1La notion de population locale est essentielle au management public, puisqu’elle permet de définir celle d’intervention publique locale et d’en déterminer les limites. En outre, la complexification des modes de gouvernance des territoires s’accompagne d’une réaffirmation de l’importance de cette notion de population locale et de sa spécificité.

La représentation de différentes formes de populations locales par les collectivités

2En Europe, l’autonomie des pouvoirs publics locaux se fonde sur la reconnaissance des besoins des populations locales et doit être garantie. La Charte européenne de l’autonomie locale, traité international contraignant ratifié par les 46 États membres du Conseil de l’Europe, dispose que l’autonomie locale, c’est-à-dire « la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité […] une part importante des affaires publiques » s’exerce « au profit de leurs populations » (Charte européenne de l’autonomie locale, ouverte à la signature des États membres du Conseil de l’Europe le 15 octobre 1985 et entrée en vigueur le 1^er septembre 1988, partie 1, article 3, § 1). Le principe de subsidiarité est ici mis en avant pour promouvoir l’idée selon laquelle le fonctionnement démocratique s’accompagne nécessairement d’un transfert de compétences et de ressources financières aux collectivités locales. Ces transferts ne sont mis en exergue que dans la mesure où ils doivent permettre « la décentralisation du pouvoir au niveau le plus proche » de ces populations.

3En France, la place des collectivités locales dans l’État et dans la société est circonscrite par l’exigence de servir les besoins de la population locale (Conseil d’État [CE], 30 mai 1930, Chambre syndicale de commerce en détail de Nevers). La collectivité est, fondamentalement, la personnification juridique d’un groupement d’habitants, une corporation dont la raison d’être est de fournir un service public à la population locale et de permettre l’expression d’une volonté commune. C’est aussi le recensement de la population locale qui détermine, en France, le montant de la dotation globale de fonctionnement (DGF) versé par l’État.

4Trois éléments permettent de comprendre comment cette conception est appliquée. Premièrement, l’intervention spontanée de la collectivité est justifiée par l’existence d’un intérêt public local correspondant directement à la satisfaction des besoins de la population locale. Ce raisonnement peut être utilisé par les élus locaux pour promouvoir des formes de « socialisme municipal ». Ce fut notamment le cas pendant la période 1930-1960 mais, aujourd’hui, cette pratique est toujours courante. L’embellissement du cadre de vie ou la mise à disposition d’équipements sportifs ou liés au domaine du social et de la santé entrent dans ce cadre, tant que le service public est ouvert à l’ensemble de la population concernée (CE, 20 novembre 1964, Ville de Nanterre). La collectivité peut ainsi pallier l’insuffisance de l’initiative privée.

5Deuxièmement, et par extension, l’action publique locale est justifiée lorsqu’elle peut servir un objectif de développement local (CE 17 avril 1964, Commune de Merville-Franceville). L’élu local, pour justifier son intervention, peut ainsi considérer qu’il n’y a « pas de raison d’exclure de la population locale les personnes qui séjournent plusieurs semaines sur le territoire de la commune et, d’autre part, que l’intérêt de la population permanente de la commune au développement touristique et à la prospérité économique » justifie l’action publique locale. Le soutien apporté aux évènements culturels et touristiques ou au développement de certaines activités économiques se justifie sur ce fondement.

6Troisièmement, l’exécutif local peut, par ailleurs, recourir aux outils de démocratie participative, pour peser sur les différentes décisions prises par l’État et les entreprises. Le protocole additionnel de la charte européenne de l’autonomie locale, ratifié le 22 janvier 2020, rappelle ainsi l’importance, dans l’action publique, des droits de pétition, référendums locaux et d’autres dispositifs destinés à promouvoir le droit de la population locale à participer aux affaires des collectivités locales.

La concurrence entre représentants des différentes formes de population locale

7Les collectivités ne sont toutefois pas les seuls acteurs susceptibles de se prévaloir d’une légitimité, en raison de leur action visant à satisfaire la population locale. La gouvernance à six mise en œuvre dans le champ environnemental (État, collectivités, associations, salariés, employeurs et parlementaires) fait ainsi apparaître une forme de concurrence entre acteurs représentant, à plusieurs niveaux, les différents intérêts supposés d’une même population (Moliner-Dubost, 2016). Dans ce cadre, la lutte pour représenter la population locale peut s’accompagner de stratégies de mise à distance de cette population, par exemple en utilisant l’acronyme NIMBY, qui est moins « un syndrome qu’un stigmate, une manière de désigner, en les discréditant, les opposants » (Blatrix, 2002). Il s’agit, ici, non seulement de revendiquer son statut de représentant légitime de la population locale mais aussi de remettre en cause la capacité d’autres acteurs d’assurer cette représentation.

