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Légitimité
Romain Laufer et Alain Burlaud
p. 419-423
Texte intégral
1La légitimité est l’attribut d’un pouvoir ou d’une proposition dont l’acceptabilité est liée à une justification. Le fait d’être lié à une justification implique, d’une part, qu’il y ait une mise en doute de l’acceptabilité du pouvoir et, d’autre part, qu’il soit possible de répondre à cette mise en doute par un discours (la justification) ce qui implique que le différend, voire le conflit, puisse être résolu sans recours à la force.
2La légitimité peut donc être définie comme ce qui se manifeste à l’occasion d’une interaction verbale qui relie une mise en question du pouvoir (ou d’une proposition) et une réponse.
Du concept de légitimité comme réponse aux conflits
3Des conflits sont susceptibles de se manifester à propos de la légitimité d’un pouvoir (ou d’une proposition). La résolution de tels conflits implique la définition d’une hiérarchie entre les instances en présence, hiérarchie qui définit leur autorité relative. La diversité potentielle des instances en présence et les conflits susceptibles de surgir quant à la hiérarchie de leur autorité respective font peser une incertitude sur la légitimité d’un pouvoir (ou d’une proposition).
4Le moyen d’échapper à cette incertitude est de définir un critère a priori de justification de la légitimité d’un pouvoir (ou d’une proposition). Suivant l’anthropologue Mary Douglas (2002), la certitude qui résulte d’une telle approche « n’est ni une humeur, ni un sentiment, c’est une institution ». Un tel critère permet, à partir de la définition d’une instance suprême dite souveraine, de déterminer la légitimité de l’ensemble des actions sociales. Suivant Max Weber (1971), il est possible de distinguer trois fondements potentiels de la légitimité permettant de définir trois types d’autorité légitime : l’autorité charismatique, l’autorité traditionnelle et l’autorité rationnelle légale.
5La France contemporaine est caractérisée par le règne de la légitimité rationnelle-légale qui fait du droit et de la science les deux sources principales de l’autorité. Le droit et la science constituent donc la source de ces idées communes dont Alexis de Tocqueville (1990) nous dit que : « Sans idées communes, il n’y a pas d’action commune, et sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social. Pour qu’il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales ».
6Les exigences requises par un tel système d’idées peuvent être décrites de la façon suivante :
il doit être (très) simple de façon à pouvoir être facilement partagé par un grand nombre de citoyens ;
il doit permettre de coder la « réalité » i.e. de proposer des descriptions opposables aux tiers, permettant, en cas de différend, de dire qui a tort et qui a raison ;
il doit être tel que le fait de se conformer aux règles de sa syntaxe implique une promesse de bien-être, de justice, de succès, etc. ;
ce système d’idées est si essentiel à l’existence de la société qu’il est rendu obligatoire – performatif – par le droit puisque nul n’est censé ignorer la loi. Ce caractère obligatoire est rendu effectif du fait que l’État dispose du monopole de la violence légitime (Weber, 1971).
De la légitimité au pouvoir et à l’autorité
7L’étude de la légitimité ne se conçoit pas sans référence aux notions de pouvoir et d’autorité.
8Le pouvoir est la faculté de commander et d’exiger quelque chose de quelqu’un sous peine de sanctions et sans exclure le recours à la force. La capacité de sanctionner joue un rôle essentiel dans la relation entre celui qui exerce le pouvoir et celui qui lui est soumis. L’exercice du pouvoir, fut-il absolu, suppose le consentement actif de certains assujettis ou, au moins, leur acquiescement résigné mais se heurte nécessairement à la résistance d’autres. L’existence de ces résistances fait qu’il n’est pas de pouvoir qui ne dispose de ressources susceptibles d’être mobilisées. On pense bien sûr au recours à la force pour venir à bout des résistances, mais la relation de pouvoir n’est pas nécessairement un jeu à somme nulle. Autrement dit, la résistance peut être affaiblie au point de renoncer à la force si le pouvoir produit des effets positifs partagés. Le pouvoir exercé par une ou plusieurs personnes doit être distingué de la notion d’autorité.
