problème n’étant pas public en soi, il le devient de ce fait. Il rend compte d’une construction spécifique menée par un acteur doté de légitimité pour ce faire. Comment est-il pris en charge par une institution publique, défini ou redéfini (Mény, Thoenig, 1989) ?

2Comme science appliquée à l’action, le management public accorde une importance particulière à ce processus. Car cette appropriation n’est pas neutre en termes de conséquences. L’autorité publique légitime est une partie prenante proactive. Elle opère comme un transducteur de demandes ou d’enjeux portés par des tiers. Elle convertit ces demandes en solutions applicables dont elle est en dernier ressort comptable.

3Or, la notion de problème public, bien qu’utilisée de façon assez fréquente par des disciplines de sciences sociales comme la science politique et la sociologie, définit des phénomènes qui restent souvent identifiés et désignés de façon métaphorique ou vague (Neveu, 2015). Elle peut désigner une cause ou un problème qui fait débat politiquement à un moment donné, les mass media, des entrepreneurs de causes ou des mouvements sociaux aidant. Elle qualifie donc ce qui dans une société serait situé en amont d’une intervention publique et lui donnerait naissance. Elle peut aussi désigner de façon plus restrictive une cause ou une demande qui suscite l’attention de l’espace institutionnel s’occupant de politiques publiques. Elle postule donc une phase qui se placerait en aval du débat sur des causes et de la mobilisation sociétale qui l’accompagne, qui aboutirait à ce qui est souvent appelé comme étant la mise sur agenda des institutions publiques (Mény, Thoenig, 1989). Le recours à la notion de problème public sert donc scientifiquement à développer tantôt une théorie de l’État tantôt une théorie des organisations ou de la mobilisation politique.

4Une science appliquée comme le management public se différencie assez radicalement de tels usages ou perspectives. Elle considère l’activité d’une autorité publique d’une façon plus proactive et large, mais aussi plus conceptuelle. Cette activité marque de son empreinte les réponses qu’elle formule ou plus exactement les effets que les solutions qu’elle mobilise provoquent ou vont engendrer.

5L’analyse que ce concept implique fait appel à divers registres : cognitifs, organisationnels, économiques, politiques, juridiques. Le propriétaire d’un problème public, qu’il le veuille ou qu’il l’ignore, marque les programmes dont il est porteur de l’empreinte de ses propres objectifs, de sa manière d’interpréter ce qui est en jeu, des savoir-faire qui sont les siens (Gibert, Thoenig, 2019).

6Un problème public est autre chose qu’un enjeu. Ce n’est pas une réalité objective ou exogène qui s’impose comme telle à la puissance publique. Cette dernière opère une traduction endogène. Or, il existe un espace de jeu entre les demandes et les décisions formulées en amont et les réponses opérationnelles et leur mise en œuvre. C’est par exemple le cas en France entre une loi et les circulaires d’application (Kervasdoué et al., 1976 ; Charbonneau, Padioleau, 1980).

7L’élaboration d’une politique ne ressemble pas à un processus linéaire au cours duquel l’aval, soit la mise en œuvre, serait l’administration pure et simple de solutions cherchant à satisfaire une demande sociale devenue enjeu par le canal de sa mise sur agenda. Cet enjeu a de fortes chances d’être interprété afin d’être problématisé par le propriétaire légitime, capacité qui n’est pas donnée à tout le monde. En d’autres termes il s’agit de sensibiliser les acteurs qui ont la compétence pour ce faire et qui sont propriétaires de types de solutions adéquats. Ainsi, l’enjeu de la sécurité routière ne relève pas du seul ministère des Transports, car son traitement dépend aussi et surtout du ministère des Finances qui assure la tutelle du secteur des assurances. Le problème du nombre de morts et de blessés au volant dépend donc d’un autre problème qui est celui de la constitution des paniers de risques, donc in fine de la compétitivité des compagnies d’assurances (Dupuy, Thoenig, 1979).

8Cette activité de construction importe pour le management de la performance. En premier lieu, l’évaluation des résultats n’est pas réductible au seul examen des impacts ou effets directs de telle ou telle action publique mise en œuvre ou de telle ou telle mesure prise et définie par le propriétaire d’un problème, ce qui est souvent le cas. Un point est clé : c’est l’enjeu qui est à l’origine de l’action publique qui doit être traité comme la référence pour la performance, et non pas sa réinterprétation par ce propriétaire. Cette obligation est pourtant souvent enfreinte en matière d’évaluation des politiques publiques. L’action publique n’est pas une fin en soi dont il s’agit d’évaluer les impacts, elle est une construction opérée par un propriétaire pour traiter une finalité exogène, soit du changement social.

9Ce à quoi la performance renvoie est en matière de management public une question décisive. Dans le secteur privé, elle est définie et régie de façon conventionnelle. Grosso modo un consensus règne à propos des indicateurs à considérer pour la mesurer. Dans le secteur public cette convergence n’existe guère sinon pas du tout. Les indicateurs de succès sont construits de façon disjointe en termes de contenu et aussi en termes d’horizon de temps. Cet état de nature explique largement pourquoi la construction d’un problème public est à la fois délicate et décisive à manager par ses propriétaires.

10Cette construction et sa déclinaison problématique se font à travers des processus nombreux : l’affectation à tel propriétaire plutôt qu’à tel autre, le choix de tel ou tel horizon de traitement, la substitution de l’enjeu par d’autres enjeux, la mise en compatibilité avec le savoir-faire et les modes opératoires déjà en place, le recours à la rhétorique, la dissonance cognitive, etc.

11L’univers public se caractérise par un faible niveau de cognitions partagées. Rares en sont les silos organisationnels internes qui interprètent le monde dans lequel chacun évolue d’une manière identique. L’architecture cognitive endossée par le sommet ou le centre à Paris ne coïncide pas nécessairement avec le quotidien des pratiques des échelons opérationnels. Chaque silo vertical tend à concevoir la solution d’un même problème à l’aune de ses bonnes pratiques, ces capitaux d’expérience étant dissemblables entre silos. La construction d’un problème est donc un choix décisif en matière d’affectation d’un problème, en particulier dans un État dont le centre gouvernemental est faible et l’administration en miettes comme c’est le cas en France. Il en va des politiques publiques comme de la santé. À chaque spécialité médicale son diagnostic et qui plus est sa prescription de tel ou tel médicament pour traiter un même symptôme apparent.

12Cette construction d’un problème public ne se limite pas à la seule phase d’élaboration d’une action ou d’un programme. Elle est continue. En effet, la définition du problème peut évoluer au fur et à mesure de la mise en œuvre de la décision affichée, ne serait-ce que parce que sa dynamique engendre une transformation du problème public initialement défini et approprié par ses prestations et leurs effets sur le terrain. Elle peut aussi mettre en évidence que le problème tel que construit au départ ne l’était pas de façon assez robuste ou au contraire était trop simpliste. Deux types de rationalité souvent peu conciliables, celle de nature politique et celle de nature managériale, voient leur part respective évoluer à mesure que l’action se déroule dans le temps et dans l’espace. Le même enjeu apparent tel que traité aujourd’hui risque fort d’être abordé demain comme un problème public construit de façon quelque peu différente. Les approches requises en matière de management public doivent en tenir compte sur tous les plans, qu’ils soient instrumentaux et cognitifs ou qu’ils façonnent les impacts de l’action que les autorités légitimes qui sont ou qui devraient être les propriétaires du problème traité retiennent comme indicateurs de leur performance.