8La conception au travers de laquelle des appareils politiques – locaux ou non – justifient leur intervention par une reconfiguration de la nature de la population locale – voire, choisissent leur population locale – est portée plus avant dans le cadre des négociations autour de la redéfinition des circonscriptions électorales et des territoires représentés par les collectivités. C’est dans ce cadre que les États, en Europe, contreviennent régulièrement aux dispositions de la Charte européenne de l’autonomie locale. Ce fut notamment le cas, en France, lors de la réforme territoriale (2015), mise en œuvre par l’État sans consentement des collectivités. Hors de l’espace européen, l’exemple particulier des États-Unis doit être ici signalé, au vu de l’importance des nombreux cas de Gerrymandering, qui redéfinissent régulièrement les populations locales en fonction des intérêts des appareils politiques et de leurs financeurs. Le redécoupage stratégique des circonscriptions administratives est ici utilisé dans le but de créer des zones dans lesquelles les minorités sont majoritaires. L’importance prise par les groupes minoritaires, notamment au travers de processus de primaires, trouve une part de son origine dans ces stratégies. La création de ces minorités localement majoritaires est l’un des mécanismes que le management public doit certainement étudier à une échelle multiscalaire (Trouillet, 2020).

9Enfin, il convient de signaler l’importance prise par les organisations de la société civile. Ce sont notamment des avocats et des organisations non gouvernementales qui peuvent aussi, notamment dans le cadre de la protection de l’environnement, concurrencer les exécutifs locaux et nationaux et les entreprises partenaires des pouvoirs publics, ou des groupes partisans dans la représentation des intérêts des populations locales. Les affaires liées aux pollutions par hydrocarbures, aux grands projets d’aménagement, aux risques industriels et, plus largement, à l’environnement, sont le cadre de telles reconfigurations.

10Finalement, c’est sans doute dans les pays travaillant avec les organisations internationales que la prise en compte des populations locales est la plus directe et la plus formalisée, actuellement. Effectivement, dans ces pays, les logiques de concurrence entre représentants de la population locale sont plus systématisées. Un texte comme la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification du 17 juin 1994 distingue ainsi populations locales et groupements communautaires (art. 10, e), populations locales et organisations non gouvernementales (art. 5, d et art. 10, f), populations locales et collectivités territoriales (art. 3, a et art. 17, f). C’est ainsi « la pleine participation de la population locale […] tout spécialement des femmes et des jeunes » (art. 19, a) qui est recherchée.

11Cette distinction se retrouve dans les pratiques de la Banque mondiale (BM). Les procédures de consultation libre, préalable et éclairée (politique opérationnelle 4.10) des populations locales sont effectivement obligatoires lorsque la BM apporte son financement à un projet, dans l’ensemble des États hôtes. Concrètement, les projets qui font l’objet d’un contrat entre l’État hôte et l’investisseur étranger s’organisent autour de groupes de contrats associant les riverains, les communautés traditionnelles (notamment au titre de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail) mais aussi, plus largement, les organisations de la société civile (média, universitaires, ONG, organisations religieuses ou syndicales) et, plus largement encore, l’ensemble des populations locales.

12L’utilisation de la notion de population locale est ici plus adaptée car plus large que les notions de parties prenantes (entités identifiées par une organisation comme affectée par – et/ou affectant – ses activités) ou que les notions proches de riverain ou de citoyen. Par ailleurs, cette notion est plus utile, dans la mesure où, au travers de l’identification des besoins non couverts par l’initiative privée, il est possible d’intégrer aux besoins des populations locales les besoins spécifiques de protection des enfants ou des femmes. Dans le cas des projets extractifs, à l’échelle internationale, ces besoins spécifiques risquent effectivement d’être peu pris en compte par les différents représentants des populations locales et sont ainsi aussi assurés par la mise en œuvre de procédures particulières, notamment judiciaires. Enfin, comme souligné précédemment, la détermination précise de ce qu’est une population locale fait l’objet d’une littérature et d’une jurisprudence claires, permettant de donner un contenu opérationnel à cette notion.