9L’autorité est un pouvoir dont la force ne vient pas de la violence. Elle est même inversement proportionnelle à la force de contrainte requise. C’est la faculté d’entraîner le consentement d’autrui pour se faire obéir. Quiconque est régulièrement obéi est une autorité. Se soumettre à une autorité, c’est reconnaître la volonté ou le jugement d’une autre personne comme étant une base suffisante pour y conformer son action ou lui donner son assentiment, sans avoir au préalable pesé le pour et le contre (Auroux, 1998, p. 204). Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Johann Chapoutot (2020), celui qui reconnaît une autorité est « libre d’obéir ». Il reconnaît les qualités de celui qui exerce son autorité : ses qualités intellectuelles et ses qualités morales. L’autorité est la supériorité ou l’ascendant en vertu desquels on est crédible, obéi, respecté, ce qui permet d’imposer son jugement et sa volonté à autrui.
10L’autorité est aussi une nécessité dans la mesure où elle permet au pouvoir politique, que ce soit au niveau de la nation ou d’une organisation, de trancher, de décider, alors même qu’il n’a pas les compétences scientifiques requises pour produire une opinion indépendante sur une question qui peut être d’une haute technicité. Ainsi, dans le cas de la pandémie de 2020, le pouvoir politique reconnaît la valeur du jugement des représentants du corps médical, un Conseil scientifique, et le citoyen reconnaît la capacité du pouvoir politique à arbitrer entre des solutions qui toutes font des victimes, même si ce ne sont pas les mêmes. Faut-il donner, selon le choix qui sera fait, la priorité à la santé ou à l’économie, même si on ne peut pas les considérer comme étant deux variables indépendantes. De tout temps et en toutes circonstances, une autorité publique est requise pour surmonter les divergences des intérêts individuels et coordonner les différentes actions. Seule une procédure agréée par l’ensemble de la société, ce qui ne veut pas dire par tous, permet l’exercice de l’autorité politique. Toute autorité s’accompagne donc de signes la rendant manifeste et de critères permettant d’identifier et d’authentifier sa source. Cela nous conduit à revenir sur la notion de légitimité.
11Légitimité, pouvoir et autorité traitent de relations interpersonnelles et supposent donc des interactions. Le pouvoir de quelques-uns sur tous a besoin de se légitimer et sa légitimité confère à celui qui le détient son autorité.
Légitimité et management public
12La légitimité dont il est question dans le contexte du management public est celle dont l’extension de la validité est déterminée d’une part, par la limite entre le public et le privé, et d’autre part, par la frontière qui sépare l’intérieur de l’organisation de l’extérieur.
13Les traités de droit administratif contemporains font état du caractère ambigu de la limite entre le public et le privé. C’est ainsi qu’Yves Gaudemet écrit : « La recherche du critère du droit administratif a alimenté des réflexions abondantes et à peu près continues… Aujourd’hui, la discussion semble un peu épuisée » (Gaudemet, 2017). De son côté, Didier Truchet écrit : « [Les contours du droit administratif] sont… flous et mouvants… Il faut en prendre son parti, sans exagérer les inconvénients pratiques de cette incertitude » et, ailleurs encore : « Le droit administratif est de plus en plus difficile à enseigner. Mais appuyé sur des constantes et ouvert au changement, il conserve sa légitimité et une nécessité intacte… », ce d’autant plus, ajoute-t-il, que « Les changements qui viennent d’être décrits modifient les contours et les règles du droit administratif. Ils sont le plus souvent bénéfiques car ils l’adaptent et l’améliorent… » (Truchet, 2017). Si ces textes portent la trace de la persistance de ce que Georges Vedel (1953), au début des années 1950, proposait d’appeler la crise du critère du droit administratif, le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils sont peu faits pour en encourager l’étude. Il est donc nécessaire de pouvoir définir le management indépendamment de cette limite avant de pouvoir dire comment il est possible alors de distinguer management public et management privé.
