1Le lean management est un vaste corpus méthodologique fusionnant, d’une part, des principes de production japonais, élaborés notamment chez Toyota (Toyota Production System [TPS]), reposant sur le juste-à-temps et l’autonomation (jidoka), c’est-à-dire une automatisation raisonnée et progressive, et d’autre part, des référentiels américains de qualité « 6-sigma ». On attribue à Taiichi Ohno, ingénieur chez Toyota, l’invention du TPS. Il fut en tout cas celui qui en mit par écrit la genèse intellectuelle et les bases (Ohno, 1988). Mais il revient à James P. Womack, Daniel T. Jones et Daniel Roos d’en populariser les principes et surtout d’en affirmer la réplicabilité et l’universalité (Womack, Jones, Roos, 2007).

Les principes du lean management

2Selon leurs travaux d’observation et d’acclimatation (Womack, Jones, 1996), l’approche se résume à cinq grands principes applicables à tous secteurs et tout contexte culturel :

• définir la valeur. Ce principe revient à déterminer, pour chaque tâche, en quoi elle contribue à la satisfaction du client final et à éliminer tout le reste, identifié à un gaspillage pour lequel il n’est pas prêt à payer ;

• identifier le flux de valeur. Il s’agit de cartographier les tâches à valeur ajoutée concourant à la réalisation du produit et/ou service sous la forme d’un processus linéaire. Ce moment est ­l’occasion d’identifier les gaspillages pour mieux les éliminer ;

• fluidifier l’écoulement du flux. C’est ce qu’on appelle communément le kaizen, dont la mise en place se traduit par un régime social où chaque employé est responsable, non seulement de mener sa tâche à bien, mais de faire des suggestions pour parer aux problèmes ou aux « irritants » qui pourraient venir à en troubler l’exécution et, ainsi, améliorer le temps passé sur chaque étape du flux. Ce processus d’amélioration continue finit par produire des « bonnes pratiques » permettant la standardisation des opérations et donc, in fine, leur automatisation par l’amélioration ou l’achat de machines ;

• tirer les flux signifie qu’une organisation lean doit ajuster son rythme de production à celui de la demande afin d’éviter les stocks. Cela impose de savoir anticiper cette demande, mais surtout de savoir définir le rythme de production idoine pour y répondre : le takt time. Chaque étape du flux de valeur se voit ainsi assigner un temps d’exécution soigneusement ajusté afin que le takt time global puisse être respecté ;

• viser la perfection est une autre marque du lean. Il ne s’agit pas de stabiliser un mode de production une fois pour toutes, mais de chercher toujours par quelles pratiques il sera possible d’améliorer encore les délais et/ou la qualité. C’est donc tout un système social qu’il s’agit de bâtir pour inscrire la démarche dans la durée.

Un standard mondial inondant d’abord le secteur privé

3Appuyé sur ces principes simples, saisi par les industriels et les consultants en management, le lean management devient rapidement un standard mondial dans la production de biens industriels au cours des années 1990. Les raisons souvent invoquées en sont d’abord les résultats obtenus, notamment à court terme, qui sont souvent spectaculaires ; ensuite le lean semble une manière de concilier performance et participation des salariés ; enfin il se trouve promu par de nombreux consultants comme la voix de l’excellence. La communauté internationale des promoteurs du lean s’organise et se hiérarchise. Apparaissent ainsi différents niveaux d’expertise, matérialisés par des ceintures de couleur rappelant opportunément l’univers des arts martiaux. Se faire certifier « master black belt » c’est ainsi prendre une assurance sur l’avenir en donnant une valeur accrue à son parcours.

4Des voix s’élèvent, notamment dans le monde universitaire, pour dénoncer le caractère inhumain de la méthode (Delbridge, 2000). D’autres contestent à la fois que le lean soit bien à l’origine du succès japonais plutôt que les conditions spécifiques du marché du travail et tentent de démonter la belle histoire racontée dans La machine qui a changé le monde en montrant les méthodes contestables de James Womack, qui installe au MIT toute une équipe vouée à défendre « la thèse du lean » (Pardi, 2015).

5Rien n’y fait. Progressivement, des versions adaptées du lean sont acclimatées dans le monde des services au tournant du xx^e siècle et c’est logiquement que la méthode a intéressé un secteur public avide de se renouveler.

L’acclimatation à éclipse du lean dans le secteur public

6Les premières expérimentations documentées dans le secteur public ont lieu aux États-Unis, au début des années 2000, notamment dans le domaine de la santé mais aussi de l’enseignement supérieur. Tirant un bilan de ces premières expérimentations, Zoe Radnor et Ruth Boaden (2008) concluent à la transposabilité, sinon de tout l’attirail du lean, en tout cas de plusieurs outils, comme la cartographie du flux de valeur, ou le kaizen blitz qui vise à des améliorations rapides et ciblées. En France, la grande époque du lean coïncide avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et donc avec l’arrivée de consultants spécialisés et un impératif de productivité accrue.

7D’abord testée sur les services facturiers des ministères économiques et financiers, la méthode est acclimatée dans des proportions plus importantes au ministère de la Justice, à commencer par les tribunaux de grande instance (TGI) et les cours d’appel ainsi que dans le réseau des préfectures. Les succès obtenus en peu de temps en termes de productivité encouragèrent à étendre l’expérience à la police des frontières et aux urgences hospitalières pour ne citer que des cas emblématiques. Mais les opérations lean, sans cesser, sont mises en relatif sommeil à la fin de la RGPP.

Le lean est-il vraiment toujours méchant ?

8En dépit des performances mises en avant, le lean est en effet très vite critiqué pour le contrôle étroit et permanent qu’il fait peser sur les travailleurs, l’insécurité dans laquelle il met le management intermédiaire ainsi que la volatilité des résultats dans des structures publiques peu adaptées. Pire encore, Nicolas Belorgey (2011), prenant l’exemple des urgences, montre une corrélation entre la réduction du temps d’attente et l’augmentation du taux de réitération, c’est-à-dire de seconde visite pour une même pathologie. On pointe, également fréquemment, la dimension éphémère des résultats, qui s’évanouissent souvent avec le consultant portant la démarche.

9Pourtant des recherches, certes plus anciennes, inspirées par des conceptions marxistes hétérodoxes, montrent aussi que, dans certains cas, les méthodes lean peuvent contribuer à une socialisation accrue de travailleurs appelés à prendre la main sur leur outil de production et donc à rendre la bureaucratie plus habitable, voire émancipatrice (Adler, 1995 ; Adler, Borys, 1996). Ces analyses conduisent à s’interroger sur la validité d’une approche qui, au lieu d’envisager la réforme globale de l’administration comme la transformation d’un organisme social, et donc de discuter et changer les termes du contrat implicite passé avec chacun des agents et des cadres, pioche dans une trousse à outils tel ou tel dispositif d’amélioration localisé.