14La résolution des conflits de légitimité à l’intérieur d’une organisation suppose l’existence d’un langage administratif permettant de décrire toutes les actions susceptibles de susciter un différend. Tout langage administratif exige que soient spécifiées trois conditions – syntaxiques, sémantiques, et pragmatiques – pour reprendre les trois dimensions de la définition du signe par Charles Morris (1946), trois dimensions dont on retrouve facilement la trace dans la définition du management donnée par Chester Barnard (1938) dans son livre fondateur, The Function of the Executive, définition dont il nous dit explicitement qu’elle vaut pour toutes les organisations :
la condition syntaxique exige que, dans ce langage, l’organisation soit sujet de l’action : ceci correspond au rôle que Barnard attribue à « la fiction de l’autorité supérieure » ;
la condition sémantique pose que les membres de l’organisation pensent que ce langage représente bien le monde : c’est la nécessité d’un tel ajustement entre l’individuel et le collectif qui conduit Barnard à opposer le formel et l’informel ;
la condition pragmatique – que l’on peut désigner aussi par l’expression condition de légitimité – pose que ceux qui utilisent ce langage pensent que leur intérêt, l’intérêt de l’organisation et l’intérêt de la société sont globalement compatibles, ce qui conduit Barnard à distinguer les notions d’efficacité et d’efficience.
15Le management peut alors être décrit comme un langage administratif particulier qui s’est développé à l’intérieur des organisations dans la mesure où celles-ci prenaient la forme de « petites sociétés », pour reprendre l’expression de Tocqueville.
16Le management est défini ainsi comme un mode de résolution des conflits de légitimité intra- organisationnels. Il est constitué d’un ensemble de normes et de procédures acceptées par convention par les membres de l’organisation. Il constitue un système quasi juridictionnel dans la mesure où ce mode de résolution conventionnel des conflits reste subordonné au droit commun auquel il est toujours possible de recourir en dernière instance.
17Pour pouvoir opposer un management privé à un management public, il est nécessaire de préciser que la notion de public – la publicness pour reprendre l’expression de Barry Bozeman (2013) – peut être définie de trois manières :
institutionnelle : est public ce qui relève du droit public ;
épistémologique : est public ce qui affecte tous les membres de la cité, de la polis (par exemple, une pandémie ou un risque majeur) ;
pragmatique : est public ce qui n’est pas dissimulé aux yeux du public.
18Dans ces conditions, le management privé correspond au cas où l’opacité de la frontière de l’organisation la constitue en une personne morale qui ne peut être interpellée que de l’extérieur comme un acteur collectif dont la légitimité est définie par sa soumission à un droit privé supposé séparé du droit public par un critère non équivoque (tel que le critère de la puissance publique qui a dominé le xixe siècle ou le critère du service public qui a dominé la première moitié du xxe siècle). Le management public peut alors être défini comme ce que devient le management lorsque la frontière de l’organisation devient aussi floue que la limite public/privé, et qu’en conséquence ses comportements devenus « visibles » de l’extérieur sont susceptibles d’être questionnés par l’opinion publique sans qu’une réponse juridique relevant d’un critère simple ne puisse clore le différend de manière satisfaisante.
19Du point de vue du management, le caractère public se manifeste par le fait que désormais les réponses données pour les trois dimensions de la définition du management font place à trois questions émanant de l’opinion publique. Au niveau de la condition syntaxique ce sera la question de savoir qui est le sujet de l’action, question dite de la gouvernance. Au niveau de la condition sémantique ce sera la question de savoir ce qu’il en est de la représentation de l’action, question dite de la transparence. Enfin, au niveau des conditions de la légitimité des actions ce sera posée la question de l’acceptabilité sociale de leurs conséquences, question dite de la responsabilité sociale des organisations concernées.
20La légitimité des actions ne pouvant désormais résulter de la référence à une justification définie a priori, elle devra résulter d’un processus de légitimation qui devient une composante essentielle du système de management.
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Encyclopédie du management public
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